Mime de bienveillance
Incontestable au moins dans sa traduction plastique, la bienveillance n’est pas seulement dévolue au débat politique mais affirme sa préséance dans la plupart des protocoles verbaux au Japon.
Sa présence efficace ne prend pas l’aspect d’un accueil ostentatoire : elle se présente plutôt comme la découverte ravie d’une convergence inaperçue jusque-là. On « tombe d’accord » selon l’heureuse expression française, en s’émerveillant de cette entente inopinée que tout avait pourtant savamment ménagée… Nous aurions tort de le tenir pour quantité négligeable ou de jeter le discrédit sur ce dispositif scénique de la parole japonaise. Les effets induits sont remarquables d’expressivité et toutes les valeurs du silence, affadies dans sa version occidentale dévalorisée, se trouvent ici rehaussées et oserons-nous écrire, exprimées jusqu’aux sucs.
Mime d’étonnement
La palette de ces gestes indigènes est si riche et nuancée en teintes que nous ne pourrons en apprécier ici toutes les valeurs. Bornons-nous, dans le cadre restreint de cette note sur le non-verbal, à en évoquer quelques-unes.
Ravissement, stupeur, scepticisme, contestation modérée, dénégation mijotée pour éviter tout débordement émotionnel : suite à des conventions charnelles ancestrales, ces émotions se traduisent par des hochements de tête inextinguibles au rythme bien gradué, un ballet corporel au ralenti.
Lorsque l’incertitude et le doute, parvenus à leur plus haut point d’intensité, semblent sur le point de forcer la porte du silence verbal, c’est le cou qui intervient et annihile l’expression verbale avec la grâce preste d’une flexion songeuse, accompagnée d’un bruitage labial qu’on nous permettra de ne pas transcrire ici.
Nos collègues japonais nous pardonneront les simplifications abusives ou les interprétations aventureuses, tant ce que nous avions nommé dans une précédente étude le « système de reconnaissance clanique » du non verbal nippon [1] demeure pour nous difficilement déchiffrable.
Il est cependant une chorégraphie bien japonaise, celle de l’étonnement admiratif, qui possède un extraordinaire rendu sonore et visuel, dont on nous permettra de décrire ici les effets. En termes kinésiques, la peinture nippone de la stupéfaction est conventionnelle.
L’ordre d’apparition est canonique, le réglage immuable, ce qui ajoute à la fascination, comme celle que nous éprouvons devant les boîtes à musique pourvues d’un automate. Bruitage labial avec allongement vocalique (exécuté crescendo) du –e fermé, mouvement de rétraction du cou, lèvres et yeux écarquillés jusqu’aux dernières limites anatomiques, gloussements féminins infinis, bruits de gorge indescriptibles, marmonnements masculins caverneux.
On s’esclaffe rarement à la française, au contraire par un mouvement de modulation contradictoire, on atténue tout en intensifiant, jusqu’à l’arrêt du mécanisme. L’expression non verbale de l’émerveillement est une parade au sens éthologique que Goffman [2] donne à ce mot, dans une acception non linguistique ; elle livre toute une fourniture d’informations, chacune absolument inepte mais qui, combinées, signalent la stupeur heureuse. Les Japonais sont des bruiteurs et des mimes de premier ordre et il incombe au didacticien de stimuler ces qualités expressives avant même d’accéder au langage articulé.
Mime d’écoute
Les rituels corporels d’écoute sont tout aussi admirables. Quand autrui parle, on baisse la tête, on ne la tend pas comme une main qui quête, bien au contraire c’est un mouvement rentré qui advient, les yeux se ferment à demi. Dans son procès, l’attention nippone commence donc par une « mise en veille » du corps et du visage qu’on dirait, à la lettre, anesthésiés, comme s’il fallait annihiler sa propre présence au monde pour accueillir non seulement le verbe mais aussi la personnalité, étrangère à soi, qui s’y trouve enclos et devant laquelle le corps, en hôte de bonne compagnie, s’efface. D’où les malentendus occidentaux qui assimilent l’attention à la vigilance et confondent la première avec la seconde ou plutôt avec les marques codées de celle-ci que sont un visage interrogateur ou des yeux largement ouverts. Le « vocal » supplée avantageusement au langage articulé. Ces éléments vocaux non verbaux sont en effet bien représentés au Japon, en particulier sous la forme d’un bruitage assez constant, lorsque l’on veut renchérir sur la parole d’autrui, signifier l’accord tacite ou exprimer de façon assourdie son scepticisme : les Japonais bruitent, énormément, souvent dans le seul but d’accueillir avec faveur la parole d’autrui. C’est ce qu’ici on nomme « Aizutshi » soit toutes les formes gestuelles et vocales de l’assentiment : hochements de tête approbateurs, inflexions du cou pour noter le consentement…
Nulle erreur d’analyse chez les Japonais doués d’une intuition langagière étonnante et nous assistons à un travail très élaboré d’apprêt de la parole. Avant de rallier le point de « convergence émotionnelle » évoqué par Higashi [3], il existe une station où des pourparlers silencieux s’engagent afin de trouver le chemin le plus sûr pour gagner ce point. Réglage du volume de la voix, « accommodation » de son timbre à la nature des paroles anticipées, calcul de l’élocution selon le degré d’intimité, modulation des intonations selon l’humeur et les caractères rencontrés, mise au point des derniers jeux de physionomie, bref un appareillage puis une répétition au sens théâtral du terme : toutes ces circonspections presque inaudibles mettent en jeu une infinité de tracas invisibles ; elles ne se prolongent guère mais jouent un rôle décisif dans le bon déroulement de la rencontre verbale. Que nous sommes loin, ici, de l’art de l’improvisation…
La cérémonie d’écoute est riche d’enseignement : au Japon, on écoute souvent la parole d’autrui comme si c’étaient nos propres paroles intérieures. Nulle avidité marquée, une réserve (au sens pictural) dans les gestes et la physionomie est, au contraire, de rigueur.
L’observation nous paraît d’importance car la démonstration de l’attention différant d’une culture à l’autre, de nouveau les hommes d’affaires européens se méprennent sur l’interprétation des signes : ainsi un visage « rentré », la tête penchée, des « yeux dormis » comme l’écrit Barthes [4] ne signalent ici ni l’indifférence ni l’assoupissement, tout au contraire. Le silence est souvent une manière de savourer la parole, celle que l’on se prépare à émettre ou celle qui vient d’être prononcée tout à l’instant. Il représente, par la préséance qui lui est accordée avant la moindre repartie à la précipitation fâcheuse, l’hommage rendu au Temps à qui l’on confie le soin d’exprimer, des mots, tous les sucs. Une fois rassasié, le récipiendaire couve le propos d’autrui, l’entoure de soins précautionneux et son corps inanimé n’est souvent que la traduction d’une sollicitude, respectueuse mais exempte de toute ostentation. L’aubade, ici, est muette.
Les contenances
Examinons les contenances : doigts humectés, imperceptibles inclinaisons du chef, paume hésitant à recevoir tel papier et rechignant à le froisser, esquisse de sourires embarrassés, confusions dissimulées par des gloussements mais tapies dans le regard, que de soucis désuets et de précautions surannées pour répartir des documents quand les mains d’une autre civilisation eussent tout distribué à la volée…
Comme l’écrivait Saint-Simon à propos de Louis XIV, les Japonais savent « assaisonner » leurs grâces. Semblables au ballet gestuel qui entoure le dieu du soleil dans le groupe sculpté par Girardon « Apollon servi par les Nymphes » (1666-1672) au Jardin du Château de Versailles, tous ces soins préalables que notre hâte d’en découdre avec le verbal dédaigne, ces minuties qu’une évaluation accaparée par l’état de la parole couvre d’une ombre négligente, les laisserons-nous perdre ? Il nous paraît opportun d’apprécier cette pavane exquise, d’une part sous le chef de la prudence et de la lenteur, en d’autres termes de la précaution dont ils précédent, muets mais diligents, le cortège des mots. D’autre part, comme on lit en haut d’une portée une indication du tempo, ces myriades de minuscules préparatifs nous renseignent sur le rythme qui va s’imprimer à l’échange, quant à la cadence qui préexiste aux mots et qui est celle, primordiale dans une conversation en petits groupes, de corps et de voix s’alliant dans l’espace sonore et matériel de la pièce.