F. Gaillet-de Chezelles, Wordsworth et la marche : parcours poétique et esthétique, Grenoble, ELLUG, 2007.
– Guidé par le fil conducteur de la marche – activité chérie du poète, informant tant sa vie que son œuvre –, cet ouvrage invite le lecteur à un parcours poétique et esthétique qui dessine un paysage socioculturel en pleine évolution, tout en offrant une perspective originale sur l’une des figures majeures du romantisme anglais. Déambuler avec William Wordsworth dans la nature, le suivre sur les chemins de sa mémoire ou de son écriture – forme de marche intériorisée –, c’est à la fois découvrir l’effervescence de son époque, partager son ouverture émerveillée au monde et revisiter les grands thèmes de son univers poétique : l’imagination, la nature, la mémoire, la mélancolie, la vision, la quête de soi et du passé... Hantés par la figure du marcheur et souvent composés eux-mêmes en marchant, ses vers sont ainsi une invitation à un voyage imaginaire qui conduit finalement aux sources vives de la création et en dévoile quelque peu les mystères.
– Extrait de l’introduction : « Tous les grands hommes de lettres sont des marcheurs enthousiastes », s’exclame le philosophe Leslie Stephen dans son « Éloge de la marche » (1902). Enchanté par sa propre expérience, il présente même la « pratique renouvelée de la marche » à la fin du dix-huitième siècle comme le facteur principal du renouveau de la poésie anglaise. Si ces propos méritent d’être nuancés parce qu’ils suggèrent une conception réductrice de la création artistique, ils mettent néanmoins en lumière un phénomène bien réel : la place centrale de la marche dans l’expérience de nombreux artistes de l’époque. Thomas Gray et William Bowles, qui tracèrent notamment la voie au romantisme, appréciaient effectivement de partir à pied à la découverte de sites pittoresques. En renforçant leur sensibilité esthétique, ces promenades leur permirent de développer un certain sentiment du paysage, à l’origine du souffle nouveau traversant leurs descriptions méditatives de la nature. Les romantiques, qui portèrent ce mouvement naissant à son comble, appréciaient tout particulièrement les promenades et excursions qui les plongeaient au cœur même de la nature. William Wordsworth et Samuel Taylor Coleridge étaient ainsi des marcheurs émérites : ils accomplirent de véritables exploits dans leur jeunesse et continuèrent à pratiquer, tout au long de leur vie, une activité qui leur était particulièrement chère. La marche était d’ailleurs intimement liée à leur travail créateur et l’on peut affirmer avec Jonathan Bâte qu’ils « étaient des poètes marcheurs (walkingpoets) tout autant qu’ils étaient des poètes de l’imagination » - deux dimensions à notre sens connexes. Cette passion des écrivains pour la marche se retrouve, à un degré moindre, à la génération suivante : Thomas de Quincey en était un fervent adepte, John Keats s’y adonnait dès qu’il en avait la possibilité et John Clare y puisait une grande partie de son inspiration.
Assez banale de nos jours, la marche par choix et par plaisir, telle que la pratiquaient ces poètes, n’allait toutefois pas de soi à l’époque. Les années couvrant la fin du dix-huitième et le début du dix-neuvième siècle constituèrent, en effet, une période charnière dans l’histoire de ses valeurs et de ses représentations, car elle perdit alors ses connotations séculaires de pauvreté et de criminalité pour devenir une activité de loisir de plus en plus prisée. Parmi les premiers marcheurs se trouvaient bon nombre d’étudiants d’Oxford ou de Cambridge qui, en raison de sa simplicité primitive et de sa grande souplesse, avaient érigé ce mode de déplacement en symbole de liberté ; ils envisageaient ainsi leurs expéditions pédestres comme des moyens d’affirmer leur identité en dehors des cadres sociaux conventionnels. Ces pionniers étaient, en outre, souvent des amoureux de la nature, qui chérissaient leurs promenades pour le contact direct qu’elles offraient avec la chair de l’univers.
Favorisant une profonde immersion dans la nature, la marche enrichit, en effet, l’expérience, car elle décuple les sensations et avive les émotions, notamment esthétiques. Elle a ainsi le pouvoir de renouveler la perception et de devenir l’instrument d’une « redécouverte » de la nature, dont elle permet une vision radicalement différente - plus spontanée, plus personnelle et sans doute moins tributaire des cadres ou des pratiques esthétiques dominantes. Or ce nouveau rapport au monde et à l’espace va de pair avec un nouveau rapport à soi et au temps ; la marche définit donc une sensibilité, mais aussi une subjectivité particulières. Enrichissante pour tout homme, elle l’est plus encore pour le poète car, comme l’a clairement souligné John Keats dans une lettre rédigée au cours de son voyage en Écosse de 1818, elle contribue au développement des facultés essentielles à son art en aidant au mûrissement de son esprit :
Je ne me serais pas accordé ces quatre mois de marche dans les Highlands si je n’avais cru par là élargir mon expérience, effacer plus de préjugés, m’habituer davantage aux rigueurs, appréhender de plus beaux paysages, me rassasier de Montagnes plus grandioses et étendre plus vigoureusement la portée de ma Poésie, qu’en restant chez moi parmi mes Livres fût-ce avec Homère à la main.