Ce texte a déjà paru dans ÉTUDES/INUIT/STUDIES, 24, no 2, 2000, p. 89-113. Québec : Département d’anthropologie de l’Université Laval. Nous remercions Bernard Saladin d’Anglure de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
Résumé : Les rites inuit de la première fois, qui célèbrent les premières performances (pijariurniit) effectuées par les enfants et les adolescents inuit, ont été souvent mentionnés par les ethnographes de l’Arctique mais jamais véritablement analysés comme « séquence cérémonielle », pour reprendre l’expression d’Arnold Van Gennep, l’inventeur de la notion de « rite de passage ».
À partir de données orales et écrites recueillies auprès d’aînés inuit, tant au Nunavik, dans les années 1960, qu’au Nunavut, dans les années 1970-80, on tente de faire ressortir la dimension cosmologique de ces rites, dans une perspective proche de celle de plusieurs autres auteurs contemporains. Ces rites se concentrent principalement autour de deux grands passages de la vie, la naissance et la puberté, et renvoient à deux thèmes essentiels de la pensée inuit, la production des conditions matérielles d’existence de la vie humaine et la reproduction de cette même vie humaine. Ces deux thèmes constituent deux facettes inséparables de la dynamique vitale et s’inscrivent dans le mouvement cyclique des âmes humaines, des gibiers et des corps célestes que résume bien l’expression inuit sila malillugu (en suivant le sens du cosmos) ou siqiniq malillugu (en suivant la trajectoire solaire). Ce champ des rites de la première fois, et d’une façon plus générale celui des rites de passage, gagnerait à être systématiquement exploré partout dans l’aire inuit car il donne accès aux recoins les plus subtils de la philosophie religieuse des Inuit, notamment le travestissement et l’inversion des genres, et de la division sexuelle des tâches dans la socialisation des enfants.
Peu d’ethnographes de terrain se sont attachés à décrire et analyser les « rites de passage » traditionnels des Inuit. Margaret Lantis (1947) leur a consacré une partie de son ouvrage sur le « cérémonialisme » des Inuit d’Alaska, qui constitue le premier inventaire systématique et la plus extensive recension des écrits sur la vie cérémonielle, par une ethnographe de grande expérience. Plus récemment, Ann Fienup-Riordan (1983, 1994) en a fait un des thèmes importants de ses travaux sur les Yupiit. À partir d’une sélection de rites et mythes, et en s’appuyant sur une ethnographie fine, elle fait ressortir le vaste système cosmologique qui leur donne sens. On ne trouve cependant chez ces auteures aucune mention d’Arnold Van Gennep, le père de la notion de « rites de passage » (1909) ; il lui a donné une telle portée que l’expression française a été adoptée comme telle dans de nombreuses autres langues [1]. S’il est le premier a avoir tenté de théoriser les rites de passage, il ne s’est cependant pas vraiment attardé sur les rites de la première fois. Victor Turner (1990) est, parmi les anthropologues contemporains, un des rares à avoir construit une réflexion théorique à partir des intuitions pionnières de Van Gennep ; il faut dire que l’anthropologie britannique a été plus réceptive à ses idées que l’anthropologie française (Barnard et Spencer 1996). Nicole Belmont (1974, 1986) n’en a pas moins mis en lumière l’importance de Van Gennep en tant que « créateur de l’ethnographie française> Elle propose (1986 : 9-10) l’explication suivante de la méconnaissance de son œuvre par ses contemporains :
Une des raisons pour laquelle Van Gennep n’a pas reçu de reconnaissance officielle, est que souvent – c’est le cas pour les rites de passage –, il énonce des évidences. Mais les évidences ne sont pas toujours des truismes : or c’est de cette manière que l’école sociologique française en la personne de Marcel Mauss a accueilli la notion de rite de passage. [...] On tenta d’abord de la ranger dans la catégorie des lieux communs, des banalités, des truismes. Puis, sa puissance heuristique s’imposa, à l’insu même parfois de ses usagers qui s’en servent comme si elle avait toujours existé, comme « s’ils l’avaient toujours su. »
Pour comprendre la notion de rite de passage, telle que formulée par Van Gennep, il faut tout d’abord prendre en compte une autre notion qu’il a proposée, celle de « séquence cérémonielle » (Van Gennep 1909 : 13) où s’ordonnent divers rites successifs. Il faut donc étudier, selon lui, les rites dans les séquences où on les observe, puis les rapports existant entre les séquences, notamment celles qui accompagnent les divers passages d’une situation à une autre ou d’un monde (cosmique ou social) à un autre ; ceci va permettre à l’auteur de distinguer une catégorie spéciale de rites, les « rites de passage » (id. : 13-14). Ceux-ci se décomposent à leur tour en trois catégories secondaires : les rites de séparation (ou préliminaires), les rites de marge (ou liminaires), les rites d’agrégation (ou post-liminaires) (id. : 14). Van Gennep privilégie, dans son livre sur les rites de passage, ceux qui sont associés au cycle de la vie humaine, de la grossesse jusqu’à la mort (life-crisis rituals dans la littérature anglo-saxonne). Il évoque aussi dans un dernier chapitre ce qu’il appelle les « autres rites de passage, » parmi lesquels un certain nombre de rites cosmiques associés aux cycles lunaire, saisonnier et annuel, et puis, une catégorie particulière, les « rites de la première fois, » qu’il ne fait qu’effleurer. Ils sont en effet présents dans tous les grands passages de la vie humaine, et s’y attarder aurait surchargé son ouvrage, nous dit-il (id. : 250). Même si l’on a pris l’habitude de distinguer, après Van Gennep, les rituels individuels, ceux qui marquent les étapes de la vie d’un individu, des rituels collectifs qui concernent toute la communauté, comme les rites saisonniers (Sindzingre 1999), très rares sont les ethnographes qui ont décrit les rituels de la première catégorie à propos des Inuit, en particulier les rites de la première fois. Michèle Therrien (1996) a néanmoins récemment évoqué l’importance des expériences de la première fois chez les Inuit, en rendant hommage à Van Gennep pour avoir attiré l’attention sur elles.
C’est essentiellement sur cette catégorie de rites de passage que j’ai choisi de faire porter ma réflexion. En effet, dès mes premières recherches sur le terrain, chez les Inuit du Nunavik, dans les années 1960, mon attention fut attirée par plusieurs rites entrant dans cette catégorie. Ma vie dans les camps de chasse saisonniers me permit d’assister aux rituels accompagnant les premières captures de gibiers par les enfants ou adolescents, notamment le partage rituel des oiseaux par écartèlement (alittuutigiaq), effectué sous la direction de l’accoucheuse du jeune chasseur, entre des personnes âgées du campement. J’assistai également au partage général, par distribution à la volée (parlagiaq), de bandes de peau destinées à faire des lanières et autres produits en rapport avec la chasse, après la prise d’un premier phoque annelé ou d’un premier phoque barbu (Saladin d’Anglure 1967 : 113, 144). Je décidai donc d’explorer systématiquement ce thème avec l’aide tout d’abord d’une informatrice exceptionnelle, Mitiarjuk [2], qui m’écrivit, au milieu des années 1960, un certain nombre de textes en langue inuit sur le sujet ; puis avec plusieurs informateurs et informatrices privilégiés, dans diverses régions du Nunavik et du Nunavut : avec Dalasi Taqqiapik, originaire de Kangirsuk (Nunavik), Davidialuk Alasuaq de Povungnituk (Nunavik), Kalai et Lukasi Qitusuk de Sanikiluaq (îles Belcher, Nunavut), et enfin Rose Iqallijuq et Juanasi Ujarak d’Igloolik (Nunavut). Jiimi Innaarulik Mark m’assista pour une grande partie de ces entrevues.
Accoucheuse ou première habilleuse ? La « mère culturelle » de l’enfant
Je commencerai par citer un extrait des cahiers de Mitiarjuk (1967) :
Arnaquti, angutiluunniit, inulianga pijariurpat pisitiujurigajartuq. Allaat qillaqusirtaulunilu piguni, nalligusunnisausuuq. Angusiaminik arnaliaminilluuniit pijariurmat arnaqutingit pisuut uumajuriurtavininganik mirsuriurtavininganilluuniit sivullimik nakursamulli allaat qiggitasuut arnaqutiit ningiuraaluugaluarsutik nakursamut aliasummulu taimaisuut. Inutuqaumulli suurlu qikatuinnarajarsutik allaat pisitinngulaqisuut.
Une sage-femme – ou aussi un homme qui avait rempli la fonction d’accoucheur –, lorsque l’enfant qu’elle avait aidé à naître effectuait quelque chose pour la première fois, pouvait se croire habile, comme si c’était elle qui avait réalisé la performance. Et même quand elle recevait un cadeau de reconnaissance pour avoir noué le cordon ombilical (de l’enfant), à cause de sa performance, elle aimait davantage le garçon ou la fille qu’elle avait aidés à naître, parce qu’il (ou elle) avait réalisé une performance pour la première fois. Leurs accoucheuses recevaient d’eux leur premier gibier tué ou leur première pièce de couture, en guise de remerciement. Et aussi, les sages-femmes avaient l’habitude de danser en sautillant, même si c’était de vieilles femmes, elles faisaient ainsi en guise de reconnaissance et de joie. Alors même qu’elles étaient très âgées et qu’elles ne pouvaient plus rien faire, on les considère alors comme habiles.
Ce témoignage fait ressortir l’importance de la personne – habituellement une femme, quelquefois un homme – qui a noué le cordon ombilical de l’enfant, que nous désignerons par le terme d’« accoucheuse. » Tout au long du processus de socialisation, c’est elle en effet qui a charge de conduire l’enfant jusqu’au statut d’adulte. Le nouage du cordon ombilical est comme un symbole du passage de la vie de fœtus à celle de petit humain ; le nouage permet la coupure du cordon, lien symbiotique avec la mère génitrice ; il constitue la première intervention technique et rituelle du groupe pour fabriquer culturellement et socialement un de ses membres (productif).
C’est à l’accoucheuse qu’est dévolue cette fonction, en tant que personne d’expérience, de « sage-femme, » mais aussi en tant que représentante des aînés, dépositaires du savoir et des traditions collectives. Lorsque l’accoucheuse réside dans un camp éloigné, ou qu’elle n’est plus en vie, quand un rituel de la première fois nécessite sa présence, on la remplace par les aînés présents dans le camp. Le garçon que l’accoucheuse a aidé à naître la désigne par le terme d’arnaqutiga (la femme qui m’est liée), et la fille par celui de sanajiga (celle qui m’a fabriquée). Pour l’accoucheuse (ou l’accoucheur) l’enfant est inuliara (l’être que j’ai fabriqué), soit arnaliara (la femme que j’ai fabriquée), dans le cas d’une fille, ou angusiara (l’homme que j’ai fabriqué), dans le cas d’un garçon. L’accoucheuse jouait donc un véritable rôle de mère culturelle, de guide, de marraine, ou de « matrone », ainsi qu’on la désignait dans le Moyen Âge français. Elle intervenait non seulement dans le développement physique de l’enfant, afin de s’assurer qu’il devienne habile (pisitik), mais aussi dans son développement cognitif et moral. En reconnaissance de cette fonction tutélaire, elle recevait des cadeaux (qillaqutit) à l’occasion de toutes les premières actions et performances de l’enfant (pijariurniit). J’en parle à l’imparfait car, avec le développement des services de santé dans l’Arctique inuit, la presque totalité des accouchements se fait actuellement sous contrôle médical ; il n’y a donc plus d’accoucheuses au sens traditionnel, même si parfois les familles décident de donner ce statut à une amie de la famille qui symboliquement en assurera la fonction [3]. En arrière-plan de cette fonction ne pourrait-on pas voir dans la surévaluation du statut de l’accoucheuse, par rapport à celui de la mère, une première inversion du vécu empirique de l’enfant ? C’est comme si la communauté, par l’intermédiaire de l’accoucheuse, s’arrogeait un droit de regard sur le bon développement de l’enfant qui entre ainsi dans une phase liminale.
Les ethnographes de la parenté inuit ont pour la plupart négligé cette importante relation. Lee Guemple (1969) est un des seuls à lui avoir consacré un article, à propos des Inuit des îles Belcher, dont il a analysé les rituels entourant la naissance. Sa pratique limitée de la langue inuit l’a cependant empêché de découvrir les rapports qui les relient aux autres séquences cérémonielles – pour reprendre l’expression de Van Gennep – qui ponctuent les diverses étapes de la socialisation des enfants et des adolescents. Il faut dire à sa décharge que les Inuit des Belcher, comme aussi tous ceux de la côte est de la baie d’Hudson désignés depuis Turner (1894) par le nom d’Itivirniut, ont été soumis à une christianisation très active dès le dernier quart du XIXe siècle, notamment sous l’influence du Révérend Peck, et que bien des pratiques traditionnelles ont été abandonnées ou transformées. Guemple pense que cette sorte de parrainage rituel est sans doute dérivé du parrainage chrétien, car il n’en a pas trouvé mention en dehors du Nunavik. Mes données infirment cette interprétation, mais peut-être faut-il voir dans cette christianisation ancienne des Itivimiut la raison des différences notoires existant entre les traditions actuelles de ce groupe à propos de la définition de l’« accoucheuse » et celles des Tarramiut (les Inuit occupant les côtes du Nunavik, depuis la région du village actuel d’Akulivik jusqu’à celle du village de Tasiujaq, dans la baie d’Ungava) ou des Inuit d’Igloolik.
Dans le Nunavut et chez les Tarramiut du Nunavik, la personne que nous avons désignée sous le nom d’« accoucheuse » est l’ikajuqti (l’aide) de la parturiente. C’est elle qui l’assiste pendant l’accouchement, qui rectifie la position du fœtus s’il se présente mal, qui noue le cordon ombilical et le sectionne ensuite, qui aide à l’expulsion des annexes et à leur enfouissement ; c’est elle qui ensuite remplira les fonctions de mère culturelle, comme nous l’avons vu plus haut. Chez les Itivimiut du Nunavik et des îles Belcher, les fonctions techniques d’accoucheuse sont dissociées de celles de « mère culturelle » ; ces dernières sont remplies par la personne (homme ou femme) qui offre au nouveau-né son premier vêtement – habituellement un bonnet de fourrure – et le lui place sur la tête (selon Davidialuk Alasuaq). La terminologie associée aux relations entre cette personne et l’enfant nouveau-né est la même (avec quelques différences dialectales [4]) que celle qui concerne l’« accoucheuse » stricto sensu dans les autres régions. Un autre niveau d’explication de cette différence régionale, plus symbolique, pourrait être aussi avancé. Si le nouage du cordon, comme nous l’avons proposé plus haut, peut-être considéré comme le premier geste technique de fabrication de l’identité humaine, et constitue un rite de passage de la catégorie des « rites de séparation » (du corps de la mère), la remise du Premier vêtement en est un autre, de la catégorie, cette fois-ci, des « rites d’agrégation », le vêtement constituant un important marqueur identitaire d’appartenance au groupe. Mais nous reviendrons plus loin sur l’importance symbolique d’être vêtu pour le nouveau-né.
À la croisée des cycles cosmologiques, l’ontologie du nouveau-né
Pour comprendre l’importance du rôle de l’accoucheuse, il faut se départir de la conception que l’on a de cette dernière en Occident, c’est-à-dire celle qui y voit une aide de la parturiente, et découvrir la conception inuit, qui fait d’elle la responsable de l’accueil du nouveau-né et son guide dans l’acquisition de la culture et dans sa longue insertion sociale qui englobe l’enfance et l’adolescence. Mais il ne suffit pas de redéfinir la fonction et le rôle de l’accoucheuse en tant que « mère culturelle » de l’enfant, il faut aussi redéfinir ce dernier en tenant compte de la perception que les Inuit ont de lui, surtout dans la toute première étape de sa vie allant de sa naissance a son premier anniversaire. Et là, c’est à l’ontologie du fœtus et du nouveau-né qu’il faut faire appel.
La cosmologie inuit est construite autour de la notion de cycles (kaivallaniq ou kaivanniq), de frontières, et de passages. C’est ce qu’a brillamment montré Ann Fienup-Riurdan (1983, 1994) à propos des Yupiit d’Alaska : les règles sociales maintiennent les frontières, les rites permettent de les franchir. Cette notion de cycle est aussi au cœur de mes travaux qui ont porté sur les rapports logiques établis par les Inuit entre la cosmogénèse (origine du monde), l’ontogénèse (cycle du fœtus), la socialisation, le cycle de la vie et le cycle des jours et des saisons (Saladin d’Anglure 1977, 1978, 1980a, 1980b, 1986, 1989, 1990, 1992, 1998a, 1998b). Dans les années 1990, Oosten (1993, 1996), Blaisel (1993), Blaisel et Oosten (1997), Therrien (1996) ont développé eux aussi une réflexion sur les cycles cosmologiques inuit et la dynamique de la culture.
Pour illustrer les rapports explicites qu’établissent les Inuit entre le cosmos, ses cycles, et le nouveau-né, je citerai trois rites empruntés à mes informateurs. Le premier provient de Lukasi Qitusuk (1971, Sanikiluaq, îles Belcher, Nunavut) et concerne l’accouchement :
Una kaivallaninga siqiniup malitsugu sukattuusuni inuk anisuuq, taannatuaq. Una siqiniq kaivallasuungummat mauna nuijuviniutsuni, taanna siqiniq malitsugu imailitsuni inuk tuavirsuni itisuuq. Kaivallaisuni illumik atausivitsuni sukattuugasuarsuni malittaugumatsuni [...] anaananga imailitsugu anigiasitsunilu, sukattuusuni, niaqunga attusugu.
Une personne seulement sort rapidement en tournant (autour de l’habitation), en suivant la trajectoire du soleil. Le soleil en effet a l’habitude de tourner à partir de son lever, la personne suit donc la trajectoire du soleil et rentre rapidement, après avoir tourné une seule fois très rapidement autour de l’iglou, elle veut être imitée (par le foetus). [...] Après avoir fait ainsi et être sortie très rapidement, la personne va toucher la tête de la (future) mère.
Selon la pensée inuit, le cosmos et ses composantes ont un sens, dont l’expression visible est la trajectoire solaire (siqiniup kaivallaninga), et aussi celle des autres corps célestes, des constellations, etc. Ce sens est dynamique, il implique un mouvement progressif, mais il est aussi répétitif et comporte ce qu’Éliade (1949) a désigné par l’expression d’« Éternel Retour » et qui s’exprime en inuktitut par le terme nalliuniq (fête qui revient, menstruation). Tout ce qui fait partie de l’univers est en quelque sorte marqué par ce sens, par cette finalité, qu’il s’agisse de la vie humaine, de la vie animale, des mouvements saisonniers des gibiers, du cycle végétatif, de l’alternance des saisons, des phases lunaires, de la réincorporation des noms après la mort de ceux qui les portent. En ce qui concerne la vie humaine, les mythes d’origine racontent qu’avant l’apparition de la mort, la première humanité était immortelle. Lorsque les humains atteignaient l’âge de la vieillesse, ils se dressaient sur le bord de la plate-forme du lit, se penchaient vers le sol, faisaient une culbute (ukpikarniq) et retombaient debout sur leurs jambes sous la forme de jeunes adultes (Saladin d’Anglure 1990). C’était l’époque de la vie continue, de l’obscurité continue aussi. Puis vint la discontinuité de la vie humaine avec la mort, la périodicité des saisons et la complexification du cosmos. Mais tous ces mouvements étaient sous le contrôle d’esprits anthropomorphes dotés de conscience et d’intentionnalité. À tout moment l’un d’eux pouvait décider de punir les infractions humaines aux nombreuses règles, en interrompant l’un des cycles. Les âmes des morts faisaient partie des esprits, et a fortiori la partie de l’âme du défunt, associée à son nom, qui se réincarnait dans le fœtus. À travers elle, le foetus avait donc conscience et volonté et il pouvait décider de ne pas aller jusqu’au bout de son cycle. C’est ainsi qu’au terme de la grossesse, dans son petit iglou utérin, il attendait de basculer sur lui-même et d’effectuer le passage de la vie foetale à la vie humaine, conformément au mouvement, au sens du monde, sila malillugu (en suivant le sila). Naître en retard, ou naître dans une posture inhabituelle, témoignait d’une réaction du fœtus, d’une contrariété, face à un contexte ou à un avenir qui lui déplaisaient. Le foetus (et à travers lui l’âme du mort réincarnée) était susceptible, influençable et versatile, comme le sont aussi les grands esprits maîtres de la nature, les esprits des morts et les esprits des animaux. On cherchait donc à l’influencer pour qu’il respecte le cours normal de son cycle, élément indissociable du cours normal du cosmos.
Le second exemple, qui vient renforcer le sens que j’ai proposé pour le premier, est emprunté à Boas (1888). Cet auteur, qui séjourna dans la région du golfe de Cumberland (sur la côte est de l’île de Baffin) en 1883-84, assista à ce que Van Gennep aurait appelé une « séquence cérémonielle, » à la fin de l’automne 1883, au plus noir de la nuit arctique, avec des rituels divers se succédant pendant plusieurs jours ; voici ce que nous en dit Boas (1888 : 196) :
Les hommes s’assemblent le matin tôt, au milieu du village. Dès qu’ils sont tous rassemblés, ils se mettent à courir, en criant et en sautant, autour des maisons de neige, en suivant la trajectoire du soleil. Certains d’entre eux, habillés de vêtements féminins courent dans la direction inverse. Ce sont ceux qui sont nés dans une position anormale (trad. de l’auteur).
Sans s’attarder aux détails de la séquence cérémonielle à laquelle appartient ce rite, qui a déjà donné lieu à plusieurs tentatives d’analyse (notamment Saladin d’Anglure 1978 ; Blaisel et Oosten 1997), nous pouvons remarquer tout de suite qu’il s’effectue à l’occasion du solstice d’hiver, marquant le passage d’une période où le soleil a progressivement disparu à une autre période où le soleil va progressivement réapparaître. Les Inuit du golfe de Cumberland s’adonnent au même rite de course autour de l’habitation, en suivant la trajectoire solaire, que dans le premier exemple cité plus haut, à l’occasion d’un autre passage, celui de la vie foetale à la vie humaine. Mais là où le rapprochement entre le cycle de reproduction de la vie humaine et le cycle annuel des saisons est encore plus évident, c’est lorsque les hommes qui sont nés dans une position anormale [5] doivent courir autour de l’iglou en sens inverse des autres hommes (du soleil et du cosmos), et revêtus de vêtements féminins. On a affaire ici à une double inversion, du sens de la trajectoire, et du genre (sexe social), pour les individus dont la naissance à contresens pourrait être vue comme une menace potentielle pour l’ordre et le mouvement cosmiques. Le rite viserait donc à protéger le groupe, à assurer sa reproduction et aussi sa production, car le gibier comme les corps célestes connaissent des mouvements cycliques. Il faut inciter les grands esprits maîtres du cosmos à assurer cette production-reproduction.
Un troisième rite m’a été décrit par deux aînés d’Igloolik, Juanasi Ujarak et Rose Iqallijuq. Il accompagne le passage de la tente au premier iglou de neige, au début de l’automne (ukiaksaq). Voici la description qu’ils m’en ont faite (1971) :
Sivulliqpaamik apummik illutaarngaraanganik ukiaksaakkut kisiani. Tupaaqtaugialiit ullaakkut taanna sinirngavigigamijjuk illuvigaq anisaraititaulauqtut unalu piaraugaluaq arnakuluummat suli tupaaqtausaaliluni silamik takujaqtusaalititauvalauqtuq nutaraqsaqaqpalialiruni inummariuliruni irnisaalivalaaqujaunikumut angutinga uumajunut, amangalu nutaraqsaminut ajjigiituinnaqsutik taima pittiarvalaaqujaunikumut kinguningagut [...] kaivaqujaugannuk tuaviqsunuk anigunnuk illuvigaup ungataaguurlunuk [...] siqinirmik maliksunuk kaivanninganik. Uvangalu [Ujarak] ajunngiqujaunikumut uumajuqsiuqattaliruma [...] uumajunik kisutuinnarmik takusaraiqujaunikumut, unalu [Iqallijuq] nutaraqsaqalirniruni asuilaa irniviksanga naammasippat irnisarailaaqujaunikurnut [...] inuusirmullu amma ilagiurijaunasuttut.
Cela avait lieu au début de l’automne lorsque l’on construisait le premier iglou de neige. [Les enfants] devaient être réveillés de très bonne heure, alors qu’ils avaient passé la première nuit sous l’iglou. Une fois réveillés, ils ne devaient pas rester à l’intérieur. Dès qu’elle était réveillée, la petite fille, bien qu’encore une enfant, devait aller regarder le début du jour, afin d’avoir des accouchements rapides quand viendrait pour elle le temps d’enfanter. Pour les garçons, le but était de leur assurer le succès à la chasse, et pour les filles un accouchement rapide. Dans les deux cas on voulait leur assurer un avenir heureux. [...] On nous demandait de courir rapidement autour de l’iglou en suivant la trajectoire du soleil. Pour moi [Ujarak], c’était dans le but de me donner du succès à la chasse, afin que le gibier apparaisse en grand nombre. Pour elle [Iqallijuq], c’était dans le but qu’elle ait des accouchements faciles quand elle serait enceinte. Dans les deux cas c’était aussi pour obtenir une vie heureuse.
Quelques années plus tard, en 1977, Iqallijuq m’apporta quelques intéressantes précisions au sujet de ce rite :
Tamakkua nutarakuluit nirralallutik anigajummata siqiniq maliksugu kaivittisuungulauratta [...] taikkua paammangallutik anijuviniit siqiniup paaq&ugu.
Les enfants qui étaient nés sur le dos tournaient en suivant la direction du soleil [...] ceux qui étaient nés sur le ventre allaient en sens inverse du soleil.
Pour comprendre ce détail, il faut savoir qu’au dire des femmes âgées d’Igloolik la façon « normale » de naître dans les temps anciens était, pour le foetus, de se présenter avec un dégagement céphalique en occipito-sacrée, quand l’os occipital de son crâne apparaissait du côté du sacrum de la parturiente (nirralajuq est le nom donné à l’enfant né de la sorte) (cf. Fig. 1). Le dégagement céphalique pouvait se faire aussi en occipito-pubienne, quand l’os occipital de son crâne apparaissait du côté du pubis de la parturiente, on avait alors affaire à une présentation inversée (on désignait l’enfant né de la sorte par le terme paamangajuq (cf. Fig. 2). Une autre inversion, plus rare, posait souvent des problèmes, selon mes informatrices, c’était la présentation du siège (kingupingajuq était le nom donné aux enfants nés les Pieds en avant dans la région d’Igloolik ; kingupittuq, dans celle de Povungnituk, ou encore iksingajuq dans celle de Kangirsuk) ; dans un tel cas, à Igloolik, on inversait le sens du poil du premier bonnet et des premiers vêtements des nouveau-nés ; plus tard, ils devraient aussi toujours serrer la main des visiteurs avec leur main gauche. A Kangirsuk, selon Dalasi Taqqiapik, quand le vent soufflait dans la même direction pendant très longtemps, on faisait sortir les individus qui étaient nés par le siège (les pieds en avant) car ils avaient, dit-on, le pouvoir d’inverser le sens du vent.
Un problème de taille subsiste néanmoins, c’est que la médecine occidentale considère le premier type de dégagement céphalique comme anormal et pathologique, et le second comme normal ; il est considéré comme le plus fréquent et le plus facile. Des infirmières de terrain qui ont pratiqué pendant de longues années la pelvimétrie manuelle chez les Inuit du Nunavik m’ont affirmé que la forme de l’ouverture du bassin des femmes inuit les moins métissées était plus arrondie que la forme canonique citée par les livres de médecine occidentaux. Elles m’ont dit aussi que la fréquence du dégagement en occipito-sacrée était plus élevée chez les femmes inuit que chez les nord-américaines et qu’on l’observait surtout chez les femmes inuit non métissées [6]. En l’absence de données plus précises, la question restera donc ouverte. Rose Dufour (1987, 1988), qui est l’une des rares anthropologues à avoir écrit sur l’accouchement inuit, ne donne aucune information sur la présentation du foetus lors de son expulsion, mais la scène d’accouchement sculptée dans la stéatite qui illustre son ouvrage témoigne du dégagement en occipito-sacrée. Il en est de même pour la très belle sculpture d’une femme en train d’enfanter, oeuvre d’Elijah Michael (Lake Harbour 1968), exposée au musée d’Iqaluit [7].
Pour revenir au témoignage d’Iqallijuq et d’Ujarak sur le rituel marquant le changement d’habitation et de saison, on y trouve à nouveau exprimée l’analogie entre le cycle du soleil, le cycle du fœtus, le cycle de l’habitat, et également avec le cycle de production du gibier. Il apparaît donc à l’évidence que le nouveau-né a déjà un destin façonné à l’avance par ses ascendants, à l’aide de toutes sortes de rites. J’ai eu l’occasion de décrire ailleurs (Saladin d’Anglure 1970, 1978, 1986, 1998a, 1998b) les conditions d’attribution de noms au nouveau-né, et comment à chaque nom correspondait une identité, celle de l’éponyme, vivant, mort, ou esprit auxiliaire de chamane. J’ai aussi montré (Saladin d’Anglure 1980b) comment chaque humain était un être composite, entretenant des liens de sang avec sa mère et avec ses germains, en raison du cordon ombilical qui les avait reliés à celle-ci [8] ; comment il entretenait des liens avec son père, responsable par l’action de son sperme de la structuration de son corps ; il entretenait des liens avec le gibier, à travers la nourriture absorbée par la mère durant la grossesse, et aussi avec l’esprit-maître du sila (silap inua), en raison de l’air encapsulé le jour de la naissance dans la bulle contenant son âme (Saladin d’Anglure 1980b), air qui activait ses divers souffles corporels et surtout sa respiration (anirniq).
Cet air personnalisé donnait à l’individu le pouvoir de modifier le temps climatique, pour le faire correspondre à celui de son jour de naissance. Iqallijuq, née un jour de beau temps, dut un soir qu’il faisait tempête et qu’on s’inquiétait de l’absence des chasseurs partis en mer se déshabiller, sortir dehors en levant les bras, et crier en se roulant sur le sol : « Silaga nauk ungaa ? » (où est mon [beau] temps, ungaa ?) [9]. Elle fut entendue, et la tempête se calma le matin suivant (Saladin d’Anglure 1990 : 94-95).
Le nouveau-né est donc composite, tant dans son corps que dans sa personne, dans son être psychique, et dans son identité sociale. Cette richesse potentielle présente certains dangers, surtout dans la première année de sa vie, tant qu’il n’a pas encore posé des gestes et réalisé des performances, marqués par des rites l’instituant progressivement comme membre actif du groupe, comme producteur s’il est de sexe masculin, comme reproductrice s’il est de sexe féminin. Il y a toujours le risque qu’il soit attiré par ses germains morts, par la vie dans l’au-delà de ses éponymes décédés.
La séquence cérémonielle des rites de la première fois dans la vie de l’enfant
La première année était considérée comme une période de transition entre la vie foetale, assimilée à celle des esprits, et la vie humaine. L’âme de l’enfant oubliait parfois qu’elle était dans un processus de réincarnation, et des mots, des gestes ou des signes pouvaient trahir l’ambiguïté de cette transition. L’enfant pouvait aussi porter sur son corps des vestiges du corps de son éponyme. C’est ainsi qu’on interprétait la naissance d’un bébé avec des dents, avec des cheveux longs ou des grains de beauté. Ainsi, les grains de beauté étaient-ils considérés comme un reste des tatouages d’une éponyme. Un bref examen des principaux rites de passage qui marquent cette période est présenté ici :
1. La première dépouille d’oiseau avec laquelle on avait essuyé le nouveau-né était soigneusement mise de côté et devenait une puissante amulette protectrice pour l’enfant, sa vie durant. Voici ce qu’en disent Ujarak et Iqallijuq, d’Igloolik :
Taima iggutinga papattautuqaujaqpaktuviniq allarutirngautivininga taassuma nutaraup. Angutauguni illuqaliruniluunniit attusarilaarmagu namut tatsiminulluunniit ilisimalaarmagu qanuq ajunngiqattautinasuttualuuliqpata quviasullutik saalaujumanngitualuuliqpata aqsalutilluunniit aqsamut. [...] Tingmiap amiviningilluunniit kisutuinnait [...] aturiaqaliraangat ativalluniuk, angutilu arnarlu tamarmik (Ujarak et Iqallijuq 1971).
On conservait pendant longtemps ce qui avait servi à essuyer le nouveau-né, le premier morceau de peau qui avait servi à l’essuyer. Quand il serait devenu adulte il devrait le conserver dans sa demeure, ou le porter attaché à sa ceinture. Cela lui apporterait le succès à la chasse et l’aiderait à ne pas être battu dans les jeux de force. [...] On utilisait la peau [avec les plumes] de n’importe quel oiseau. En cas de besoin, garçon ou fille le portaient sur eux.
Un lien très fort était créé entre l’espèce animale dont provenait la dépouille et l’enfant. C’était soit un oiseau d’hiver comme le corbeau, la perdrix blanche ou le harfang des neiges, soit un oiseau d’été comme les divers canards, les oies et les plongeons. Dans les grands jeux collectifs rapportés pour les régions d’Igloolik et de Baffin, les individus nés l’hiver étaient opposés à ceux nés l’été (Boas 1888 : 197 ; Saladin d’Anglure 1990 : 104). À Igloolik, chacun devait savoir imiter le cri de son oiseau-amulette, et lors des fêtes du solstice d’hiver (tivajuut), devait l’imiter en se précipitant avec un couteau vers l’outre remplie de viande suspendue à la voûte de l’iglou cérémoniel. Plusieurs témoignages en provenance du Nunavik et du Nunavut évoquent la coutume suivie par certains de placer la dépouille d’oiseau dans la proue de leur kayak, pour rendre celui-ci insubmersible.
2. Selon Mitiarjuk (Kangiqsujuaq, Nunavik), les annexes et la peau de caribou sur laquelle avait reposé la parturiente durant l’accouchement, étaient soigneusement rassemblées et l’accoucheuse devait se précipiter en courant pour les enfouir sous des pierres, hors d’atteinte des chiens et des divers prédateurs. Ainsi le garçon serait-il un rapide kayakeur et un bon chasseur, et la fille une rapide couseuse ; de plus, cette dernière enfanterait des fils.
3. Le premier objet saisi fermement par l’enfant était offert à l’accoucheuse, en cadeau de remerciement pour avoir noué son cordon ombilical (qillaquti était le nom donné à ce type de cadeau) ; celle-ci célébrait publiquement la performance de l’« enfant qu’elle avait fabriqué » (inulianga).
Cette première période s’achevait habituellement avec les premiers pas de l’enfant. C’est alors qu’on le considérait comme un Inuk, capable de se tenir debout, capable d’évoluer en dehors de la poche dorsale maternelle, ou de la litière de la tente ou de l’iglou, dans l’environnement proche de l’habitation. Il allait maintenant pouvoir apprendre les premiers gestes techniques productifs qui le conduiraient progressivement à sa vie d’adulte. Davidialuk Alasuaq (Povungnituk, Nunavik) nous apporte son témoignage à ce sujet :
Pigiurpaliasuungummata pisugiursakallasutillu [...] palluaqikallaqattasutik [...] sanajiminik mingititausuut [...] angusiaminut mingititaugamik urrunguartunik tuqunnguasarsuni [...] uumajuunnguasuni.
Alors qu’ils progressaient dans l’accomplissement de leurs premières performances, quand ils essayaient de faire leurs premiers pas, ils devaient faire tomber à terre leur accoucheuse en lui donnant des coups de poing. Quand elle recevait des coups de poing du « garçon qu’elle avait fabriqué, » elle se laissait tomber à terre comme si elle était morte, comme si elle était un animal.
Il fallait ainsi vaincre la timidité et la gêne de l’enfant et le pousser vers la voie de la chasse qui serait la sienne plus tard, quand il aurait à tuer son gibier pour faire vivre les siens.
La seconde période rituelle dans la vie de l’enfant allait des premiers petits services que garçonnets et fillettes pouvaient rendre à leurs proches, comme chercher de l’eau ou des broussailles pour le feu, ainsi que du tuage du premier petit animal, à la capture d’un animal de toutes les petites espèces d’oiseaux (bruant des neige, perdrix des neiges, etc.), de mammifères (lemming, marmotte de toundra, etc.) ou de poissons (chabot, morue, etc.). Cette période comportait aussi pour les fillettes de petites performances, comme la préparation de fil ou de tresses de tendons et la réalisation de diverses petites pièces de couture.
La seconde période donnait lieu à des rituels collectifs parmi lesquels j’ai retenu quelques exemples importants. Voici ce que décrit Markusi Ijaittuq (Ivujivik, Nunavik) à propos des Itivimiut du Nunavik :
Arnaq, angusialik, angusianga pijariurmat sivullipaamik qupanuamik, arnaqutinga aliasuttuq atsualuk. Arnauqatiit katitippait, taanna surusiq qupanuariurtuq taikkua arnaaluit akunninganni nangirtuq. lluunnatik nangirtut, surusiapik qitinganiittilugu, arnait akunninganniisuni. Tainnaguuq taakkua arnaaluit atautsikuursutik siritsutillu saaminik mappiisutillu uviniminik nuititsijualuutsutik naaraalumminik allasutillu takujaukkaisutik allaat takannaalumminik, qupanuap aulatangit. Taimailuuriamik allaat parlasimmijut.
L’accoucheuse se réjouit lorsque le garçon qu’elle a aidé à naître tue pour la première fois un bruant des neiges. Elle rassemble les autres femmes qui forment un cercle autour du jeune chasseur de bruant. Alors d’un commun accord elles se mettent toutes à pousser des cris de joie tout en relevant le pan avant de leur vêtement, afin de lui faire voir la peau de leur ventre, en écartant les jambes, elles [lui font voir] même leur vilaine grande chose en bas [de leur ventre]. Quand elles ont fait cela, alors a lieu une distribution [de cadeaux] à la volée.
Taimaak [...] arnalialik arnalianga mirsuriurmat sivullipaamik, angutinik katikkaivannimijut. Taanna arnaapik, niviarsiaq suurlu tatamigasuartaujuujaalirtuq. Naanginnik takutitaulirmijuq taimatsainaq. Naarminik takukkaijut nallianik piutsamangaat angutinik.
De la même façon, lorsqu’une fillette qu’elle a aidée à naître fait une couture pour la première fois, l’accoucheuse rassemble les hommes. Celle-là, la petite fille, on comprend qu’elle soit rendue très étonnée et craintive. Ils lui font voir leur ventre, de la même façon. En cherchant à savoir lequel des hommes elle trouve beau.
Je voudrais souligner deux traits importants des rites de cette étape de vie : tout d’abord leur connotation sexuelle. C’est comme si les adultes, encouragés par l’accoucheuse, considéraient le petit garçon et la petite fille aptes au mariage et les poussaient à choisir un partenaire sexuel. Il s’agit en fait d’une préfiguration des rites de l’étape suivante, ceux qui ponctuent le passage du statut d’adolescent improductif à celui de producteur ou de reproductrice reconnus. Je reviendrai plus loin sur la distribution de cadeaux à la volée (parlaniq), qui dans la plupart des régions du Nunavik et du Nunavut est plutôt associée à la capture du premier gros gibier. Le second trait important est l’amplification d’une performance somme toute mineure, en faisant comme s’il s’agissait d’une performance majeure. Markusi Ijaittuq précise en effet :
Taima aqiggiriurmat, taitsumanialuk tuttuqarpatuviniummat [...] taima iqaluttuviniuppat taima ujuviniq, suurlu isumannguaq.
Ainsi lorsque quelqu’un avait tué une perdrix des neiges pour la première fois, autrefois, on disait qu’il avait tué un caribou [...] de la même façon s’il avait pêché un omble arctique pour la première fois, on disait qu’il avait attrapé un phoque barbu, on faisait semblant de penser cela.
Ces changements d’échelle pouvaient varier d’un groupe à l’autre, d’une région à l’autre. Ainsi pour Dalasi Taqqiapik, de Kangirsuk, c’était pour un lemming qu’on parlait de caribou ; à Igloolik, la prise d’un chabot de mer était considérée comme la capture d’un morse. Pour Davidialuk Alasuaq, de Povungnituk, la prise d’une morue était considérée comme celle d’un béluga. Et l’on partageait alors le petit animal comme on aurait partagé le gros animal. En fait, ces équivalences entre animaux de tailles différentes faisaient partie de l’univers ludique de l’enfant. Ses jeux et jouets l’exprimaient de façon très explicite. Ainsi, quand les enfants jouaient à tracer sur le sol la forme d’une tente ou d’un iglou, ils y plaçaient des peaux de lemmings sur la litière de couchage, en guise de peaux de caribou. Un crâne d’hermine tenait lieu de crâne d’ours polaire. Le rite que nous avons cité à propos de la célébration des premiers pas, qui consistait pour l’enfant à frapper son accoucheuse comme si elle était l’animal tué, était souvent répété à l’occasion de la capture des premiers petits gibiers par l’enfant.
Un rite particulier était organisé au Nunavik, quand un enfant ou un adolescent tuait pour la première fois une perdrix des neiges ou un oiseau migrateur comme une oie blanche ou un canard eider. C’était l’écartèlement (aliktuutigiaq). Voici ce qu’en dit Mitiarjuk :
Taatsuma uumajuriurtanganik timmiamik sunatuinnamik alittuutijut taatsuma surusiup timmiariurtanganik imaak tukilik : taanna uumajuruni kisinngaasisuungulaanngituq agguiqattalaartuq inunnut sunatuinnamik uumajuruni.
Le premier oiseau, attrapé à la chasse par un jeune garçon, quelle que fût son espèce, était écartelé. On faisait cela, afin que plus tard, lorsqu’il attraperait du gibier, il ne le garde pas tout seul mais le partage avec les autres, quelle que soit l’espèce animale tuée.
En fait, dès que l’accoucheuse était informée de la performance de son angusiaq, elle invitait cinq aînés, hommes et femmes, à venir écarteler l’oiseau avec elle. L’un saisissait la tête, un autre la queue, deux prenaient les pattes et les deux autres les ailes ; au signal, chacun tirait de son côté en essayant d’obtenir le plus gros morceau pour le manger cru. Cela donnait lieu à rires et plaisanteries devant le jeune chasseur tout embarrassé.
La troisième étape de la vie des jeunes gens culminait avec la capture des principaux gros gibiers (phoque annelé, caribou, phoque barbu, morse et béluga) pour le jeune homme ; l’acquisition d’un premier kayak marquait pour lui la fin de cette période d’apprentissage et le rendait apte au mariage. La jeune fille, elle, devait démontrer sa capacité à réaliser au moins une fois chacun des grands travaux de couture, l’entretien de la lampe à huile, la préparation et la découpe des peaux. Ses premières menstruations étaient un passage important pour elle et donnaient lieu à des rites spécifiques. Elle devenait alors elle aussi apte au mariage. Plusieurs rites caractérisaient ces importants passages. Mitiarjuk explique l’un des plus connus, la distribution de morceaux de peau à la volée (parlaniq) :
Natsimut, ujjumullu pijariurtuq atsunaatsaliusuuq iluunnanganik kiatanga kisimi arnaqutinganuursugu sivullipaamik inuit amisualuit atsunaatsataartut aggutaummat. Taimatsainaq agguisuungulaartuq kajusimaluni ataluni suurlu pigiursuni inutuujjititaunnginami angajuqqaaminut. Marruunik suurlu tukilik parlasutillu atsunaatsataarsutilluuniit, pijariurmat nakursamut suurlu pijariurtisijinganik nirtuimut nakursamut maannali imaaq tukiqarnisauvuq taimali taitsumani tukiqarnisautillugu agguisitialuuqujimut.
Celui qui prend un phoque annelé ou un phoque barbu pour la première fois découpe toute sa peau en bandes pour faire des lanières, après avoir cependant prélevé la peau du buste de l’animal pour l’envoyer à son accoucheuse. De nombreuses personnes reçoivent de quoi faire des lanières car [la peau] est découpée en bandes. Ainsi [le jeune chasseur] prendra l’habitude de partager, en continuant toujours de faire ainsi, ses parents lui ayant fait comprendre, dès la première fois, qu’il n’était pas le seul propriétaire [du gibier]. En fait il y a deux sens [à cette coutume], qu’il s’agisse de distribuer des cadeaux à la volée ou de distribuer des bandes de peau pour faire des lanières. On peut distribuer des cadeaux à la volée par reconnaissance du fait qu’il ait réalisé une performance pour la première fois, comme pour célébrer sa première performance, c’est la façon d’agir actuellement, alors qu’autrefois on le faisait pour qu’il soit incité à partager avec les autres.
Comme le souligne Mitiarjuk, la distribution à la volée concernait autrefois surtout des bandes de peau et de menus objets traditionnels. Avec le développement de l’économie commerciale, ce sont maintenant surtout des produits d’importation (balles de fusil, cigarettes, friandises) qui sont distribués à la volée. Ce rituel est actuellement étendu, dans certains groupes, à toutes les premières prises de gibier, et même aux fêtes d’anniversaire des enfants. D’après Davidialuk Alasuaq (Povungnituk), on découpait autrefois le premier animal tué en tout petits morceaux crus qu’on lançait à la volée ; on pouvait aussi lancer des plantes comestibles. Iqallijuq, née vers 1905 au Nunavut, raconte une ancienne variante de la distribution à la volée. Lorsqu’un jeune homme tuait pour la première fois un caribou, un phoque annelé ou un phoque barbu, les membres de sa famille donnaient à distribuer de petits objets leur appartenant : gobelets, couteaux de femme (ulu), vêtements même. On attachait ces objets à une lanière que le jeune chasseur devait tirer derrière lui en courant le plus vite possible, poursuivi par les gens du groupe qui s’efforçaient de saisir ce qu’ils pouvaient pour se l’approprier. C’était de cette façon que l’on faisait la distribution de cadeaux (parlaniq). On faisait ainsi afin que plus tard le jeune chasseur attrape beaucoup de gibier ; les objets attachés à la lanière étaient comme des animaux que l’on chassait pour se nourrir.
Chez les Itivimiut du Nunavik, d’autres rites étaient aussi associés à la prise d’un premier gros gibier. Ils rappellent ceux qui ont été décrits par Markusi Ijaittuq pour les petits gibiers ; ce même aîné les décrit ainsi :
Arnaq angusiani pijariurmat sivullipaamik natsimik tuttumilluuniit taitsumanialuk imaak piusiqarpatuviniit : taakkuaguuq angusialiit patimmijaujiaqarpatuviniit ingirmigut.
Il y a très longtemps, lorsque le garçon qu’une accoucheuse avait mis au monde tuait pour la première fois un phoque annelé ou un caribou, voici quelle était la coutume : celles-là, les accoucheuses, prenaient la main du « garçon qu’elles avaient fabriqué » et la posaient sur leur pubis.
Cette fois-ci, il ne s’agit plus de montrer le bas de leur ventre à un enfant, mais de faire toucher leur pubis à un adolescent. On n’est plus dans une phase d’amplification des gestes et des performances, mais au seuil de la vie réelle où capacité productrice et capacité reproductrice sont indissociables : il faut être capable de capturer du gibier pour prétendre fonder et entretenir une famille. Les témoignages de Rose Iqallijuq et de Juanasi Ujarak (d’Igloolik) viennent renforcer cette interprétation :
Uivinira unikkaaqpalauqtuugaluaq ugjugiurami ningiurmiguuq taanna tikinnami ungiqsanga qasullugu qasuqujaulluni attuititaunasunnirmat imminik piqisaraluarniq&uni [...] manna naarulua attutuinnaq&ugu.
Mon défunt mari racontait comment, lorsqu’il tua un phoque barbu pour la première fois, une vieille femme s’approcha et lui fit dénouer la ceinture de sa culotte. Comme il l’avait dénouée, elle lui fit toucher son ventre [Iqallijuq].
Nattiriuramali upirngaami tainna Arnarjuaq tautunngittualuk [...] taima uvininganut attuqsitilauqsimagivaanga taimannattauq.
Lorsque j’ai tué mon premier phoque annelé, au printemps, j’ai dû toucher la peau [du ventre] d’une vieille femme aveugle, Arnarjuaq [Ujarak].
Selon Dalasi Taqqiapik (Kangirsuk), les jeunes gens étaient très gênés d’avoir à se plier à ce rite du toucher du pubis de leur accoucheuse, mais ils devaient suivre la coutume s’ils voulaient devenir de bons chasseurs. Ils pourraient par la suite prendre femme et nourrir leur famille.
Plusieurs conditions étaient nécessaires pour être considéré comme un adulte, un innaq (dans les dialectes d’Igloolik et de l’ouest de la baie d’Hudson) ; selon Rose Iqallijuq :
Uumajunik tamakkiisimaliramik innaruqput.
Quand ils avaient attrapé toutes les sortes d’animaux, alors ils devenaient des adultes.
D’après Davidialuk Alasuaq, les Itivimiut du Nunavik valorisaient beaucoup l’agilité physique chez les adolescents et leur rapidité à la course, indispensables pour avoir du succès à la chasse. Pour y parvenir, on les encourageait à sauter à la corde par dessus des buissons de saule nain ; un de ses dessins illustre cette performance (cf. la page couverture de ce numéro). Voici les commentaires qu’il nous a laissés :
Urpitigut pisutsuni atsunaarminut misiktasuni qulaagut urpiit quttagutatsuni angutirurtutitut atsunaap suluagut misiktatuq [...] atsunaamik misiktautiqarami uqittumarialuugunnatuq [...] qimmimik pangalirtumik angummatigunnasijuq angutirurliniulirami uqilajuulirami [...] angutirurtumik sivullipaamik taijauninga.
En marchant à travers les buissons de saules nains, celui qui saute par-dessus les saules nains à l’aide d’une lanière, qui saute à travers la boucle d’une lanière en se recroquevillant, il devient un homme [...] en utilisant une lanière comme corde à sauter il est capable de devenir très léger [...] il devient capable de rattraper un chien à la course parce qu’il est devenu un homme, parce qu’il est devenu léger. On l’appelle alors « celui qui est devenu un homme pour la première fois » [10].
Juanasi Ujarak, d’Igloolik, apporte d’autres détails quant à l’accession au statut d’adulte :
Qajaqturunnalirami ammalu sinittarunnalirami tavva inutuugaluarluni uumajusiurluni tavva innarulirninga nalujaujunniitainnaqpuq.
Quand il était capable de naviguer en kayak, et aussi qu’il pouvait partir seul à la chasse et dormir en route, alors on savait qu’il était devenu un adulte.
L’obtention d’un premier kayak marquait, chez les Tarramiut du Nunavik, la fin de l’adolescence pour le garçon. Voici ce qu’en dit Mitiarjuk (Kangiqsujuaq) :
Anguti uvikkaq qajartaariurtuq arnait mirsutut sukattuugasugialiit sivullimik taanna qajartaariurtuq pialanartuulaarmat taimanngalimaaq qajaliurtaulirpat kinakkutuinnamut ammalu taanna aippatartailinngituq qajaqarami, taitsumanili imailijuviniit qajaqaratik. Aippali arnamik aippaminik qajaqarnirartausuuviniit qajaittuusutik aipparaqasuttut taimali kangusumut qajaqaratik aippataartailisuuviniit qajaqarnirartaunianguumut aippaminik.
[Quand] un jeune homme reçoit un kayak pour la première fois, les femmes qui cousent [sa couverture de peaux] doivent s’efforcer de faire vite, pour que celui qui reçoit un kayak pour la première fois soit pour toujours un infatigable travailleur, quels que soient les gens qui lui fabriquent son kayak. D’autre part, il ne lui sera plus défendu de se marier puisqu’il possède [maintenant] un kayak. Autrefois, on disait à ceux qui cherchaient à se marier avant d’avoir un kayak qu’ils allaient avoir leur épouse en guise de kayak. Alors par honte, ceux qui n’avaient pas de kayak s’abstenaient de prendre femme de peur qu’on dise d’eux qu’ils avaient leur épouse pour kayak.
Il faut préciser ici que la proue du kayak se dit en inuit usuujaq (ce qui ressemble à un pénis) et que, lors de la couture de la couverture du kayak, à laquelle on procédait tous les deux ans en moyenne chez les Tarramiut, c’était toujours l’épouse du possesseur du kayak qui était en charge de la proue. À Igloolik, où l’usage du kayak est tombé en désuétude dans les années 1920, depuis que les baleiniers ont procuré aux Inuit des chaloupes de bois, Juanasi Ujarak se souvenait encore du rituel accompagnant l’acquisition de son premier kayak par un jeune chasseur :
Qajaqtaariuq&uni taima imaanuarngarmat ikigamiguuq aullariannguaq&uni kisiani pingasuiqsuq&uni uujjaalauq&uni qajaqtulirami taima saavisigiarami ajak&unilu taima saurratut nijjaaluni uujjaalauq&uni kisiani pingasuiqsuq&uni tavva aullammarilitainnasuungunnirmata tavva aullammarisigiarami sukkammarisillunili taima taimasuungunniqput.
Quand le premier kayak [d’un homme] était achevé et qu’il le mettait à l’eau pour la première fois, il montait dedans et devait s’éloigner du rivage en imitant le cri du phalarope roux [saurraq ou saarvak]. Puis il effectuait trois cercles sur l’eau, avec son kayak, tout en imitant le cri du phalarope roux. Après le troisième cercle, il devait se diriger vers le large le plus rapidement possible et aller chasser.
Dans un commentaire ultérieur, Ujarak me précisa bien que le kayakeur devait tourner dans le sens de la trajectoire solaire, ce qui nous ramène aux rituels concernant l’accouchement ou les rites de passage saisonniers évoqués au début de cet article. Une pratique encore en cours chez les Tarramiut (Nunavik) au milieu du XXe siècle permet de mieux comprendre le sens de certains détails contenus dans ce témoignage. Le phalarope roux, très habile nageur en mer, était considéré comme insubmersible. On introduisait donc une peau séchée de cet oiseau à l’intérieur de la proue du kayak, afin de prévenir tout naufrage. Chez certains groupes du Nunavik et du Nunavut, c’était la peau d’oiseau, ou de caribou, ayant servi à essuyer le nouveau-né qui était introduite dans le kayak comme amulette. On retrouve là un symbolisme universel, bien analysé par Nicole Belmont (1983), lorsqu’elle fait ressortir la relation de symétrie inversée qui existe entre l’enveloppe amniotique du foetus et l’embarcation. Le foetus est dans un milieu aqueux, contenu dans la poche amniotique, alors que le marin est isolé de l’eau par son embarcation. Et les marins britanniques, lorsqu’ils se procurent des morceaux d’enveloppe amniotique séchés comme amulettes afin de se prémunir contre tout naufrage, n’appliquent-ils pas la même logique que les Inuit, lorsqu’ils protègent le kayakeur du naufrage à l’aide d’un vestige de son accouchement ?
Pour la jeune fille, le moment crucial de son passage de l’adolescence à l’âge adulte était l’apparition de sa première menstruation. Voici le témoignage de Rose Iqallijuq (Igloolik) à ce sujet :
l&uaqusianikkami innaunirnut ullarariaqarniqput uqariaqturluni aunaariurnirminik nunaqqatiminiittunik. Iglulilimaangunngittunik, innauniit kisiani ilaak ningiunguniit. Piaraqsaqtaalaarningaguuq quviasugutauniarmat aunaariurami piaraqsaqtaalaalirmat alianaigusuk&utik quviasuk&utik imaak iglunngitaminiguuq imiruttualuuluni aullaanguluniluunniit tikiqatauluguni imiruttualuuppat [...] ammalu kiuluni qujannamiik irniqtaaqtutit autuinnarmik. Kiujauluni irnitaarniraqtausuuq angutikulummik nutaraqtaarniraqtausuuq taanna aunariuqtuq.
Après avoir mis un tampon, elle devait visiter les personnes âgées du village pour les informer qu’elle était menstruée pour la première fois. Elle n’allait pas dans toutes les habitations, seulement dans celles des personnes âgées, celles des vieilles femmes. Elles s’en réjouissaient parce que bientôt elle commencerait à avoir des enfants. On lui donnait à chaque visite une tasse d’eau à boire, pour lui prouver qu’elle serait toujours abreuvée, même en dehors de chez elle, quand elle aurait soif [...] en outre, on lui répondait : « Merci tu as eu un fils, » on avait l’habitude de lui répondre en disant que le sang était un fils qu’elle avait enfanté, que celle-là qui était menstruée pour la première fois avait enfanté un petit bébé mâle.
Elle entrait alors dans une phase de transition, de marge. À Igloolik, on lui confectionnait un vêtement spécial, le minguttinaaqtuq [11], qu’elle porterait jusqu’à son mariage, ou plutôt jusqu’à ce qu’elle donne naissance a son premier enfant. C’était la période idéale pour un autre rite de passage, le tatouage. A Igloolik, on disait que les tatouages sur les mains et les poignets étaient faits pour plaire à la maîtresse des animaux marins (Kannaaluk), et les beaux tatouages faciaux pour plaire aux hommes, pour être une belle femme. Chez les Tarramiut (Nunavik), Mitiarjuk nous apporte un autre témoignage :
Arnaq kakinilik kiinarmigut sukutsituinnakut arnaruuq kakinirtaatausuuviniq inutuqaaluunnginirmini uvininga aqittuuningani inutuqaulirluni kakinirtaatauviqanngituq uvininga sitijualuummat. [...] Tainnaguuq arnaq kakinirtaarumanngituq irngautialuujaartumut minguartauluni siqiniup qurluatavinaalunganut.
Une femme avec des tatouages sur son visage et n’importe où [sur son corps] recevait les tatouages avant qu’elle ne fut vieille, quand sa chair était tendre. Une fois devenue vieille, on ne pouvait plus lui faire de tatouage, sa chair étant devenue trop dure. Quant à la femme qui ne voulait pas être tatouée [on lui disait que] son visage serait maculé avec ce qui ressemble à du goudron s’écoulant de la lampe à huile, à savoir, par les rayons qui dégouttent du soleil.
Nous voici arrivés au terme de cette troisième période rituelle qui s’achève avec le mariage du jeune homme et de la jeune fille. En dépit de l’apparente abondance des rites décrits plus haut, il ne s’agit que d’une sélection restreinte, extraite des données ethnographiques que j’ai recueillies dans tout le Nunavik et dans quelques villages du Nunavut au cours des quarante dernières années. Je voudrais néanmoins, pour conclure, faire apparaître quelques principes généraux qui ressortent de l’examen de ces rites, quels que soient leurs variantes et les groupes où ils ont été recueillis. Car ainsi que l’a brillamment démontré Van Gennep, les rites de passage peuvent s’observer dans toutes les sociétés et ont une portée universelle. Ils se prêtent donc particulièrement bien à une approche régionale. Je voudrais aussi montrer que la réalité inuit est encore plus complexe que ce que j’ai pu en dire ici.
Conclusion
Ce qui semble ressortir le plus de l’examen de ces rites de passage de la première fois, c’est leur dimension cyclique et la redondance des gestes symboliques qu’ils comportent. Je pense en particulier à la trajectoire apparente du soleil, ou du cosmos (sila malillugu), qui sert de grande référence universelle à l’occasion de tous les grands passages, qu’il s’agisse de la vie humaine (naissance, grandes performances de la première fois, décès) ou du cycle des fêtes et rituels saisonniers (changement d’habitation et de saison, fêtes solsticielles). On est proche de la conception présocratique du « logos » telle qu’exprimée par Héraclite, ainsi que nous l’avons déjà suggéré (Saladin d’Anglure 1990). C’est également ce qu’ont cherché à exprimer les divers auteurs qui se sont récemment intéressés à la conception du corps (Therrien 1987), de la personne (Ouellette 2000), de la reproduction de la vie, et à la cosmologie des Inuit (Fienup-Riordan 1994).
Mais là où l’analyse devient complexe, c’est lorsque l’on sait que tous les faits présentés et commentés dans cet article demanderaient une relecture complète en introduisant une variable nouvelle, que j’ai écartée délibérément pour simplifier ma présentation et la rendre plus accessible. C’est la variable du genre (sexe social). En effet, une importante minorité de gens au sein de tous les groupes inuit est ou a été socialisée de la naissance au mariage, partiellement ou totalement, dans l’autre « genre » : les filles comme des garçons, les garçons comme des filles. Cette socialisation trans-générique laisse des marques indélébiles, même si le jeune garçon, qui a été travesti durant toute son enfance et une partie de son adolescence, doit abandonner ses tresses et ses vêtements féminins le jour où il a tué son premier gros animal (souvent aidé par des aînés). Même si la jeune fille doit porter des vêtements féminins à partir de ses premières menstruations, elle ne sera jamais une femme traditionnelle.
Il est d’ailleurs symptomatique qu’à l’occasion du rituel que nous avons décrit plus haut, au cours duquel la jeune fille devenue pubère se fait dire qu’elle a eu un fils lorsqu’elle va rendre visite aux femmes âgées de son camp, celle qui a été travestie et socialisée comme un garçon, était parfois traitée tout autrement. On lui disait en effet : « Comme tu as bien travaillé à dépecer une baleine » [12]. Comme s’il s’agissait de la capture d’un premier gros gibier.
La pensée inuit est rusée, elle ruse avec les genres, avec les échelles, avec les générations, avec les esprits, avec les morts aussi. On y voit que l’accoucheuse est à la fois une mère, un gibier, une amante, une tutrice, un héraut. On y voit que le sang menstruel de la première fois est connoté très positivement comme productif et reproductif, alors qu’ultérieurement il deviendra un sang dangereux pour les producteurs comme pour les reproductrices, car il sera alors le signe de la non-reproduction. De la même façon, en dépit de tous les interdits qui restreignaient la vie des adultes, des femmes en particulier, la pensée rusée des Inuit avait prévu des échappatoires. Ainsi, quand les femmes menstruées, ou se trouvant dans leur période post-partum, se voyaient interdire toute consommation de viande crue, tout contact avec les chasseurs et leur équipement, l’interdiction tombait s’il s’agissait de la viande provenant d’un jeune chasseur dont c’était la première prise dans cette espèce. Et de plus, ces femmes tabouées qui mangeaient crue de la viande provenant de cette première prise du chasseur pourraient ultérieurement manger crue toute viande rapportée par ce même chasseur. Ces contradictions apparentes font partie du système, qui devient alors d’une complexité telle que, sans doute, les critères de classification et d’analyse formulés par Van Gennep en 1906 ne suffisent plus à en rendre compte de façon exhaustive.
Et pourtant c’est à ces critères que je ferai appel pour éclaircir une contradiction relevée dès le début de cet article, entre la tradition de l’accoucheuse et celle de l’habilleuse comme « mère culturelle » de l’enfant. Contrairement à l’interprétation de Guemple (1969), qui voyait dans la tradition de l’habilleuse une influence de la christianisation, je crois qu’on pourrait y voir tout simplement une variante structurale de la relation d’accoucheuse, présente, elle, partout ailleurs dans l’aire inuit. Je ferai appel pour cela aux souvenirs intra-utérins d’Iqallijuq (Saladin d’Anglure 1998b). En effet, dans cette version enrichie de nouveaux commentaires d’Iqallijuq, je relève un détail qui m’avait échappé lors de ma première analyse (Saladin d’Anglure 1977). Alors qu’Iqallijuq n’est encore que l’âme de son grand-père et éponyme (Savviuqtalik) sortie de la tombe, elle est habillée comme un vieillard et lorsqu’elle s’approche de sa fille (qui deviendra sa mère) et lui touche la ceinture, voilà qu’elle se retrouve toute nue dans l’entrée d’un petit iglou de neige. En me faisant ce récit, Iqallijuq me dit en aparté : « Je n’ai aucun souvenir d’avoir enlevé mes vêtements d’homme. » En fait, c’est à ce moment précis que l’âme du mort se divise en deux. D’une part, le défunt avec ses vêtements d’homme part dans l’au-delà vivre avec les morts, d’autre part, son âme-nom, celle qui se réincarne, se retrouve toute nue, réduite à la taille d’un embryon qui va entrer dans cet état liminaire de nudité et de recomposition d’un nouveau corps.
Si la perte du vêtement marque l’entrée dans cette marge indispensable au passage, celle de la vie intra-utérine, l’acquisition d’un nouveau vêtement, à la naissance, marquera l’entrée dans un nouveau cycle, celui de la vie humaine et de la réintégration dans le groupe. Cette réintégration peut se faire de deux manières, soit en coupant le lien biologique du nouveau-né avec sa mère, c’est l’opération de la coupure du cordon ombilical, rite de séparation ; soit par l’attribution symbolique d’un nouveau vêtement, le bonnet, et c’est alors un rite d’agrégation à la culture humaine, au même titre que l’attribution des noms que, dans la conception inuit, on enfile d’ailleurs comme un vêtement.
On a donc affaire à deux aspects du même passage. Il est alors possible que sous l’influence du christianisme, les Itivimiut aient privilégié le second, plus proche des rites accompagnant le parrainage chrétien. Mais il n’est pas impossible non plus que ces deux rites ne constituent que des variantes ou des moments très proches, dans une même séquence cérémonielle. Auquel cas ils s’ajouteraient à d’autres variantes linguistiques, technologiques et religieuses qui distinguent les Tarramiut des Itivimiut dans le Nunavik.
Ce champ des rites de passage chez les Inuit gagnerait dans le futur à être exploré systématiquement et méthodiquement et à être analysé à l’aide des outils de l’anthropologie symbolique et structurale. Et sans doute, comme Victor Turner l’a fait pour plusieurs cultures africaines, pourrait-on alors éclairer sous un jour nouveau la vie sociale des Inuit dans ses dimensions cosmologiques.
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