Plus ou moins confusément, nous savons tous que nous venons de pénétrer dans une ère historique qui n’a plus grand chose à voir avec celle que nous avons connue entre 1945 et la dernière décennie du XXe siècle. À un monde relativement stable, organisé comme une série de systèmes emboîtés les uns dans les autres, s’est substitué un monde à la fois fluide et morcelé.
Les principaux moments qui ont jalonné cette métamorphose sont connus : À l’échelon international, les blocs ont disparu, la production et la consommation ont été mondialisées, l’ONU a été mise en question. Des réseaux de transport, de télécommunication, de tri et de stockage de l’information, enserrent désormais l’ensemble de la planète. À l’échelon national, les États se sont libéralisés, le travail a été réorganisé en réseaux, la famille traditionnelle a dû accepter des recompositions périodiques et les individus faire montre de nouvelles capacités d’engagement et de dégagement de plus en plus rapides.
Mais ces différentes facettes de ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation se laissent difficilement intégrer dans une conception qui fasse sens. Le nouveau monde est le plus souvent compris dans les termes d’une logique réticulaire qui s’inspire, pour une part, des modèles techniques télématiques, pour une autre de modèles économiques néo-libéraux, pour une autre encore de modèles philosophiques de type deleuzien. Or, toutes ces approches butent sur le même problème : elles considèrent finalement que le monde actuel est un monde sans forme, un monde liquide traversé de flux erratiques, un monde où le pouvoir est à la fois partout et nulle part. C’est pourquoi, elles oscillent entre une apologie de l’ouverture économique et technique, et la dénonciation d’un nouveau totalitarisme systémique. Pour les uns, le nouveau monde serait l’univers de tous les possibles, de la liberté de l’individu et du développement démocratique ; pour les autres, il constituerait au contraire un monde définitivement clos, un monde d’oppression et de déclin inexorable de la liberté.
Il est vrai que d’autres récusent l’idée qu’il se serait produit une simple fluidification et insistent à l’inverse des précédents sur les failles et les divisions qui organisent ce nouveau monde. Celui-ci ne serait ni un vaste océan offrant aux individus d’inépuisables occasions d’action libre, ni un système mondialisé d’assujettissement, mais il serait parcouru de divisions et de contradictions de plus en plus profondes, qui ouvriraient de nouvelles possibilités d’émancipation collective.
S’intéresser au rythme – redéfini comme manière de fluer des corps, du langage et du social – permet de jeter une lumière nouvelle sur ces débats. Si le monde a bien subi une certaine fluidification, cela n’implique en rien que toute forme y ait disparu ; nous sommes simplement incapables de les reconnaître, du fait de l’inadéquation des concepts de structure, de système ou d’individu, hérités de la période précédente. Cela n’implique pas non plus que ce soient les divisions qui déterminent à elles seules les formes d’identité.
Ce nouveau concept de rythme permet de faire réapparaître les formes du monde contemporain comme des manières d’organiser l’individuation singulière et collective. Aujourd’hui, notre monde n’est plus agencé en systèmes emboîtés déterminant l’individuation sur un mode relativement stable. Il n’est pas non plus un vaste milieu liquide où les individus auraient la fugacité et l’inconsistance de tourbillons virevoltants dans le courant. Ni un système mondialisé d’oppositions toujours plus profondes. Son organisation est celle de ses fluements. C’est donc en décrivant ceux-ci que l’on peut comprendre les diverses qualités des formes d’individuation produites, ainsi que les hiérarchies et les oppositions selon lesquelles elles se rangent.
Si, par exemple, nous nous arrêtons un instant sur les rythmes qui organisent la vie dans les entreprises, nous observons les phénomènes suivants : les corps ont été libérés des anciens rythmes tayloristes et des tâches répétitives, notamment du travail à la chaîne (délocalisé dans des pays à bas coût de main d’œuvre) mais les esprits ont été assujettis dans le même temps à des obligations d’attention psychique et cognitive tout aussi éprouvantes. De son côté, la pratique langagière, où dominait le modèle du code et de l’écrit, a été soumise à un modèle oral et contractualiste, ce qui l’a simultanément libérée des pesanteurs bureaucratiques et soumise à la précarité des rapports oraux. Enfin, grâce aux réseaux informatiques locaux, les alternances entre réunions et travail personnel ont laissé la place à une interactivité permanente. Les rythmes de la vie interne de l’entreprise, qui constituaient traditionnellement l’une des formes fondamentales de l’individuation des travailleurs, ont donc été lissés, ce qui a eu pour effet d’émanciper en partie ces derniers de leur hiérarchie mais, également, de les soumettre à une exigence de réactivité et de disponibilité personnelles beaucoup plus grande. D’une manière générale, dans le monde du travail, les rythmes sont devenus à la fois moins contraignants et plus lâches, c’est-à-dire d’une certaine manière plus libres mais aussi moins individuants, en tout cas au sens fort de ce terme. De nouvelles « formes douces de domination » se sont simplement mises en place, au gré d’une dissolution des formes d’individuation collective anciennes et d’une responsabilisation accrue de chacun.
Des phénomènes analogues se sont manifestés au niveau des États-Nations, en particulier des États-Nations démocratiques. Les manières de fluer des corps ont bénéficié du rejet des formes disciplinaires, autrefois décrites par Michel Foucault, mais la corporéité produite par les nouvelles pratiques diététiques, la chirurgie esthétique, l’engouement pour les activités sportives individuelles, les marquages corporels, possède toute la plasticité qu’exige le nouveau monde fluide. Le corps discipliné par les schèmes mécaniques a laissé la place à un corps beaucoup plastique. De même, sur le plan langagier, il est clair qu’une part importante de la production-reproduction des individus singuliers et collectifs dépend désormais des rythmes à basse tension que diffusent les médias de masse, la télévision, mais aussi l’Internet. Ces médias imposent des modes de signifiance morcelés, sans différence de potentiel interne, pauvres en capacités d’individuation. Le monde est désormais interprété sur un mode binaire, à travers des thématiques simplistes, comme « la guerre des civilisations » ou « la violence dans les banlieues », mais aussi par une réduction analytique de l’information à des « données », à la fois multipliées à l’infini et déconnectées les unes des autres. Le langage prend ainsi un rythme de plus en plus asthénique qui tend, là encore, à empêcher toute entreprise d’individuation forte. Enfin, avec la baisse de la participation populaire et la constitution d’oligarchies repliées sur elles-mêmes, les alternances élection/sujétion qui y organisaient la production politique des individus singuliers et collectifs ont perdu une grande part de leur signification traditionnelle. Comme une compensation dérisoire, de nouvelles alternances sont apparues à travers la multiplication de rassemblements festifs ou sportifs totalement dépolitisées.