Extrait de P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005, p. 88-94.
Le cas chinois décrit par Granet [1] apporte un éclairage supplémentaire sur le rôle que le rythme joue du point de vue politique, car il permet de se faire une idée du passage d’une société polysegmentaire, en grande partie organisée de manière immanente au gré des variations saisonnières, à une société plus stable et dominée par une entité politique qui s’est autonomisée.
Il est vrai que la reconstitution granétienne des variations morphologiques saisonnières des sociétés de la très haute antiquité chinoise reste, nous l’avons vu, fort hypothétique, mais il n’en est pas de même en revanche pour les formes sociales de la période féodale, qui malgré sa durée nous sont beaucoup mieux connues. Nous savons que les sociétés chinoises subirent, à partir de la moitié du deuxième millénaire et peut-être même avant, des transformations radicales. Dans la basse vallée du fleuve Jaune apparut un État déjà relativement centralisé, dirigé par un roi aux fonctions sacerdotales résidant dans une cité-palais entourée de murailles (dynastie légendaire Xia et dynastie Shang). À cette époque archaïque succéda entre le Xe et le Ve siècle (dynastie Zhou [2] ), une période au cours de laquelle la monarchie dut compter de plus en plus avec des principautés nobles, alliées ou rivales. L’État se transforma en un véritable État féodal, dont nous connaissons aujourd’hui dans les grandes lignes l’organisation : les terres royales y étaient situées au centre et entourées par les domaines des vassaux. Mais après 771, les Zhou furent chassés de leur capitale et se transférèrent vers l’Est à Lo Yang. Certains grands vassaux devinrent alors complètement indépendants, quelques cités prirent de l’importance pendant que de nouveaux royaumes apparaissaient tout autour du royaume chinois. Les guerres incessantes entre ces différentes unités politiques désorganisèrent la société chinoise et appauvrirent la noblesse. Cependant, dès le VIe siècle, on note une tendance générale à la recréation d’institutions monarchiques : droit écrit, impôts en grain, découpage en circonscriptions. Dans la deuxième moitié du Ve siècle, la Chine est divisée en royaumes particuliers, qui ne laissent aux Zhou qu’une toute petite région. On assiste à la formation d’États militaires centralisés, plus urbanisés et administrés par des fonctionnaires (royaumes combattants). Les plus grands de ces royaumes absorbent peu à peu les plus petits. Vers la fin du IIIe siècle, le plus puissant d’entre eux unifie finalement l’ensemble du pays chinois et fonde un premier Empire (dynasties Qin en 221 et Han en 206).
Toute cette histoire est aujourd’hui relativement bien connue. Mais Granet fait une hypothèse très intéressante concernant les pouvoirs de l’époque des rois sacerdotaux et de la période féodale qui l’a suivie. Ces pouvoirs, que l’on considérait traditionnellement comme simplement fondés sur la religion (sacrifices aux esprits de la nature, oracles, cultes familiaux) et sur les alliances matrimoniales, les clientèles, les liens d’hommage ou même sur la force, auraient également tiré parti de, voire se seraient substitués à, l’ancienne forme de cohésion rythmique propre aux groupes sociaux archaïques. Leur apparition témoignerait d’une différenciation et d’une institutionnalisation d’un principe politique jusque-là immanent à la société. L’évolution des catégories de pensée, telle que nous pouvons la reconstituer à partir des documents qui nous sont parvenus, laisse penser que rois et vassaux auraient érigé leurs pouvoirs en transformant en un centre l’axe qui, dans les fêtes équinoxiales, séparait les deux groupes sociaux identifiés par les séries d’emblèmes Yin et Yang, et qui constituait le principe d’ordre et d’autorité, le fondement du rythme, des sociétés chinoises archaïques : « On ne conçoit point d’ordre, en effet, liturgique ou géographique, temporel ou spatial, sans supposer qu’il a, si je puis dire, pour garant, un pouvoir éminent dont la place, vue dans l’Espace, paraît centrale. Cette conception traduit un progrès de l’organisation sociale désormais orientée vers un idéal de hiérarchie et de stabilité relative. La notion de centre dont l’importance accuse ce progrès est loin d’être primitive : elle s’est substituée à la notion d’axe » [3]. Ainsi cette préhistoire du pouvoir étatique (que celui-ci soit sacerdotal ou féodal) expliquerait sa nature rythmique et dévoilerait finalement une dimension du politique la plupart du temps ignorée par la philosophie, les sciences politiques et sociales.
Granet appuie cette redéfinition rythmique du pouvoir sur un certain nombre d’arguments. Le premier, dont j’ai déjà parlé, c’est que les calendriers et les mythes qui datent de l’époque féodale conservent le souvenir du passage d’un type d’organisation à l’autre. On y voit se superposer deux formes d’intelligibilité du réel : « Le rôle joué par cette dernière [la notion d’axe] demeure sensible dans les calendriers de l’âge féodal où l’on voit que les jours environnant les deux solstices méritent un respect particulier. Ce rôle est plus sensible encore dans les divers mythes d’esprit archaïque. En eux s’est conservé le souvenir d’une époque où la conception d’une ordonnance hiérarchique de l’Espace et du Temps tendait à remplacer une représentation de l’univers et de la société simplement fondée sur les idées d’opposition et d’alternance » (p. 104). Par ailleurs, les textes de la période féodale à travers lesquels nous distinguons l’organisation symbolique des rituels politiques montrent, eux aussi, à la fois une démultiplication des classifications anciennes (quatre orients, quatre saisons, quatre couleurs, rouge, vert, blanc, noir) et leur mélange avec un emblème totalement nouveau, qui est peut-être lui-même la cause de ces démultiplications : le centre, représenté par les nombres un ou cinq et la couleur jaune. Des rythmes quaternaires puis quinaires seraient ainsi venus se superposer au rythme duel ancien.
Le roi est donc perçu comme celui qui non seulement organise le Temps et l’Espace, en en distribuant et en en hiérarchisant les régions et les périodes, mais surtout qui, grâce à sa puissance rythmique, les fait être ce qu’ils sont et leur permet de se déployer autour de lui, avant et après lui. Le pouvoir royal est en quelque sorte le je-ici-maintenant à partir duquel l’espace-temps social peut se constituer rythmiquement.
L’espace politique est conçu comme un ensemble de quatre secteurs se touchant par les pointes et générés par leur centre, ou bien encore comme un espace hiérarchisé formé de cinq carrés emboîtés : « Au centre est le domaine royal ; aux confins, les marches barbares. Dans les trois carrés médians, habitent les vassaux, appelés à la cour plus ou moins fréquemment en raison de la distance de leur domaine » (p. 94). À chaque avènement « les [vassaux des] cinq carrés emboîtés qui constituent l’Empire refluent à la capitale, où doit se recréer, pour un temps, l’Espace entier. Le Roi ouvre alors les portes de sa ville carrée et, expulsant les méchants aux quatre frontières du monde, il reçoit les hôtes des quatre Orients. Jusque dans les lointains de l’Univers, il qualifie les différents espaces. De même, il les singularise en distribuant des emblèmes conformes aux sites différents, il les hiérarchise en conférant les insignes qui révèlent les dignités inégales » (p. 95). De façon similaire, lors des cultes publics « les fidèles se formaient en carré. L’Autel du Sol, autour duquel se faisaient d’ordinaire les grands rassemblements, était un tertre carré ; son sommet était recouvert de terre jaune (couleur du centre) ; ses côtés (tournés vers les quatre orients), revêtus de terres verte, rouge, blanche ou noire. Ce carré sacré représente la totalité de l’Empire » (p. 91). De même encore lors des voyages rituels du roi dans son empire : « Le Roi passe quatre années à recevoir la visite des vassaux ; après quoi, il rend les visites et parcourt les fiefs. Il ne peut manquer de faire un tour d’Empire tous les cinq ans. Il règle sa marche de façon à se trouver dans l’Est à l’équinoxe de Printemps, au Sud au solstice d’Été, en plein Ouest au cœur de l’Automne, au Nord au plein de l’Hiver. À chacune de ces stations cardinales, le suzerain donne audience aux feudataires de l’un des quatre orients » (p. 94).
Ainsi, lors de tous ces rites, le roi institue rythmiquement un ordre spatial hiérarchisé et organisé autour de lui : « La dignité des espaces résulte d’une sorte de création rythmée […] Le Chef s’applique à aménager l’espace en adaptant les étendues aux durées, mais la raison de sa circulation souveraine se trouve d’abord dans la nécessité d’une reconstitution rythmée de l’Étendue. La reconstitution quinquennale ravive la cohésion qu’il a inaugurée en prenant le pouvoir […] C’est en classant et répartissant à temps réglés les groupes qui composent la société humaine que le Chef parvient à instituer et à faire durer un certain ordre dans l’Espace » (p. 94-95).
Le temps semble être perçu de la même manière à partir de la puissance rythmique du pouvoir. On y retrouve l’organisation cyclique ancienne des quatre saisons, mais elle ne prend son sens que dans la cadre de l’organisation politico-liturgique de l’année et, au delà, de l’histoire tout entière, autour des centres que constituent l’avènement royal et ses anniversaires postérieurs. En effet, lors de ces cérémonies, le roi n’organise pas seulement l’espace, il singularise aussi les différentes périodes de l’histoire en promulguant un nouveau calendrier qui la divise en dynasties, règnes, portions de règne. Or ce rituel, comme tout rituel inaugural, crée moins un début qu’un milieu du temps qui permet de rythmer la durée – non pas, du reste, au sens où il s’agirait de la diviser en périodes égales, mais au sens d’un mouvement organisant émanant du milieu : « Initial en apparence, le rite inaugural de la naissance, du mariage, de la mort, a la valeur d’un rite central. La puissance qu’il dégage entraîne comme la propagation d’une onde. En avant comme en arrière et marquant, pour ainsi dire, les sommets d’une série d’ondulations concentriques, des cérémonies, que séparent des temps de stage, concourent au même résultat que le rite central. Cette sorte de propagation rythmique, qui commande l’organisation d’un ensemble liturgique, est signalée par l’emploi de certains nombres. Pour marquer la valeur entière de toute liturgie, c’est de l’unité que l’on part, car elle est l’emblème du total » (p. 97). Plus loin : « Les termes des cérémonies réparties autour d’un geste central sont le plus souvent signalés par le nombre 3 (=30), 5 (=50) et 7 (=70) qui servent à rythmer le temps. Les durées proprement liturgiques ne sont point les seules qui soient senties comme rythmées et totales. Le temps historique ne paraît pas autrement » (p. 98).
Le souverain, en quelque sorte, n’inaugure pas des temps nouveaux, mais institue un centre du temps et donc, en la produisant rythmiquement en avant comme en arrière, la durée elle-même. Par la suite, les rituels qui sont régulièrement accomplis par le souverain dans la maison du calendrier, le Ming t’ang, ont pour but essentiel de garantir le centre à partir duquel le Temps se développe : « Édifiée sur une base carrée, car la Terre est carrée, cette maison doit être recouverte d’un toit de chaume, rond à la façon du Ciel. Chaque année et durant toute l’année, le souverain circule sous ce toit. En se plaçant à l’orient convenable, il inaugure successivement les saisons et les mois. […] Mais le chef ne peut poursuivre indéfiniment sa circulation périphérique, sous peine de ne jamais porter les insignes qui correspondent au Centre et sont l’apanage du suzerain. Aussi, quand est fini le troisième mois de l’Été, interrompt-il le travail qui lui permet de singulariser les diverses durées. Il se vêt alors de jaune, et, cessant d’imiter la marche du soleil, va se poster au centre du Ming t’ang. S’il veut animer l’Espace, il faut bien qu’il occupe cette place royale et, dès qu’il s’y arrête, c’est d’elle qu’il semble animer le Temps : il a donné un centre à l’année » (p. 103).
L’exemple chinois est de ce point de vue remarquable et, il me semble, très important pour la théorie politique. Nous avons vu, grâce à Mauss et à Evans-Pritchard, que la cohésion sociale et le pouvoir s’exprimaient dans les sociétés archaïques à travers les rythmes mêmes de la société. Ils y étaient en quelque sorte immanents et se confondaient avec l’organisation de ses mouvements. Grâce au travail de Granet, on entrevoit que ce phénomène est probablement beaucoup plus général et qu’il concerne en réalité, d’une manière ou d’une autre, toute forme de pouvoir. À travers la royauté et la féodalité chinoises apparaît un phénomène constitutif du politique. Le pouvoir n’a pu se « dissocier » de la société et assurer sa propre « continuité » qu’à condition de concentrer et de perpétuer, tout en les complexifiant, les rythmes par lesquels celle-ci se produisait jusque-là. La nature rythmique du pouvoir royal chinois montre qu’il s’est établi par une différenciation et une institutionnalisation du fonctionnement rythmique immanent aux anciennes sociétés polysegmentaires. Le Chef ou le Roi, qui était désormais considéré comme le centre instituant rythmiquement l’Espace, le Temps et le Peuple lui-même, était le résultat d’un processus de distinction sociale et d’institutionnalisation de l’axe autour duquel interagissaient les deux séries d’emblèmes Yin et Yang dans leur production rythmée de l’Univers : « La durée et l’étendue ne paraissaient exister pleinement que là où elles étaient socialisées : soumises à la nécessité d’une création périodique, elles semblèrent émaner d’une sorte de centre. Ceci permit aux représentations spatiales de réagir sur la représentation du Temps qui, d’abord, les avait informées. À l’idée que les étendues comme les durées étaient de valeur inégale, s’ajouta l’idée que les durées comme les étendues étaient de nature variée. Ce progrès s’accomplit dès que la représentation de l’Espace fut commandée, non plus par le spectacle de deux camps garnis par des bandes s’affrontant face à face, mais par celui d’une formation en carré, la ligne axiale séparant les partis s’étant résorbée en un centre occupé par un Chef » (p. 112). Avec le centre apparaît une nouvelle organisation sociale : « Cette dernière disposition a pour principe un accroissement de complication de la structure sociale. Celle-ci ne repose plus sur une division en deux groupes complémentaires qui dominent à tour de rôle. Elle a pour fondement une organisation fédérale. Placé en un point de convergence, le suzerain dont la vertu régente la confédération semble occupé à unifier du divers » (p. 112).
Cette interprétation sociologique permet ainsi à Granet d’éclaircir les rapports entre les catégories Yin-Yang et celle de Tao. Celui-ci serait postérieur à celles-là et daterait, selon toute vraisemblance, de la période de constitution du pouvoir royal à partir du XVIIe ou du XVe siècles avant notre ère. Les jeux infinis du Yin et du Yang ne présupposaient aucun centre. Ils étaient organisés, comme les sociétés archaïques dont ils représentaient le fonctionnement, autour d’un axe immanent. Le Tao, en revanche, comme le Roi, est la puissance centrale qui instaure et fait se déployer rythmiquement l’Univers : « Si le Yin et le Yang forment un couple et paraissent présider conjointement au rythme qui fonde l’Ordre universel, c’est que leur conception relève d’un âge de l’histoire où le principe de roulement suffisait à régler l’activité sociale répartie entre deux groupements complémentaires. La conception du Tao remonte à une époque moins archaïque ; elle n’a pu devenir explicite qu’à un moment où la structure de la société était plus compliquée et dans les milieux où l’on révérait l’autorité de Chefs justifiés à se présenter comme les seuls auteurs de l’ordre dans le monde : alors et là seulement, put être imaginée l’idée d’un pouvoir d’animation unique et central » (p. 26).