Logique de l’arythmie – Gabriel Tarde

Pascal Michon
Article publié le 17 juillet 2010
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Logique de l’arythmie – Gabriel Tarde  », Rhuthmos, 17 juillet 2010 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article128

Extrait de P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005, p. 117-131.



Les travaux que nous venons de traverser nous permettent de nous faire une première idée des phénomènes de dérythmisation, mais restent encore très schématiques et n’abordent les transformations sociales de leur époque que d’une manière descriptive et analytique. C’est pourquoi, je voudrais revenir maintenant sur la « sociologie pure » [1] élaborée par Tarde, sociologie théorique aujourd’hui en grande partie oubliée, du moins en France [2], mais qui constitue en réalité l’une des tentatives les plus élaborées de la fin du XIXe siècle pour rendre compte des formes des sociétés fluidifiées par la dérythmisation en cours. Dans la mesure où elle s’annonce comme « pure », cette sociologie se veut bien sûr universelle, mais elle est d’abord à l’évidence une sociologie de son époque. Derrière sa sophistication et son abstraction se cache l’une des meilleures descriptions de ces sociétés, description qui concerne nos préoccupations actuelles.


La sociologie générale tardienne se présente comme une analyse minutieuse de ce qu’il appelle la « logique sociale », c’est-à-dire des lois et des formes que suivent la formation, le fonctionnement et l’évolution des sociétés dans le temps. Ces formes sont extrêmement nombreuses, mais elles peuvent être ramenées à trois principales : l’invention, l’imitation et l’opposition. Tarde part de l’idée, développée dans Les Lois de l’imitation (1890), que l’homme en société est un « inventeur », mais qu’il est aussi, dans une mesure beaucoup plus grande encore, un « imitateur » : « L’être social, en tant que social, est imitateur par essence » (p. 71). Or, cette double caractéristique lui permet de construire à la fois la société et les individus qui la composent.


Toute transformation sociale repose en effet, en premier lieu, sur l’apparition d’une « invention » ou d’une « découverte » – par quoi Tarde ne vise pas seulement les inventions techniques ou scientifiques, mais toute innovation qui change l’état historique du domaine social dans lequel elle apparaît : « Par ces deux termes j’entends une innovation quelconque ou un perfectionnement, si faible soit-il, apporté à une innovation antérieure, en tout ordre de phénomènes sociaux, langage, religion, politique, droit, industrie, art » (p. 62). Cette première idée a évidemment fait taxer Tarde d’idéalisme (terme qu’il ne réfutait du reste pas totalement lorsqu’il désignait un idéalisme monadologique), mais il faut prendre garde au fait qu’il soumet en réalité l’invention à un processus de déflation métaphysique drastique (processus qu’il va d’ailleurs également appliquer aux deux autres grandes catégories de sa sociologie). À ses yeux, l’invention n’est en rien un produit d’on ne sait quel « organisme social » (comme le présupposent tous les héritiers de la pensée romantique et en particulier les durkheimiens), ni non plus, du reste, de l’individu pris comme une entité autonome et par elle-même créatrice.


Selon Tarde, très proche en cela de Simmel, l’invention, la création, l’innovation dépendent d’une rupture de l’équilibre et de la stabilité rythmiques vers lesquels tend tout système social par des « variations dissymétriques » qui viennent en rompre les cycles et les cadences : « L’évolution progressive, qui n’est ni réversible ni semblable d’une civilisation à une autre, s’opère par une suite d’anomalies individuelles dont les contraires ne jouent aucun rôle social et ne parviennent jamais à les neutraliser. Et, quand ces anomalies heureuses ont émis des initiatives fécondes, le rayonnement imitatif de celles-ci se répand parmi les individualités dites ordinaires, c’est-à-dire présentant des caractères moins tranchés – non moins précieux ni moins personnels pour cela –, et se conserve grâce, en partie, au balancement symétrique des variétés faibles incarnées par ces individus. Par la variation dissymétrique se créent les nouveautés, par l’opposition elles se conservent. Le progrès est dû à la rupture intermittente d’un équilibre conservateur » [3]. Ces « anomalies » se produisent « dans le cerveau » d’un individu particulier capable d’associer des idées jusque-là considérées comme étrangères les unes aux autres : « Il faut […] chercher l’adaptation sociale élémentaire dans le cerveau même, dans le génie individuel de l’inventeur. L’invention, – j’entends celle qui est destinée à être imitée, car celle qui reste close dans l’esprit de son auteur ne compte pas socialement – l’invention est une harmonie d’idées qui est la mère de toutes les harmonies des hommes […] Au fond de toute association entre hommes, il y a, je le répète, originairement, une association entre idées d’un même homme » [4].


Tarde hésite un peu, il est vrai, sur l’attribution de ces « anomalies » ou « ruptures intermittentes » et sur leur évolution dans le temps. Parfois, comme Freud [5], par réaction contre toutes les métaphysiques organicistes et holistes, il attribue ces dérythmisations aux « grands hommes » et aux « génies » [6]. Les sociétés modernes lui semblent alors divisées en deux classes : les « individus hors ligne », qui rompent les équilibres conservateurs par des « variations dissymétriques » et les « individus imitatifs », qui les perpétuent par des « balancements symétriques ». D’une manière générale, la croissance des publics donne des chances plus grandes à quelques individus d’imposer leur vues et favorise l’imitation. Et c’est pourquoi l’avenir sera marqué par une augmentation de la puissance d’influence et de suggestion d’un nombre de plus en plus petit d’inventeurs et par un conformisme de plus en plus grand des publics imitatifs : « Loin de diminuer, l’empire des grands hommes, perturbateurs éventuels des courbes prévues, ne peut que s’accroître ; le progrès de la population ne fera qu’étendre leur clientèle imitatrice ; le progrès de la civilisation ne fera que faciliter, qu’accélérer l’imitation de leurs exemples, en même temps que multiplier un certain temps les génies inventifs » [7]. À l’inverse, la capacité de création diminuera : « Plus nous allons, plus, semble-t-il, l’imprévu déborde en nouveautés de tout genre dans la classe gouvernante des découvreurs, pendant que, dans la classe gouvernée des copistes, le prévu s’étale plus uniforme et plus monotone que jamais, mais le prévu à partir de l’imprévu seulement. Cependant, à y regarder de plus près, le progrès a plutôt stimulé l’ingéniosité de l’imitation, simulant l’invention, qu’elle n’a fécondé le génie inventif. L’invention vraie, celle qui mérite ce nom, devient chaque jour de plus en plus difficile » [8].


Mais deux considérations importantes viennent contrebalancer cette conception élitiste de l’innovation. D’une part, s’il est vrai que toute invention germe « dans le cerveau » d’un individu particulier, celui-ci n’est jamais que le lieu aléatoire du croisement de courants d’imitation qui lui viennent tous de l’extérieur. Les inventions ne sont pas à proprement parler les « créations » d’un « génie » individuel ni même d’un « génie » collectif, mais constituent plutôt des synthèses créatrices qui apparaissent de manière relativement aléatoire au croisement de différents courants d’imitation et qui seront les foyers futurs de nouveaux rayonnements imitatifs : « Une invention n’est, après tout, que l’effet d’une rencontre singulière d’imitations hétérogènes dans un cerveau » (p. 152). Ailleurs : « Une idée nouvelle est une combinaison d’idées anciennes, apparues en des lieux distincts et souvent fort distants, […] la première condition pour que celles-ci se combinent, c’est leur rencontre simultanée dans un cerveau propre à les combiner » [9]. Certes, Tarde ne met pas de côté l’habileté particulière des inventeurs. Mais cette habileté est avant tout combinatoire et grandement liée à la place particulière, acquise de manière aléatoire, de chacun d’eux. Un inventeur est celui qui est capable, étant donné la place que le hasard lui a attribuée dans le buissonnement des flux imitatifs, de rapprocher deux jugements ou deux modes d’action « jusque-là sans lien apparent, qui, pour la première fois, se présentent comme confirmatifs ou auxiliaires l’un de l’autre » ou, au contraire, de se rendre compte que deux jugements ou deux modes d’action « jusque-là liés se présentent comme contradictoires en tout ou en partie » (p. 272).


D’autre part, Tarde est trop attaché à l’idée d’infinitésimal pour se contenter du dualisme sommaire qui oppose inventeurs et suiveurs. C’est pourquoi – et de plus en plus souvent dans la deuxième partie de son œuvre –, il souligne le fait que tout individu peut produire des inventions et que ce qui distingue l’inventeur qui restera anonyme de celui qu’on se rappellera, c’est simplement les potentiels d’imitation de leurs inventions respectives : « Ce qu’il faut accorder aux adversaires de la théorie des causes individuelles en histoire, c’est qu’on l’a faussée en parlant de grands hommes là où il fallait parler de grandes idées, souvent apparues en de très petits hommes, et même de petites idées, d’infinitésimales innovations apportées par chacun de nous à l’œuvre commune. La vérité est que tous, ou presque tous, nous avons collaboré à ces gigantesques édifices qui nous dominent et nous protègent […] Et, de même que [chacun de nous] a sa petite invention consciente ou inconsciente qu’il ajoute au legs séculaire des choses sociales dont il a le dépôt passager, il a aussi son rayonnement imitatif dans sa sphère plus ou moins bornée, mais qui suffit à prolonger sa trouvaille au-delà de son existence éphémère et à la recueillir pour les ouvriers futurs qui la mettront en œuvre » [10].


De ce point de vue, et c’est de plus en plus vrai dans les sociétés sans cesse irriguées par les flux d’informations transportés par les médias, il y a continuité entre les différents niveaux de novation, et les grands hommes construisent leurs synthèses nouvelles à partir du travail d’innovation minuscule accompli et accumulé par tout un chacun : « Pour adapter leurs dogmes et leurs préceptes religieux à leurs connaissances et à leurs besoins, pour y adapter aussi leurs mœurs et leurs lois, leur morale même, les individus, et principalement ceux qui se sentent les plus inadaptés à leur milieu sinon à eux-mêmes, font des efforts incessants qui aboutissent à de petites trouvailles accumulées. Et, de temps en temps, quelque grand inventeur, quelque grand accordeur surgit » (p. 130-131). En fait, les termes de « grand homme » ou de « génie » doivent être affranchis de toute connotation romantique. L’individu est créateur, non pas d’abord en tant qu’il serait muni d’une puissance imaginative, d’un don divin, mais en tant qu’il est le lieu éventuel du croisement de séries imitatives, qui ne s’étaient jamais croisées jusque-là et qu’il est pour le première fois en mesure de confronter ou de synthétiser : « Gardons-nous de l’individualisme banal qui consiste à expliquer les transformations sociales par le caprice de quelques grands hommes. Disons plutôt qu’elles s’expliquent par l’apparition, accidentelle dans une certaine mesure, quant à son lieu et à son moment, de quelques grandes idées, ou plutôt d’un nombre considérable d’idées petites ou grandes, faciles ou difficiles, le plus souvent inaperçues à leur naissance, rarement glorieuses, en général anonymes, mais d’idées neuves toujours, et qu’à raison de cette nouveauté je me permettrai de baptiser collectivement inventions ou découvertes  » [11]. Ainsi, une société qui favorise l’échange et le croisement des idées ne peut que favoriser la créativité : « À mesure que l’échange et le frottement des idées, que la communication et la transfusion des besoins sont plus rapides, l’élimination des idées et des besoins les plus faibles, par les idées et les besoins les plus forts qu’ils contredisent, s’accomplit plus vite, et, simultanément, en vertu des mêmes causes, les idées et buts qui s’entre-confirment ou s’entraident arrivent plutôt à se rencontrer dans un ingénieux esprit. Par ces deux voies, la vie sociale doit atteindre nécessairement un degré d’unité et de force logique inconnu auparavant » (p. 212).


Ainsi Tarde se représente-t-il la vie de l’esprit humain d’une manière très proche des philosophes américains de son époque : « Le progrès est donc une espèce de méditation collective et sans cerveau propre, mais rendue possible par la solidarité (grâce à l’imitation) des cerveaux multiples d’inventeurs, de savants qui échangent leurs découvertes successives » (p. 207) [12]. À ses yeux, ce qui le distingue cette fois des pragmatistes, tous les possibles sont depuis toujours déjà donnés, et l’inventeur ne fait que faire advenir l’un de ces possibles. C’est pourquoi il précise, quelques années plus tard, en quoi paradoxalement sa conception reste strictement déterministe : « On peut être déterministe et transformiste autant que personne et affirmer la multiplicité des développements possibles, des passés contingents, en tout ordre de faits sociaux et même naturels. Il n’est pas nécessaire d’admettre pour cela l’intervention d’un libre arbitre, d’un libre caprice humain ou divin qui, entre toutes ces voies idéales, choisit à son gré ; il suffit de croire à l’hétérogénéité, à l’autonomie initiale, des éléments du monde, qui, recelant des virtualités inconnues et profondément inconnaissables, même à une intelligence infinie, avant leur réalisation, mais les réalisant suivant leur loi propre, au moment voulu par cette loi, font jaillir des profondeurs de l’être, à la surface phénoménale, de réelles nouveautés impossibles à prévoir auparavant » [13].


On peut évidemment contester un tel parti pris philosophique. Je ne le discuterai pas ici, me limitant aux conséquences que Tarde en tire du point de vue sociologique. Une fois une « invention » lancée, aussi petite soit-elle, elle est immédiatement copiée et dupliquée à un très grand nombre d’exemplaires. Il se forme ainsi, derrière chacune d’entre elle, une espèce de traîne ou de chaîne imitative plus ou moins ramifiée. Ces chaînes, par exemple celle qui commence avec une trouvaille de langage ou un simple jeu de mots, sont parfois très courtes et ne dépassent guère le cercle d’amis et l’époque de leur inventeur. D’autres, comme c’est le cas avec les grandes religions, sont au contraire très longues et très touffues, et peuvent s’étendre sans peine sur des époques très éloignées les unes des autres.


L’individuation psychique – et cela aussi mérite d’être souligné au regard des reproches d’idéalisme individualiste que l’on a faits à Tarde – n’est donc pas donnée par l’évidence d’un cogito qui s’auto-fonderait au cours d’une démarche réflexive ou par l’épreuve pratique de sa volonté et de son imagination créatrice (qui sont les trois figures classiques du sujet philosophique). D’une part, elle n’est en effet qu’un simple point dans l’entrecroisement de ces milliards d’arbres imitatifs qui se déploient dans le temps et parfois depuis des millénaires ; de l’autre, elle est le produit extrêmement fluctuant d’une construction-déconstruction permanente, commencée depuis la petite enfance, menée avec des matériaux que lui fournissent l’ensemble des autres individus de la société, vivants ou morts [14]. L’individuation collective, quant à elle, s’explique moins par la spécialisation et l’interdépendance des fonctions productives (la division sociale du travail), ou par l’existence de droits et de coutumes juridiques (le contrat social), que par le fait que les individus qui composent ce groupe ont un ensemble suffisant de désirs et de croyances communs. Tarde est d’accord sur ce plan avec Durkheim, mais alors que celui-ci prend cette communauté comme une donnée sui generis, Tarde refuse ce postulat qu’il considère comme métaphysique et veut ramener cette communauté aux actes individuels d’invention et d’imitation qui en sont à l’origine : « Cette similitude mentale que se trouvent revêtir à la fois des dizaines et des centaines de millions d’hommes [il parle des Européens de diverses nationalités] n’est pas née ex abrupto ; comment s’est-elle produite ? Peu à peu, de proche en proche, par voie d’imitation. C’est donc là toujours qu’il faut en revenir » [15]. Ainsi, pour lui, un groupe social se définit-il non pas comme une entité qui imposerait ses contraintes aux individus mais comme « une collection d’êtres en tant qu’ils sont en train de s’imiter entre eux ou en tant que, sans s’imiter actuellement, ils se ressemblent et que leurs traits communs sont des copies anciennes d’un même modèle » (p. 128). Tous les individus d’un même groupe social possèdent des désirs et des croyances de même origine mais qui n’ont pas été nécessairement transmis par les mêmes canaux. Mais chacun d’entre eux est absolument unique car il est le carrefour d’une infinité de séries imitatives dont la probabilité que leur combinaison soit semblable à toute autre est nulle.


Du point de vue tardien, le « flux » social apparaît ainsi sous un aspect qui n’a plus grand chose à voir avec les conceptions continuistes et linéaires de l’évolutionnisme. D’une part, ce flux ne dépend plus d’enchaînements de causes et d’effets déterminés par des « lois » simples et universellement agissantes, mais au contraire d’un fourmillement d’événements infinitésimaux, discrets et instantanés d’invention, dont nous ne percevons en fait que la résultante : « Au moment où cette nouveauté, petite ou grande, est conçue ou résolue par un homme, rien n’est changé en apparence dans le corps social, […] et les changements graduels qu’apporte l’introduction de cet élément nouveau dans le corps social semble faire suite, sans discontinuité visible, aux changements antérieurs dans le courant desquels ils s’insèrent. De là, une illusion trompeuse qui porte les historiens philosophes à affirmer la continuité réelle et fondamentale des métamorphoses historiques. Leurs vraies causes pourtant se résolvent en une chaîne d’idées très nombreuses à la vérité, mais distinctes et discontinues, bien que réunies entre elles par les actes d’imitation, beaucoup plus nombreux encore, qui les ont pour modèles » (p. 62).


Mais d’autre part, la logique même de l’imitation qui suit les inventions empêche toute diffusion régulière et harmonieuse. La forme du flux historique n’est donc en rien calculable à la manière du démon de Laplace. En effet, derrière chaque innovation, le nombre de branches de l’arbre imitatif qui en est issu devrait augmenter au cours du temps selon « une progression géométrique ». Dès la socialisation de son invention, un individu devrait être imité par au moins un autre individu, puis ces deux individus devraient l’être à leur tour par au moins deux autres, puis ces quatre à leur tour par au moins huit autres, et ainsi de suite : « D’eux-mêmes donc, une idée ou un besoin, une fois lancés, tendent toujours à se répandre davantage, suivant une vraie progression géométrique » (p. 174). Mais cette progression de l’imitation ne se réalise jamais complètement, non pas d’ailleurs parce qu’une invention épuiserait d’elle-même son potentiel de diffusion (car pour Tarde toute virtualité aspire toujours à s’exprimer et à se diffuser universellement), mais parce que chaque onde imitative rencontre toujours dans sa course de nombreuses autres ondes du même type qui lui font concurrence, parfois l’équilibrent et parfois la font même reculer : « C’est là le schème idéal [la progression géométrique] auquel se conformerait la courbe graphique s’ils pouvaient se propager sans se heurter entre eux. Mais, comme ces chocs sont inévitables un jour ou l’autre et vont se multipliant, il ne se peut qu’à la longue chacune de ces forces sociales ne rencontre sa limite momentanément infranchissable et n’aboutisse, par accident, nullement par nécessité de nature, à cet état stationnaire pour un temps, dont les statisticiens en général paraissent avoir si peu compris la signification. Stationnement ici, comme partout d’ailleurs, signifie équilibre, mutuel arrêt de forces concurrentes […] ajoutons que les plateaux sont toujours des équilibres instables. Après une horizontalité plus ou moins approximative, plus ou moins prolongée, la courbe va se remettre à monter ou à descendre, la série à croître ou à décroître, suivant qu’il surviendra une nouvelle invention auxiliaire ou hostile, confirmative ou contradictoire » (p. 175).


La société, les groupes et les individus sont donc composés d’une multitude de forces ou d’ondes imitatives qui, tantôt courent parallèlement les unes aux autres, tantôt se croisent et s’affrontent, tantôt se chevauchent et s’entraident. C’est pourquoi Tarde associe aux lois de l’invention et de l’imitation une troisième loi toute aussi importante, la « loi d’opposition », qu’il explicite quelques années plus tard dans un nouvel ouvrage intitulé L’Opposition universelle (1897). Portant sa réflexion un peu plus loin, il y fait remarquer que le tissage des sociétés modernes et des différents groupes sociaux n’est pas fait seulement des inventions et des ondes d’imitation qui passent d’individu à individu et instituent ainsi au jour le jour les innombrables ressemblances psychiques qui les font appartenir à ces communautés ; il est aussi le produit des « chocs » entre ces ondes, c’est-à-dire des milliards de « duels logiques » (duel entre deux croyances) ou « téléologiques » (duel entre deux désirs) auxquels les individus sont confrontés : « On verra que la vraie opposition sociale élémentaire doit être cherchée au sein même de chaque individu social, toutes les fois qu’il hésite entre adopter ou rejeter un modèle nouveau qui s’offre à lui, une nouvelle locution, un nouveau rite, une nouvelle idée, une nouvelle école d’art, une nouvelle conduite. Cette hésitation, cette petite bataille interne, qui se reproduit à millions d’exemplaires à chaque moment de la vie d’un peuple, est l’opposition infinitésimale et infiniment féconde de l’histoire ; elle introduit en sociologie une révolution tranquille et profonde » [16] .


Quand deux ondes imitatives contradictoires parviennent en même temps à un individu, elles font osciller son esprit entre le pour et le contre comme dans un débat entre deux personnes dont l’esprit prendrait tour à tour le rôle : « Jamais, dans le cerveau d’un individu, coexistence pareille de contraires ne se produit ou ne dure à l’état normal ; mais chez tous les individus, il y a succession de thèses et d’antithèses, d’aller et retour d’un état à l’état inverse, et, soit qu’ils se fixent, comme c’est la règle, en une conviction et une résolution momentanément définitive, en un état relativement stable, soit qu’ils persévèrent exceptionnellement dans cette vie oscillatoire, ils contribuent à former ou à maintenir quelqu’une des antinomies nationales » [17]. Plus loin : « Chaque individu, tour à tour, affirme et nie, nie et affirme la même chose, désire et repousse, repousse et désire le même objet ; chaque individu, tour à tour, parle et écoute, espère et craint, différencie et assimile, analyse et synthétise, commande et obéit, produit et consomme, vend et achète, est créancier et débiteur, demandeur et défendeur, artiste et critique, etc. » (p. 114). L’issue de ces hésitations peut, soit être repoussée à plus tard, soit prendre la forme d’une résolution au profit d’une des deux thèses en présence qui met fin, au moins momentanément au débat. Ainsi se construisent les oppositions sociales, qui ne sont que les résultantes collectives de ces duels logiques et téléologiques infinitésimaux : « C’est quand l’irrésolution individuelle a pris fin que l’irrésolution sociale prend naissance et prend forme » [18].


S’il est vrai que chaque groupement social constitue un champ de forces multidirectionnelles et parfois opposées, il faut donc préciser que ces forces ne sont pas, comme le soutiennent de nombreux sociologues ou philosophes, des êtres réels. De même qu’un groupe social n’a pas d’existence en soi mais s’établit à partir des caractères infinitésimaux semblables, acquis par imitation par les individus, de même les conflits internes à chaque groupement ne doivent pas être réifiés, car ils s’enracinent dans ces myriades de minuscules conflits internes aux individus soumis à des flux imitatifs concurrents, contradictoires ou partenaires, qui y vibrionnent rythmiquement en permanence et qui parfois se figent un instant avant de reprendre de nouveau leurs oscillations : « Entrons dans le détail des organismes et des sociétés, et partout nous verrons les superficielles ou apparentes oppositions simultanées présentées par les faits de masse se résoudre en réelles et profondes oppositions rythmiques qui se déroulent dans le sein des cellules ou des organes, des consciences individuelles ou des groupes élémentaires […] Qu’est-ce qui constitue, dans une société établie, les nombreuses antithèses d’affirmations et de négations, de désirs et de contre-désirs, dont elle est la synthèse ? Cet équilibre social, la coexistence en chaque État des pensées les plus contradictoires exprimées dans une même langue à la logique et harmonieuse grammaire, et dans une même religion savamment théologique ; la coexistence des besoins et des intérêts les plus contraires, des droits et des devoirs, des pouvoirs les plus opposés, des partis, des sectes, des écoles, des classes, des corporations les plus antagonistes, contenus dans les limites d’un même corps de droit, d’une même constitution, d’un même régime économique ; enfin, la coexistence, dans une même civilisation, grande société internationale, de puissances qui s’entre-limitent, d’armées qui s’entre-opposent et se neutralisent mutuellement ; cet équilibre social n’a lieu que parce qu’il s’accomplit des milliers et des milliers de rythmes individuels, de phénomènes périodiques et alternatifs » [19] . Ainsi, si on l’observe du point de vue de l’opposition, on arrive à la même conclusion que du point de vue de l’imitation, « l’univers est plein de rythmes multiformes, entrecroisés à l’infini » (p. 115).


Tous ces conflits tendent avec le temps à se résorber ou tout au moins à s’intégrer dans des formes sociales plus ou moins stabilisées, ce que l’on appelle des institutions : « Quand l’irrésolution sociale s’est produite et accentuée, il faut qu’elle se résolve à son tour en résolution. Comment cela ? par une nouvelle série d’irrésolutions individuelles suivies d’actes d’imitation […] Finalement, si l’unanimité, jamais parfaite, parvient à se réaliser dans une certaine mesure, toute irrésolution, soit individuelle, soit sociale, se trouve à peu près terminée. C’est le terme inévitable. Tout ce que nous voyons aujourd’hui accepté, installé, ancré dans les mœurs ou les croyances, a commencé par être l’objet d’ardentes discussions. Il n’est pas d’institution pacifique qui n’ait la discorde pour mère » [20]. Ici, Tarde ne choisit pas entre darwiniens, libéraux et hégéliens. Tous les types de processus existent dans la société. Il est vrai que le processus d’institutionnalisation se fait le plus souvent par élimination d’une des deux ondes contradictoires : « Si le besoin de lever cette contradiction est senti avec une énergie suffisante, on prend les armes, et la victoire a pour effet de supprimer violemment l’un des deux duellistes » (p. 228). Mais il peut se faire aussi par l’établissement d’un balancement équilibré ou d’un modus vivendi entre forces opposées : « L’ordre, en effet, la conservation sociale, provient souvent d’un balancement ou d’un équilibre de tendances contraires, d’où résulte la constance des moyennes statistiques » [21] ; ou encore, par leur synthèse au sein d’une nouvelle invention : « On voit très souvent les antagonistes réconciliés, ou l’un d’eux expulsé par l’intervention d’une découverte ou d’une invention nouvelle » [22] .


Quel que soit le chemin emprunté, la logique sociale débouche ainsi sur la constitution de groupes sociaux et d’institutions relativement stables. Des systèmes se forment, qui harmonisent, pour un temps, les entrecroisement des ondes imitatives : « Regardons par-dessous les noms et les dates, par-dessous les batailles et les révolutions, que voyons-nous ? Des désirs spéciaux, provoqués ou surexcités par des inventions ou des initiatives pratiques dont chacune apparaît en un point et rayonne de là incessamment comme une sphère lumineuse, s’entrecroisant harmonieusement avec des milliers d’ondulations analogues dont la multiplicité n’est jamais de la confusion, et aussi des croyances spéciales, apportées par des découvertes ou des conjectures théoriques, qui rayonnent semblablement avec une rapidité et dans des limites variables. L’ordre dans lequel éclosent et se succèdent ces inventions et ces découvertes n’a rien que de capricieux et d’accidentel dans une large mesure ; mais à la longue, par l’élimination inévitable de celles qui se contrarient […], le groupe simultané qu’elles forment devient concert et cohésion. Considérée ainsi, comme une expansion d’ondes émanées de foyers distincts, et comme un arrangement logique, de ces foyers et de leurs cortèges ondulatoires, une nation, une cité, le plus modeste épisode du soi-disant poème de l’histoire, devient un tout vivant et individuel, et un spectacle beau à contempler pour une rétine de philosophe » (p. 168-169).


Mais ces formes sociales, ces « individus » collectifs, ne durent jamais éternellement car les individus qui les soutiennent sont constamment soumis à des rayonnements imitatifs venant de l’extérieur ou de l’intérieur qui viennent déstabiliser leur certitudes et les orientations de leurs désirs. Les infimes et permanentes oscillations du désir et de la foi ne s’arrêtent jamais, car à peine une résolution a-t-elle été prise que la voilà de nouveau remise en question par une nouvelle onde qui arrive : « C’est donc là le grand procédé universel ; mais à quoi sert-il ? Ne sert-il qu’à se répéter et à se multiplier lui-même de telle sorte que ces deux idées : Répétition et Opposition, l’une portant l’autre, seraient raison suffisante l’une de l’autre ? Non ; tout cela, répétitions de tout genre, physiques, vitales, mentales, sociales, n’est bon qu’à l’universelle variation. L’utilité de ces équilibres, c’est leur rencontre et la déséquilibration rééquilibrante qui en résulte […] L’utilité des ondulations, ce sont leurs interférences, leurs altérations réciproques, production d’ondes nouvelles et plus compliquées ; […] comme l’utilité des œuvres sociales de l’homme, ce sont leurs croisements aussi et leurs hymens en nouvelles inventions, en nouvelles œuvres plus hautes et plus richement nuancées » [23] .


On comprend dès lors pourquoi, surtout depuis qu’elles sont sillonnées en tous sens par de nouveaux moyens de communication, de transport et d’information, les sociétés contemporaines apparaissent comme des vastes surfaces ou, mieux encore, comme d’immenses volumes agités par des ondes imitatives de plus en plus nombreuses et de plus en plus rapides qui se croisent, se réverbèrent, s’entraident ou s’affrontent, se vainquent ou se dépassent, et qui font incessamment varier la tension qui règne en chacun de leurs points : « Des vagues d’espérances ou de craintes, qui s’entrechoquent perpétuellement sous la surexcitation intermittente d’idées nouvelles suscitant des besoins nouveaux : qu’est-ce autre chose que la vie sociale ? » [24]. La société contemporaine ne constitue pas un ordre stable, fixe, descriptible sous la forme d’un tableau synoptique hiérarchisé de groupes sociaux ou même d’un système de fonctions interdépendantes ; elle ne connaît plus les rythmes réguliers qui organisaient jusque-là l’individuation psychique et collective ; elle est un milieu arythmique formé d’atomes individuels en perpétuelle oscillation interne et sans cesse potentialisés/dépotentialisés par des croisements de flux qui se déplacent en tous sens. Ainsi la sociologie tardienne apparaît-elle comme l’un des premiers essais de grande envergure pour tenter de rendre compte des nouvelles formes d’organisation sociale en train de naître du fait de la dérythmisation induite par le développement des techniques médiatiques. Et en cela, elle constitue une véritable « logique de l’arythmie ».


On a souvent dit que Tarde ouvrait le chemin à une sociologie des médias, mais, on le voit, ce que l’on entend aujourd’hui par ce terme, en gros depuis les travaux de McLuhan, ne recouvre qu’une petite partie de la sociologie à laquelle il pensait [25]. Pour Tarde, le développement des techniques médiatiques a évidemment une importance cruciale dans les transformations des sociétés contemporaines, mais ces effets ne peuvent se comprendre et se juger qu’à l’aune fournie par le primat du langage, au sens de la conversation, c’est-à-dire d’une interaction non pas seulement de type rationnel, mais aussi et surtout de type inconscient entre les individus. En ce sens, contrairement aux théoriciens fascinés par les seuls aspects techniques des médias, on peut dire que toutes les sociétés ont toujours été des sociétés médiatiques car, avant de disposer de techniques de communication, les hommes ont depuis toujours été des êtres parlants [26]. Ainsi manque-t-il très souvent un étage – qui pourtant est le plus important – aux descriptions sociologiques contemporaines. Le cas des analyses concernant l’Internet est ici très significatif de cette tendance à prendre la technique comme un objet autonome et qui produirait par lui-même un certain nombre d’effets sociaux. Dans la mesure où tout s’enracine dans le fait que les hommes parlent, toutes les techniques médiatiques ne sont jamais que des prothèses que l’homme a inventé pour démultiplier ses pouvoirs d’interaction et c’est donc par rapport à ceux-ci, notamment par leurs effets en retour sur ces capacités, que l’on doit les décrire et les juger. Seule la perspective offerte par le langage permet de sortir des caricatures et de montrer que, comme toute prothèse, ces techniques peuvent avoir des effets positifs en terme de liberté et de possibilité d’action nouvelles, mais qu’elles peuvent aussi se retourner contre leur source et l’étouffer.

Notes

[1G. Tarde, Les Lois de l’imitation…, op. cit., p. 58.

[2Sauf chez Bruno Latour et chez quelques philosophes.

[3G. Tarde, L’Opposition universelle, op. cit., p. 312.

[4G. Tarde, Les Lois sociales, op. cit., p. 116-117.

[5« Nous conservons donc au “grand homme” sa place dans la chaîne ou plutôt dans le tissu des causes », S. Freud, L’Homme Moïse…, op. cit., p. 205.

[6« À vrai dire, découvrir comme inventer demeure toujours le secret des génies », G. Tarde, La Logique sociale…, op. cit., p. 276.

[7G. Tarde, Les Lois de l’imitation…, op. cit., p. 196.

[8G. Tarde, Les Lois de l’imitation…, op. cit., p. 197.

[9G. Tarde, La Logique sociale, op. cit., p. 267.

[10G. Tarde, Les Lois sociales, op. cit., p. 127.

[11G. Tarde, Les Lois de l’imitation…, op. cit., p. 62.

[12Cette proximité n’est d’ailleurs probablement pas pour rien dans le succès qu’a rapidement connu Tarde aux États-Unis.

[13G. Tarde, La Logique sociale, op. cit., p. 255.

[14Tarde reprend ici l’idée de Comte selon laquelle les membres les plus nombreux de la société sont les morts.

[15G. Tarde, Les Lois de l’imitation…, op. cit., p. 120.

[16G. Tarde, Les Lois sociales, op. cit., p. 79-80.

[17G. Tarde, L’Opposition universelle, op. cit., p. 114.

[18G. Tarde, Les Lois de l’imitation…, op. cit., p. 225.

[19G. Tarde, L’Opposition universelle, op. cit., p. 113-114.

[20G. Tarde, Les Lois de l’imitation…, op. cit., p. 226.

[21G. Tarde, L’Opposition universelle, op. cit., p. 310.

[22G. Tarde, Les Lois de l’imitation…, op. cit., p. 228.

[23G. Tarde, L’Opposition universelle, op. cit., p. 116.

[24G. Tarde, Les Lois de l’imitation…, op. cit., p. 219.

[25McLuhan – ignorance ou malhonnêteté ? – ne cite du reste ni Tarde ni Simmel. Voir La Galaxie Gutenberg (1962), Paris, Gallimard, 1977 et Pour comprendre les médias (1964), Paris, Le Seuil, 1968.

[26Dominique Wolton critique depuis longtemps et à bon escient l’idéologie techniciste de la plupart des études consacrées aux médias. Mais on ne voit pas très clairement sur quoi il s’appuie pour effectuer cette critique. Le langage est presque aussi absent de ses travaux que de ceux qu’il conteste. Voir D. Wolton : Penser la communication, Paris, Flammarion, 1997 ; Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion, 2000.

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