Contexte
Ce texte fait suite à une participation, depuis un peu plus de deux années, à un séminaire transdisciplinaire, indiscipliné et pluriannuel, lié à l’axe Rythmologies. Au cours de ce séminaire, a été organisée le 24 mai 2022 une promenade écoutante sur le campus universitaire de l’Université Grenoble Alpes, via la Maison des Sciences de l’Homme. Cette action de terrain a fait se retrouver beaucoup de participants moteurs du groupe de travail Rythmologies. Un des principaux objectifs était d’expérimenter, de frotter au terrain, physiquement, quelques idées développées durant les conférences et réunions, ces dernières ayant lieu principalement en Visio, autour d’une pratique corporelle, rythmique, associant marche et écoute du campus.
Questionnements
La marche écoutante, le PAS – Parcours Audio Sensible, et autres parcours sonores sont des moyens d’entrer dans le monde des sons, et inversement de faire rentrer les sons dans notre monde. Physiquement, au pas à pas, oreille tendue, mentalement disponible, en résonance avec les lieux traversés, nous appréhendons les sons qui apparaissent, disparaissent, s’agglomèrent, vivent leur vie, souvent éphémère. Et nous les abordons ici en allant à leur rencontre, en arpentant le territoire dans lequel ils se déploient et se font entendre.
Il nous faut pour cela, trouver le rythme de la marche, celui qui nous met, ou tente au mieux de le faire, en adéquation, en interrelation avec les scènes d’écoute traversées. Trouver le bon rythme ? Mais comment être sûr, ou même penser avoir trouvé LE bon rythme ? Rythme pulsé scandé, au gré des ambiances, des dynamiques, des motifs et tissus rythmiques, des itérations, agencements structurants, rythmes mouvants et complexes… Quel serait donc le bon rythme ? Et au final, y en a-t-il un ? Un qui serait, pour tous, évident, inéluctable, ne pouvant être remis en question ? Comment le ressent-on dans le corps, dans les pieds, dans la tête, dans l’espace et jusqu’au creux de nos oreilles avides ? Comment le rythme s’écoule-t-il en flux, en cassures, en scansions, en alternance de tensions/détentes ? Faut-il vraiment réfléchir, lors d’une marche écoutante, aux allures à impulser, ou bien lâcher prise et se laisser emporter par une série de réactions épidermiques et totalement incontrôlées, ou incontrôlables ? Les allures d’un promeneur écoutant doivent-elles coller à celles des sonorités rencontrées, ou bien leur résister, quitte à aller à contre-pied, à contretemps, à contre tempo, a contrario ? Quid des cadences, allures, changements de rythmes, élasticité d’un pas qui est tout sauf mesuré, au sens musical du terme, des corrélations entre l’écoute et ses incidences sur l’avancement et les pauses du groupe, mais aussi de chacun de ses membres.
Nombre des questions posées ici ne trouveront pas forcément de réponses, en tout cas de réponses satisfaisantes, devant la diversité des parcours, des groupes, des identités sonores propres à chaque lieu, des aléas du moment... Parfois, la présence et la puissance esthétique, symbolique, suggestive, d’ambiances ou de sources sonores, nous forcent à nous arrêter, à ralentir, à accélérer, pour aller à leur rencontre, ou les éviter, si ce n’est les fuir. Le temps/tempo semble fortement contraindre la perception des successions de rythmes paysagers. Parfois nous les fait-il entendre avec une certaine logique, logique apparente, qui pourrait nous sembler préméditée dans son organisation spatio-temporelle. Ce qui n’est évidemment pas le cas. Ce n’est là qu’une construction mentale, tel un Jean-Christophe [1] dirigeant le mouvement des nuages, façon chef d’orchestre, et qui au final suit les mouvements nébuleux plutôt qu’il ne les guide.
Et puis il y a les rythmes individuels, chacun se faisant en fonction des affects, de sa culture propre, de ses impulsions du moment. Et puis il y a le rythme du groupe de marcheurs, celui qui donne, malgré toutes les initiatives dynamiques isolées, une forme de cohésion déambulante, aidant à jouer, à interpréter, improviser, une partition d’écoute concertante, ou déconcertante. Et puis il y a les accords, les frottements, décalages, unissons, déphasages, décalages, confrontations entre les rythmes de chaque marcheur et ceux du groupe, les deux restant néanmoins dans une certaine communauté rythmique, entre autre dirigée par le guide écoutant, chef d’orchestre d’un mouvement d’ensemble… Un groupe de solistes tous singuliers, jouant néanmoins ensemble, s’appuyant sur une rythmicité d’écoute paysagère partagée. Tout ceci sans compter sur la complexité des superpositions et entrelacements de sources sonores et de tissages de cellules rythmiques que l’oreille, même la plus exercée a bien du mal à saisir l’entièreté, dans toutes ses variations, la cohérence unificatrice. Mais est-ce vraiment nécessaire de « tout (bien) entendre », notamment des structures rythmiques, allant jusqu’à décortiquer le paysage auditif en l’asséchant d’une forme d’induction émotive et affective. Le rythme d’une marche écoutante est régulièrement en constante instabilité, donc éminemment fragile et sans doute d’autant plus riche. On peut se sentir, à quelques moments, dans une sorte d’état de grâce, où le corps, la pensée et la chose entendue font cause commune, marchant et écoutant en synergie, dans un état où tout semble couler de source. Comme on peut parfois se sentir tirailler entre nos propres rythmes internes et ceux, parfois discordants, des événements sonores ambiants et des réactions du groupe, qui viennent se frotter, se confronter, se heurter à nos vitesses intimes.
Peut-on lire, voire écrire in situ, une sorte de partition auriculaire paysagère, avec ses mouvements propres, lento, accelerando, vivace, adagio, decrescendo… Mouvements qui organiseraient le séquençage d’une marche d’écoute selon une écriture à la fois anticipée, tout en restant ouverte à une improvisation, face à la non-prédictibilité des sons facétieux. Peut-on envisager un parcours d’écoute comme une trame sonore fluante et fluctuante, un espace narratif au déroulé continu, versus séries d’accidents rythmiques perturbateurs, ou dynamisants, nourri d’inattendu, jusqu’à l’in-entendu ? La partie non maîtrisée d’une rythmicité audio-déambulante, frottée aux aléas du terrain, de ses habitants, des écoutants, de la météo, convoque une forme de perturbation, au gré d’une sérendipité nous faisant faire un pas de côté, face aux imprévus dont le monde sonore regorge.
On peut également penser qu’un groupe de promeneurs écoutants traversant une forêt, un village ou une ville, va forcément perturber, plus ou moins, le rythme de vie des espaces traversés. Peut-être fera-t-il taire certains oiseaux, aboyer des chiens, ou provoquer des commentaires, des silences partagés, des regards interrogatifs, ceux des gens croisant la marche. Des rythmicités seront bouleversées et modifiées, voire générées par le passage d’un groupe d’écoutants, en général lui-même silencieux. Combien de fois me suis-je amusé à mettre en scène, dans l’espace public, ces intrusions écoutantes, questionnantes par la lenteur de leurs déambulations, les arrêts/points d’ouïe impromptus, le silence inhabituel d’un groupe qui ne fonctionne pas dans des rythmes « classiques », ceux d’autres marcheurs. Le ralentissement partagé pose question d’un apaisement rythmique, dans une course trépidante généralisée, où chacun s’agite pour optimiser au mieux son temps. Nous recherchons ici une décélération, peut-être contre-nature, apaisante. Cette cassure rythmique qui prend le temps d’écouter en marchant, à pas lents, est une forme de douce résistance vers un état apaisé, une énergie dynamique ma non troppo. Cette résistance, marquée par une allure, une posture ans précipitation, permet une écoute qui prend le temps de s’installer, de s’immerger et donc de se poser comme une véritable volonté ralentissante, une allure modérée assumée.
En écho avec les grandes lignes évoquées dans la première partie de ce texte, je relaterai maintenant quelques séquences d’écoute in situ, que nous avons traversées durant environ une heure et demie de marche silencieuse, mais riches en événements sonores. La narration de ces séquences comme éléments structurants de notre marche écoutante, est en quelque sorte l’illustration et peut être aussi tout à la fois le prologue et le prolongement des constats précédemment énoncés.
Récit
Lors de cette déambulation, une vingtaine de participants forment le groupe de marcheurs écoutants. Ils sont pour la plupart universitaires, chercheurs dans des domaines très différents (architectures, urbanisme, océanologie, sociologie, sciences du vivant, géographie...), participant ou non au séminaire Rythmologie. Le noyau dur de ce groupe de travail se retrouve néanmoins pour l’occasion. À noter que pour beaucoup, après de nombreuses heures à avoir échangé sur le Net, c’est une occasion de se rencontrer pour la première fois physiquement, de visu, tout en ayant paradoxalement l’impression de déjà bien se connaître.
Les consignes préalables sont simples. Marcher, lentement, en suivant un guide, en l’occurrence l’auteur de ce texte, faire silence, laisser venir à nous les sons et, si possible, rassembler des traces, écrites, photographiées, filmées, consigner des observations, ressentis... Cette dernière partie, faire trace, ne produira d’ailleurs que peu de retours, matière à réflexion, face à la difficulté de rassembler sur le moment les éléments consignés, à une gestion des retours a posteriori quelque peu brouillonne, peu préparée, pas vraiment gérée in situ, donc au final inefficace. Le promeneur écoutant que je suis n’étant pas toujours un modèle d’organisation, de discipline et de gestion de ce genre de processus.
C’est donc à ma seule mémoire, avec toutes ses limites, marges d’incertitude et versatilités, que je ferai appel ici, en ayant bien conscience de la fragilité, de la subjectivité et de la probable incomplétude de cette transcription. Notons également qu’un repérage du parcours a été effectué en amont, pour ne pas trop partir à l’aventure, même si de nombreux chemins de travers et variations, au gré des sons et des envies, sont restés possibles. Il est maintenant temps de nous réembarquer dans cette marche écoutante
Sitôt partis de la MSH, une première scène auriculaire vient rythmer notre parcours. Nous nous arrêtons. Un chantier met en scène différents protagonistes. Un homme au téléphone qui à la fois s’entretient avec un collègue et communique (fort) avec un interlocuteur au bout du fil. Un poseur de pavés qui martèle le sol. Un ouvrier qui teste je ne sais quelle trappe ou regard du talon. Des engins de chantier, ponctuellement et une débroussailleuse à mains en arrière-plan. Le décor est posé. Des éléments à la fois polyphoniques et semblant disparates. Des « réponses » (plus ou moins volontaires ?) entre sonorités, personnages... Une ambiance petit chantier facilement identifiable. Une entrée en matière dans l’écriture sonore du parcours.
S’ensuit une succession de passages ouverts, pelouses, sous-bois et auvents couverts, le long des bâtiments. Ambiances changeantes selon les architectures, acoustiques, espaces verts aménagés...
Une belle fenêtre d’écoute s’offre à nos yeux et oreilles. Au bout d’une rue, fermée par des bâtiments, la route découpe une brèche passant sous les bâtiments, qui s’ouvre sur l’une des principales voies circulantes campus. Une belle fenêtre qui cadre la vue. Néanmoins, les véhicules que nous voyons passer dans l’écran de cette ouverture sont en grande partie silencieux, pour nous, du fait de la distance, hormis quelques deux-roues émergents. L’impression de les entendre pourtant est réelle. Cadrage entre les relations, ou non relations points de vue/points d’ouïe. Je pense que peu de participants ont eu conscience de cette mise en écoute. Peut-être aurait-il fallu la rendre plus audible en l’expliquant, quitte à rompre la consigne du silence immersif. Ou bien la citer comme exemple dans le débriefing/débat qui a suivi notre marche... Rien n’est moins sûr. Quelques questions resteront en suspens sur les stratégies et postures à mettre en place dans l’instant, en réaction immédiate aux ambiances fluctuantes.
Après quelques nouveaux méandres piétonniers, nous pénétrons dans un tout autre espace, qui pourrait être entendu, perçu, comme une sorte d’oasis végétale, rompant subitement avec la prégnance du béton et de l’asphalte des cheminements précédents. Nous traversons l’Arboretum du campus. Espace boisé, où les voitures n’ont pas accès, où leurs sonorités, bruits pourrait-on dire, cèdent du terrain, s’estompent, sans pour autant que nous échappions totalement à la rumeur citadine. Il n’empêche que la présence, en ce jour ensoleillé, d’une belle végétation aux accents exotiques, de nombreux oiseaux, vient accentuer une sorte de cassure ville/campagne, toutes artificielles et plaquées que soient ces « catégories ». Cet espace végétal aménagé, amplifie inconsciemment un effet d’apaisement, une ambiance faussement champêtre... L’effet, le ressenti, un brin de psychoacoustique aidant, sont cependant bien réels, presque palpables si l’on peut dire à propos d’ambiances immatérielles. Au pied d’un arbre majestueux, isolé dans une clairière assez intime, sont installés en cercle, entourant les marcheurs, des mini-haut-parleurs autonomes. Ces derniers diffusent de façon aléatoire, à la fois discrètement mais bien perceptible, une composition sonore à base de faux oiseaux exotiques. Cette installation éphémère vient gentiment perturber, modifier, questionner le microcosme sonore du jardin, jusqu’à mettre le doute sur ce qui est factice, rapporté, et les sons réellement et « naturellement » présents, dans une sorte de dialogue réel/imaginaire. Un jeu assez courant chez les paysagistes sonores qui se permettent de rajouter une couche artificielle, artialisée, en tout cas ici de façon très brève, pour que l’espace retrouve rapidement son état initial. Ici, le geste est vite repéré et on en saisit rapidement les desseins donnant à lire autrement un espace acoustique décalé, par cet arrêt sur sons et ces rythmicités surajoutées.
Nous sortons de l’arboretum par un chemin longeant l’Isère. La rivière charrie gros et pourtant, comme beaucoup de cours d’eau, est très silencieuse. À quelques mètres de ses rives, pas le moindre glouglou n’arrive à nos oreilles. Plus loin, dans notre ligne de mire, un pont routier, très circulé. Lui par contre, nous fait entendre ses flux, une sorte de bruit blanc à la fois très présent, mais pas pour autant vraiment envahissant, la distance aidant. Et c’est là que se produit une chose surprenante, ressentie par beaucoup dans notre groupe d’audio-arpenteurs. Les sons routiers sont assez vite assimilés à des flots aquatiques et viennent sonifier le fleuve muet, lui donner de la voix (d’eau), celle qui sans doute nous manquait pour notre représentation d’une masse liquide courante, qui devrait donc être audible. Et ceci par un surprenant glissement de statut sonique. Via une illusion que nous nous créons par analogie ; le flux routier se fait flux aquatique, troublante mais intéressante métamorphose. Ce qui me questionne sur les statuts bruits/sons, selon le contexte de leur réception et ce que nous cherchons à entendre dans nos paysages sonores singuliers. De quoi à (presque) se réconcilier avec les sons automobiles, qu’ici je ne nommerai justement pas bruits.
L’étape suivante nous conduira devant des cours de tennis. A priori, ce n’est pas très motivant comme lieu d’écoute et pourtant... Nous surplombant les cours, installés sur un talus où bancs et pelouse nous invitent à nous poser. J’adore le rythme des balles, leur dynamique, leurs effets lorsqu’elles touchent le sol, les impacts sur la raquette. La tension des joueurs est perceptible, y compris à l’oreille. Et lorsque la polyphonie rythmique, issue de l’écoute de plusieurs cours où se jouent simultanément différentes parties se fait entendre, l’écoute se fait curieuse. Une scène sportive qui nous offre des séquences rythmiques que la musique contemporaine ne bouderait pas. Et des tennismen en musiciens qui s’ignorent, la marche écoutante ne manque pas de surprendre.
La traversée d’une cafétéria se révèle un moment assez cocasse, et plutôt surprenant, de notre parcours. Décidant de jouer les transitions extérieur/intérieur, nous entrons dans une longue salle de restauration d’une cafétéria étudiante. Le fait qu’un groupe assez nombreux, silencieux, marchant lentement, pénètre dans un restaurant, nous fait jeter quelques regards interrogateurs, voire franchement agacés du personnel. Lorsque nous décidons, après avoir traversé la salle, de déverrouiller une porte pour sortir de l’établissement, on nous fait comprendre, en nous houspillant fortement, que nous ne sommes pas les bienvenus et que notre geste d’ouvrir la porte réservée à une issue technique n’est vraiment pas apprécié, pour ne pas dire totalement inacceptable et inconvenant. Nous sommes venus, dans notre esprit indiscipliné, quoique ici plus ou moins volontaire, perturber un rythme interne, mettre du désordre dans un espace qui n’attend pas forcément des promeneurs écoutants. D’ailleurs le personnel ne comprend pas, malgré quelques tentatives d’explication, les raisons de cette perturbation pour le moins malvenue. Une marche écoutante jugée ici intrusive dans le fait de bouleverser le fonctionnement habituel d’un lieu.
Le tram étant tout à la fois une ligne de transport structurante, traversant le campus et une coulée sonore caractéristique, avec ses rythmicités ponctuelles, ses ferraillements mécaniques, chuintements électriques, cloches avertissante, nous décidons de focaliser notre écoute vers ce dernier. Nous nous plaçons pour se faire sous une vaste entrée couverte, pour voir si cet abri, assez réverbérant, amplifie la scène sonore toute proche. Résultat au final peu concluant.
Nous traverserons ensuite une succession de petites placettes en îlots, espaces plutôt intimes, protégés des sons de circulation, dans lesquels nous ne croiserons que des piétons. Rythmes de voix, ambiance apaisée. Et pourtant le passage d’un hélicoptère survolant le campus à basse altitude vient poser une chape sonore assez envahissante dans son drone qui ne laisse que peu de place aux sons ambiants. Jusqu’à ce qu’il s’éloigne et que le site retrouve, via une résilience acoustique, son calme ponctué de voix.
Un passage couvert, dont les portes automatiques s’ouvrent et se ferment à notre passage, nous en jouons, nous fait entendre des successions d’ambiances improbables, qui relient l’intérieur à l’extérieur et vice versa. Variations rythmiques jouées
Nous achevons notre périple par la traversée d’une grande place centrale du campus, qui réouvre de larges champs auditifs, avec une superposition de sons proches et lointains, des voix et bruits de circulation. Nous embrassons là une complexité rythmique que la fatigue de nos oreilles, après une heure et demi de marche écoutante, a bien du mal à cerner. De cet espace foisonnant, nous rentrerons à la Maison des Sciences de l’Homme pour boucler la boucle, déjeuner ensemble et poursuivre par une discussion autour de cette expérience audio-déambulante qui viendra clôturer cette riche journée.
Retours
Suite à cette marche écoutante, la première remarque que firent certains était qu’ils n’avaient rien entendu, perçu, ou écouté de véritablement rythmique. À quoi d’autres répondirent que pour eux, tout avait été rythme. Et sans doute des constats intermédiaires furent énoncés, ou en tout cas pensés. Cette remarque (l’absence de rythmes) a eu le mérite, dans sa position tranchée, d’ouvrir le débat, en ramenant d’ailleurs vers des questions soulevées en début de ce texte. D’une part, un constat qui peut sembler enfoncer une porte ouverte, la définition du rythme n’est pas la même pour tout le monde, surtout je pense lorsqu’elle est accolée à une expérience de balade écoute, donc à des rythmes sans doute moins emblématiques, perceptibles, que ceux se rapportant à la musique par exemple. Un rythme doit-il être écrit, pensé, organisé pour être perçu et entendu en tant que tel ? Les rythmes d’un chantier, d’un flux routier, d’oiseaux piaillant, d’une succession de séquences sonores, d’ambiances, risquent alors d’être totalement disqualifiés, voire inentendus. De même, ceux de notre propre déambulation, les allures de notre marche, les accélérations et ralentissements, les enchaînements de mouvements et de pauses points d’ouïe, ne seront sans doute pas considérés comme des « vrais » rythmes, maîtrisés et donc d’avantage dignes d’intérêt. Ce qui pose le problème de la perception et, peut être, d’une conscientisation de la chose rythmique, d’une posture ou aptitude nécessaire pour qu’une certaine lecture rythmique soit possible. La culture auditive, voire la culture tout court, a certainement son mot à dire, son potentiel pour faire accepter l’existence de rythmes, les allures, le séquençage d’une marche, en plus des sonorités entendues dans toute la diversité de leurs dynamiques et de leurs agencements propres. Sans parler de la superposition de plusieurs sources ou couches sonores sans cesse en mouvement, en évolution. Plus nos gestes d’écoute tendent à vouloir capter les choses le plus « fidèlement » que possible, plus la complexité du monde sonore saute à l’oreille, si je puis dire. Trop de rythme tue-t-il le rythme ? Pour certains en tout cas.
La question de la médiation, ou d’un certain cadre pédagogique est également posée. Faut-il, pour rassurer le promeneur écoutant, le mettre en (bonne) condition, expliciter de façon très rigoureuse la démarche (des-marches), exercices, jeux et fiches d’écoute à l’appui, plutôt que de laisser une assez grande liberté de vivre chacun à sa façon le parcours, au risque d’être un peu désarçonné ? C’est d’ailleurs le choix que j’avais fait lors de cette marche écoutante, le fait de ne pas trop cadrer, ni consigner l’expérience, pour laisser une marge d’approches, de possibilités, de postures non imposées et penser une forme d’improvisation où chacun pourra trouver ses propres modes de jeux. Ce qui j’en conviens est plus risqué que l’approche pédagogiquement bien cadrée.
La question de la trace est également à considérer ici. J’avais suggéré au départ, sans toutefois l’imposer, la possibilité de prendre des notes, de crobarder, de prendre des photos... pensant ainsi avoir de la matière à compiler et à mettre en forme comme traces sensibles du parcours. Cette mise en forme a posteriori, raconte à sa manière un nouveau récit, une histoire à partir de l’expérience vécue, une production née des traces, entre écriture « en temps réelle » et mémoire réactivée. Or, comme je l’ai signalé précédemment, cette proposition n’a pas vraiment été suivie d’effet, ou bien je n’ai pas pu récupérer les traces, qui n’ont donc pas alimenté mon histoire post-marche. D’où la proposition d’un récit mémoriel différé et les risques de subjectivisation accrue.
Même si le projet de marche était initialement axé autour des rythmes, le statut du bruit comme son, ou du son comme bruit, n’a pas manqué de s’inviter dans les échanges, nous emmenant vers des questionnements écologiques, les nuisances et pollutions sonores. La prégnance des sons automobiles, perceptibles, de façon plus ou moins envahissante selon les endroits et la « sensibilité » d’une oreille, étant une forme d’étalon qualitatif. La perception et, au-delà, la qualification comme bruit, son, musique, objet sonore, est en effet une problématique récurrente lors des balades écoutantes. Ce qui nous amène à échanger sur les conditions d’habitabilité, de tolérance, de cohabitation avec les sons, sachant que nous sommes les principaux acteurs des pollutions et autres dysfonctionnements chroniques de nos environnements sonores. Je ne m’étendrai pas plus avant ici sur ces préoccupations, pour ne pas risquer le hors sujet.
Ce texte, écrit plusieurs mois après le déroulé de la marche écoutante, vient sans doute tenter de combler un manque, une impression d’inachevé, que j’ai ressenti après le parcours. Le fait de ne pas avoir fait trace, recueilli de la matière, pour documenter, comme une modeste façon d’inscrire notre déambulation à l’oreille, dans une expérience rythmologique. Je ne sais pas si ce texte y parvient, mais en tout cas, il aura été une forme de prolongement venant pour moi renforcer et tracer l’expérience collective de terrain.