Réflexions sur les nouvelles formes du pouvoir dans le monde fluide

Pascal Michon
Article publié le 1er novembre 2010
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Réflexions sur les nouvelles formes du pouvoir dans le monde fluide  », Rhuthmos, 1er novembre 2010 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article204

Ce texte est extrait de P. Michon, Les Rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007, p. 91-99.


L’idéologie actuellement dominante présente le pouvoir politique comme une simple conséquence du « pouvoir de » propre à chaque individu. L’être humain serait doté d’une capacité à déterminer rationnellement ce qu’il lui convient de faire selon ses intérêts et à agir en fonction de cette délibération intérieure. Le pouvoir politique ne ferait donc que refléter la lutte des individus pour la conservation et l’augmentation de leur bien-être, et les institutions, en particulier l’État, seraient de simples moyens d’encadrer cette lutte pour éviter qu’elle ne dégénère en guerre civile.


Du point de vue du rythme, ces représentations sont tout à fait discutables. D’une part, elles font abstraction de la pluralité des techniques rythmiques par lesquelles les individus sont produits. Elles prennent abusivement un type d’individuation particulier (l’individuation individualiste) pour un modèle universel et ce glissement les amène à présupposer une conception anhistorique et naturaliste du social qui bloque toute créativité politique au profit de normes néo-libérales considérées comme intangibles. De l’autre, ces représentations ne nous disent rien de la spécificité des modes d’individuation contemporains et en particulier de leurs faiblesses. Le rôle déterminant des techniques rythmiques dans la production des individus leur échappe totalement, ainsi que leur asthénie actuelle.


Il est vrai qu’une version plus sophistiquée des croyances libérales a été élaborée au tournant du XIXe et du XXe siècle par Max Weber. Celui-ci a critiqué le simplisme des visions qui fondent le pouvoir, en dernier ressort, sur la force et la violence (Kraft und Gewalt) et souligné, au contraire, l’importance des formes de légitimation qui lui permettent de s’assurer de l’obéissance des individus. En dehors des cas, relativement peu nombreux, où il s’exerce par la simple contrainte, le pouvoir s’appuie généralement sur la conviction subjective, de la part de ceux qui lui obéissent, que celui qui l’exerce a un droit quelconque à le faire (Herrschaft). Cette conviction peut être fondée sur la foi en la sainteté des traditions et la légitimité de ceux qui sont investis d’une autorité (domination traditionnelle), sur la foi en la légalité des règlements et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui exercent le pouvoir (domination légale), ou encore, phénomène ancien dont le retour le frappait, sur la foi en la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne (domination charismatique). Dans la mesure où l’État pratique une domination de type légal, il peut donc être défini comme le groupement social qui, dans une société donnée, dispose, d’une manière reconnue par les individus, du monopole de la violence et dont le fonctionnement s’exerce, dans les sociétés modernes, suivant une rationalité bureaucratique.


Aujourd’hui, certaines formes de pouvoir, comme celles des leaders terroristes ou des dirigeants de nombreux partis d’extrême droite, peuvent encore s’analyser en termes de croyance et de domination charismatique, celles des chefs de clan en guerre dans de nombreuses régions du monde en terme de domination traditionnelle, ou encore celle des États en terme de domination légale. Toutefois, la portée de cette théorie est de plus en plus limitée du fait qu’elle ne permet pas de rendre compte des mutations profondes que viennent de subir silencieusement ces différentes formes politiques, ni surtout des formes totalement inédites qui ont surgi parallèlement.


Au niveau sub-étatique, par exemple, la plupart des nouveaux pouvoirs – c’est particulièrement visible dans les mouvements terroristes, les cercles religieux fondamentalistes et les sectes, mais c’est aussi le cas, avec des objectifs propres, dans les mouvements altermondialistes – se constituent désormais dans l’élaboration de nouvelles formes de vie, c’est-à-dire de nouvelles manières de devenir et de rester des individus. Ce qui est en jeu, ce sont moins, comme le voudrait la théorie wébérienne, des convictions subjectives ou des croyances, parcourant l’esprit d’individus déjà constitués et constants dans le temps, qu’une façon de pénétrer les corps-langages, d’organiser leurs manières de fluer et de déterminer ainsi leur individuation mouvante, tout en créant le plus souvent de nouvelles lignes de partage.


Au niveau supra-étatique, les multinationales, les réseaux médiatiques mondialisés et « l’Empire », cet objet politique obscur qu’il faut désormais prendre en compte – et que Hardt et Negri ont trop tiré vers la notion d’un réseau capitaliste mondial homogène, en passant abusivement sous silence les pôles de puissance hiérarchisés qui le contrôlent –, exercent, de même, des formes de domination qui ne sont ni traditionnelles, ni légales, ni même charismatiques. Loin de produire, comme le faisait le monde ancien, des individus fermes, constants et bâtis sur le même modèle normatif, les nouveaux pouvoirs supra-étatiques sécrètent désormais des formes de vie multiples, diversifiées et en un sens plus libres, mais aussi souvent très labiles, très faibles en potentiel d’expérience ou d’action. L’essentiel de la puissance de ces pouvoirs semble lié à la production et au contrôle de ce type de formes de vie, ainsi qu’à leur inscription dans de nouvelles formes de division.


Ces évolutions pourraient sembler rendre plus pertinentes les analyses de type systémico-fonctionnaliste qui, au cours des Trente Glorieuses, ont mis l’accent sur une dimension du pouvoir délaissée par Weber : son rôle de stabilisateur de l’ordre social et de contrôleur de l’action individuelle. Dans cette tradition, on le sait, de nombreux auteurs ont, en effet, souligné la fonction « consensuelle » du pouvoir, défini comme « capacité généralisée d’assurer l’obéissance aux règles » (Parsons), comme « contrôle progressif de la vie pulsionnelle » et condition première du « développement de la civilisation » (Elias), ou encore comme « code de symboles généralisés qui règle la circulation des prestations entre les sujets sociaux » (Luhmann). De ce point de vue, l’État moderne n’apparaîtrait plus comme un groupement d’individus particuliers concentrant la violence légitime, mais comme une émanation du système lui-même, dont il assurerait le fonctionnement optimisé et la reproduction en assujettissant les individus à son ordre.


Mais ces conceptions semblent aujourd’hui de plus en plus obsolètes. La vision intégratrice et positive du pouvoir qui les anime est aux antipodes du nouveau monde dans lequel nous venons d’entrer. L’État en premier lieu, mais aussi tous les systèmes sociaux et économiques qui organisaient la vie dans la deuxième moitié du XXe siècle, ont été si fortement attaqués, démembrés et fluidifiés que nous vivons désormais dans un monde d’une nature radicalement nouvelle. Dans les réseaux des multinationales, des médias planétaires ou de l’Empire, mais aussi dans les réseaux alternatifs qui se multiplient sans cesse, le pouvoir s’est émancipé de la forme système. Il traverse toutes les frontières et s’appuie désormais moins sur sa capacité à assurer un ordre optimisé que sur un spectre de stratégies utilisant, au contraire, la fluidité même du monde – stratégies qui vont du contrôle souple et de la création des manières de fluer des corps-langages-groupes à l’utilisation délibérée du chaos ou du moins à son utilisation, comme on le voit avec les États-Unis et le Royaume-Uni au Moyen-Orient (sur cette part de la stratégie impériale, voir l’excellent livre d’Alain Joxe, L’Empire du chaos). L’individuation ne peut donc plus être réduite à un simple assujettissement à des systèmes qui ont disparu et l’on mesure, du reste, l’ampleur des effets négatifs qu’engendrerait aujourd’hui un retour à un contrôle systémique des individus.


Ne faut-il pas alors, pour comprendre le nouveau monde, partir, à l’inverse des conceptions précédentes, des conflits et des hiérarchies qui divisent celui-ci, comme le font depuis longtemps les approches de type marxiste ? De ce point de vue, le pouvoir, en particulier celui de l’État, y constituerait moins une fonction de la société chargée de lui assurer un fonctionnement optimal qu’un instrument garantissant à la classe dominante sa reproduction et la pérennité de son hégémonie.


Ce genre d’approche éclaire indéniablement une partie du présent, car il montre que les conflits qui déchirent notre monde et le caractère asymétrique des relations qui s’y creuse ne peuvent pas être réduits – s’ils ont jamais pu l’être – à de simples « dysfonctionnements » qui seraient extérieurs au pouvoir lui-même : bien au contraire, ils font partie intégrante des manières que celui-ci a de s’exercer. Non seulement le pouvoir reste lié à la perpétuation des rapports inégaux de production, aussi bien à l’intérieur de chaque société qu’au niveau mondial, mais il s’exprime à travers l’usage de techniques rythmiques distinctes dans les différentes classes des populations. Tout le monde ne souffre pas, en effet, de la même manière de la fluidification actuelle des formes de vie. Certains groupes ont, à la différence des autres, accentué leur souci du corps et du langage, pendant qu’ils cherchaient à se protéger de l’aplanissement général des alternances de la socialité. À travers, en particulier, un renforcement de leurs exigences diététiques et éducatives, ils ont entrepris de se soustraire à la pression des modèles corporels et langagiers asthéniques propagés par le marché. Ils ont pris soin de faire du sport, d’éviter des nourritures trop abondantes ou de mauvaise qualité, et de se soigner systématiquement. Ils ont également conservé une activité langagière riche et précise, fondée sur la pratique de la lecture et de la conversation. De même, ils ont pris garde à conserver des plages de temps privées distinctes des temps d’interaction, réservés à la lecture, à la méditation religieuse ou à des activités culturelles.


Mais les conceptions de type marxiste n’en soulèvent pas moins de nombreuses interrogations. Du fait en particulier de la mondialisation économique, les notions de « classe » et de « classe dominante » ne sont plus aussi claires qu’autrefois – même si elles restent très utiles pour comprendre ce qui se passe (à ce sujet voir le bel essai de David Harvey « Neo-liberalism and the Restoration of Class Power » dans Spaces of Global Capitalism). Dans l’état actuel des choses, l’overclass mondiale dont certains auteurs dénoncent la constitution est un fantasme qui ne correspond à rien de réel. Au niveau des États-nations, les classes dominantes n’échappent pas totalement aux ravages de l’individuation individualiste, ni aux mirages de la marchandise. Tout en rejetant les pires des techniques rythmiques nouvelles, elles sont, elles aussi, petit à petit emportées dans le mouvement général de fluidification des formes de vie. Leurs corps sont de plus en plus soumis à des techniques, sinon imposées, du moins fortement promues par le marché (cosmétique, programmes de musculation, chirurgie esthétique). Leur langage s’éloigne de plus en plus des énergies et de la densité propres aux aventures littéraires et à ce que l’on appelait autrefois la conversation (si bien analysée par Tarde dans L’Opinion et la foule) pour adopter la neutralité fonctionnelle et la banalité liquide de l’expression technique et médiatique. Même les alternances de leur vie sont de moins en moins distinctes, du fait des nouvelles formes de management des entreprises et de l’utilisation de plus en plus intrusive des techniques de télécommunication.


Une partie de la tradition marxiste limite encore, par ailleurs, le pouvoir à un simple pôle de détermination et de décision étatique et institutionnel, qui devrait être conquis au profit des couches actuellement dominées. Or, une bonne portion des nouvelles réalités politiques échappe désormais à ce schéma. Dans le nouveau monde, le pouvoir réside de plus en plus largement dans les réseaux sub-étatiques, d’une part, dans les multinationales, les réseaux médiatiques mondialisés et l’Empire, de l’autre. Il faut donc le penser d’une manière nouvelle qui, certes, ne laisse pas de côté la réalité toujours active des États et des institutions, mais qui permette également de comprendre toutes les formes politiques qui échappent désormais à leur emprise (travail qui bénéficierait, du reste, de nombreux travaux menés à l’intérieur même de la tradition marxiste, comme ceux, entre autres, de Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, à partir de la notion gramscienne « d’hégémonie », Hegemony and Socialist Strategy. Towards a Radical Democratic Politics, ou encore de Fredric Jameson, Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism).


Dans la mesure où aucune des théories du pouvoir traditionnelles ne semble plus aujourd’hui convenir au nouveau monde fluide, celui-ci relèverait-il finalement plutôt d’une approche de type micro-logique, comme celles développées, en réaction à toutes les tendances précédentes, dans les années 1960-70 ? Dans le nouveau monde, le pouvoir ne pourrait plus être pensé en fonction de la seule domination étatique ou même des seuls conflits de classe, car tout le corps social serait en réalité traversé par un réseau de forces et de relations de pouvoir. Avant de se coaguler au sein des institutions et de l’État, le pouvoir circulerait et s’inscrirait dans les corps par des pratiques disciplinaires et des savoirs techniques que l’on pourrait analyser, par exemple, à l’instar de ce que proposaient Foucault et Goffman, à partir de certaines institutions comme l’hôpital, l’école ou la prison.


Ces analyses constituent, elles aussi, une source d’inspiration importante. Dans la mesure où elles centrent leurs approches du pouvoir non plus seulement sur la notion d’assujettissement des individus par des systèmes ou par des institutions chargées d’assurer la domination massive d’une classe par une autre, mais sur celle de production des sujets dans le jeu constant des interactions, elles jettent une certaine lumière sur le monde dans lequel nous venons d’entrer. Aujourd’hui, alors que les systèmes emboîtés d’autrefois ont été remplacés par de nouveaux modes d’organisation fluides, déterminer les rythmes de l’individuation est devenu l’une des marques essentielles du pouvoir. Les analyses de type micro-logique lèvent ainsi une partie du voile sur la façon dont les réseaux des multinationales, des médias mondialisés et de l’Empire construisent et exercent leurs nouveaux pouvoirs, en particulier contre les États et les souverainetés populaires traditionnelles.


Mais, là encore, ce genre d’approche soulève un certain nombre de problèmes. Nous avons vu que le placage sur le nouveau monde d’analyses conçues pour lutter contre une réalité et des idéologies totalement différentes a amené un certain nombre des disciples de la pensée micro-logique à abandonner toute posture critique au profit d’une simple et bruyante célébration de ce qui est. Aujourd’hui, maints de ces disciples – dont Negri est l’un des exemples les plus connus – se sont transformés en supplétifs de la grande attaque néo-libérale contre l’État-nation et les conquêtes démocratiques qui lui étaient attachées, État-nation qui, malgré tout ce que l’on a pu lui reprocher à l’intérieur (la perpétuation des rapports de classe inégaux) comme à l’extérieur (l’impérialisme), a constitué historiquement l’espace qui a rendu possible les principales avancées politiques de ces deux derniers siècles (toutes les transformations révolutionnaires et démocratiques y compris les décolonisations), et qui restera, quoi qu’on en dise, l’un des enjeux majeurs du nouveau monde en devenir. Comme on voit mal, en effet, la Chine, l’Inde, les États-Unis, le Japon, et même le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, l’Espagne, etc. se dissoudre au XXIe siècle au profit d’un réseau capitalistique mondialisé, il nous faut intégrer cette donnée à la théorie politique, plutôt que de lui dénier, de manière purement idéologique, toute pertinence et toute valeur.


Le détournement de Foucault et de Deleuze vers le néo-libéralisme doit être fermement rejeté, mais il faut reconnaître qu’il a probablement été rendu possible par un défaut originaire des approches micro-logiques. Dès le départ, ces approches ont en effet souffert d’un manque d’articulation entre l’interactionnisme horizontal des corps-langages et l’interactionnisme vertical de leurs dimensions singulières et collectives. Ainsi, les difficultés qu’elles rencontraient déjà dans les années 1970 n’ont fait que s’accentuer avec la mondialisation. De même que les micro-physiques du pouvoir avaient bien du mal à rendre compte de l’existence des institutions et en particulier des États, de même ces formes d’approche butent aujourd’hui sur la question des interactions entre les aspects singuliers et supra- ou extra-étatiques des nouveaux modes d’individuation. Aujourd’hui, le pouvoir s’exerce de plus en plus sous des formes rythmiques.

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP