La nouvelle édition des Éléments de rythmanalyse et autres essais sur les temporalités, parue grâce à Claire Revol en 2019 chez Eterotopia, vient d’être traduite en portugais par Flávia Martins, professeur de géographie à l’UFF, et Michel Moreaux, docteur en géographie de l’UERJ. L’ouvrage est publié par l’éditeur Consequência.
Cette préface est une invitation à la lecture des Éléments de rythmanalyse : introduction à la connaissance des rythmes, d’Henri Lefebvre. Nous souhaitons que cette œuvre aux multiples dimensions circule amplement et qu’elle soit portée à la connaissance de ceux qui commencent leurs études, comme apport à la connaissance théorique et critique du quotidien, traversant les sciences parcellaires, recomposant la fragmentation entre le temps et l’espace.
Cette préface s’accompagne d’une rapide mise en garde. Traduire cet auteur est un défi, particulièrement cette œuvre posthume (MOREAUX, 2014). Car il s’agit de considérer l’ensemble des œuvres publiées par Lefebvre au cours du XXe siècle. Ainsi, la traduction doit identifier des interlocutions : que ce soit avec d’autres auteurs ou d’autres œuvres, ou bien avec les propres textes de l’auteur. Il faut aussi avoir à l’esprit les contextes politiques, sociaux et même les débats scientifiques pour lesquels l’auteur s’est intéressé. Ces références sont parfois évidentes, ou bien implicites. Nous avons cherché à en dévoiler quelques-unes, qui nous paraissaient centrales, mais nous sommes certains que cette traduction sera un point de départ pour de nouveaux approfondissements. L’invitation est faite.
Nous avons organisé cette préface en plusieurs parties. La première cherche à établir un dialogue avec les principales questions soulevées dans les préfaces de René Lourau et de Claire Revol et la postface de Thierry Paquot, toutes traduites dans cette édition. Ensuite, nous indiquons quelques perspectives d’appréhension de l’œuvre au Brésil. Enfin, nous listons quelques éléments présents dans l’œuvre Rythmanalyse proprement dite. La richesse de cette édition mérite d’être saluée, car elle réunit d’autres textes fondamentaux pour la compréhension de la rythmanalyse [1] présentée par Lefebvre, tels que « l’Essai de rythmanalyse des villes méditerranéennes » et le « Projet rythmanalytique ».
Pour débuter ce parcours, revenons à la préface de l’édition française de 1992, de René Lourau. Ce petit texte nous invite à entrer dans le jardin secret d’Henri Lefebvre. Comme le souligne Lourau, ce jardin abrite des éléments qui s’inscrivent dans la continuité de réflexions présentes dans l’ensemble des trois volumes de la Critique de la Vie Quotidienne, datés de 1947, 1961 et 1981, encore sans traduction au Brésil.
Si la Rythmanalyse peut être considérée comme étant une quatrième étape dans l’élaboration d’une Critique de la Vie Quotidienne, bien qu’il s’agisse d’un manuscrit inachevé et publié de manière posthume, cela revient à dire que l’ensemble des réflexions présentes dans les trois volumes doit rester présent et opérant dans notre approche de la Rythmanalyse. Pour nous approprier de cette œuvre, il parait ainsi important de prendre pour référence l’approche adoptée par l’auteur pour traiter du quotidien dans ces œuvres antérieures qui, d’une certaine manière, sont reprises dans la Rythmanalyse.
Comme point de départ, le quotidien est pensé comme un champ de recherche qui surmonte la séparation entre la connaissance et la méconnaissance, entre la philosophie et la non philosophie. En 1946, le quotidien est défini par l’auteur comme le mouvement dialectique de la triade besoins-désirs-jouissances et ne s’éloigne pas d’éléments comme « le travail et le non-travail, l’usage et l’échange » (LEFEBVRE, 1981, p. 18).
Cette réflexion tient certainement compte de la dimension que le quotidien va prendre pour Lefebvre dans les décennies suivantes, colonisé par la consommation bureaucratiquement dirigée. Pour dévoiler cela, l’auteur indique que la manipulation de la construction des besoin demandait « une théorie des représentations dont se servent les manipulateurs, ce qui inclut l’examen critique des symbolismes, de l’imaginaire social et individuel, de la “culture” »(LEFEBVRE, 1981, p. 32).
Dans le volume de 1981, il entrevoit la société post-industrielle et informationnelle et signale que le quotidien s’est consolidé jusqu’ici comme un champ d’appréhension, tantôt perçu comme un abri, tantôt comme le lieu de transformations, tantôt empêchant des ruptures ou bien encore les tissant. Étant une appropriation du temps et de l’espace, le quotidien ne se réduirait ni au naturel, ni au mental. Il serait situé entre la pratique sociale et la pensée théorique, étant à la fois situé en-deça et au-delà. Il devient produit et résidu des activités parcellaires et spécialisées, loin d’être leur somme. Il résulte de deux modalités du répétitif, le cyclique et le linéaire et, sur ce point, la rythmanalyse, déjà énoncée dans le premier volume, apparaît comme partie d’un horizon plus ample.
Pour Lefebvre (1981, p. 8), « le quotidien, comme le langage, contient, impliquées mais voilées dans et par les fonctions, des formes évidentes et des structures profondes ». Ainsi, positionner la rythmanalyse dans le mouvement de la critique de la vie quotidienne signifie l’actionner comme praxis de la déconstruction d’une unicité apparente et spectaculaire, organisatrice des choses dans l’espace et définissant un temps linéaire et constant.
La rythmanalyse nous fournirait des chemins, peut-être incomplets, certainement ouverts, pour transfigurer le présent en présences, complexes et coexistantes. Grâce à l’appréhension sensible, elle nous permettrait d’élaborer la critique de la chosification, « pour se défaire de la matérialité en soi, comme chose, produit, dirigée par la marchandise en tant qu’abstraction concrète, approfondissant la compréhension de la complexité de l’espace-temps, ce qui inclut l’énergie, tissée par les rythmes, polyrythmies et arythmies » (DAMIANI, 2021, p. 13).
Retournons alors au jardin secret en compagnie de Claire Revol, pour observer des questions centrales et actuelles. Nous pensons en effet que sa préface constitue un apport significatif pour cette édition brésilienne, car elle est associée au contexte d’études qu’elle a réalisées. Citons notamment l’article « Le succès de Lefebvre dans les urban studies anglo-saxonnes et les conditions de sa redécouverte en France », de 2012, et sa thèse de 2015, qui s’intitule : La rythmanalyse chez Henri Lefebvre (1901-1991) : Contribution à une poétique urbaine.
À travers son texte, l’auteure contextualise les volumes de la Critique de la Vie Quotidienne dans la trajectoire de vie et l’activité politique de Lefebvre, soulignant l’impact de la sociologie radicale dans le second volume et citant des collaborations importantes de l’auteur à l’époque, avec Edgar Morin et Guy Debord, par exemple.
Faisant écho à la reconsidération du corps sensible, elle nous rappelle opportunément que « l’aliénation dans la vie quotidienne des femmes est scrutée de manière attentive dans les tomes de la Critique de la vie quotidienne » (REVOL, 2019), impliquant la rythmanalyse dans un champ obligatoire des débats contemporains. Lorsqu’elle cite le second volume de la Critique de la vie quotidienne, l’auteure expose des éléments centraux et bien connus, tels que
l’augmentation de la consommation de biens, transformation des modes d’habiter par l’organisation des fonctions urbaines et d’habitat, répétitivité de la vie quotidienne, si bien résumée par l’expression « métro-boulot-dodo », émergence d’une technocratie pour gouverner une vie sociale fondée sur l’optimisation, réduction de la communication à des signaux qui façonnent des comportements, sur le modèle de la publicité (REVOL, 2019).
Son regard sur ce qui nous afflige au quotidien nous paraît central, quand elle précise qu’aujourd’hui « le mal principal n’est plus l’ennui mais l’urgence, le burn-out et l’impossible concordance de temporalités multiples et dispersées, rassemblées en temps réel sur les réseaux mondiaux de l’internet » (REVOL, 2019). Un autre point important se situe dans la démesure des transformations posées dans la relation société/nature, dans la « déconnexion des temps et des temps de la vie sociale », dans « l’irréversibilité des changements climatiques et des catastrophes nucléaires ». De cette manière, elle érige le champ de l’écologie politique comme centralité pour une rencontre fructueuse avec la rythmanalyse, revendiquant une pédagogie de l’appropriation qui inclurait les rythmes du corps, des naturels jusqu’aux sociaux, comme construction possible d’habiter le monde.
Nous pensons que les considérations de Revol contribuent à une nécessaire remise à jour de la manière de parler de la rythmanalyse, à partir de soucis au quotidien, pénibles et éprouvants, qui vont au-delà du poids de la routine et de l’ennui, pouvant aller jusqu’à la violence du contrôle associée à la militarisation. Pour Lefebvre (1992, p. 93), « la puissance politique sait utiliser et manipuler le temps, les dates, les horaires. Elle combine les déploiements de ceux qu’elle emploie (individus, groupes, sociétés entières), les rythme. Ce qui s’appelle officiellement la mobilisation. Les autorités doivent connaître la polyrythmie du corps social qu’elles mettent en mouvement. C’est le cas extrême, révélateur de la rythmanalyse à la fois officielle et empirique – politique et militaire. »
La polyrythmie qui existe dans nos villes est fréquemment transformée en a-rythmie à partir de contrôles divers et de la militarisation des espaces urbains. Les chemins que Thierry Paquot indique dans la postface pour la rythmanalyse, comme champ d’intervention possible sur la polyrythmie des villes, capable d’englober des expressions de la différence, que ce soit du point de vue générationnel, du genre, entre autres possibilités, rencontrent des réalités distinctes dans les villes brésiliennes.
Au Brésil, les villes dites intelligentes ont été beaucoup plus implantées comme des versions de Villes Assiégées (GRAHAM, 2016), à partir de l’affirmation d’une intelligence qui exerce le contrôle et la violence à partir de filtres très spécifiques, ou purement fonctionnalistes, organisant les flux du transit, par exemple. Il faut bien souligner qu’il s’agit d’un champ de disputes pour différents collectifs et actions organisés sur des territoires populaires, et que ceux-ci cherchent à changer ce cadre au quotidien de manière critique, en construisant d’autres intelligences.
Toujours en référence au texte de Paquot, nous souhaitons attirer l’attention sur l’important relevé bibliographique que l’auteur réalise autour de la rythmanalyse, citant diverses recherches, pratiques et textes qui sont produits de par le monde. Pour nous, au Brésil, la formation de cette bibliographie n’en est qu’à ses débuts. En relation à la géographie et aux études urbaines, les travaux commencent à absorber la rythmanalyse, cherchant principalement à la mettre en relation avec la production de l’espace. Récemment, la polyrythmie a été mobilisée à travers l’approche des Villes Insomniaques (GÓIS, 2021). Bien qu’ils soient en nombre réduit, ces travaux définissent une diversité d’approches possibles à partir des réflexions de Lefebvre. Les traducteurs de cette édition se sont également appropriés de la rythmanalyse à partir d’exercices très différents, que ce soit pour étudier l’Art Public dans la ville (MOREAUX, 2020), ou bien pour comprendre l’endettement lié au foncier dans la métropole (MARTINS, 2010).
En vérité, nous percevons la pénétration de la rythmanalyse dans des champs de recherche divers, avec par exemple des auteurs qui cherchent à reconstituer le fil de la genèse de ce terme. L’un des bouts de ce fil est celui du philosophe portugais Pinheiro dos Santos, pas si perdu que cela. Dans un article récent, le chercheur et doctorant en philosophie Geraldo Dias (2018) ne laisse aucun doute sur le rôle précurseur de Pinheiro dos Santos quant aux origines de l’usage du terme rythmanalyse. Loin de considérer son protagonisme et sa présence dans le débat comme accidentels ou fantasmagoriques, il les définit comme consistants et insérés dans un « corpus éditorial » plus ample.
À partir d’une recherche systématique sur le Portail de la Bibliothèque Nationale Brésilienne, l’auteur identifie la présence de Pinheiro dos Santos dans des séminaires et mentionne la circulation de fascicules et d’essais, dont l’un a pu être envoyé au philosophe français Gaston Bachelard, qui l’a cité dans la Dialectique de la durée. C’est en effet à travers Bachelard que Lefebvre « emprunte » le terme rythmanalyse, également cité dans la Psychanalyse du feu.
Lefebvre mentionne Pinheiro dos Santos et paraît reconnaître son usage initial de ce terme. Geraldo Dias confirme actuellement cette hypothèse à travers l’étude de trois essais de Pinheiro dos Santos, « le premier intitulé Novos problemas : le second intitulé, précisément, Rythmanalyse, et le troisième intitulé Rythmanalyse et Psychanalyse » (DIAS, 2018, p. 47), tentant dans ce dernier essai de rapprocher la rythmanalyse de la psychanalyse de Freud.
Le contexte international de l’époque explique peut-être pourquoi les idées de Pinheiro dos Santos ont si peu circulé. Persécuté par la dictature salazariste et exilé au Brésil, il a cherché à construire par ici une meilleure réception des œuvres de Nietzsche et a participé à quelques mouvements, comme la Ligue des Portugais Antifascistes.
Dans un article de 2017, la chercheuse Andreia Paris parcourt un autre chemin, en cherchant les origines du mot rythme et en construisant un champ de compréhension qu’il nous parait opportun de mentionner ici. Dans sa recherche, « le rythme est compris comme un élément paradoxal qui préserve en sa structure aussi bien la capacité d’ordonner que celle de fluer ». (PARIS, 2017, p. 23). Elle a maintenu ces deux interprétations lors de sa recherche, « à cause des infinies possibilités expressives offertes par l’exploration des éléments métriques et fluides du rythme. À partir du dialogue entre mesurer et fluer, nous pensons que la composition rythmique permet de transformer, révéler, regrouper, surprendre et métamorphoser les sons et les mouvements dans la création artistique » (PARIS, 2017, p. 23).
En passant de cette analyse du champ artistique au champ de l’urbain et du quotidien, nous considérons que la compréhension de la composition rythmique des villes peut permettre de révéler et de métamorphoser nos pratiques, à partir de l’identification de contraintes.
En ce qui concerne la redécouverte de Pinheiro dos Santos, cela nous permet d’espérer de nouvelles perspectives pour l’approche de la rythmanalyse. Il l’écrit à une époque spécifique, où le fascisme règne dans son pays d’origine. Malgré les circonstances historiques distinctes, nous publions cette édition à une époque brutalement similaire à la sienne. Ainsi, nous souhaitons formuler que, même si l’exercice de la rythmanalyse nous paraît multiple et ouvert, nous éviterions de la définir seulement à partir de métriques compliquées, sans pour autant rejeter les quantités. Nous éviterions de construire des analyses qui se perdent dans les descriptions rythmiques activées par les sens de notre corps, mais qui occulteraient les contextes de contrôle racial et de genre qui sont en arrière-plan de nos réalités urbaines. Nous éviterions la survalorisation du sensible par le sensible. La réhabilitation du sensible dans la connaissance est un puissant instrument, mais son usage ne se limite pas au sensible, il se doit de cheminer pour transformer le présent en présences, tout en reconnaissant les rencontres manquées.
Comme l’explique Martins (2018, p. 73), il y a des interprétations selon lesquelles « les relations sociales ont seulement lieu dans une unique temporalité, celle du temps linéaire. La complexité historique des relations sociales dans la société contemporaine est diluée (et défigurée) en structures particulières de temporalité unique ». C’est dans ce contexte que la rythmanalyse est mobilisée, puisque « tout comme la matière parait linéaire et immobile, le temps et la durée paraissent linéaires et constants. Ainsi, il est nécessaire de dilater la perception et d’interagir avec ces éléments, de telle sorte que ses formes, continues et discontinues, soient préservées et valorisées » (PARIS, 2017, p. 23).
Une fois ces jalons posés, nous aimerions donner un court aperçu de l’œuvre Eléments de rythmanalyse : introduction à la connaissance des rythmes. Après une brève introduction, elle débute avec le chapitre « Critique de la chose », qui présente la rythmanalyse comme un mouvement nécessaire dans le jeu entre le présent et la présence, dépassant l’apparente cristallisation des relations sociales en des formes et fonctions positionnées dans l’espace, lui-même cristallisé, géométrisé, en des temps qui mesurent et sont mesurés. « Écouter une ville » signifie aussi percevoir sa constitution à partir d’éléments identifiés, discernés par l’écoute et par le regard, révélant les contextes et les contradictions de cette cristallisation. La rythmanalyse nous convoque à appréhender les formes et les fonctions dans leurs processus, en mouvement, le temps et l’espace interférant et se constituant l’un l’autre.
Parmi les diverses paires dialectiques, l’auteur nous en indique une qui est centrale dans l’élaboration des différents plans d’investigation : la répétition et la différence.
Pas de rythme sans répétition dans le temps et l’espace [...]. Mais il n’y a pas de répétition absolue, à l’identique, indéfiniment. D’où la relation entre la répétition et la différence. Qu’il s’agisse du quotidien, des rites, des cérémonies et des fêtes, des règles et des lois, il y a toujours de l’imprévu, du neuf qui s’introduit dans le répétitif : de la différence. (Lefebvre, 1992, p. 14).
Dans Rythmanalyse, cette paire est accompagnée par d’autres, qui nous aident à systématiser l’appréhension sensible : mécanique et organique, découverte et création, cyclique et linéaire, continu et discontinu, quantitatif et qualitatif. Le cyclique vient de la nature, nos jours et nos nuits. Elles ont une période et un recommencement, « l’aube, toujours neuve, toujours nouvelle, inaugure le retour du quotidien » (LEFEBVRE, 1992, p. 17). Les rythmes linéaires sont définis par la pratique sociale, par les actions et les gestes dressés et répétés. Il y a une superposition des rythmes rationnels sur les rythmes naturels, et il y a l’interaction entre les rythmes biologiques du corps et ceux organisés rationnellement.
Concernant les processus sociaux à discerner, quand le corps est la mesure centrale, quelques zones d’ombre peuvent être révélées. L’auteur mentionne des processus historiques et sociaux répétitifs qui tendent à dissimuler les structures qui redéfinissent la cadence de nos vies.
Dans cette entreprise de dévoilement d’un processus social, on aperçoit des enchaînements définissant des rythmes qui finissent par être cachés. Cela est explicité par la métaphore qu’utilise l’auteur, à propos du passage d’un engrenage à vapeur, avec des pistons et tout l’appareillage visible, à un mécanisme électrique, avec la transmission de l’énergie réalisée sous une forme dissimulée, à l’intérieur d’une caisse. Nous pourrions transposer cette occultation jusqu’aux temps actuels. Nos rythmes sont paramétrés à travers des contrôles que beaucoup d’entre nous ne dominent pas.
Ceci étant dit, il n’y a pas de cachette parfaite. C’est pourquoi l’auteur organise une séquence de couches rythmiques pour nous aider à dévoiler les rythmes, des plus exposés jusqu’aux plus cachés, en partant des rythmes secrets, en passant par les rythmes publics, par les fictifs et atteignant les dominés/dominants.
Pour caractériser les interactions entre les rythmes, l’auteur nous présente trois moments : la polyrythmie, comme résultante d’un ensemble complexe de rythmes issus du linéaire ou bien du cyclique ; l’eurythmie, quand il y a une concordance entre la production d’un quotidien normalisé et un ensemble d’interactions plus amples ; et l’a-rythmie, comme étape d’un désaccord, menant à la maladie. Ces trois moments sont à même d’organiser notre immersion comme rythmanalyste dans une ville, en nous invitant à prêter attention aux concordances et désaccords entre les rythmes établis et vécus.
Un brouillon, un contour, un projet. C’est sous cette forme que l’auteur ébauche la rythmanalyse, en construisant un « portrait prédictif »du rythmanalyste. Le corps est ici central. Comme un analyste, ce corps cherchera à rencontrer, identifier et isoler un rythme déterminé, pour ensuite le restituer au mouvement général. Et comment agit le rythmanalyste ? Dans l’un des passages les plus repris dans les traductions et préfaces, l’auteur mentionne : « Il écoute – et d’abord son corps. Il y apprend les rythmes, pour ensuite apprécier les rythmes externes. Son corps lui sert de métronome. » (LEFEBVRE, 1992, p. 32). Pour l’auteur, le rythmanalyste pense avec son corps.
Vient ensuite le chapitre « Vu de la fenêtre ». Il peut être interprété comme un chemin méthodologique d’approximation de l’hypothèse plus générale de la Rythmanalyse. Ce moment du livre présente un exercice de description construit à partir de la fenêtre, ou du balcon de l’auteur. Le pari est d’être en même temps au-dedans et au-dehors de ce qu’on l’on cherche à décrire, connaître et appréhender.
Le rythmanalyste trouve un point de vue qui le positionne au-dedans du contexte qu’il souhaite analyser, et au-dehors, faisant partie d’un contexte plus ample. De plus, il cherche à discerner de éléments et des hiérarchies qui finissent par se mélanger dans un ensemble de bruits. (MARTINS, 2020)
Comme le souligne Revol (2012), le livre Writing on Cities (KOFMAN : LEBAS, 1996), au-delà du fait d’offrir à l’époque la traduction du livre Le droit à la ville, présente le chapitre « Vu de la fenêtre » des Éléments de Rythmanalyse, ainsi que « l’Essai de rythmanalyse sur les villes méditerranéennes » (LEFEBVRE ; REGULIER, 1986). Revol explique que cet extrait choisi de l’œuvre de Lefebvre a permis de mieux mettre en valeur les aspects temporels de sa pensée, qui avaient peu été mis en avant lors de la lecture post-moderne de son œuvre.
Nous en arrivons au débat autour du dressage. Dans ce chapitre, nous considérons centrale la perception selon laquelle « plus les gestes construits socialement sont assimilés, plus ils paraissent naturels, car nous sommes devant la représentation du naturel, de la naturalité. Plus un corps est dressé, plus il parait intégré au contexte qui l’a créé » (MARTINS, 2020). Pour Lefebvre, la construction de nos gestes doit plutôt être comprise comme une construction sociale que comme quelque chose de naturel. Des époques distinctes construisent des corps distincts. La construction sociale de nos gestes peut aussi révéler des frictions et des intentionnalités.
La construction de l’apprentissage et du dressage, de forme mécanique pour l’animal, finit par se ritualiser chez l’humain. Elle s’appuierait sur une triade qui comprend l’activité, ordonnée, directionnée et avec de brefs repos, suivie d’un repos de plus longue durée, le sommeil, par exemple. Enfin, le divertissement, les récompenses. Activité, Repos, Divertissement. D’une certaine manière, on observe l’établissement de cette triade dans le monde du travail, dans le temps et l’espace social de l’urbanisation. Ce dressage a notamment mené à la domination de la femme, de son corps, ou plus exactement, à la division binaire imposée aux corps. On a naturalisé un ensemble de pratiques de dressage qui flirtent quotidiennement avec la violence, se traduisant avec naturalité.
Dans le chapitre intitulé « La journée médiatique », il nous paraît central et actuel de parler de la construction d’une journée sans fin, qui s’étend jour et nuit, ponctuée par les interférences sans limites des téléphones portables, dont les notifications rythment de nombreuses vies. Cela paraît encore plus crucial que de parler de la conquête plaisante de la nuit, ou encore de l’ennui. Gardant à l’esprit qu’une grande part de cette médiatisation s’est transformée en travail, cela décrit une journée sans fin d’un travail exténuant. Cette journée est faite d’une succession de temps faibles, qui déplace notre intérêt vital, comme le souligne Lefebvre, occupant tout notre temps, produisant un quotidien tout en dissimulant sa présence. Ce sont des fragments de temps réunis de forme spectaculaire. Les temps forts auraient lieu grâce à la restitution des dialogues qui, pour l’auteur, ne se réduisent pas à deux personnes, et qui auraient pour rôle de retrouver les présences.
Cependant, la construction sociale de ce temps apaisé nous paraît s’inscrire à nouveau sous une forme plus profonde, et même systématique, dans le chapitre intitulé « Les manipulations du temps ». Celui-ci débute en questionnant la séparation entre temps et espace, qui est vue comme un produit de la domination du capital sur la vie et le vivant. C’est à partir de cette centralité que l’auteur développe son argument. Même si cette séparation est en train d’être dépassée, la genèse du temps social demeure obscure. Pour Lefebvre (1992, p. 71), « l’histoire du temps et le temps de l’histoire gardent plus d’une énigme ». Comme acquisition des réflexions sur le temps, l’auteur défend sa double condition : à la fois fuyant et chronométré, donnant des pistes quant au mouvement entre la répétition et la différence, ou pour le temps qui n’a pas été dominé.
L’auteur aborde la centralité du capital dans cette prise des rythmes par un mouvement qui n’est pas celui de la vie, comme relation profonde de séparation entre la société et la nature. Il en décrit les mouvements et les couches successives, qui mène aussi jusqu’à la séparation entre les hommes. Il nous semble important de souligner qu’à travers cette recherche pour une interprétation plus systématique de ce mouvement, Lefebvre pointe ce « quelque chose qui fonctionne implacablement et produit ses effets ». (LEFEBVRE, 1992, p. 75), une chose avec laquelle les gens ont une participation directe, « en grande partie inconsciente et marchant allègrement, au pas cadencé, avec de la musique militaire, sur la route fatale » (LEFEBVRE, 1992, p. 76).
Les grands rythmes du temps historique incluraient, selon l’auteur, l’apologie et la négation du corps, l’apologie de l’amour et du plaisir suivie par des temps de frivolité, le goût et la négation de la violence. Ils seraient appropriés par les rythmes du capital, qui les transfigurent en dualités conflictuelles de production et de destruction (p. 76). En ce sens, la rythmanalyse, tout en mobilisant le corps et le sensible, ne perd pas de vue la construction sociale et de longue durée des rythmes, cherchant à dévoiler les connections entre des lignes superficielles et des lignes plus profondes de changement.
Enfin, à partir d’une réflexion sur les rythmes et la musique, l’auteur nous invite à percevoir la construction sociale de la musique. Dans cette édition, ce chapitre est enrichi par un entretien et un article sur la relation entre la musique et la sémiologie. La présentation de la musique comme alliance entre l’espace et le temps est centrale, l’énergie délivrée étant le terme qui les unit. Sans cette énergie, le temps et l’espace demeurent des dimensions séparées.
Outre la Rythmanalyse, cette édition comprend « l’Essai de rythmanalyse sur les villes méditerranéennes », texte qui cite Braudel et nous paraît entrer en résonance avec les lignes ci-dessus. Il y a aussi le texte « Le projet rythmanalytique », texte qui présente une séquence d’idées très aboutie et qui fut publiée dans la revue Communications, n°41, en 1985, intitulé L’espace perdu et le temps retrouvé. Ce numéro s’ouvre par un texte introductif d’Edgar Morin et avec des articles qui abordent des perspectives diverses autour de l’espace et du temps, traitant à la fois du concept d’entropie, la théorie de la relativité d’Einstein, l’espace et le temps du point de vue de l’astronomie, le temps biologique, ainsi qu’un article intitulé « Histoires locales, Histoire globale », dans lequel Edgard Morin écrit que « lire le paysage est lire le temps » (MORIN, 1985, p. 219). On peut aussi noter un article de Pierre George intitulé « Cinquante années qui ont transformées les relations avec l’espace » [2]. Ce contexte de publication est important, car il démontre un effort multidisciplinaire autour de ces recherches sur la relation entre l’espace et le temps.
Avant de poursuivre la danse et l’ouvrir aux autres danseurs, une dernière indication : cette traduction n’a pas été faite par des spécialistes. La proximité de l’une d’entre nous avec la traduction s’est opérée comme une forme d’étude, patiente et soigneuse, pratiquée au quotidien à travers une relation proche avec le laboratoire de géographie urbaine de l’université de Sao Paulo, le Labur, grâce à l’invitation de la professeure titulaire et chercheuse Amélio Luisa Damiani.
Cherchant à poursuivre cette pratique d’études au sein du Programme de Post-Graduation en Géographie de l’Université Fédérale Fluminense, il y eut une première phase de lectures et des exercices initiaux de traduction de l’œuvre de la Rythmanalyse, auxquels ont participé les chercheurs Aline Rozenthal de Souza Cruz, Marcos Garcia, Diego Cervantes Ruiz et Tatiane Costa. Cependant, la réalisation de leurs recherches et la traduction avaient des rythmes et des finalités distinctes, et il fut nécessaire d’interrompre l’activité. Cela étant, quelques réflexions sur la rythmanalyse sont présentes dans le mémoire de master de Diego Cervantes Ruiz, intitulée : « La réforme métrique : la mesure et le mesuré dans la ville des feux de signalisation ».
En retournant aux activités de traduction qui ont pris la forme présente, nous avons été parfois solitaires devant les défis qui surgissaient. Certaines solutions nous paraissaient provisoires, mais nous ne nous laissions pas immobiliser. Nous avons habité notre rythme et c’est ainsi que nous avons poursuivi et conclu, provisoirement.
Il est important de souligner que le professeur Marcio Piñon a toujours été à nos côtés, réalisant des lectures critiques de la traduction et joignant ses efforts lors de la révision technique, tout en construisant la médiation avec notre maison d’édition partenaire Consequência. Nous lui devons de nombreuses suggestions et des contributions diverses au long de ce parcours.
Il s’agit aussi de souligner la supervision réalisée par le professeur titulaire Sergio Martins, depuis le Département de Géographie de l’Université Fédérale de Minas Gerais, centrée sur sur des recommandations bibliographiques pertinentes. Nous avons également pu compter sur les questionnements et suggestions de lecture du géographe Pedro Denski.
Le docteur en Géographie Michel Moreaux, outre le fait d’être traducteur, a été infatigable dans la construction du dialogue entre la Consequência et l’éditeur français Eterotopia, que nous remercions chaleureusement.
Pour finir, nous remercions l’appui de la CAPS/ PROEX Projet 0603/2018 pour la publication de ce livre, à travers l’appel à projet internet de la PPGEO-UFF.
Références bibliographiques
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