Extrait de P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005, p. 81-88.
Dans son introduction à la réédition des Nuer, Louis Dumont a fait envers Evans-Pritchard une double opération analogue à celle que Lévi-Strauss avait effectuée en 1950 vis-à-vis de Mauss : il a cherché à montrer, d’une part, qu’Evans-Pritchard aurait anticipé le structuralisme (en lui donnant donc raison à lui), mais que, d’autre part, cette anticipation ne se serait pas réalisée de manière totalement pure (ce qui justifierait du coup les corrections qu’il se sentait obligé de lui apporter). Ainsi, Evans-Pritchard aurait posé les bases de l’« analyse structurale » des « systèmes sociaux » [1], mais sa préoccupation pour la dimension « politique » – qui serait selon Dumont un effet indésirable de notre idéologie individualiste – aurait malheureusement introduit dans son travail une certaine « ambiguïté », qui aurait notamment permis les interprétations réductrices qui en ont été faites postérieurement. Je pense au contraire qu’Evans-Pritchard s’est orienté, avec Les Nuer, dans un sens très différent de ce qu’allait devenir le structuralisme, et que tout en essayant de formaliser ses descriptions à travers la notion de « structure », il a abouti à des conclusions très voisines de celles auxquelles Mauss venait juste d’arriver.
Reprenons le dossier. Evans-Pritchard reconnaît chez les Nuer des formes de regroupement hiérarchisées assez proches de celles énumérées par Mauss : au sommet se trouve le peuple nuer. Celui-ci est composé de sept tribus, elles-mêmes divisées en segments de plus en plus petits, emboîtés les uns dans les autres, appelés par l’anthropologue sections primaires, secondaires et tertiaires. Chaque section tribale tertiaire comprend, pour finir, un certain nombre de communautés villageoises, composées de groupes de parenté et de groupes domestiques [2] . Ces divisions politiques correspondent en grande partie avec les divisions par clans (définis comme les plus étendus des groupes d’agnats qui rapportent leur origine à un ancêtre commun et entre lesquels les rapports sexuels sont interdits) et par lignages (subdivisions du clan), mais celles-ci peuvent aussi se croiser avec les divisions par tribus. Enfin, toutes ces divisions se croisent avec des divisions par sexes, par âges et par générations.
Comme Mauss, Evans-Pritchard note que l’autorité politique ne dépend pas d’une organisation étatique supérieure et commune à tous les Nuer, mais qu’elle est d’ordre systémique [3]. Le peuple nuer forme une communauté extrêmement lâche, qui ne représente qu’une unité de civilisation liée à un territoire, une langue, des formes religieuses, des règles matrimoniales et à quelques coutumes comme l’ablation des incisives inférieures ou les six entailles que portent les hommes au front à partir de leur initiation. Son unité politique n’est assurée par aucune administration centrale, ni par aucun droit commun et ne se matérialise que par l’alliance fugace des tribus qui le composent (apparemment surtout les tribus adjacentes) dans les guerres récurrentes les opposant à leurs voisins Dinka ou aux envahisseurs égyptiens et anglais (p. 148). Les tribus qui composent l’étage inférieur pourraient sembler plus consistantes, mais la logique politique qui y règne est en réalité la même. Chaque tribu porte un nom, implique une solidarité militaire (p. 145) et une obligation morale de régler par arbitrage les vendetta et autres querelles : « Il existe un droit entre membres d’une tribu ; il n’en existe pas entre tribus » (p. 146). Mais celles-ci sont elles-mêmes composées de sections emboîtées les unes dans les autres qui agissent en fait rarement de concert et sont en réalité dans un état permanent de tension les unes avec les autres. La tribu n’a pas plus d’autorité commune que le peuple.
À chaque niveau de la pyramide, on trouve ainsi une forme de solidarité, de communauté ou de groupement qui possède une certaine réalité tout en étant simultanément minée par les divisions internes, ce qui empêche toute formation d’une autorité politique différenciée. Evans-Pritchard décrit cette situation paradoxale à travers l’expression oxymorique d’« anarchie ordonnée » (p. 22). Or, comme Mauss, il met l’accent, pour expliquer ce phénomène, à la fois sur l’aspect différentiel des groupements et sur le croisement des divisions. Le peuple nuer fait partie du système des peuples nilotiques de la région et se définit par opposition aux autres peuples (Dinka, Shilluk, Anuak). Les tribus qui le constituent sont des communautés opposées : « L’organisation interne de chaque tribu ne se comprend pleinement qu’en fonction de leur opposition mutuelle, et de leur opposition mutuelle aux Dinka qui sont à leurs frontières » (p. 148). Et les sections de chacune des tribus sont de la même façon en opposition les unes avec les autres. Toutefois, simultanément, dans ces systèmes polysegmentaires un individu est toujours pris dans un ensemble de communautés qui sont hétérogènes, voire concurrentes. Quelqu’un peut être membre d’une section tribale, mais faire partie d’un clan qui s’étend sur une autre section et ressentir de ce fait une solidarité avec des membres d’une section différente de la sienne. Voilà donc ce qui explique l’étrange « individualisme » des Nuer. Ceux-ci doivent bien sûr compter avec leur parenté ou avec la solidarité qui lie leur section aux sections tribales voisines, mais ces liens ne sont pas permanents et se changent périodiquement en animosité. Leur appartenance à des « communautés » n’est en rien contradictoire avec un « individualisme » foncier. Contrairement à ce que de très nombreux sociologues et anthropologues répètent depuis Spencer, Tönnies et Durkheim, sans jamais y réfléchir vraiment, il n’y a pas d’opposition entre Gemeinschaft et Gesellschaft, ni entre holisme et individualisme. Ces divergences n’apparaissent telles que parce que l’on déduit les rapports entre individu et société d’une image que l’on a artificiellement rendue statique. Observée dans ses mouvements, c’est-à-dire dans ses rythmes, l’individuation psychique et sociale n’est qu’un seul phénomène de nature variable qui transforme parallèlement les individus psychiques et les individus collectifs.
Il est remarquable qu’à l’instar de Mauss, Evans-Pritchard n’abstraie pas cette « structure » de la temporalité dans laquelle elle se réalise. Au contraire, celle-ci n’a aucune réalité en dehors du rythme de la vie des échanges et des conflits qui l’actualise. Une simplification faite par Dumont est très révélatrice de ce qui se joue chez Evans-Pritchard et, en même temps, de la façon dont le structuralisme déshistoricise ses intuitions. Celui-ci notait que les mots (en particulier ceux désignant les divers groupes) prenaient un sens différent selon la situation dans laquelle ils étaient prononcés : « Si l’on rencontre un Anglais en Allemagne et lui demande où est son home, son chez-lui, il peut répondre que c’est l’Angleterre. Si l’on rencontre le même homme à Londres, il répondra que chez lui, c’est le comté d’Oxford. Si c’est dans le comté d’Oxford, il dira le nom d’une ville ou d’un village. Si on lui pose la question à l’intérieur de cette ville ou de ce village, il désignera sa rue, et si l’entretien se passe dans sa rue, il montrera sa maison. Il en va de même avec le Nuer » (p. 162). Cette intuition, dont la linguistique du discours a montré toute la pertinence et qui impliquait que le système de la langue ne précède pas l’énonciation mais s’instancie à chaque fois de manière particulière en fonction des occasions et de la situation d’énonciation, est interprétée de la manière suivante par Dumont (qui cite Pocock, un commentateur des Nuer) : « “Les mots et les objets ou attitudes auxquels ils renvoient doivent être compris dans leurs relations comme constituant un système doué de sens”. En passant de Radcliffe-Brown à Evans-Pritchard, nous trouvons donc “un mouvement de la fonction à la signification”, et l’exégète de marquer ici le rapprochement avec Lévi-Strauss » [4]. L’historicité radicale du système et de ses oppositions, leur aspect essentiellement dynamique, est transformée en historicité relative liée à la seule non-naturalité des signes de la culture. Comme dans la linguistique structurale qui postule le primat de la langue sur le discours, le système préexiste réellement à son instanciation qui n’en est au mieux que la « mise en action » ou au pire « l’expression ». Le discours et l’action ne sont que des « utilisations » ou bien des « manifestations » des structures qui leur préexistent.
Si nous prêtons attention à la manière dont Evans-Pritchard rend compte de ces variations de valeurs d’allégeance à différentes communautés, nous verrons qu’il ne présuppose jamais l’existence de la « structure », mais qu’il part toujours, comme le linguiste part aujourd’hui des discours, de la vie des conflits et des échanges eux-mêmes. Ces derniers forment les deux faces indissociables de la socialité et ils varient en général dans le même sens : « Il semble bien qu’on éprouve un sentiment de plus vive hostilité de village à village, de groupe à groupe de villages, et de section tertiaire à section tertiaire, qu’entre vastes sections tribales et entre tribus […] nous en arrivons à cette conclusion que plus les contacts entre membres d’un segment se multiplient et se répètent, plus intense devient l’opposition de ses parties » (p. 177). Or, l’observation des échanges et des conflits montre que la structure hiérarchisée de sections emboîtées les unes dans les autres décrite plus haut n’existe pas réellement et qu’elle ne peut jamais être observée dans sa totalité. Il s’agit d’un ensemble de divisions qui ne peuvent jamais être actualisées toutes ensembles ou qui ne peuvent l’être que successivement. Dans la réalité, il se passe donc la chose suivante : « Les membres d’un segment quelconque s’unissent pour guerroyer contre des segments adjacents du même ordre, et s’unissent avec ces segments adjacents contre des sections plus larges » (p. 169). Autrement dit, toute personne se considère comme membre de sa section tertiaire dans son rapport conflictuel aux membres des autres sections tertiaires, mais comme membre de sa section secondaire (et dans un rapport de coopération avec les membres des autres sections tertiaires) dans son rapport aux membres des autres sections secondaires, et ainsi de suite en remontant la pyramide. Donc, comme les variations sémantiques des dénominations de groupe le laissaient supposer, les valeurs d’appartenance sont bien différentielles, mais – et cela est essentiel – ces « valeurs » sont changeantes et en grande partie relatives à la situation : « Une valeur attache un homme à son groupe, une autre à un segment de son groupe par opposition à d’autres de ces segments, et la valeur qui domine son action est fonction de la situation sociale dans laquelle il se trouve » (p. 163).
Ainsi l’observation ne livre-t-elle pas une structure mais, de nouveau, un rythme. Les groupements sont à géométrie variable et se définissent à travers une succession de fusions et de fissions. L’alternance rythmique du conflit et de l’alliance entre les différents segments lignagers et territoriaux est au fondement de l’individuation psychique et collective : « À l’intérieur d’une tribu la lutte produit toujours des vendettas et une relation de vendetta caractérise les segments tribaux et donne à la structure tribale un mouvement d’expansion et de contraction » (p. 189). Pour décrire cette réalité passée jusque-là tout à fait inaperçue, Evans-Pritchard utilise l’image de fibres de caoutchouc qui se distendent et se retendent alternativement : « Les vendettas n’impliquent directement que peu de personnes […] les contacts sociaux n’en continuent pas moins comme à l’ordinaire. Les fibres de parenté et d’alliance, d’affiliation aux classes d’âges, d’intérêts militaires, voire économiques, n’en sont pas rompues ; et ces fibres agissent comme des élastiques entre les sections : capables de s’étirer considérablement sous l’effet des rapports politiques perturbés, elles ramènent toujours les communautés l’une vers l’autre et les maintiennent comme un seul et même groupe dans leur rapport à d’autres groupes de même espèce » (p. 190). Certes, quand il essaie de formaliser ses observations, Evans-Pritchard déclare que la « structure demeure tout à fait constante » (p. 131), mais la lecture structuraliste a rendu opaque cette affirmation, car celle-ci désigne moins la fixité d’une structure que la constance d’un rythme, c’est-à-dire de la forme du mouvement par lequel se constituent les groupes et les individus. Et c’est pourquoi il forge cette expression apparemment étrange et si peu structuraliste de « mouvement structural » : « La vendetta peut se concevoir comme un mouvement structural entre segments politiques, un mouvement qui maintient la forme du système politique des Nuer » (p. 186 – c’est moi qui souligne). Loin de Lévi-Strauss, Evans-Pritchard insiste, à l’instar de Mauss, sur « la qualité dynamique de la structure politique » (p. 175) et note que celle-ci « ne se prête guère à la mise en diagramme, car les rapports politiques sont relatifs et dynamiques » (p. 163). Et pour que les choses soient claires il ajoute, soumettant toute description structurale au primat de la description dynamique et rythmique : « Ces réalités sont contradictoires du fait que les valeurs qui les déterminent sont elles-mêmes en conflit, vu la relativité des structures politiques. Des réalités politiques logiques et uniformes, on n’en voit que si le dynamisme et la relativité de la structure politique vont de soi » (p. 164).
De ces descriptions, on retire le sentiment que les rythmes des hostilités et des alliances sont aussi complexes que les rythmes morphologiques notés plus haut. En quelque sorte, il existe un parallélisme entre les uns et les autres : les rivalités sont beaucoup plus fréquentes en saison humide qu’en saison sèche, pendant laquelle l’accord ou la compensation s’imposent plus facilement. Mais, d’une part, cette périodicité inverse celle du conflit chez les Kwakiutl en plaçant les pics de la conflictualité pendant les périodes de dispersion, et, d’autre part, un autre facteur rentre en ligne de compte qui complique la forme finale du processus. En effet, plus petite est la section tribale, plus vigoureux est « le sens de la communauté, des liens serrés de lignage et d’une certaine interdépendance économique ». À l’inverse, « plus vaste est le segment, plus grande est l’anarchie » (p. 185). Or, cette qualité moindre de la solidarité quand on s’élève dans le système social, ou bien l’efficace décroissante des oppositions différentielles sur l’individuation psychique et collective ne s’expliquent pas si l’on en reste à une vision structurale. Non seulement le système social nuer n’existe pas réellement, mais il n’a pas une « tension » homogène car les « différentiels » qui définissent les valeurs ne sont pas identiques. La solidarité et la tension liées aux échanges et aux conflits sont plus fortes à la base du système social et diminuent au fur et à mesure que l’on monte à travers celui-ci. Elles sont presque nulles au niveau du peuple nuer. L’hypothèse qui s’impose est bien sûr que ces variations de la tension et de la solidarité reflètent une modification des rythmes de la socialité (échanges et conflits) par lesquels se constituent les différents groupes. À l’alternance rapide des cycles vendetta/fusion qui marquent les sections les plus petites s’opposent celles plus amples (apparemment annuelles ou bisannuelles), et peut-être aussi plus erratiques, des guerres contre les Dinka.