Servir plusieurs maîtres par Régis Debray
Le soleil, le corps, le calendrier, les horloges et les portables ne battent pas la même mesure. Dans cette cacophonie temporelle à chacun de trouver sa cadence personnelle.
C’est le temps notre maître – tu trouves le truc du temps – de l’actuel – tu baises tout le monde – c’est facile. Je parle : la musique du temps, pas les faits qui eux sont rien, chierie bonne pour hebdomadaires, les extraordinaires histoires toujours si niaises – des redites d’un siècle à l’autre – mais la musique du temps change et n’est jamais la même d’un siècle à l’autre. – Louis-Ferdinand Céline
Polyphasés nous sommes. Jusqu’ici, pas de problème, il en va ainsi depuis des siècles. Le problème vient du déphasage, qui est le lot de notre siècle. Pas de la vitesse en soi, ni même de la multiplication des allures que nous sommes amenés, nous, les multitâches, à épouser, au gré de nos polyphoniques activités. Mais d’un décalage accentué entre l’invariance des biorythmes (systole-diastole), l’insistance des ethno-rythmes (fêtes et coutumes) et la croissance accélérée des techno-rythmes (flashs et news). En atteignant leur vitesse de libération, celle de la lumière, ceux-ci décollent des régularités d’ordre cosmique et des habitudes d’ordre ethnique. « En 1950, un ordinateur effectuait mille opérations par seconde. Aujourd’hui, on atteint trente-trois milliards de milliard d’opérations par seconde. Ce sera mille milliards de milliards en 2019… » Décollage de l’ingénierie, décalage des horloges, intérieure, sociale et numérique, affolement des aiguilles.
Le flâneur impatient par Louise Merzeau
Elles nous programment, nous re-programmons. Elles nous segmentent, nous déambulons. Elles accélèrent, nous paressons. Avec les machines, on peut toujours ruser.
Inconcevable instantanéité
Accélération, temps réel, immédiateté : chacun s’accorde à placer l’ère post-industrielle sous le signe d’un emballement des rythmes sociotechniques. Philosophes, politiciens, sociologues et chroniqueurs déplorent régulièrement cette dictature de l’urgence qui nous exilerait d’un passé béni où l’on prenait le temps. Pour Hartmut Rosa, cette course constitue le moteur même de la modernité, les sociétés accélérant leur pouls à mesure qu’elles font de la croissance et de l’innovation des enjeux névralgiques de leur développement.
Le rêve de la modernité c’est que la technique nous permette d’acquérir la richesse temporelle. L’idée qui la sous-tend est que l’accélération technique nous permette de faire plus de choses par unité de temps.
Défaire l’événement par Yves Citton
Quand les géniales intuitions d’un auteur encore méconnu nous suggèrent d’interrompre la chaîne logique des événements par de salutaires happenings…
Parmi les joyaux qu’on peut trouver sur Internet, YouTube donne à voir une conférence donnée à Budapest, le 7 avril 1990, par Vilém Flusser, médiologue qui s’ignore, quelques mois seulement avant sa mort. Selon un discours assez commun à l’époque, il y décrit le renversement du régime Ceausescu comme le symptôme d’une nouvelle situation dans la culture des images, sanctionnant l’avènement d’une ère « post-historique » dans laquelle la télévision a pris le contrôle de la réalité. Au cours de cette intervention de 24 minutes qui synthétise de façon saisissante quelques-unes des thèses développées tout au long de sa carrière, Flusser propose un contraste entre events et happenings sur lequel je m’appuierai pour éclairer quelques questions de rythmes médiatiques. En rebondissant sur des citations de ce document, j’aimerais suggérer que notre agentivité politique mérite d’être conçue non seulement en termes de rythmes, mais aussi sur le mode du « mètre » de la versification poétique (alexandrin, octosyllabe), dans un effort pour affirmer la force d’entraînement d’un point de vue nécessairement partial mais néanmoins résonant.
Rock’n’roll ou 2 minutes 35 de bonheur par Robert Damien
Bloc contre bloc et tout est figé. Corps contre corps et tout est libéré.
Contre le menuet amidonné des quadriges, l’Europe autrichienne et allemande imposa la valse à trois temps, tournante et à couple fermé. Des aristocrates viennois de la grande valse straussienne à la musette canaille du bal populaire, la valse est d’enlacement, elle enserre dans l’étreinte tournoyante d’un couple envoûté par l’élégance de ses figures. Malgré la résistance tardive du tango argentin et de ses excès langoureux et amers, la valse signa la victoire européenne dans l’usage public des corps. Des salons aux guinguettes, son rythme maître des futilités fut la matrice d’une eutopie corporelle : « une valse rapide jette dans les jeunes cœurs, une ivresse qui éclipse la timidité, augmente la conscience des forces et leur donne enfin, l’audace d’aimer » écrira Stendhal dans De l’amour (1822).
Petite histoire du rythme par Jean-Marie Renucci
Du swing au binaire : vers une exténuation de la musique occidentale.
En musique, le rythme est le bras armé du style. C’est par le rythme qu’un style musical imprime son identité. On dit « sur un rythme de sarabande » et pas « sur une mélodie de sarabande » ou « sur des harmonies de sarabande ». Une mélodie peut être harmonisée dans n’importe quel style sans être transformée. Seul l’élément rythmique fera passer cette mélodie d’un style à un autre. C’est en faisant varier le rythme que Beethoven et Paganini se réapproprient le motet original de God save the King dans un style pré-romantique, que Queen ou les Sex Pistols interpréteront plus tard dans un style rock.
Un temps pour croître, un temps pour décliner par Olivier Abel
Bachelard , Spinoza, Ricœur : trois temps forts, trois variations sur le rythme.
C’est une pensée musicale qui se glisse ici dans la philosophie, entre les deux limites de la réduction du temps à la pure et simple répétition d’un son unique où tout reviendrait au même, et la dispersion intégrale entre des durées hétérogènes et incoordonnables. Entre ces limites, les variations sont infinies, et chaque première fois apparaît comme après coup, à la seconde fois, établissant la possibilité d’un rythme, d’un nouvel intervalle. Cet intervalle, il sera ensuite tenu et maintenu, déployé, avec persévérance et inventivité. Mais il faudra bien aussi, une fois, y mettre fin, et retourner à la rumeur quasi silencieuse de l’être, dont les musiques et les choses ne sont que des interprétations, des variétés provisoires.
Duetto philosophique par Ollivier Pourriol
Impossible à définir, le rythme ? Et si on essayait une petite conversation entre amis ?
– Et tu as vraiment mis tout l’été pour écrire quelques pages ?
– À la pensée, il faut un temps infini pour s’élaborer. Je ne dis pas infini en l’air. Ce n’est pas du temps, ou beaucoup de temps, mais véritablement un temps infini, c’est-à-dire une qualité de temps qui a tout son temps, qui n’a ni début ni fin, quelque chose comme l’éternité. Quand Spinoza dit que l’esprit qui pense une idée est actif, il dit la même chose. Le temps de la pensée n’est pas un temps subi, mais un temps actif. Penser une idée, c’est la comprendre de l’intérieur, la faire naître.
« Out of joint » par Daniel Bougnoux
Le mot célèbre du prince Hamlet (1603) n’a pas attendu la mise en pièces de cadences séculaires pour déplorer une grondante, une menaçante perte de rythme ou de phrasé.
Au château d’Elseneur, les noces ont suivi d’un peu trop près les funérailles, et les beuveries se poursuivent tard dans la nuit traversée d’appels, de feux, du vacarme des forges et des pièces d’artillerie qu’on assemble et qu’on roule : Danemark se fortifie contre Norvège par de fiévreux préparatifs militaires qui désorganisent et assourdissent la vie quotidienne.
Le tour du monde en 80 jours par Robert Dumas
En 1862, le succès d’Une Semaine en Ballon et la rencontre avec Hetzel transforment Jules Verne en écrivain prolifique reconnu. À la suite des ventes du Tour du Monde en quatre-vingts Jours (1873), il transpose le roman en une pièce de théâtre qui sera jouée deux ans de suite avec succès. Suivront les grands romans des années 1870, puis les navigations des années 1880.
Jusqu’au début du XIXe siècle, les hommes vécurent au rythme de leurs pas, allure du cheval, onde courante, force du vent. Avec le charbon, le gaz et l’électricité une accélération s’empare de la civilisation occidentale et gagne l’ensemble du monde humain : cadences rapides des travaux mécanisés, vitesse des trains, des automobiles et des paquebots. Les cloches des églises ne règlent plus les activités quotidiennes, mais ce sont les énormes cadrans des gares qui, en médiums parfaits de la modernité, indiquent les heures et les minutes. Alors que les rythmes physiologiques semblent se mécaniser à leur tour, Jules Verne publie en 1873 le premier roman de la vitesse, c’est-à-dire un roman qui s’intéresse au mouvement lui-même et à ses performances.
L’invention perpétuelle par Michel Tabachnik
Le temps musique n’est pas borné par le temps physique. La preuve : chaque civilisation se forge ses propres rythmes.
La pensée occidentale, merci la Grèce, est encline à inféoder chaque geste du monde à un système, une catégorie, une loi. Et le temps se conforme parfaitement à cette pensée. Il se présente sous forme de cycles, périodes, séquences, et surtout de retours.
La particule, comme notre Terre, tourne sur elle-même. Elle a son spin. Cette rotation granule le temps, en lui conférant des rythmes, des cycles et, donc, des retours.
Les rythmes de la guerre par François-Bernard Huyghe
Accélérer le mouvement n’est pas tout. Mieux vaut parfois ralentir l’adversaire.
La vitesse, c’est la victoire, pensent volontiers les Occidentaux. Le différentiel, le temps gagné sur l’adversaire, décide souvent du combat. Un moment plus tôt, un pas avant, une opportunité saisie, une fulgurance pour jeter ses forces là où elles auront tout leur efficace, des vecteurs ou les véhicules plus rapides qui traversent le territoire et touchent les cibles, une solution d’avance, une réactivité immédiate, le sens de la surprise stratégique : le vif ou le rapide a beaucoup d’atouts.
Les arythmies scolaires par Jacques Billard
Le temps social mord de plus en plus sur le temps scolaire. D’où nos difficultés. Une solution : restituer à l’institution sa légitime autonomie.
Quel est le problème à propos des rythmes scolaires ? Car enfin, une semaine d’école plus étendue sur des journées moins longues, apparemment c’est bien, non ? Alors pourquoi de telles réactions ? Des parents qui veulent préserver leur week-end à la campagne ? Des communes qui font de l’obstruction ? On parle de plusieurs dizaines de recours devant les tribunaux administratifs et même d’actions spectaculaires : grève de la faim, désobéissance civique, menace de destitution des maires et conseils municipaux... Toutes réactions totalement disproportionnées au problème tel qu’on le perçoit. Comment le fait d’ajouter une demi-journée de classe en arrive-t-il à ébranler la République alors qu’on n’y voyait, autrefois, aucun problème ?
Décoloniser le temps par Hélé Béji
Le temps du décolonisé est un compromis entre modernité importée et tradition perdue. Comment surmonter cet écartèlement et reconstruire sa propre maison temporelle ?
Le 14 janvier 2011, la Tunisie a donné le coup d’envoi d’une Révolution, la première du monde arabe, qui nous a fait soudain entrer dans le temps de la « liberté ». Nous l’avions cru inaccessible pour encore de nombreuses décennies, peut-être pour toujours. Mais cette difficulté d’accès au temps de la liberté, qui ne voulait pas advenir dans l’espace de la décolonisation, a été levée comme par enchantement. Tout à coup, il nous a semblé que pour la première fois, nous coïncidions avec enthousiasme avec notre époque, que nous n’avions plus besoin de chercher notre lieu dans le temps, que nous l’avions trouvé.
L’homme synchronisé par Olivier Ertzscheid
Autorisez-vous Big Brother à vous envoyer des notifications ?
Elle rythme aujourd’hui nos achats, elle s’immisce dans nos dispositifs (de l’ordinateur de salon à la tablette en passant par le smartphone), dans nos conversations, dans notre temps d’attention disponible. « Elle » c’est la notification, l’alerte, la synchronisation, cette petite pastille iconique et/ou auditive désormais omniprésente. Notre in medias res numérique. Dans la liste des priorités affichées de l’ensemble des interfaces, elle occupe la première place, juste après le wifi : à peine connectés, le réglage premier, celui qui surclasse tous les autres, est celui des notifications, du « centre de notification ».
Méga-vagues par Pierre d’Huy
La fin de la cinquième méga-vague des cycles économiques de Kondratieff est proche. Que nous réserve la sixième ?
À considérer les événements qui se sont passés et tous les changements qui se font aujourd’hui, il est permis d’apercevoir à l’avance les événements qui viendront. Tous sont pareils, en effet, et il n’est pas possible de s’écarter du rythme des événements qui se passent aujourd’hui. Aussi, avoir observé la vie humaine pendant quarante ou pendant dix mille ans est-il équivalent. Car, que verras-tu de plus ? – Marc Aurèle, Pensées pour Moi-même XLIX Livre VII
Les études du temps (très) long, ne considèrent le présent que comme une sorte d’accident mobile, qu’elles situent parfois assez mal au vu de l’ampleur de leur objet d’étude. C’est une chance à saisir, la médiologie est presbyte, elle voit très clair de loin et assez mal de près. Sans trop y prêter attention, tant elle reste obnubilée par son objet d’étude – les mécanismes de transmission, les évolutions techniques –, j’affirme ici que la médiologie est médium à son corps défendant. C’est une hypothèse, que bien des travaux des Cahiers de Médiologie ou de la Revue Médium (tiens, tiens quand même…) confirment.
L’automate et le danseur par Paul Soriano
Le rythme asservit. Et pourtant, il module le style d’un créateur ou la petite musique singulière de l’homme libre, celui qui fait danser quand d’autres nous font marcher.
Quand le jazz est
Quand le jazz est là
La java s´en
La java s´en va…
Claude Nougaro
Le rythme s’éprouve et se vit plutôt qu’il ne se dit. Comme l’écrit Hugo à un correspondant : « Ce sont là les mystères de l’art ; mais vous les connaissiez comme poëte avant de les expliquer comme prosodiste. » L’usager en sait plus que l’expert sur la prosodie qui est le rythme propre de la langue, la musique de la parole. Musique ? Les partitions notent les « mesures », le tempo et l’allure générale d’un mouvement du concert, mais le rythme de l’œuvre dans son ensemble est confié à l’interprète ou au chef d’orchestre, puis livré au commentaire infini des critiques. L’un d’eux se trouve pourtant réduit à l’onomatopée pour qualifier les accords « dzou » cyclopéens (du début de la Septième de Beethoven) « terme onomatopéique que nous adoptons, faute de mieux, pour définir les fameux accords furtwänglériens à attaque “imprécise”, étagée par registres ».