Un extrait de J.-C. Bailly, Paris quand même, Paris, La Fabrique, 2022.

Rhuthmos
Article publié le 13 février 2023
Pour citer cet article : Rhuthmos , « Un extrait de J.-C. Bailly, Paris quand même, Paris, La Fabrique, 2022.  », Rhuthmos, 13 février 2023 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2960

Un extrait de J.-C. Bailly, Paris quand même, Paris, La Fabrique, 2022 – « Soudain la ville désertée ». Je remercie Didier Bernard de m’avoir signalé ce texte magnifique.


Une ville sans habitants, déserte ou désertée, n’ayant plus à donner que sa forme, mais comme le moule désormais vide de parcours inexistants, c’est ce qui a été donné à voir aux Parisiens aussi longtemps qu’aura duré le confinement du printemps 2020 dû à la pandémie, c’est-à-dire pendant un peu moins de deux mois, du 16 mars au 11 mai. Parfois, surtout lorsqu’il y avait du soleil, le spectacle de Paris ainsi privé de ses habitants ou de ses travailleurs venus de la banlieue comme de tout visiteur était, il faut le dire, extraordinaire. Je me souviens par exemple des boulevards au niveau de la porte Saint-Denis : en l’absence de toute circulation et surgissant en silence comme un mouvement non contemplé, cette porte lourde du décorum que Louis XIV alias Ludovico Magno lui imposa mais que Breton trouvait si belle le devenait vraiment, plantée là au milieu des voiries désertées comme un trophée que ce vide même innocentait. Habitant non loin de là j’avais accès à ces parages et tous ceux qui ont vécu ces moments, qui heureusement ne se répétèrent pas, s’en souviennent, il fallait alors calculer mentalement les distances puisque l’on avait le droit qu’à des éloignements ne dépassant pas un kilomètre. La contrepartie de cette contrainte qui, assez vite, devenait étouffante, c’était de libérer tout un imaginaire de promenades interdites, celles-ci commençant pratiquement à chaque carrefour : jamais autant qu’en ces jours si étranges, sur lesquels planait une menace indistincte, j’ai eu la sensation de voir les rues partir, et dans cet en aller, consolidé par le vide et le silence, les rues avaient l’air chez elles comme jamais.


En fait il n’était pas nécessaire de sortir, il suffisait de regarder par la fenêtre pour que cela commence : là où j’habite, à un premier étage et dans la partie de Paris habituellement considérée comme la plus dense et la plus minérale, aucun horizon, aucun lointain ne peut être décidé – mais le fait même d’être juste au niveau de la voirie, et de surcroît dans une rue formant une courbe, suffisait largement à enclencher une rêverie qui, tout en allant très loin au-delà de cette courbe, restait attachée directement à ce qu’elle avait devant elle, en l’occurrence les grandes voiles de plastique du chantier de ravalement provisoirement abandonné de l’immeuble d’en face. La petite vidéo que j’en ai faite sur mon portable un jour de plein soleil et de grand vent ne dure qu’une vingtaine de secondes, et sans doute aurais-je du la laisser filer plus longtemps, mais même ainsi, si brève, elle laisse venir quelque chose de ce qui s’en allait avec le vent : non pas un contenu que l’on aurait voulu retenir mais juste un passage, son passage ; c’est le vent qui était le passant et dans la rue vide et lumineuse il était à la fois le dieu joueur qu’il est toujours et comme notre substitut ou, mieux encore, notre envoyé. C’est pour nous, à notre place, qu’il animait la rue, par ailleurs vide de toute présence. (Je me rends bien compte que dans d’autres contextes le confinement n’a certes pas pu offrir de tels dédommagements, et que l’exiguïté, l’angoisse et la sensation concrète d’une liberté retirée rendaient impossible toute issue contemplative. À terme, cela devenait de toute façon difficile à supporter, où qu’on soit.)


Le contraste offert par ses jours immobiles était d’autant plus violent que, peu de temps avant, la situation avait été exactement inverse. En effet, et cela pratiquement jusqu’à l’arrivée de la pandémie et des mesures qu’elle entraîna, la grève des transports entamée le 5 décembre 2019 pour faire opposition au projet de réformes des retraites engagé par le gouvernement lança de par les rues, chaque jour, et spectaculairement aux heures de pointe, des dizaines et des dizaines de milliers d’usagers soudainement rendus à leur condition de passant. Certes, il ne s’agissait pas pour eux de flâner, mais je me souviens toutefois que l’un des aspects les plus surprenants de ce spectacle inaccoutumé fut le relatif silence dans lequel il se déroulait. Ces foules de marcheurs en fait n’étaient pas bruyantes et c’est comme si quelque chose de la patience vaguement inquiète qui règne dans les wagons et sur les quais du métro s’était répandu dans les rues. Aucune agitation par conséquent, mais une sensation de flux obstiné, particulièrement évidente sur les boulevards, mais que l’on ressentait également dans les rues étroites. Dans ces moments animant au Jeu de Paume un cycle de conférences, j’ai dû à plusieurs reprises me rendre là-bas à pied, et je me souviens de ce que la quantité de passant largement supérieure à la normale ajoutait à la sensation d’aller au sein d’une matière mouvante faites de particules dont les rues – celle d’Aboukir et de Cléry notamment –, loin d’être les contenants passifs, semblaient être directement conductrices.


En se basant sur ces deux situations se succédant tout à coup, on serait tenté de définir l’expérience de la rue comme une voie moyenne passant entre le vide et l’excès, mais comme toutes les tentatives qui font ce genre de pari et qui constituent en politique l’essence même du centrisme, celle-ci se révèle purement illusoire : la vie de la rue n’est jamais fixée, elle est vivante (aussi longtemps qu’une ville l’est elle-même) que dans une oscillation permanente entre différents régimes de fréquentation : entre ce qui émane de la rue la plus retirée à l’heure la plus tardive et ce qui s’impose avec le grand rendez-vous collectif d’une manifestation descendant un boulevard en plein après-midi, le spectre est infini et la variabilité continue. Or, cette pulsation aux rythmes irréguliers, faite de brusques emballements, de stagnations et même de pannes, se déploie sur la ville tout entière. Celle-ci est le territoire vivant de toutes ces occurrences et rien n’est plus frappant que la vitesse à laquelle on peut passer d’une atmosphère surchauffée et bruyante à un calme enfoui. Si la quantité océanique de la foule, telle qu’elle a commencé à être observée à partir de ce moment correspondant au texte de Poe (L’homme des foules, 1840) qui l’appréhende comme une matière devient peu à peu la mesure de la grande ville de l’âge industriel, elle ne le fait qu’en rendant plus évident le contraste qui l’oppose aux heures creuses, aux cours délaissées et aux rues où il semble que jamais personne ne passe.

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP