Ce texte a déjà paru dans Gabriel Rockhill et Pierre-Antoine Chardel (éd.), Technologies de contrôle dans la mondialisation : enjeux politiques, éthiques et esthétiques, Paris, Kimé, 2009, p. 165-182. Nous remercions Yves Citton de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
Lorsqu’il s’agit de théoriser les sociétés de contrôle, les techniques par lesquelles elles opèrent et les résistances qu’on peut opposer à leurs nuisances, c’est généralement chez Michel Foucault, Gilles Deleuze, Toni Negri ou Paul Virilio qu’on va puiser ses concepts [1]. J’aimerais suggérer qu’on gagnerait à aller voir également du côté d’un autre penseur de la fin des années 1970, qui partageait un repas hebdomadaire avec Foucault et entretenait un dialogue distant mais profond avec Deleuze : Roland Barthes. Vénérée par les littéraires, la pensée de Barthes a été largement ignorée par les théoriciens récents du bio-politique. Placé dans le camp des « antimodernes » par un livre récent de son ex-disciple Antoine Compagnon, réduit dans l’esprit de beaucoup à une sémiologie « structuraliste » dont il se démarque pourtant fortement dans les dernières années de sa vie (sans pourtant jamais la « renier »), intronisé dans le panthéon douteux des Grands Récupérés par une exposition à Beaubourg en 2002-2003, il reste l’un des grands oubliés dans la façon dont on reconstitue la pensée politique critique des années 1970. La cause de cet oubli tient sans doute à ce que son travail apparaît (voire se déclarait) comme apolitique : mal à l’aise envers toute prise de position directement « engagée » dans les combats de son époque, il a paru se réfugier dans la littérature pour fuir les batailles idéologiques dans lesquelles il n’osait prendre parti. Un quart de siècle après sa mort, survenue en 1980, cette attitude fuyante envers les gesticulations macro-politique prend pourtant de nouvelles couleurs, au point d’apparaître comme le plus profondément et le plus subtilement critique des positionnements. L’article qui suit tentera de présenter quelques modalités, enjeux et résonances actuelles de ce geste politique de fuite devant l’appel de la politique, tel que le mettent en scène ses cours donnés au Collège de France entre 1976 et 1980.
Barthes politique
Réglons rapidement son compte à l’idée reçue faisant de Barthes un littéraire satisfait de perdre son regard dans les pages rassurantes de livres poussiéreux. Qu’il parle de Proust ou du haïku, il élabore toujours sa pensée sous « le chantage permanent » qu’impose « l’Actualité à quiconque l’oublie ». Le monde lui « saute constamment au visage » à chaque fois qu’il ouvre son journal quotidien :
bavures policières, motards matraqués, déchets nucléaires, affrontements à Cherbourg, lettre noble de Guattari au Président de la République refusant une invitation à la Journée de l’Enfance et rappelant tous les thèmes gauchistes (travailleurs immigrés tabassés dans des commissariats, extradition Piperno, assassinat de Goldman, etc.) – tout cela pendant que je sophistiquais longuement pour savoir comment s’enfermer en vue d’une Œuvre littéraire ! [2]
L’enfermement dans l’Œuvre littéraire n’est pas un moyen d’ignorer le fait que « le monde ne va pas bien » (expression qu’il reprend de Brecht), mais un moyen d’articuler une « réponse-à-coté », capable de déjouer les pièges dans lesquels tombent les réactions politiques habituelles : toute sa réflexion sur le Neutre apparaît ainsi comme l’élaboration d’une technique de court-circuitage du « paradigme », c’est-à-dire du cadre de problématisation au sein duquel les questions tendent à emprisonner par avance les réponses qu’on pourra leur apporter. C’est (entre autres finalités) pour déplacer et reconfigurer la réflexion politique qu’il choisit de parler des anachorètes, de Proust ou du haïku (plutôt que des bavures policières ou des déchets nucléaires) [3].
Cette stratégie de déplacement et de fuite ne lui interdit d’ailleurs nullement de faire surgir des analyses explicitement politiques là où on les attendait le moins. S’il passe une année à décrire en détails le déploiement historique et la variété pathologique des comportements semi-anachorétiques, c’est pour esquisser « l’utopie d’un socialisme des distances » [4], en gardant pour horizon constant les expérimentations micro-politiques vécues par les communautés marginales qui ont fleuri dans les années 1970. Il en tire une analyse très fine du « pouvoir », qui complète remarquablement celle qu’en propose au même moment son ami Michel Foucault. Non content d’opposer les groupements libres d’anachorètes à l’institution réglementée des monastères (soumise au contrat et au devoir d’obéissance), il distingue à l’intérieur même des communautés hiérarchisées deux modes de pouvoir, l’un relevant d’un « charismatisme de type militant », qui s’incarne en un chef, l’autre relevant d’un « charismatisme de type oriental », qui s’incarne en un guru, et qui n’est nullement incompatible avec un Vivre-Ensemble désirable. Tandis que le chef apparaît comme « celui qui prend les décisions » dans le cadre de stratégies d’attaque ou de fuite, le guru se situe au-delà de la lutte et semble se contenter de faire affleurer l’évidence (CVE, 92-93).
Une césure comparable émerge ailleurs entre le mode opératoire du règlement-loi, qui passe par « l’imposition du social comme pouvoir », et celui de la règle-coutume, qui relève d’« un acte éthique » indispensable à notre individuation en tant que sujet (CVE, 163-165). Contrairement à ce qu’affirment trop facilement les dénonciations récentes de « la pensée 68 », les théoriciens critiques des années 1970 (Foucault, Deleuze, Guattari, Barthes), loin de se contenter de démoniser « le Pouvoir » (sous toutes ses formes), se sont appliqués au contraire à en spécifier les types et les niveaux, de façon à mieux comprendre leurs dangers et leurs avantages relatifs. Sur toutes ces questions, le charme et la puissance propres du discours barthésien tiennent à ce que ses analyses lancent un effort de conceptualisation qu’elles dépassent de par la richesse littéraire des exemples évoqués. Il ne s’agit jamais de gros concepts molaires (le pouvoir, la loi, la domination) mais de figures subtiles, qui gardent en réserve des potentiels de suggestion dépassant largement l’usage que peut en tirer l’orateur.
En deçà même de telles réflexions (théoriques) esquissant une analytique (sensible) du pouvoir, les cours de Barthes sont ancrés dans un sentiment d’urgence historique qui affleure parfois jusqu’à la surface du discours. Le premier des cours consacrés à La Préparation du roman fait part, en tentant d’expliciter les motivations qui l’animeront, d’un « sentiment de danger » :
Société française actuelle : idéologiquement, montée puissante de la petite bourgeoisie : elle prend le pouvoir, règne dans les médias ; il faudrait ici une analyse esthétique de la Radio, de la TV, de la grande presse, montrer quelles valeurs implicites y sont promues, et quelles rejetées (en général : valeurs aristocratiques). Danger, me semble-t-il, plus manifeste depuis quelques temps : (toujours contigu au racisme, au fascisme), attaques contre le « jargon » (le langage) mass-médiatisé, contre le cinéma d’auteur, etc. → sentiment qu’il faut se défendre, que c’est une question de survie. (PR, 30)
On voit ici la continuité de l’effort politique mené par Barthes depuis sa période brechtienne et depuis les Mythologies des années 1950 jusqu’à son dernier cours : sa croisade permanente contre la « montée en puissance » de « la petite bourgeoisie » passe par une « analyse esthétique » et relève de la « défense » d’une certaine intellectualité sensible, qui est une « question de survie ». Pour mieux comprendre que ce sont bien les mécanismes propres au biopouvoir et aux sociétés de contrôles qu’il a en point de mire tout au long de cet effort, je rapprocherai deux moments où il évoque plus figurativement le type de socialité qui est à l’horizon de sa hantise.
Bancs de poissons
En avril 1978, il fait part d’une vision « terrifiante » qu’a suscitée un de ses amis sociologues en lui décrivant la vie des « jeunes cadres » de l’époque, qui « ne parlent que de leurs besoins (en résidence, vacances, mode de vie) […] pur discours du frigidaire, de l’auto, de la résidence secondaire, des vacances » [5]. Ce discours en rapport immédiat avec les besoins ou les désirs lui « fait très peur » en ce qu’il paraît aligner les individus sur des réflexes relevant de la seule « gestion » ou de la « pure technocratie ». La peur de cet alignement prend tout son sens lorsqu’on la rapproche d’une autre « vision d’un Vivre-Ensemble qui semble parfait », mais où l’on peut reconnaître la hantise principale qu’il chercher à conjurer à travers la réflexion menée par tout son séminaire – la figure du banc de poissons :
Vision du banc ≠ mythe très banal de la société-fourmilière. Celle-ci : dressage bureaucratique généralisé, universalisé (indépendant des régimes : la culture de masse des sociétés capitalistes = une esquisse de la société-fourmilière ; la télévision = un appendice formique). ≠ Le banc : translations collectives, synchrones et brusques de goûts, de plaisirs, de modes, de peurs. Le banc : vision plus terrible que la fourmilière. Fourmilière : égalisation des individus, mécanisation des fonctions sociales. ≠ Banc : annulation des sujets, dressage des affects, entièrement égalisés. [Barthes ajoute à l’oral :] Le grand problème qui se débat actuellement à plusieurs niveaux : comment décrocher le sujet de l’individu […]. Le rôle de la politique est de préserver le sujet sans forcément défendre l’individu. (CVE, 72)
Replacée dans son contexte de l’année 1977, une telle déclaration situe clairement Barthes à la fois du côté de la réflexion deleuzienne (dans la mesure où c’est chez Deleuze qu’il puise sa réflexion sur l’individuation comme étant à distinguer de « l’individualisme ») et en contrepied des discours alors très à la mode sur le « totalitarisme » (dénoncé au cœur de toute pensée d’inspiration marxiste, voire de toute pensée à vocation progressiste) [6]. Alors que les « nouveaux philosophes » s’époumonent à dénoncer les horreurs d’un totalitarisme lointain (le goulag) ou virtuel (les tendances naturelles du marxisme), Barthes opère un double renversement à l’égard de leur discours en passe de devenir dominant. D’une part, il situe le « dressage bureaucratique généralisé », non pas dans la dystopie d’un monde soviético-orwellien, mais dans l’ici-et-maintenant libéral de « la culture de masse des sociétés capitalistes » et dans les effets de la machine télévisuelle qui nous appâte et nous berce de ses insinuations quotidiennes. D’autre part, il souligne que les dangers les plus graves dont est menacée la société française tiennent moins aux dressages des régimes disciplinaires qu’à la logique de modulation des désirs propre à ce que Foucault théorisait alors dans une autre salle du Collège de France comme le « biopouvoir » et que Deleuze nommera treize ans plus tard des « sociétés de contrôle ». Tandis que les bouffons à la mode se faisaient peur en agitant le spectre des camps de rééducation sibériens, Barthes situait la menace dans la réalité des camps de vacances provençaux, dans le « pur discours du frigidaire, de l’auto, de la résidence secondaire » tenu par la petite bourgeoisie française (en voie d’américanisation [7]).
L’image du banc de poissons traversé par des mouvements de « translations collectives, synchrones et brusques » est à mille lieues de la fourmilière bureaucratique « totalitaire » qu’on s’imaginait en 1977 opérer par la contrainte, le règlement, la loi, le dressage, la dénonciation et le châtiment. Il ne s’agit plus ici de mouler des petits soldats mécanisés et bornés, prêts à se sacrifier aveuglément pour le salut de l’État ou du Parti, mais de moduler « des goûts, des plaisirs, des modes, des peurs », en se basant sur les contagions perceptives et affectives qui se répandent par l’hyper-sensibilité même des individus désirants. Ce qui est menaçant (et « terrifiant ») dans le banc de poisson, ce n’est pas la contrainte extérieure imposée par le collectif à l’individu, mais un régime de sensibilité et de désir qui aligne la liberté même de chaque individu sur une réaction immédiate aux images de ce qui l’entoure. Il ne s’agit pas d’une oppression (étatique) qui mutile l’individu, mais d’un agencement individualiste qui neutralise toute possibilité d’individuation et de subjectivation – c’est bien pourquoi, dans nos sociétés de contrôle, « le rôle de la politique est de préserver le sujet sans forcément défendre l’individu ». Lorsque Barthes se revendique de l’oxymore apparent d’une « démocratie aristocratique » (en enrôlant Spinoza sous cette même bannière), c’est que – quelques décennies avec Giorgio Agamben, Jacques Rancière ou Bernard Stiegler – il ressent déjà l’urgence politique d’inventer des régimes de Vivre-Ensemble permettant à « l’individu quelconque » (dont se revendiquent nos démocraties) d’accéder à des « processus de subjectivation » et à des modes d’individuation universellement aristocratiques (au lieu de le mettre sur les voies d’un individualisme grégaire).
Lorsque, quelques mois avant sa mort, Barthes traduit cette revendication éminemment politique en une réflexion sur son propre régime de vie quotidienne (de romancier en devenir), il bute toutefois sur un nœud de dilemmes qui caractérisent remarquablement l’ambivalence profonde des modulations de désirs sur lesquelles repose la régulation biopolitique de nos sociétés de contrôles. Le mode de subjectivation à travers lequel il a personnellement pu développer son individuation a pris la forme d’un travail d’écriture. De par la liberté même dont il a le privilège de jouir, il sent son désir d’écriture être constamment menacé par sa poursuite même… D’une part, il se sait écrire au sein d’un banc de poissons intellectuels qui présentent une tendance inhérente à opérer des mouvements de « translations collectives, synchrones et brusques » (pour Saussure, contre Saussure ; pour Mao, contre Mao ; pour les « nouveaux philosophes », contre les « nouveaux philosophes »). Et il n’a dès lors de cesse de chercher à toujours échapper à un langage (le marxisme, le structuralisme) avant que ce langage ne « prenne » (comme une mayonnaise) pour l’enfermer dans la sauce grégaire d’une recette de cuisine qui aligne ses gestes scripturaires sur ceux des cuistres avoisinants. D’autre part, il se sait écrire dans un monde où la pléthore même de désirs d’écriture (et par conséquent d’ouvrages) tend à noyer le poisson de son Œuvre dans une soupe indistincte d’éphémères nouveautés, qui étouffent toute possibilité d’individuation de par leur surabondance même. Ce sont les assauts d’une même pléthore de désirs qui menacent l’acte d’écriture jusque dans sa pratique quotidienne : dans la mesure où, par miracle, l’un de ses livres se fait remarquer, c’est alors un banc de journalistes qui phagocyte son temps libre en l’astreignant aux tâches de « gestion » de l’Œuvre (courrier de lecteurs, interventions, interviews, corrections d’épreuves, etc.). Qu’il s’agisse de profiter d’occasions d’échanges nouveaux ou de cultiver d’anc