Entre le cristal et le brouillard. Rythme et Vie à partir de Whitehead

Frédéric Bisson
Article publié le 10 février 2011
Pour citer cet article : Frédéric Bisson , « Entre le cristal et le brouillard. Rythme et Vie à partir de Whitehead  », Rhuthmos, 10 février 2011 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article273

Ce texte a déjà paru dans M. Weber et R. Desmet (dir.), Chromatikon V. Annuaire de la philosophie en procès, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2009, p. 25-42. Nous remercions Frédéric Bisson de nous avoir autorisé à le reproduire ici.



Wherever there is some rhythm, there is some life.


A. N. Whitehead


The main problem in the art of rhythm

is not to abolish monotony, but always to be

in the process of overcoming it anew.


Alan W. Watts



La cosmologie de Whitehead donne les linéaments d’une rythmologie transcendantale, suivant laquelle tout est rythme. Réciproquement, la notion de Rythme est une clé pour entrer dans la cosmologie de Whitehead. De 1919 à 1929, c’est-à-dire de son Introduction to mathematics et des Principles of Natural Knowledge à Process and Reality, ce concept tisse un lien secret, suivant un fil presque invisible. Il nous fait traverser la frontière entre la philosophie de la Nature et la cosmologie. Dans la cosmologie accomplie de Process and Reality, il sera question de l’essence rythmique du procès créateur, de son « swing ». Mais, avant de se loger ainsi au cœur du procès créateur, il a d’abord fallu que le Rythme se dégage progressivement de la gangue de la périodicité naturelle.


La présente étude procède en deux temps : d’abord, il s’agit de retracer la genèse d’un concept strict de Rythme dans la première période de la philosophie de Whitehead. On pourra alors dans un second temps essayer d’éprouver la valeur cosmologique du concept ainsi dégagé. Méthodologiquement, c’est la musique dite « répétitive » qui sera chargée de nous enseigner le procès rythmique qui gouverne le monde. Cet essai de modélisation musicologique de la cosmologie – ou de cosmomusicologie – est en outre une contribution au renouveau du pythagorisme, latent dans les arts et les sciences du XXe siècle.

 1. Périodicité et rythme dans la philosophie de la Nature de Whitehead

Le dernier chapitre de l’enquête sur les Principles of Natural Knowledge [1], le chapitre XVIII, s’intitule “Rhythms”. Dans ce court chapitre sont esquissées les grandes lignes d’une rythmologie naturelle. De 1911 à 1920, l’intérêt de Whitehead pour le rythme est d’abord limité à la philosophie de la Nature. Cet intérêt est motivé par son souci de sortir des impasses de la science galiléenne et newtonienne, en cherchant à rendre compte mathématiquement de la Nature sans la dévitaliser, c’est-à-dire sans la réduire à la matière, abstraite, purement quantitative. Les mathématiques sont capables d’épouser la vitalité de la Nature, c’est-à-dire son « existence vibratoire », son « ruissellement vibratoire » (SMW, 35-36). Bachelard, qui emprunte le terme de « rythmanalyse » à un philosophe brésilien, Lucio Alberto Pinheiro dos Santos, a cherché à fonder une « métaphysique générale » du rythme sur les « bases physiques » solides de la physique ondulatoire [2]. Comme Bachelard, Whitehead prend ontologiquement acte des découvertes de la microphysique, qui reviennent à déraciner le chosisme ou le substantialisme spontané de notre perception. La physique quantique nous enseigne qu’il n’y a pas de choses, mais seulement des rythmes ondulatoires ; il n’y a pas de substances, mais seulement des vibrations. L’énergie vibratoire est, comme dit Bachelard, « l’énergie d’existence » : « Si un corpuscule cessait de vibrer, il cesserait d’être ». Ainsi la matière, les maisons, les pyramides ne sont pas des choses, ce sont des rythmes, des anarchies vibratoires couronnées [3]. Le sol se dérobe sous nos pieds.


Le rythme se trouve ainsi d’abord défini par Whitehead à partir de la périodicité ondulatoire qui régit la vie naturelle. En 1911, dans Introduction to Mathematics [4], le chapitre XII s’intitule “Periodicity in Nature”, et commence par les mots suivants :

The whole life of Nature is dominated by the existence of periodic events, that is, by the existence of successive events so analogous to each others that, without any straining of language, they may be termed recurrences of the same event. The rotation of the earth produces the successive days… (IM, p. 164).

Un peu plus loin :

Our bodily life is essentially periodic. It is dominated by the beatings of the heart, and the recurrence of breathing. The presupposition of periodicity is indeed fundamental to our very conception of life. We cannot imagine a course of nature in which, as events progressed, we should be unable to say : “This has happened before” (IM, p. 165).

Les mathématiques ne peuvent servir à l’investigation de la Nature qu’à condition de pouvoir exprimer « l’essentielle périodicité des choses » (“the essential periodicity of things”, IM, p. 172). D’où l’importance accordée par Whitehead aux fonctions périodiques ou harmoniques. Par sa résonance harmonique naturelle, la note de musique est le modèle de toute réalité naturelle. Whitehead reprend le modèle pythagoricien de la corde, corde de violon qui vibre sous l’archet (IM, p. 170). Un tel son musical est une multiplicité dont les dimensions constitutives sont les qualités secondes de hauteur, d’intensité et de timbre. Or, comme on peut s’en apercevoir quand on joue les notes graves d’un piano, cette multiplicité qualitative est une « contraction » ou une « préhension » des vibrations périodiques qui sont les qualités premières du son [5]. La hauteur est déterminée par la fréquence de la vibration ; l’intensité est déterminée par l’amplitude de la vibration ; le timbre dépend des vibrations secondaires des organes de résonance. Ces vibrations secondaires sont dites harmoniques quand leurs longueurs d’ondes sont des fractions entières (sous-multiples) de la longueur d’onde de la note fondamentale. Un timbre est un rythme de vibrations périodiques qui se chevauchent, une synthèse additive de sinusoïdes.


La décomposition de Fourier permet ainsi d’analyser une sonorité musicale complexe en une série de fréquences sinusoïdales simples, celles des vibrations harmoniques qui la composent. Pythagoricien, Whitehead étend à la Nature entière le phénomène acoustique de la résonance, pour l’élever au rang de principe, “the principle of resonance” (IM, p. 169-170) :

The word “resonance” comes from considerations of sound : but the phenomenon extends far beyond the region of sound. The laws of absorption and emission of light depend on it, the “tuning” of receivers for wireless telegraphy, the comparative importance of the influences of planets on each other’s motion, the danger to a suspension bridge as troops march over it in step, and the excessive vibration of some ships under the rhythmical beat of their machinery at certain speeds (IM, p. 171).

Mais tout ce qui vibre est-il par là rythmique ? La répétition périodique des ondes suffit-elle à déterminer une ontologie rythmique de la Nature ?


Déjà dans cette Introduction, Whitehead inscrit discrètement la différence dans la répétition. Les séries extensives d’ondes périodiques intègrent une part constitutive de divergence. Les récurrences à l’œuvre dans le vivant s’y trouvent soumises à des variations infimes :

Broadly speaking, all recurrences depending on living beings, such as the beatings of the heart, are subject in comparison with other recurrences to rapid variations (IM, p. 167).

Par exemple le cœur : son battement régulier n’est que de surface. La répétition sourde du pouls n’est pas la mesure du rythme cardiaque qu’il enveloppe. Le temps métrique que mesure le pouls n’est que la résonance dans les artères de deux cadences cardiaques qui se chevauchent sans se synchroniser : la cadence auriculaire et la cadence ventriculaire, dont le déphasage infinitésimal produit dans l’intervalle le battement ternaire des « bruits du cœur ». En ce sens, la polyrythmie est première : il faut au moins deux cadences non simultanées pour produire une pulsation métrique, un tempo mesurable. Le rythme proprement dit est ce qui se passe entre les cadences conjuguées. Le rythme du cœur ne se définit donc pas par la division régulière du temps, par le retour périodique de son battement (diastole-systole), mais par la série discontinue de points critiques, de points d’inégalité qui se relient les uns aux autres à l’intérieur de fractions de durée métriquement égales. Battements ectopiques, alternances électriques, torsades de pointes, parasystole atriale ou ventriculaire, pure ou modulée, rythmes de Luciani-Wenckebach simples ou complexes, tachycardie, fibrillation : ces irrégularités sont des modulations du cœur dynamique, dont le rythme se fait d’un point critique à l’autre. Telle est la définition dynamique ou rythmique du cœur que donne la théorie du chaos [6].


Il ne s’agit certes là encore selon Whitehead que d’un accroc dans la trame de la répétition, qui n’affecte pas la régularité des lois de la Nature, mais c’est néanmoins l’indice qu’il existe dans la Nature un rapport complexe de la répétition à la différence, une sorte d’ « intérieur » de la Nature, dont les lois statistiques ne seraient que la surface enveloppante. Le rythme se dégage déjà de la simple périodicité, de la répétition cyclique de surface.


Cet indice nous conduit à chercher plus haut. Ce sont en effet les formes plus élevées, les formes proprement spirituelles de l’existence qui vont amplifier la différence déjà présente dans les formes inférieures, physiques et organiques, de la répétition périodique, et manifester le ressort dynamique de toute vie. Dans The Aims of Education, le chapitre II s’intitule “The Rhythm of Education”. Whitehead y justifie le choix du terme « rythme » à propos de la « croissance mentale » que doit accompagner et favoriser l’éducation scolaire.

Life is essentially periodic. It comprises daily periods, with their alternations of work and play, of activity and of sleep, and seasonal periods, which dictate our terms and our holidays ; and also it is composed of well-marked yearly periods. These are the gross obvious periods which no one can overlook. There are also subtler periods of mental growth, with their cyclic recurrences, yet always different as we pass from cycle to cycle, though the subordinate stages are reproduced in each cycle. That is why I have chosen the term “rhythmic”, as meaning essentially the conveyance of difference within a framework of repetition. Lack of attention to the rhythm and character of mental growth is a main source of wooden futility in education.

“The conveyance of difference within a framework of repetition”, c’est-à-dire « la transmission de la différence à l’intérieur d’une armature de répétition ». C’est cette définition du rythme qui justifie le titre de l’ouvrage de pédagogie. On sait que, selon Whitehead, les trois phases essentielles du cycle d’éducation qui doit accompagner la croissance mentale de l’enfant sont la romance, la précision et la généralisation. Elles constituent la charpente naturelle à travers laquelle se transmet, comme un train d’ondes, la différence qui fait passer de l’une à l’autre. Le cycle est ouvert. La croissance mentale n’est pas un progrès linéaire et continu vers un but, mais plutôt une totalisation tourbillonnaire ouverte [7], dont le mouvement ne coïncide jamais à soi et, tout en tournant sur soi-même, passe insensiblement d’un cycle à l’autre, par enroulement réciproque, comme dans une Gidouille, un coquillaGe ou une coquille d’escarGot. Le cycle de l’éducation se développe ainsi suivant le rythme secret d’une suite de Fibonacci, comme la spirale logarithmique qui génère la coquille du nautile, Spira Mirabilis de Bernoulli en laquelle le pythagoricien Matila Ghyka a vu le symbole mathématique de la croissance vitale et spirituelle [8]. Ghyka montre que le rythme géométrique ne se confond pas avec la cadence uniforme de la symétrie statique, « répétition identique, mécanique, de trame homogène, comme dans les arrangements réguliers des systèmes cristallins [9] », mais qu’il suppose toujours une asymétrie vivante, où la proportion irrationnelle est reine. Comme dans l’asymétrie constituante de la spirale à pulsation quadrantale, la répétition cyclique de la croissance mentale est dédiée à une différenciation inachevable, puisque « l’éducation doit commencer dans la recherche et finir dans la recherche ».


Or, c’est cette même définition qui est précisément développée dans le dernier chapitre de PNK auquel il est maintenant temps de s’arrêter.

 2. L’essence du rythme : entre le cristal et le brouillard (PNK, 64.7)

Tout ce qui vit est né dans le brouillard

et non dans le cristal. Et qui sait si le cristal

n’est pas une brume au déclin de sa vie ?


Khalil Gibran,

Le Prophète, Sermon d’Adieu


Dans le dernier chapitre de PNK, la notion de rythme est chargée d’exprimer la vitalité de la réalité naturelle. Autrement dit, dans le langage conceptuel de Whitehead, le rythme doit exprimer la relation entre l’Objet et l’Événement qui est sa situation actuelle. On ne peut saisir le Rythme que sur le vif. Le Rythme est dans l’entre-deux. Comme disent Deleuze et Guattari, il est toujours au milieu, « comme entre deux eaux, entre deux heures, entre chien et loup, twilight ou zwielicht [10] ». Selon Whitehead, il se situe à la croisée de l’Objet et de l’Événement. Est rythmique le mouvement indiscernable de participation par lequel l’Événement préhende l’Objet et par lequel l’Objet ingresse l’Événement. La Vie ne saurait être détachée de l’Événement pour devenir une propriété de l’Objet, pas plus qu’elle ne saurait être détachée de l’Objet pour devenir une propriété du seul Événement :

Le fait d’être vivant (liveliness) est le caractère reconnu de la relation de l’objet à l’événement qui est sa situation. Ainsi, dire que l’objet est vivant supprime la référence nécessaire à l’événement et dire qu’un événement est vivant supprime la référence nécessaire à l’objet (PNK, 64.3).

Les Rythmes sont ainsi les formes concrètes primordiales et matricielles, les faits ultimes de la Nature, à partir desquels Objets et Événements sont abstraits, suivant la méthode de l’abstraction extensive
 [11].


D’un côté, le rythme tient déjà de l’Objet en ce qu’il est doté d’une structure fondamentale, un « patron » (pattern) qui le rend reconnaissable [12]. La « recognition » nomme le rapport de la conscience à l’Objet. Est Objet ce qui peut revenir, identique à soi-même, ce qui ne prend pas part au « passage de la Nature ». Les Objets se divisent en Objets uniformes, comme les couleurs, et en Objets non uniformes, comme les mélodies ou les rythmes, qui ne sont pas localisables dans un instant ponctuel [13]. Un « motif rythmique » ou « patron rythmique » est ainsi un Objet non uniforme, que l’on perçoit et reconnaît comme un tout dans une durée qui enveloppe ses parties constitutives instantanées.


Mais, de l’autre côté, le rythme ne se réduit pas à l’identité objective de sa structure motivique, telle qu’on peut la noter, la fixer sur le papier. Le rythme n’est pas exactement réglé comme du papier à musique. Le rythme est quelque chose qui arrive, qui survient, tout à coup. Quelque chose se passe : c’est l’événement. Le rythme est une réalité qualitative et, en tant que tel, on ne peut le réduire à une temporalité homogène, neutre, divisible, mesurable. Sa temporalité est d’accident. Il est inséparable du processus d’actualisation par lequel la répétition de l’Objet en situation produit une série de différences sous-entendues (“no rhythm can be a mere pattern ; for the rhythmic quality depends equally upon the differences involved in each exhibition of the pattern”, PNK 64.7).
Pour résumer : d’un côté, le patron rythmique imprime son caractère organique à l’événement qu’il ingresse ; de l’autre côté, simultanément, l’événement qui préhende le patron objectif le fait s’aventurer dans une situation actuelle où il lui soutire le maximum de nouveauté dont il est capable.


À ce moment de la définition, Whitehead propose un modèle empirique que l’on peut prendre pour fil conducteur. L’essence du rythme se trouve pensée à partir d’un paradigme physique : le Rythme est ce qui se passe entre le cristal et le brouillard.

The essence of rhythm is the fusion of sameness and novelty ; so that the whole never loses the essential unity of the pattern, while the parts exhibit the contrast arising from the novelty of their detail. A mere recurrence kills rhythm as surely as does a mere confusion of differences. A crystal lacks rhythm from excess of pattern, while a fog is unrhythmic in that it exhibits a patternless confusion of details. Again there are gradations of rhythm. The more perfect rhythm is built upon component rhythms. A subordinate part with crystalline excess of pattern or with foggy confusion weakens the rhythm. Thus every great rhythm presupposes lesser rhythms without which it could not be. No rhythm can be founded upon mere confusion or mere sameness (PNK 64.7).

Ce texte très précis mérite un commentaire scrupuleux. Il faut souligner deux éléments conjoints de définition, deux dimensions constituantes du Rythme : 1° le Rythme implique une microrythmie  ; 2° le Rythme implique une polyrythmie.


Premièrement, la microrythmie tient au rôle du détail dans l’événement rythmique : « Les parties manifestent le contraste émergeant de la nouveauté de leur détail. » Comme par effet kaléidoscopique, une intoxication à l’acide lysergique peut révéler « la beauté rythmique des détails » dans les choses les plus banales, reflets dans l’eau, limbe de feuille morte, surface d’un mur, ailes de papillons, formations coralliaires [14] , etc. De manière générale, le rythme vient de la tension entre la complexité moléculaire houleuse de la réalité et la structure globale qui intègre ce chaos dans l’unité d’un tout. Le tout structural du rythme enveloppe les parties auxquelles il imprime son unité, mais, en même temps, les parties développent de petites différences qui ouvrent dans le tout des lignes de fuite. Dans le rythme comme dans toute harmonie vivante, les parties sont à la fois soumises à la loi organique du tout auquel elles s’intègrent et, par leur divergence ou leur excentricité, douées d’une farouche individualité. De même que les nervures du portail sculpté de la Cathédrale de Chartres vivent leur vie, en toute autonomie et, en même temps, renforcent par là l’harmonie du tout architectural auquel elles appartiennent, – de même, les parties rythmiques d’une structure intégrale gagnent dans l’événement une individualité qui libère le rythme en le sortant de la monotonie ennuyeuse. L’art du rythme est de surmonter la monotonie en l’introduisant dans un procès moléculaire qui renouvelle sans cesse la structure de l’intérieur [15]. Mais, suivant le mot de Goethe, « l’architecture est une musique pétrifiée » : plus que le motif architectural, que l’on peut totaliser d’un coup d’œil à distance, le rythme musical se déploie dans le temps, prend du temps. La musique nous enseigne ainsi que le rythme est suspendu à une synthèse qui reste toujours à venir. Dans l’événement rythmique, la forme est ouverte ; le tout n’est pas donné, il est l’Ouvert qui ne cesse de changer à mesure que ses parties renouvellent les figures du patron qu’elles actualisent, en extraient autant de sous-motifs, variantes fantomatiques, reflets changeants et chatoyants. La variation infinitésimale est ce par quoi la « ritournelle » rythmique échappe à la « rengaine » de la répétition cyclique en laquelle elle risquerait de s’exténuer.


Le contraste dont il est ici question (“the contrast arising”) est donc le contraste proprement rythmique entre l’identité du patron et la différence de l’événement qui le met en variation continue. On sait que Whitehead appelle « contraste » la différence de potentiel qui existe par exemple entre deux couleurs comme le bleu et le rouge [16]. S’il peut ainsi y avoir contraste entre deux Objets uniformes (comme le bleu et le rouge), il peut de la même manière y avoir un contraste inhérent à un Objet non uniforme, comme une mélodie ou un rythme. Le contraste est déjà inscrit dans l’Objet lui-même, il est interne à la structure rythmique : comme une dissonance sous le ciel harmonique des hauteurs pures, le contraste rythmique est celui qui existe entre le temps fort et le temps faible de la mesure. L’Événement ne fait ainsi qu’actualiser une différence de potentiel qui est déjà au cœur de l’Objet qu’il actualise. De même qu’il y a plus de contraste harmonique dans la dissonance que dans la consonance, par exemple entre do et fa dièse (quinte diminuée) plutôt qu’entre do et sol (rapport de quinte, tonique à dominante), – de même le contraste rythmique inhérent à l’Objet est une tension constitutive, un rapport de forces (fort/faible) où couve le potentiel des aventures de l’Objet dans l’actualité. Le temps rythmique est un champ de forces ; l’événement plie la force sur la force, affecte le patron qui le dirige en extension d’une vie moléculaire intensive. La répétition des temps, temps fort et temps faible, reste abstraite tant qu’elle est appréhendée sur fond de la pulsation métronomique, tant qu’on ne libère pas les accents toniques et intensifs de la comptabilité, du battement de la main. En réalité, la différence rythmique fort/faible n’est pas quantitative, mais intensive ; un temps fort n’est pas le retour périodique d’un signal dans un temps homogène, il marque au contraire un événement, un passage infinitésimal, une traversée, un envol dans l’hétérogène. La force n’est pas une valeur quantitative, mais une intensité.


Deuxièmement, tout rythme est un composé de tendances rythmiques hétérogènes : « Le rythme le plus parfait est construit à partir de composantes rythmiques. » La pureté tue le rythme. Toujours au milieu, le rythme est par essence impur. C’est la perfection rythmique elle-même qui est impure ; elle résulte de la composition entre l’ordre du cristal et le chaos du brouillard. Et, dans l’échelle graduelle des rythmes réels, la tendance à l’homogénéité affaiblit le rythme, qu’il tende vers l’inertie cristalline ou vers l’entropie du brouillard. La cristallisation et la dissipation sont les deux formes extrêmes de mort, entre lesquelles la vie tisse sa répétition rythmique. Il est aussi mortel de partir en fumée que de se figer dans la structure géométrique du cristal. Le rythme comme processus est donc une hétérogenèse de cristal et de brouillard. Pour saisir l’essence du rythme, il nous faut ainsi saisir le point d’indiscernabilité où le cristal et le brouillard vont à leur limite pour entrer l’un dans l’autre, où le cristal devient liquide et où les nappes de brouillard forment des motifs, des « structures dissipatives », comme des volutes de fumée. Tel est le point inassignable de perfection, « rythme-chaos ou chaosmos [17] ». Il nous faut saisir le cristal à sa limite [18], là où il est animé par une énergie de fluxion. Autrement dit, il s’agit de passer du cristal « cristallisé » au cristal « cristallisant », c’est-à-dire de la substance ou de la structure cristalline, avec ses attributs définis (transparence, opacité, symétrie, etc.), au processus de cristallisation insaisissable qui la produit. Le cristal n’est en effet arythmique que dans la mesure où l’on en prend une vue photographique, où l’on prend sur lui une perspective substantialiste, dérivée ou abstraite de la réalité processuelle qui est la sienne. C’est de ce point de vue substantialiste que Ghyka a maintenu une différence de nature infranchissable entre le cristal et la vie [19]. En réalité, la vie pulse déjà dans le cristal ; la « symétrie dynamique », de type pentagonal, est le cœur battant de la symétrie statique, de type cubique ou hexagonal [20]. Le Rythme n’est ni cristal, ni brouillard, il est exactement entre les deux : un processus de cristallisation, un cristal naissant, toujours à la fois en voie de formation et de dissolution. Comme dit parfaitement le poète Khalil Gibran, le cristal est une brume en déclin.


Le cristal liquide : tel est le paradigme de la vie, développé après Whitehead par Gilbert Simondon, Raymond Ruyer et Gilles Deleuze. Contre le réductionnisme matérialiste pour lequel « la vie n’existe pas », Henri Atlan a explicitement repris ce même paradigme dans son livre au titre évocateur, Entre le cristal et la fumée : « Les organisations vivantes sont fluides et mouvantes. Tout essai de les figer – au laboratoire ou dans notre représentation – les fait tomber dans l’une ou l’autre de deux formes de mort. […] Toute organisation cellulaire est ainsi faite de structures fluides et dynamiques. Le tourbillon liquide – détrônant l’ordonnancement du cristal – en est devenu, ou redevenu, le modèle, ainsi que la flamme de bougie, quelque part entre la rigidité du minéral et la décomposition de la fumée [21] ».


Pour éprouver l’essence du rythme, la méthode choisie consiste à confier à la musique expérimentale du XXe siècle la leçon de cosmologie qu’elle contient potentiellement. Prendre au sérieux une musique peut conduire à lui poser des questions que l’on réserve d’habitude à la spéculation philosophique : quelle image du monde implique-t-elle ? Si la musique au XXe siècle a cessé d’être figurative ou descriptive, elle continue néanmoins de parler du monde plutôt que d’elle-même ; elle ne fait plus seulement entendre le divers empirique de la Nature naturée, mais le processus suivant lequel le divers est donné.

 3. Le rythme comme processus graduel selon le minimalisme répétitif de Steve Reich


Le rythme n’est pas du tout quelque chose

de périodique et de répétitif. C’est le fait que quelque chose arrive,

quelque chose d’inattendu, d’irrelevant.


John Cage [22]


Le « minimalisme répétitif » de Steve Reich est une tentative pour faire de la répétition métrique ou mécanique le moteur d’une différence continue. Comment faire événement à partir d’une trame de répétition, comment faire entrer l’événement dans la répétition ? In C (1964) de Terry Riley est, à la suite des essais de La Monte Young (précurseur surnommé “the daddy of us all” par Brian Eno), un prototype de ce minimalisme hypnotique, où la répétition simultanée de plusieurs motifs mélodiques différents produit une perpétuelle nouveauté :

I think I was noticing that things didn’t sound the same when you heard them more that once. And the more you heard them, the more different they did sound. Even though something was staying the same, it was changing… [23].

Comment arracher à la pure sinusoïde des interférences harmoniques d’ondes périodiques, des rugosités, des frottements de hauteurs et de timbres ? Comment détraquer l’horloge, comment faire délirer le métronome ? La solution consiste à dupliquer, à multiplier la pulsation, jusqu’à faire fluer un continuum intensif à travers le discontinu, comme dans le Poème symphonique pour cent métronomes de Ligeti (1962). Le rythme implique toujours une polyrythmie, superposition de répétitions cycliques, cent métronomes entre lesquels surgissent, comme des fantômes bourdonnants, des éclairs rythmiques. D’une manière analogue, Reich commence par mettre en place des dispositifs pendulaires fonctionnant de manière autonome : Pendulum Music. La première période de l’œuvre de Steve Reich expérimente ainsi des processus musicaux « mécaniques » ou impersonnels, livrés à eux-mêmes : faire de la musique, c’est comme « tirer en arrière une balançoire, la lâcher et l’observer revenir graduellement à l’immobilité ».


Drumming, œuvre pour percussions datant de 1971, parachève et clôt cette période expérimentale, initiée par Piano Phase (1967) et continuée dans Phase Patterns (1970). On a souvent rapproché cette œuvre des polyrythmies africaines qui semblent avoir impressionné Reich lors de son bref voyage en Afrique, au Ghana, en 1970. Mais dans Drumming le déploiement de la différence se trouve systématisé, rationalisé, incorporé à la répétition. “The conveyance of difference within a framework of repetition” : le minimalisme répétitif de Steve Reich correspond exactement à cette définition whiteheadienne du rythme.


Steve Reich a écrit en 1968 un manifeste, Music as a gradual process. Ce manifeste défend trois idées directrices.


Premièrement, le morceau de musique doit littéralement être un processus. Le procédé doit être audible au moment même où il se produit, le processus compositionnel se confondre avec la musique manifeste. Steve Reich refuse ce que l’on pourrait appeler en plagiant Whitehead, la « bifurcation de la musique » entre le noumène et le phénomène, entre l’être et l’apparaître, c’est-à-dire entre le procédé compositionnel et la manifestation sonore. “I am interested in perceptible processes. I want to be able to hear the process happening throughout the sounding music.” Ailleurs : “What I’m interested in is a compositional process and a sounding music that are one and the same thing”. Dans le dodécaphonisme et le sérialisme, la rigueur compositionnelle intérieure n’a aucune expression phénoménale, si bien que le processus musical s’adresse à l’œil, capable de le totaliser, d’en effectuer la synthèse en l’objectivant sur la partition, plutôt qu’à l’oreille. Chez John Cage, les procédés du hasard utilisés dans la composition ne sont pas non plus perceptibles. Le projet musical de Steve Reich consiste à rendre la musique à l’oreille. Là où les réussites sensibles du dodécaphonisme et du sérialisme sont produites dans le dos du système d’écriture, le minimalisme répétitif se caractérise au contraire par une totale transparence perceptive du système. La musique se fait cristal. Reich sort l’être de sa cachette (“The use of hidden structural devices in music never appealed to me”) et introduit ainsi en musique une phénoménologie : « autant d’apparaître, autant d’être ».


Deuxièmement, pour être perceptible, le processus doit se produire très graduellement, très lentement, se déployer dans l’infinitésimal [24], afin que l’attention se détourne de la répétition mécanique et soit captée par le processus qu’elle déploie et par l’irrévocabilité de sa progression. Il s’agit d’un « processus de déphasage graduel ». Découvert par hasard en 1965, lors d’un travail en studio sur bandes magnétiques
 [25], ce procédé consiste à désynchroniser graduellement deux instruments de même timbre jouant le même motif, suivant une accélération infinitésimale de l’un d’entre eux, jusqu’à les mettre à distance d’une note. On stabilise alors le tempo, le temps qu’il faut pour prendre conscience du canon ainsi obtenu, avant de glisser insensiblement vers un nouveau canon. Cette technique permet de faire progressivement varier tous les canons possibles d’un motif avec lui-même. Drumming repose ainsi sur un seul et unique motif rythmico-mélodique tournant en boucle, exposé au début de la pièce par un bongo solo, qui le construit note par note :



Le jeu processuel des constructions, déconstructions et déphasages soutire à ce court motif répété « entre 55 et 75 minutes » le maximum de nouveauté dont il est capable. Ainsi se superpose à la répétition mécanique une perpétuelle différenciation en laquelle elle s’absorbe à notre oreille.


Troisièmement, La transparence perceptive du processus musical ne conduit pas pour autant à épuiser le mystère : la répétition réserve des surprises. Alors que la musique sérielle ne se surprend qu’en se cachant à elle-même son être, la musique minimale devient au contraire étrangère à elle-même à force d’être elle-même et de se ressembler. Car s’il n’y a plus rien de caché derrière ce qui apparaît, l’apparaissant renferme désormais en lui-même une latence ou réserve inépuisable : “Even when all the cards are on the table and everyone hears what is gradually happening in a musical process, there are still enough mysteries to satisfy all”. L’actuel s’engrosse d’un contenu virtuel. Les effets de la musique minimale sont les effets mystérieux de la surface et du cristal : reflets, dédoublements, irisations, chatoiement. La musique minimale est comme l’eau, d’une profondeur qui n’appartient qu’à la surface, miroitante et insaisissable. Que voit-on dans le cristal ? Comme dans la boule de la voyante ou comme dans les jaspes où se dessinent des figures suggestives, des fantômes apparaissent. Perdant rapidement la perception du motif rythmique, la conscience reconstitue en diagonale des motifs « virtuels » involontaires, nés de l’interpolation hasardeuse des différents instruments déphasés. C’est à chaque fois comme une apparition : le motif rythmique se trouve doublé par son fantôme. Les fantômes sortent peu à peu du brouillard de la polyrythmie déphasée. Comme dit Deleuze, « tout actuel s’entoure d’un brouillard d’images virtuelles. Ce brouillard s’élève de circuits coexistants plus ou moins étendus, sur lesquels les images virtuelles se distribuent et courent [26] ». Mais ce brouillard se dissipe dès que l’image virtuelle se rapproche de l’actuel, c’est-à-dire dès qu’une forme cristallise :

Cet échange perpétuel du virtuel et de l’actuel définit un cristal. C’est sur le plan d’immanence qu’apparaissent les cristaux. L’actuel et le virtuel coexistent, et entrent dans un étroit circuit qui nous ramène constamment de l’un à l’autre. Ce n’est plus une singularisation, mais une individuation comme processus, l’actuel et son virtuel. Ce n’est plus une actualisation mais une cristallisation [27].

La polyrythmie différentielle de Drumming est un plan d’immanence pour la cristallisation du virtuel avec l’actuel. Comme les images que l’on voit dans la boule de cristal, dans les jaspes sanguins ou dans la masse cotonneuse des nuages, ces figures résultantes ne sont pas à proprement parler dans la musique : ce sont, dit Reich, des « sous-produits psycho-acoustiques » de la répétition. Mais ces simulacres ne sont pas des projections hallucinatoires de l’imaginaire. Sans les actualiser, la musique elle-même les contient malgré tout, à titre de virtualités cristallisables, comme la masse des nuages esquisse ou suggère d’elle-même ce que la conscience imageante fixe en elle [28]. Dans Drumming, ces résultantes fantomatiques, qui se situent au croisement de l’Objet et de la conscience, se trouvent ainsi discrètement soulignées par un instrument tiers, par exemple par une voix qui dessine dans le bloc de polyphonie différents contours possibles, comme autant de facettes d’un seul cristal d’événement. Steve Reich confesse qu’il s’est lui-même surpris à chantonner ces syllabes rythmiques (« tac », « toc », « dac ») qui expriment la joie vivante de se prêter au rythme, comme quand on se surprend à taper du pied en cadence, ou à claquer des doigts. Les mouvements corporels compulsifs par lesquels nous accompagnons le rythme ne lui sont pas extérieurs, mais expriment une joie immanente à la durée rythmique elle-même, self-enjoyment. Individuations transitoires, les motifs fantômes qui sortent successivement du brouillard polyrythmique se réjouissent d’eux-mêmes, transforment les données objectives du motif initial en satisfaction subjective, ou plutôt, comme dit Whitehead, « superjective ». L’extrême rationalisation du processus de déphasage produit des dérivés irrationnels, qui échappent au plan de la rationalité musicale.


De quel monde le minimalisme répétitif de Steve Reich donne-t-il donc l’image ? C’est un monde où le processus se confond avec l’auto-production immanente du réel ; un monde où la récurrence est source d’imprévisible nouveauté ; un monde où l’objectivité monotone de la structure (celle des « patterns ») se résorbe dans la joie subjective et auto-érotique (« self-enjoyment ») de l’événement qui en surgit ; un monde à facettes, chatoyant, tournant comme un kaléidoscope, où l’actuel est toujours riche de virtualités cristallisables. Est rythmique par excellence cet événement prismatique qui affecte la structure potentielle à partir de laquelle il surgit.


Le processus de déphasage n’est pas seulement la condition de l’événement, il ne fait qu’un avec l’événement. L’événement n’est plus localisé, il devient total. Il n’est plus limité aux accidents et aux explosions soudaines qui surviennent entre les périodicités, mais il entre dans la trame même de la répétition. Le minimalisme répétitif nous donne l’image d’un monde où tout est événement. La stabilisation temporaire des canons rythmiques de Drumming ne doit pas induire en erreur, elle n’est pas le signe d’un primat du motif sur le déphasage qui le produit, elle n’est qu’un ralentissement dans le flux du devenir. Si l’on considère les parties de la durée rythmique abstraitement, si l’on découpe les canons dans le tout comme autant de motifs individuels autonomes, on ne saisit pas le mouvement qui les relie les uns aux autres. Le tout n’est pas donné, il est l’Ouvert, durant « entre 55 et 75 minutes », dans lequel le mouvement s’effectue. Ce qui change d’une partie à l’autre de la durée polyrythmique, d’un canon A à un canon B, ce n’est pas seulement l’état de B par rapport à A, c’est l’état du tout lui-même qui comprend les parties et qui les ouvre à la nouveauté de l’avenir dans lequel il les lance sans arrêt avec lui. Le tout change qualitativement avec ses parties. Le déphasage n’est pas passage évanescent entre deux motifs immobiles, comme entre deux positions d’Achille courant après la tortue. Quand nous recomposons le mouvement avec des immobilités, nous refaisons l’évolution créatrice avec de l’évolué. La réalité rythmique n’est pas dans la série des positions en lesquelles nous désarticulons son mouvement quand nous nous le représentons en segments motiviques, mais dans le processus même de cristallisation ouverte, événement permanent qui laisse derrière lui des motifs cristallins.


Le chant des cigales ou des grillons durant les soirées d’été, le coassement vespéral des grenouilles, le bourdonnement des essaims, le clapotement de la pluie sont des brouillards sonores, des masses en vibration constante, en effervescence moléculaire. Les coups discontinus d’une lourde cloche, répétés à intervalles réguliers, s’absorbent dans la résonance inharmonique indivisible de l’airain, jusqu’à donner l’impression d’un continuum vibratoire qui tourne autour de la note fondamentale fondue dans l’airain. De même, dans la musique primitive, la mesure régulière est nimbée du brouillard de timbres des castagnettes, crécelles, tambourins, grelots, clochettes et coquillages des danseuses, dont la vibration atmosphérique diffracte la pulsation et l’absorbe dans la vague d’un rythme continu, narcotique [29]. En déphasant graduellement les motifs métriques des bongos, des marimbas et des glockenspiels, Steve Reich produit mécaniquement un brouillard du même genre, où les timbres se mettent à vibrer les uns contre les autres, couleur contre couleur. Mais le rythme vivant n’est pas purement narcotique. Il ne nous laisse pas dans les vapes. Le brouillard se dissipe en volutes, tourbillons hypnagogiques, individuations tournoyantes qui, une à une, partent en fumée. Alors que la danse rituelle endort la conscience individuelle dans la fusion affective avec le groupe et le culte des dieux de la terre ou des ancêtres, le rythme vivant nous éveille au contraire à l’événement qui nous fait sortir du cercle pour nous relancer sans cesse vers le nouveau. Toute hypnose n’est pas narcose. La conscience rythmique, comme toute conscience esthétique, se trouve certes dans un état modifié, mais elle n’est pas hébétée, fascinée par la vibration atmosphérique de la masse sonore. Elle est plutôt translucide, ouverte à la cristallisation continue qui se nourrit du brouillard qui l’enveloppe. Elle voit le devenir des formes dans le cristal.

Notes

[1A. N. Whitehead, An Enquiry Concerning the Principles of Natural Knowledge, Cambridge University Press, 1919 (noté PNK).

[2G. Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, PUF, 1950, p. 132.

[3G. Bachelard, La dialectique…, op. cit., p. 131 : « Les figures les plus stables doivent leur stabilité à un désaccord rythmique. Elles sont les figures statistiques d’un désordre temporel ; rien de plus. Nos maisons sont construites avec une anarchie de vibrations. Les Pyramides, dont la fonction est de contempler les siècles monotones, sont des cacophonies interminables. Un enchanteur, chef d’orchestre de la matière, qui mettrait d’accord les rythmes matériels, volatiliserait toutes ces pierres ».

[4A. N. Whitehead, An Introduction to Mathematics, Oxford University Press, 1958 (noté IM).

[5H. Bergson, Matière et Mémoire, Paris, PUF, 1939, p. 227-228.

[6J. Gleick, La théorie du chaos. Vers une nouvelle science, Paris, Flammarion, 1991, p. 352 sq.

[7Dans le chapitre III de The Aims of Education, Whitehead définit le rythme de l’éducation comme un enveloppement tourbillonnaire de cycles : « Il n’y a pas seulement un cycle unique à trois temps, soit liberté, discipline et liberté ; mais […] tout le développement mental est composé de tels cycles, et de cycles de tels cycles. Un tel cycle est une cellule élémentaire, ou une brique ; et le stade complet de la croissance consiste en une structure organique de telles cellules » (trad. fr. par Jean-Marie Breuvart, Louvain-la-Neuve, éditions Chromatika, p. 42). Plus loin : « Il existe aussi des tourbillons plus petits, avec en chacun d’eux un cycle à trois temps, parcourant leur carrière chaque jour, chaque semaine, chaque période » (ibid., p. 49).

[8M. C. Ghyka, Esthétique des proportions dans la nature et dans les arts (1927), Paris , Éditions du Rocher, 1998, p. 56. Une source principale de l’analyse de Ghyka sur les formations spiralées est le livre de Theodor Cook, The Curves of Life. Being an Account of Spiral Formations and their Applications to Growth in Nature, to Science and to Art. Le pythagorisme de Ghyka est par ailleurs imprégné de vitalisme bergsonien : « La spirale logarithmique confère aussi aux croissances « gnomoniques » dont elle est le profil et le symbole l’élasticité et la faculté d’indétermination croissante dont Bergson a montré l’importance dans l’évolution de l’élan vital » (ibid., p. 155). Voir M. Ghyka, Le Nombre d’or. Rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale, tome II (Les Rites), Paris, Gallimard, 1931, chapitre V : « Élan vital, rythme et durée ».

[9M. Ghyka, Essai sur le rythme, Paris, Gallimard, 1938, p. 65-66 et p. 84.

[10G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 385.

[11Voir G. Durand, Des événements aux objets. La méthode de l’abstraction extensive chez A.N. Whitehead, Frankfurt/Paris/Lancaster, Ontos Verlag, 2007, III, chapitre I : « Les rythmes ».

[12La traduction de l’anglais « pattern » est une difficulté bien connue. Il nous semble que « patron » serait la traduction la plus littéralement fidèle à la racine du terme anglais. Mais, suivant le contexte, nous nous autoriserons également à traduire « pattern » par « motif », qui a l’avantage d’être d’usage dans le langage technique de la musique et de l’art en général. Le « pattern » est une forme, et, en tant que forme, il est à la fois le motif que l’on dessine (ou chante, ou joue) et le patron ou schéma qui sert de modèle au dessin qui l’imite, et suivant lequel le dessin se dirige. Le « pattern » est donc une forme structurée et structurante.

[13A. N. Whitehead, The Concept of Nature, Cambridge University Press, 1920, p. 162. Trad. fr. par J. Douchement, Le concept de nature, Paris, Vrin, 1998, p. 207.

[14A. Watts, Joyous cosmology, Pantheon books, 1962. Trad. fr. Joyeuse cosmologie. Aventures dans la chimie de la conscience, Paris, Fayard, 1971, p. 26.

[15Alan Watts propose une définition du rythme très proche dans ses termes mêmes du dernier chapitre de PNK : voir Beyond Theology. The Art of Godmanship, 1964, p. 41-43. Trad. fr. Être Dieu. Au-delà de l’au-delà, Paris, Denoël/Gonthier, 1977, p. 46-47 : « [Un] obstacle aux joies du rythme est la monotonie, qu’on évite par la variété et la complexité. Il faut cependant un minimum de monotonie (“some monotony or regularity”) pour qu’il y ait un rythme, un schéma de base (“rhythm or pattern”), sans qui nous n’aurions qu’une succession d’intervalles donnés au hasard. Le problème essentiel dans l’art du rythme n’est pas tant de supprimer la monotonie que de constamment être en mesure de la déjouer. […] La joie requiert une certaine résistance au déploiement de l’énergie, et ce peut être la monotonie, la paresse qui transforme l’énergie en effort, ou au contraire une telle complexité du rythme que le schéma de base disparaît dans le chaos. Pour conserver son état de béatitude, la conscience infinie doit employer les moyens les plus ingénieux pour créer et surmonter la monotonie, en combinant l’ordre et le hasard de telle sorte que l’ordre ne devienne pas sclérose et le hasard, chaos. Le jeu du rythme doit rester contrôlé, mais pas au point d’être entièrement prévisible. Il doit être merveilleusement complexe mais sans l’ennui d’avoir à surveiller constamment tout ce qui y entre et en sort. En un mot, la toute-puissance doit éviter à tout prix deux choses : la situation aberrante dans laquelle elle se contrôle totalement, et celle, également stérile, où elle perd tout contrôle d’elle-même ».

[16A. N. Whitehead, Process and Reality, Corrected Edition, New York, The Free Press, 1978, p. 87.

[17G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 385.

[18Voir G. Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique, Grenoble, Jérôme Millon, 1998, Introduction : « On comprendrait alors la valeur paradigmatique de l’étude de la genèse des cristaux comme processus d’individuation : elle permettrait de saisir à une échelle macroscopique un phénomène qui repose sur des états de système appartenant au domaine microphysique, moléculaire et non molaire ; elle saisirait l’activité qui est à la limite du cristal en voie de formation. »

[19M. Ghyka, Le Nombre d’or, op. cit., tome I (Les Rythmes), p. 46-48.

[20G. Deleuze,Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 32.

[21H. Atlan, Entre le cristal et la fumée, Paris, Seuil, 1979, p. 5.

[22J. Cage, Pour les oiseaux. Entretiens avec Daniel Charles, Paris, L’Herne, 2002, p. 173-174.

[23T. Riley, cité par K. R. Schwarz, Minimalists, Phaidon Press Limited, 1996, p. 35.

[24Voir G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 327 : « Certains musiciens modernes opposent au plan transcendant d’organisation, censé avoir dominé toute la musique classique occidentale, un plan sonore immanent, toujours donné avec ce qu’il donne, qui fait percevoir l’imperceptible, et ne porte plus que des vitesses et des lenteurs différentielles dans une sorte de clapotement moléculaire : il faut que l’œuvre d’art marque les secondes, les dixièmes, les centièmes de secondes ».

[25Voir M. Nyman, Experimental music, Cage et au-delà, Paris, Allia, 2005, p. 228 : « En 1965, Reich enregistra la voix d’un prédicateur noir sur la place de San Francisco. Plus tard, en studio, il sélectionna une courte phrase dont les qualités musicales l’intéressaient et en fit deux boucles identiques qu’il passa sur deux magnétophones supposés eux aussi identiques. Il découvrit cependant qu’en raison d’infimes différences entre les deux machines, la phrase était entendue de manière légèrement désynchronisée par rapport à elle-même. Il se prit alors à contrôler ces divergences en retenant du pouce l’une des bobines mais à un degré si imperceptible que les hauteurs ne s’en trouvaient pas modifiées. Deux pièces naquirent de cette expérience, It’s gonna rain (qui utilise la voix du prédicateur) et Come out (1966) qui est entièrement construite sur la phrase ‘come out to show them’ ».

[26G. Deleuze, « L’actuel et le virtuel », in G. Deleuze & C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 179.

[27G. Deleuze, op. cit., p. 184.

[28Dans un jaspe de l’Orégon, Roger Caillois a vu la figure filiforme d’une jeune prêtresse Maya, « adoratrice du soleil ». Voir R. Caillois, Pierres réfléchies, Paris, Gallimard, 1975, p. 102 : « Je ne m’intéresse qu’aux dessins des pierres qui, comme ceux des nuages, des écorces ou des lézardes des murs tentent les caprices de la rêverie par une ambiguïté inséparable de leur nature ».

[29L. Klages, Vom Wesen des Rhythmus (1922). Trad. fr. La nature du rythme, Paris, L’Harmattan, 2004.

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