Ce texte a déjà paru dans la revue DÉMéter, Université de Lille-3, en juin 2004. Nous remercions Philippe Guisgand de nous avoir autorisé à le reproduire ici. Philippe Guisgand, ancien danseur, est professeur des Universités et dirige le département Danse de Lille 3.
Résumé : En interrogeant la notion de rythme – successivement chez Henri Maldiney et chez Paul Valéry – nous montrerons ici qu’une approche chorégraphique de la période dripping du peintre américain Jackson Pollock est possible et qu’elle révèle – au-delà de l’aspect physique de sa peinture – l’état de corps de l’artiste, notion en vogue dans le domaine de la danse, et que nous essaierons à cette occasion de mieux cerner.
En Chine, « l’art n’imite pas la nature […] il en reproduit simplement la logique » [1]. C’est pourquoi, loin de la perspective mimétique qui a présidé au développement d’une longue partie de la peinture occidentale, la peinture chinoise peut être plutôt identifiée à un « processus d’actualisation aboutissant à une configuration particulière de dynamisme inhérent à la réalité » [2]. Peinture et calligraphie chinoises sont de justes illustrations de ce qu’est le che (que François Jullien propose de traduire par la propension des choses), c’est-à-dire un dynamisme œuvrant au sein d’une configuration. Ces deux arts permettent de mieux comprendre, en une équivalence entre figure et mouvement, que le geste se convertit en forme autant que la forme recèle le geste. Cette pulsation se révèle identique à la fois dans le corps de l’artiste au moment du geste et dans la trace qui en garde la mémoire.
Si j’évoque ce contexte en préliminaire, c’est qu’il me paraît se rapprocher du problème des danses tracées. En effet, lorsqu’on parle de mémoire de la danse, de conservation des œuvres et des modes de transcription du mouvement, on oublie toujours que le seul danseur à avoir résolu cette fixation définitive du mouvement de manière graphique, c’est précisément Jackson Pollock, danseur que tous considèrent encore comme un peintre…
Au-delà de la boutade, comment justifier qu’aux yeux d’un danseur, Pollock fasse figure de chorégraphe au sens premier du terme, c’est-à-dire une personne apte à transcrire graphiquement le mouvement ? Ce n’est pas tant la trace de ces évolutions dont les toiles gardent le souvenir – car les critiques, les historiens de l’art ont déjà longuement expliqué que cette corporéité était au centre de son œuvre – que la question de la cohabitation des rythmes et la révélation des états de corps que suppose cette cohabitation qui justifient cette interprétation.
Pollock et le dripping
À partir de 1945, Pollock quitte New York pour Springs, la campagne de l’East Hampton, qu’il ne quittera plus jusque sa mort survenue dans un accident de voiture en 1956. C’est là, dans sa grange, qu’il va élaborer ses œuvres abstraites les plus célèbres. Jackson Pollock est, parmi les peintres américains de la mouvance abstraite, celui qui est le plus connu, le plus reconnu, probablement parce qu’il est le plus reconnaissable. Le public a besoin, pour mémoriser l’œuvre d’un artiste, de pouvoir le résumer à une image emblématique de son œuvre. Dans le cas de Pollock, cette image, c’est le dripping.
Le geste était simple : dans une main, un bâton ; dans l’autre, un pot de peinture diluée jusqu’à obtenir la consistance du miel. Pollock plongeait le bâton dans le pot et l’agitait au-dessus de la toile posée sur le sol, en faisant tomber une mince ligne qui s’abattait sur le tissu. Sur la fin, le filet de peinture se transforme en goutte. En allant lentement, une flaque se formait et en accélérant le geste, la peinture s’effilait. Près du sol, elle était régulière ; loin de la toile, elle s’écoulait de manière saccadée. La succession des gestes fait se superposer les torons, qui s’enchevêtrent et se chevauchent. Le bras permet d’enclencher un cercle, le poignet fait jaillir une ellipse. Le taux de dilution de la térébenthine permet des distances de projection variables, pouvant aller jusqu’à la rosée. Ainsi, la ligne n’est plus utilisée pour décrire : elle est le prolongement des mouvements du corps. Mouvement qui n’était pas automatique et décérébré car lorsque Pollock se rue sur un angle, la ligne de peinture en respecte la limite et revient sur elle-même pour épargner le bord. Chaque tentative l’enrichissait d’une expérience nouvelle et chaque découverte venait ramifier le réseau de plus en en plus dense des toiles d’araignée qu’il tissait [3]. Pollock met ainsi au point une pratique picturale qui lui permet d’explorer la peinture elle-même, d’y entrer au sens propre puisque c’est tout entier qu’il participe à l’élaboration de ces toiles.
Les peintres de cette époque trouvèrent rapidement des précédents. Chez les surréalistes, Max Ernst avait projeté de la peinture à l’aide d’un seau percé. D’autres citaient Miro ou Picabia, voire les autres peintres de l’école de New York : Baziotes, De Kooning ou Gorky. Si chacun semblait avoir essayé le dripping un jour ou l’autre dans son itinéraire artistique, personne ne s’y était fixé. Ce n’est donc pas tant la paternité technique qui était en jeu que le projet artistique auquel elle était liée. La vision et l’imagination de Pollock donnent une vie à la technique au-delà du procédé utilisé. Greenberg expliquera que Pollock poursuit, grâce au dripping et l’all-over [4], le processus d’aplatissement et d’abstraction initié par les cubistes. À travers ce travail, Pollock s’attaque à la disparition totale de l’iconographie tout en faisant confiance au pouvoir émotionnel de l’imagerie inconsciente.
Je ne vais pas m’engager dans une analyse de l’œuvre de Pollock car les compétences m’en font défaut. De plus, cet œuvre a fait l’objet de débats où se sont affrontés Clément Greenberg et Harold Rosenberg pour ne citer qu’eux. [5]
Rythmes et états de corps
Prendre cette partie de l’œuvre de Pollock (entre 1946 et 1953) comme de la peinture et uniquement de la peinture, c’est se fixer sur la notion de rythme dont parle Maldiney. Considérer aussi cette peinture comme une danse tracée, c’est revenir au déploiement d’un rythme temporel, celui évoqué par Valéry. Deux conceptions du rythme s’affrontent donc ici.
Nous avons spontanément tendance à associer le rythme à la musique, mais cette conception n’est pas propre à la musique. Selon Jaques-Dalcroze, le rythme est nécessairement lié au mouvement : il n’y a rythme que s’il y a mouvement. On retrouve aussi le rythme en peinture. Pour Paul Klee par exemple, l’artiste est un homme comme les autres, qui « a été jeté dans un monde où il doit s’orienter tant bien que mal » [6]. Une différence est à noter cependant : l’artiste cherche une issue en mettant ce monde en œuvre. Le rythme serait donc ce qui opère le passage du chaos à l’ordre. À ce sujet Maldiney écrit :
L’artiste ne perçoit pas des objets ; il est sensible à un certain rythme – singulier et universel – sous la forme duquel il vit sa rencontre avec les choses […]. [7]
Pour le philosophe, la forme n’est donc pas réductible au cycle de l’image, centrée sur une idée ou un objet. En effet, la forme a deux dimensions : image et représentation d’une part, et forme « rythmique – significative » de l’autre [8] ; mais la seconde précède et fonde la première. La première fonction de l’image dans la peinture est donc d’apparaître : « Le moment esthétique n’est pas le quoi de son apparence mais le comment de son apparition. » [9] Le rythme en peinture se situe dans le jaillissement et la tension d’énergies spatiales contraires. Prenant en exemple le Charles VII de Fouquet [10], Maldiney oppose l’impression de fermeture centripète des obliques aux tons froids (les tentures entourant le personnage) et l’irradiation centrifuge de l’essor des courbes et des tons chauds du pourpoint qu’a revêtu le monarque. Quand ses contemporains peignaient des scènes anecdotiques ou frontales, Fouquet s’attache à créer des espaces en trois dimensions. Il s’efforce de restituer des tranches d’espaces. Ainsi derrière Charles VII, il peint un fond plat et déploie le sujet vers nous, comme en relief. Le roi semble reposer ses bras sur le bord du cadre et donne cette impression d’impulsion d’apparition que nous évoquons.
Le rythme de la forme commande et assure la motricité de l’image. Il détermine la tonalité affective selon laquelle nous nous faisons une représentation sensible du monde à travers l’image.
Et le rythme est la vérité de cette communication première avec le monde, en quoi consiste essentiellement l’aesthesis d’où l’esthétique tire son nom, la sensation dans laquelle le sentir s’articule au mouvoir. [11]
Ce que le philosophe nomme rythme, s’agissant de la peinture, est la manière dont surgissent et s’extraient du support les formes et les couleurs, pour s’imposer au regard du spectateur. Le rythme est la façon dont – quel que soit le mouvement contenu à travers la figure peinte et son immobilité – la forme se dote d’une vitesse, d’une impulsion d’apparition ; impulsion par laquelle les formes, dynamiques ou statiques, s’imposent à nous à travers un accent, une fréquence, une amplitude ou le maintien d’une intensité dans la présence d’une figure corporelle sans mouvement.
Chez Valéry, le rythme – appliqué à la danse – est plus proche de la conception musicale. Ponctuation des battements du cœur, de la respiration ou succession des appuis, le rythme est défini comme un élément d’organisation de la temporalité du danseur. C’est une manière de donner du sens au temps par l’intermédiaire des canevas typiques qui façonnent notre réceptivité aux rythmes. Le statut du temps dans la réflexion de Paul Valéry reste imprécis. Dans L’Âme et la Danse [12], Valéry évoquait la danse comme ayant pour seule nature l’acte pur des métamorphoses, ce que je pourrais appeler « des formes qui se transforment ». Pour Valéry, le corps de la danseuse se dissout et se reconstitue sans cesse dans le flux d’une temporalité qu’elle ne maîtrise pas, mais dont elle essaie cependant de donner une image : « Elle croise, elle décroise, elle trame la terre avec la durée […] La personne qui danse s’enferme dans une durée qu’elle engendre. » Pourtant cette durée est ordonnée, elle est « une sorte de vie étrangement instable et étrangement réglée » [13].
Le rythme de la danse se révèle à travers des manifestations corporelles à la fois spontanées et savantes, mais dont l’écrivain ne parvient pas à percer les règles d’élaboration. Entre le rythme définissant l’ordre du temps et le rythme exprimant un temps propre, nous nous trouvons ici face à un choix : ainsi, on peut appréhender le temps comme ce qui construit le rythme ou comme une forme en devenir dont la logique propre dépasse en soi la simple mesure, en créant, au sein de son mouvement, son temps propre. Dans la perception des formes dansées, le rythme d’apparition et les rythmes de scansion se mêlent. Mais les rythmes d’apparition des formes sont plus marqués dans la peinture. À l’exception de celle de Pollock où le rythme de scansion me semble au moins aussi fort. Le rythme qui exprime, dans sa peinture, un temps propre cède le pas, dans ma contemplation, au rythme définissant l’ordre du temps qui l’a créé. Le mouvement des peintures en dripping dévoile la mesure des mouvements de Pollock en train de les peindre.
La peinture devient la marque sensible qui s’inscrit dans l’espace comme témoin d’une exploration temporelle du mouvement. La boucle de matière se substitue à la persistance rétinienne du spectateur qui, grâce à elle, peut garder une image du sillage d’un geste dans l’espace, alors que ce geste n’existe déjà plus (ainsi parle-t-on des qualités de trace d’un danseur). La perception du rythme dansé à travers le rythme plastique dans la peinture de Pollock m’entraîne dans une conception où le rythme n’est ni la mesure, ni la métrique. Laurence Louppe se rallie à cette autre conception, proche des arts plastiques : « Le rythme implique une transformation profonde de la matière, une perturbation dynamique des substances et des énergies. » [14] Ce rythme est le temps de présence pendant lequel la forme s’impose à nous, la manière dont elle s’installe dans la durée. Le dripping de Pollock garde, en bonne chorégraphie, la mémoire du phrasé de sa danse au-dessus de la toile. Je discerne ainsi « les mutations de matière : poids, tensions, relâchements qui vont délimiter les accents, les paliers d’attente, les ruptures, les accélérations ou les ralentissements » [15].
La peinture de Pollock est donc révélatrice de ses états de corps, comme la danse est révélatrice des états traversés par le danseur, qu’ils soient mécaniques, sensoriels, relationnels ou symboliques [16]. On retrouve fréquemment cette expression dans la littérature spécialisée et les discours critiques, sans que ce terme d’état ne soit explicité. Tout se passe comme si sa signification était sous-entendue et comme enfouie sous le langage. Le terme « état », associé à d’autres, est ainsi qualifié de manière extensive (états de corps, de danse, d’urgence…) mais sans souci de compréhension, comme si ces formules en vogue renvoyaient à un quelque chose qui allait de soi, quelque chose comme ce qui présiderait à une qualité de danse particulière. À défaut d’une définition explicite, on trouve parfois dans la littérature des descriptions qui tentent d’approcher ce que ce terme pourrait désigner :
Elle était assise, accroupie dans la posture sacrée du Bouddha sur la fleur de lotus […]. Rien en elle ne bougeait. Ses yeux étaient grands ouverts, pas un battement de cils. Une force indicible maintenait le corps tout entier dans cette position. Ceci dura toute une minute, mais on aurait voulu voir ce personnage immobile dix fois plus longtemps. [17]
Hofmannsthal décrit ainsi l’état qui prélude et préside à une danse de Ruth St Denis à laquelle il assista. Dans ces lignes éclate l’impression produite sur le spectateur par l’apparition de la danseuse et par la perception de la durée de cette apparition. L’auteur la désigne plus loin comme « l’impressionnante immédiateté de ce qu’elle fait » [18]. On devine également que dans ce texte, le poète autrichien tente d’apprivoiser un présent qui se dérobe doublement : le mouvement – tout comme le corps qui en est le vecteur – ne s’appréhende que dans le devenir. Ceci pourrait expliquer la présence d’une telle notion dans les discours sur la danse. Le mot « état » constituerait alors un antidote à la désagrégation permanente du geste et libérerait le corps de l’inertie qui le projette sans cesse en avant – aussi longtemps que « l’état / étant » demeure identifié. Pour illustrer encore mon propos, je comparerai l’« état » à ce qui, hors de la forme de l’œuvre peinte, sculptée ou photographiée – et s’agissant d’un personnage en mouvement – me renseigne sur sa dynamique intérieure, grâce à la permanence du médium qui assure celle de l’instant fixé [19]. Chaque état de danse identifié par le spectateur serait ce qui – dans le flux de la danse, mais en deçà de la forme – pourrait être désigné, pointé, arrêté comme un « devenir statue » du danseur.
Cet aspect temporel justifie que je parle ici d’état. En effet, en épistémologie comme en analyse systémique, l’état est un ensemble de caractéristiques qu’on peut décrire et qui spécifie une situation à un moment donné [20]. En neurobiologie également, l’état est une image, un instantané qui révèle ce qui se passe dans l’organisme à ce moment précis. Chacun d’eux « correspond à une configuration dans laquelle les diverses composantes de l’organisme présentent un niveau d’activité donné » [21]. Un état implique par conséquent une durée, par opposition à une transition impliquant une transformation. Appliquée au corps dansant, cette notion d’état suppose donc qu’au cœur d’une dynamique de changement incessant, quelque chose soit stable et constitue un dénominateur commun à ces variations motrices. Dans le cas de la danse comme dans le cas de Pollock, ce quelque chose pourrait s’approcher de l’ensemble des raisons qui motive une forme de dialogue tonique entre un individu et son environnement. On retrouve une manière analogue de penser l’état dans la pensée chinoise où le che est considéré comme un dynamisme qui agit au sein d’une configuration – que cette dernière soit stratégique, historique ou esthétique. Ainsi, dans le domaine de la calligraphie, « le che peut-il être défini globalement comme la force qui parcourt la forme du caractère d’écriture et anime esthétiquement celui-ci » [22]. Dans le domaine des pratiques physiques, plus proche de la danse, le che s’exprime notamment dans la boxe chinoise (ou Tai Chi Chuan). Les mouvements n’y sont pas de pures formes mais des gestes reliés à des intentions martiales : parer, tirer vers l’arrière, faire pression, repousser, assener un coup de poing ou de coude… L’équilibre dynamique nécessaire à l’enchaînement de ces mouvements relève d’un état de conscience et d’une disponibilité corporelle qui doivent restituer ou reconstituer ceux d’un véritable affrontement. Nous voyons ici que le che est une force qui ne se confond pas avec ce que nous appellerions les intensités en danse, mais avec ce qui préside à leur création et les organise. La notion d’état pourrait également s’apparenter à la pensée motrice labanienne :
La “pensée motrice” pourrait être considérée comme une accumulation, dans l’esprit de chacun, d’impressions, d’événements, pour laquelle manque une nomenclature. Cette pensée ne sert pas, comme le fait la pensée en mots, à s’orienter dans le monde extérieur, elle perfectionne plutôt l’orientation de l’homme à travers son monde intérieur, duquel affluent continuellement des impulsions débouchant sur l’action, le jeu théâtral et la danse. [23]
Les danseurs confirment que se forme en eux un « noyau d’expérience ». Le danseur et philosophe Frédéric Pouillaude en parle comme d’un « noyau éidétique », c’est-à-dire un fond, une sorte d’arrière plan en forme d’image vive, détaillée et très nette [24]. Cette notion me paraît relever de ce que les neurobiologistes désignent sous le terme de conscience noyau, c’est-à-dire la manière dont « les dispositifs de représentation du cerveau engendrent un compte rendu en images, non verbal […] d’un objet […] le plaçant ainsi de façon saillante dans un contexte spatio-temporel » [25]. Cette succession de perceptions s’agrège et se remodèle en fonction des expériences pour produire un « soi autobiographique » plus stable et constant, un invariant auquel l’individu peut faire appel lorsque les conditions l’exigent. Par exemple, un danseur (ou un acteur) peut retrouver un état corporel formé d’indices respiratoires, toniques ou émotionnels à des fins d’interprétation. Ce noyau – fruit des heures passées en studio – reste pérenne dans l’interprétation, comme dans l’improvisation. On pourrait l’assimiler à la notion d’état. Subjectivement, c’est-à-dire pour l’interprète, la danse serait identifiée à ce noyau, sans prendre appui sur la figure. Ainsi, le mouvement d’un corps serait stocké dans la mémoire et pourrait être reconstruit dans sa dynamique, sa couleur, ses sonorités et qualités spécifiques grâce à « des aspects de l’engagement moteur de notre organisme dans le processus d’appréhension de ces aspects pertinents » [26]. Les réactions émotionnelles, les états physiques et mentaux vécus au moment de l’expérience initiale seraient ainsi recréés [27].
L’état est donc ce qu’accueille ce corps – foyer, en deçà de la forme. Les danseurs le savent bien d’ailleurs, qui – avant même de se mettre en mouvement, au début de la classe, de l’atelier, de la répétition ou du spectacle – se couchent sur le sol, sans bouger et les yeux fermés, pour tenter de faire advenir une complète conscience d’eux-mêmes. « Si tu n’es pas ici à cet instant, alors cela s’en est allé déjà. Voilà le travail de la concentration » déclare aussi la danseuse Carolyn Carlson [28]. Ce degré de concentration évoqué par la chorégraphe est le plus souvent invisible pour le spectateur et de toute façon illisible sur l’instant, le corps s’érigeant à ce moment en paravent d’une intimité et d’une densité qui seraient à la source du gisement des mouvements et des gestes. Sur ce corps apparent qui masque le sujet secret, l’état de corps est ce qui fonctionne comme un seuil et ouvre – une fois la danse à l’œuvre – sur les fluctuations centrales de l’interprète. Pour le dire autrement et établir une comparaison dans le domaine musical, l’état de corps en danse pourrait être l’équivalent de ce que Glenn Gould nous laisse entendre par sa voix et qui vient se superposer à la musique qu’il interprète au piano.
Certains critiques illustrent d’ailleurs ce dépassement. Ainsi, dans Primary Accumulation de Trisha Brown, l’état de corps est saisi non pas comme une perception de structure mais comme une « perception plus empathique du corps », sa constitution étant ramenée à une qualité métaphorique, ici la « fluidité » [29]. L’état n’est donc pas une qualité objective mais bien une interprétation prédiquée. Il est la résultante perçue de la confrontation de deux corporéités : celle de l’interprète dont la danse est l’émanation et celle du spectateur qui ressent en lui les échos du corps de l’autre [30]. Plus qu’une interprétation cognitive de ce qui est dansé, l’état de corps est le qualificatif qui s’applique au registre et au degré de porosité de notre propre sensibilité à la danse. Il est à la fois l’interprétation, par le spectateur, de « l’effet de surface » que produit « une manière d’être » [31] du danseur et l’appréciation métaphorique de ce qui est perçu, incorporé, senti par ce spectateur. Cet événement, reproductible sur toutes les scènes, s’articule doublement de manière temporelle avec un passé d’une part, celui du processus créatif, c’est-à-dire celui qui préside à l’intention ou à la nécessité de création d’un mouvement et avec un présent d’autre part, le moment de communauté qui le rend accessible au spectateur sur cette scène-ci et qui prend en compte la manière dont ce dernier intègre sur le mode sensori-moteur l’événement dansé pour en faire son propre ressenti corporel, sa propre danse interne.
C’est sans doute pourquoi la notion reste conceptuellement floue. L’état, en se condensant autour d’une image, devient cette tentative de conciliation entre « deux évidences opposées : la perception […] là-bas dans le monde, et […] en moi » [32]. Je désigne donc ici sous le terme d’état de corps l’ensemble des tensions et des intentions qui s’accumulent intérieurement et vibrent extérieurement, et à partir duquel le spectateur peut reconstituer une généalogie de l’émotion qui préside à la forme.
Libéré du souci de forme corporelle, Pollock laisse voir ce dialogue tonique avec son environnement mental, le dripping lui servant de moyen de fixation des traces. C’est pourquoi, en tant que chercheur en danse, je suis si intéressé par Pollock : il me permet de situer l’état de danse comme le dépassement du corps forme [33] accompli par le spectateur pour percevoir à travers l’interprète, « les possibilités d’action que chaque homme possède dans l’espace d’existence que lui ouvre sa pensée » [34]. Pollock est le seul danseur qui donne une stabilité à son « effet de surface » (la toile) produit par sa « manière d’être » [35]. En utilisant le vocabulaire de Jean-Luc Nancy [36], je pourrais dire que dans le « il y a » de la toile, je retrouve le « il y a eu » (c’est-à-dire ce qui a présidé à l’intention ou la nécessité de création d’un mouvement) et que ce jeu introduit entre deux temps (passé de la création et présent de la contemplation) engage mon propre ressenti corporel de sa propre danse interne.
Il y a donc pour moi une différence fondamentale entre le corps du peintre classique, où toute la corporéité est ramassée, maîtrisée, tendue vers le souci instrumental du geste, le plus souvent relayée par le pinceau ou la brosse. L’interaction directe entre l’artiste, son matériau et la surface plane de la toile reste spécifique. Par exemple, chez Klein, le corps devient le rouleau ou pinceau vivant pour les Anthropométries bleues (1960). Chez Shiraga, appartenant au groupe Gutaï, les pieds deviennent l’outil et parfois même le corps entier suspendu devient le pinceau (Tokyo, 1955). Mais même chez les autres expressionnistes abstraits, le corps est instrumentalisé pour transmettre des visions via le geste. Robert Motherwell affirme que le mouvement aurait dû s’appeler « surréalisme abstrait » à cause du rôle joué par l’automatisme psychique. Mais chez eux, le pinceau continue de transcrire les forces internes. Par exemple, on a souvent dit que les compositions de Rothko nous montraient « des formes capables de comprendre le tout ». Ses rectangles semblent flotter comme en apesanteur. Ils présentent une structure nébuleuse et des contours flous mais ils sont construits avec une rectitude du trait qui ne peut provenir que d’un geste contrôlé (la bordure floue ne masque pas la droite). Cette « ligne » est pour lui une manière de lutter contre le maniement rapide du pinceau (qui lui semble trop proche d’une procédure inconsciente, comme si le peintre se méfiait des effets de la spontanéité) [37].
Chez Pollock c’est la chair qui s’est faite peinture. Sa vision semble moins dualiste, plus holistique et l’inconscient véritablement est fait corps.
Sur le plancher, je me sens plus à l’aise. Je me sens plus proche du tableau, j’ai l’impression d’en faire partie, car de cette façon je peux marcher autour, travailler sur les quatre côtés et rentrer littéralement dans la peinture. [38]
Une hypothèse anthropologique
Cette lecture de la peinture ranime l’hypothèse anthropologique de l’apparition de la danse comme art premier. Si la danse apparaît d’abord, c’est qu’elle est précisément une représentation de cette aspiration de l’homme vers le haut, le symbole de son désir de devenir ce qu’il n’est pas. Un danseur est un homme aux prises avec un inconnu, de force égale à lui, mais qui le dépasse, sans l’anéantir : après la chute ou le déséquilibre vient le redressement ou le rééquilibre. Ici se trouve le sens originel de la danse [39]. C’est en 1947 que Pollock trouve en lui cette vision qui est aussi l’apparition du passé. Il déclare d’ailleurs « La peinture est découverte de soi. Tout bon peintre peint ce qu’il est. » [40] Ainsi, Pollock se bat-il aussi contre cet autre, qui n’est pas à l’image d’une divinité mais de lui-même, de la partie immergée et inconsciente de sa personnalité. En 1949, le critique italien Bruno Alfieri écrit dans Arte Moderna :
Pollock a abattu toutes les barrières entre sa toile et lui-même […] chacun de ses tableaux fait partie de lui-même. Voilà que s’il me faut juger le tableau, ce n’est plus lui qui m’intéresse, je ne me soucie plus des valeurs formelles qu’il contient… Je pars donc de lui et je découvre l’homme. [41]
Cet autre à son égal explique que sa danse n’ait aucune aspiration vers le haut. Elle demeure à plat, c’est un combat horizontal dont la toile ne fait que garder la trace. Lee Krasner, sa femme, appelait cette technique « travailler en l’air », c’est-à-dire créer – à l’aide d’une peinture suffisamment visqueuse – des formes aériennes et des motifs planant un instant pour atterrir ensuite. Sa création était donc aérienne et éphémère, laissant ensuite sur la toile la coquille colorée, mais vidée de ce mouvement instantané.
Cette danse devenait le matériau de sa toile et la composition ne venait que plus tard, lorsque Pollock redressait la toile pour choisir l’endroit où il allait la sectionner afin de la tendre sur un cadre (on voit sur la photo le rouleau de toile qui était dévidé au fur et à mesure). Sa démarche relève davantage de la chorégraphie (c’est-à-dire assurer une composition spatiale à partir d’un matériau préalable) que de la peinture (où la composition par esquisses successives est déterminée puis « peinte »). L’état dans lequel Pollock travaillait était donc bien différent de celui dans lequel le peintre « lisait » ultérieurement son tableau, en le faisant passer d’une surface horizontale à un cadrage vertical.
Enfin, le dripping permettait également à Pollock de se confronter à l’accidentel et de choisir de l’exploiter ou au contraire de le négliger, instaurant ainsi un dialogue incessant entre automatisme et contrôle.
Un critique a écrit que mes peintures n’avait ni commencement ni fin. Il ne l’entendait pas comme un compliment, or c’en était un. [42]
On est donc ici assez proche de l’ivresse des métamorphoses à laquelle succombe le danseur lorsqu’il improvise. Comme pour le danseur, ce dialogue entre conscient et inconscient se traduit chez Pollock par un dialogue tonique, c’est-à-dire du mouvement. On est également proche de la notion de flux mise en évidence par Laban. Ce jeu des contractions et des convulsions de la matière musculaire dans des intensités contradictoires, Pollock en parle également : « Quand je peins, j’ai une idée générale de ce que je fais. Je peux bel et bien contrôler le flot : il n’y a pas de hasard, pas plus qu’il n’y a de début et de fin. » [43] Parmi tous les essais que j’ai lus sur le peintre, seul celui de Barbara Rose [44] utilise le terme de « chorégraphie » pour décrire le mode de composition picturale. À l’écrit, le propos peut passer pour un simple procédé métaphorique, mais lorsqu’on regarde les photos de Hans Namuth, une analogie poétique entre la gestuelle du peintre et celle des danseurs est évidente.
Conclusion
Il est possible que la danse décale mon regard. Peut-être aussi ces œuvres réveillent-elles également en moi la nostalgie de pratiques dans les arts plastiques qui soient véritablement l’expression de soi-même. Les œuvres de cette période du peintre (entre 1946 et 1953) ont une profondeur qu’il ne m’appartient pas de commenter. Lorsque Harold Rosenberg, dans The Tradition of The New, se lance dans une analyse théorique de l’action painting, Mary Mc Carthy lui rétorque que « les événements ne peuvent pas être accrochés au mur. Seuls les tableaux peuvent l’être » [45].
Pourtant ces procédures de travail ne peuvent, à mes yeux, être qualifiées de simples anecdotes gestuelles. On assiste vraiment à une peinture faite corps. C’est pourquoi, lorsque je suis devant une toile de Jackson Pollock, j’y vois au-delà du rapport entre pigment et surface, la trace d’une danse fixée, comme la rayure que laisse un patin sur de la glace. J’y vois la mise en relation des rythmes vitaux et du mouvement qui en constitue l’incarnation. Quand je suis devant une œuvre de Pollock, je ne vois pas un tableau de Pollock, je le vois, lui, le peintre, se mettre à danser.
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