Ce texte de 1967 a paru originellement dans Regard, Parole, Espace, Lausanne, L’âge d’homme, 1973, p. 147-172.
I. Le destin de l’art et la naissance du rythme
Le philosophe est un perturbateur. C’est là son trait commun avec l’artiste, s’il est vrai, comme dit G. Braque, que l’art soit fait pour troubler et que la science rassure. Il trouble la bonne conscience, même et surtout scientifique. Mais il commence par ébranler la sienne. A cet égard l’esthétique est exemplaire. Sa première question met en jeu son existence même avec celle de son objet. Cette question la voici : l’art peut-il mourir ? L’art doit-il mourir ? — « il est mort », répond Hegel. Ce constat de décès prête à l’ironie. Il date d’un siècle et demi pendant lequel l’art a eu et a encore une assez belle survie. Mais que la multitude des artistes ne fasse pas illusion ! Schiller nous en prévient :
Il y en a beaucoup de bons et d’intelligents ; mais tous comptent pour un seul, car ils sont gouvernés par les concepts. Triste est l’empire du concept : avec mille formes changeantes il n’en fait qu’une, indigente, vide. [1]
Hegel est le philosophe du concept, mais le concept hégélien n’est pas une idée fixe ; et les vers qu’il cite de Schiller prennent alors un autre sens, encore plus grave pour l’art. Le concept est le sens qui gouverne tout à travers tout. Non pas un sens tout fait qui attend d’être mis à jour, mais un sens qui s’effectue lui-même dans l’histoire du monde et qui, en se produisant en elle, y produit la lumière dans laquelle il vient à son propre jour. L’art a été cette lumière où l’esprit se savait lui-même comme esprit. Il a été le plus vivant de la vie. Mais l’art ne vit de l’esprit qu’aussi longtemps que l’esprit vit de l’art. Or l’esprit a dépassé cette forme de lui-même, il a cessé de se constituer et de se communiquer sous une forme sensible dans les œuvres de l’art. Il a désormais à se réaliser et à s’exprimer dans les conduites et les situations humaines qui sont son existence effective, et à se savoir en elles comme sujet et objet de son monde. Le rôle de l’art est seulement d’ordonner le décor de la vie, d’une vie dont le sens se décide hors de lui. L’esthétique doit céder la place à l’éthique.
Presque en même temps que Hegel, l’ami de jeunesse, l’ami du pacte de Tübingen, Hölderlin, tient un langage contraire :
Ce qui demeure les poètes le fondent. [2]
L’esthétique elle aussi est une éthique. Ethos en grec ne veut pas dire seulement manière d’être mais séjour. L’art ménage à l’homme un séjour, c’est-à-dire un espace où nous avons lieu, un temps où nous sommes présents — et à partir desquels effectuant notre présence à tout, nous communiquons avec les choses, les êtres et nous-mêmes dans un monde, ce qui s’appelle habiter.
C’est poétiquement que l’homme habite… [3]
Et quel est ce séjour ? Hölderlin le dit dans les trois premiers mots d’un poème :
Komm ! ins Offene !
Viens ! dans l’Ouvert !
Pour combien ce mot : Ouvert est-il clos, indifférent ou lettre morte, parce que justement il est voix vive et que la vie n’est pour eux qu’une faute d’orthographe dans le texte de la mort, dans le contexte des configurations objectives, en lesquelles l’homme se thématise et devient un objet — et non un existant. De poète en poète, d’existant en existant, l’Ouvert de Hölderlin a sa résurgence avec R. M. Rilke dans la Huitième Élégie de Duino :
De tous ses yeux la créature voit
l’Ouvert. Seuls nos yeux à nous sont
comme retournés et tout autour d’elle posés
comme des pièges encerclant sa libre issue...
... Nous n’avons jamais, non, pas un seul jour
devant nous le pur espace dans lequel les fleurs
s’ouvrent sans fin. Toujours le monde
et jamais le Nulle part sans négation, le pur,
l’insurveillé qu’on respire, qu’on sait infini
et qu’on ne désire pas.
... C’est cela qui s’appelle destin : être en face
et rien que cela et toujours en face.
Seul échappe à l’en-face et au destin celui qui ne commence pas par mettre le monde en perspective, et qui ne fait pas de sa présence un objet, pour la mettre en vitrine ou la mettre en tableau dans une représentation. L’artiste est cet homme. Nullement différent de vous à l’origine, puisque « comme vous, dit Paul Klee, il a été jeté dans un monde où il doit s’orienter tant bien que mal » [4] ; différent cependant en ce qu’il cherche une issue dans cette origine même, à laquelle il accède en la mettant en œuvre, mais à une condition : que son œuvre elle-même soit dans un état d’origine perpétuelle.
Toutefois le premier moment est bien, comme le dit Klee, celui de l’être-perdu. L’être-perdu est la situation de l’homme dans l’espace du paysage, première forme du « Nulle part sans négation ». L’espace du paysage doit sa signification précise et son statut psychologique et existential à l’analyse qu’Erwin Straus en a faite dans une étude des formes du spatial publiée dans le « Nervenartz » en 1930 [5]. L’espace du paysage ou le paysage (car en lui l’espace et le monde sont un) commence avant la peinture de paysage qui le révélera. Plénitude enveloppante au milieu de laquelle nous sommes ici, il est la spatialité primordiale qui ne comporte aucun système de référence, ni coordonnées ni point origine. Dans le paysage nous sommes investis par un horizon qui est lié chaque fois à notre ici. Or la relation ici-horizon exclut toute systématisation de l’espace qui nous fournirait des repères. Quand nous cheminons dans l’espace du paysage nous sommes toujours à l’origine, au ici absolu. Aucune vue dominante, aucune règle de transformation, ne nous permet de déterminer des emplacements en relation mutuelle dans un ensemble orienté. Le terme de progression n’a aucun sens dans le paysage. Nous ne nous déplaçons pas à travers lui, mais nous marchons en lui de ici en ici, enveloppé par l’horizon qui, comme le ici, continûment se transforme en lui-même. Dans ce cheminement de ici-maintenant en ici-maintenant, non seulement nous marchons sans but, mais notre marche est affranchie de ce minimum de schèmes moteurs qui donnent à notre vie, à travers le flux du temps, l’allure d’une histoire, et elle s’intègre dans l’espace, sans souci d’aucune orientation ou mesure préalables données dans l’espace géographique. Entre l’espace du paysage et l’espace géographique il y a toute la différence du chemin et de la route. Mais seul chemine en plein paysage le vrai promeneur ouvert à l’étendu qui s’ouvre à lui, et qui marche, où qu’il soit, dans le monde entier. Ma relation au paysage est circulaire. Il m’enveloppe sous un horizon déterminé par mon ici ; et je ne suis ici qu’au large de l’espace sous l’horizon duquel je suis présent à tout, et partout hors de moi. « Il est impossible, écrit Straus, que l’espace géographique se déploie jamais à partir du paysage où nous sommes déroutés (tombés hors de toute route possible), et où en tant qu’hommes nous sommes perdus. [6] »
Que cette perdition soit le premier moment de l’art, personne ne l’a dit mieux que Cézanne :
À ce moment là je ne fais plus qu’un avec mon tableau. (= Non pas le tableau peint, mais le monde à peindre.) Nous sommes un chaos irisé. Je viens devant mon motif, je m’y perds… Nous germinons. Il me semble, lorsque la nuit descend, que je ne peindrai et que je n’ai jamais peint. [7]
Nulle distance entre le monde et l’homme, entre cette pluie cosmique où Cézanne « respire la virginité du monde » et « cette aube de nous-mêmes au-dessus du néant » que ne peuvent recueillir les « mains errantes de la nature ». Mais dans un deuxième temps Cézanne se retrouve, grâce au dessin, à la « têtue géométrie », « mesure de la terre ».
Lentement les assises géologiques m’apparaissent... tout tombe d’aplomb... Je commence à me séparer du paysage, à le voir. [8]
Puis c’est la « catastrophe ». Tout cet équilibre s’écroule dans l’irrépressible irruption de l’espace. « Les terres rouges sortent d’un abîme ». « Je vois. Par taches. L’assise géologique... Le monde du dessin s’est écroulé comme dans une catastrophe. Un cataclysme l’a emporté. [9] »
« Abîme » dit Cézanne. Paul Klee dit : « Chaos. » L’abîme est l’ouvert du chaos, qui est béance. La première réponse à l’abîme est le vertige. Dans le vertige nous sommes en proie à tout l’espace, lui-même abîmé en lui-même dans une dérobade universelle autour de nous et en nous. Le vertige est une inversion et une contamination du proche et du lointain. Pour l’homme pris de vertige dans une paroi, l’amont, côté protecteur et proche, se redresse jusqu’à devenir surplombant et vibre d’un mouvement d’expulsion sans fin, tandis que l’aval là-bas se creuse encore davantage dans un lointain de plus en plus profond et qui commence sous ses pieds. Le ciel bascule avec la terre dans un tournoiement sans prise. Ni l’homme n’est le centre, ni l’espace le lieu. Il n’y a plus de là. Le vertige est l’automouvement du chaos. Dans une de ses leçons de base au Bauhaus, Paul Klee appelle le chaos un « non-concept » [10]. Il n’est en balance avec rien, il reste éternellement sans poids ni mesure. « Étant néant ou néant étant », ignorant la loi des contradictions, « son symbole graphique est le point qui n’est pas proprement un point : le point mathématique. Son symbole sensible est le gris. » Le chaos est le point gris qui n’est ni blanc ni noir, ni chaud ni froid, ni en haut ni en bas, « point non dimensionnel, perdu entre les dimensions ». Hegel l’appelle la nuit du concept et il ajoute cette chose étrange : que le concept est, dans sa nuit, « le secret créateur de sa naissance » [11] Paul Klee dit de même, dans un autre langage, que le monde naît du point gris par lui-même chaos. « Le moment cosmogénétique est là : la fixation d’un point gris dans le chaos. » Ainsi le même point qui représente le chaos est à l’origine du monde. Où donc est la différence ? Klee la formule ainsi : « Un point dans le chaos : le point gris établi saute par-dessus lui-même dans le champ où il crée l’ordre... De lui rayonne l’ordre, ainsi éveillé, dans toutes les dimensions » [12]. Entre ce faisceau embrouillé de lignes aberrantes où le regard est sans prises, par quoi Paul Klee illustre le chaos [13], et le rayonnement de l’espace à partir d’une origine instaurée dans un saut, il n’y a rien d’autre que le Rythme. C’est par lui que s’opère le passage du chaos à l’ordre. « Au commencement était le rythme » dit Hans von Bülow. Le Rythme est la seconde réponse à l’abîme.
Dans le Rythme, l’Ouvert n’est pas béance mais patence. Le mouvement n’y est plus d’engloutissement mais d’émergence. Trois fois dans l’histoire de la peinture, l’espace du paysage est venu à son dévoilement dans l’Ouvert : une fois en Chine avec le paysage « Montagne(s) et eau(x) » des Song, une fois au XVIIe siècle avec les grands paysagistes hollandais, une fois dans la tonalité impressionniste avec les paysages de Cézanne, de Van Gogh et de Seurat, les trois fois par le rythme, de quel abîme issu ? L’expérience peut répondre.
Voici un homme debout dans un polder de Hollande. Qu’est-il, dès qu’il s’éprouve dans son environnement ? — Un homme débordé par l’espace qui de toutes parts l’enveloppe et le traverse, et qu’il hante lui-même de toute sa présence, perdu entre l’immensité découverte du ciel et l’étendue rayonnante de la terre au large de ses pas. Qu’il tente d’accueillir et de recueillir ici, dans sa conscience de soi ou dans une parole signifiante, l’espace omniprésent dans l’amplitude duquel il a lieu ou simplement d’exprimer par un geste ou un cri l’hypothèque vécue que les lointains du paysage ont sur sa présence proche ; qu’il tente en somme d’égaler l’espace où il existe, il éprouvera son impuissance, il s’éprouvera lui-même comme présence en échec : l’espace est inégalable.
Or, allez voir au musée d’Amsterdam le « paysage de polder » de Jan Van Goyen. Là, l’échec est surmonté, la transcendance surprise. Le monde — » Terre et Ciel », comme en Chine « Montagne(s) et Eau(x) » — communique avec lui-même dans l’ouvert ici convoqué — et nous y sommes. Comme les peintres chinois parlent de la triple perspective des montagnes : de haut en bas, de bas en haut, et dans l’éloignement, nous pouvons ici parler d’une triple perspective, c’est-à-dire de trois extases de l’espace, en étendue, éloignement et hauteur, unies en une seule ouverture de l’espace dans l’unité d’un même rythme. Terre et ciel y sont constitués dans leur fibre spatiale par un tissu de transparences et d’opacités, issues des rencontres discontinues d’un gris coloré, à double valeur chaude et froide, et d’une teinte de fond — rencontres articulées dans un même rythme sur la base de deux gammes chromatiques, l’une chaude et l’autre froide, se recoupant sans cesse avec la basse continue d’un pourpre résurgent. Il fallait, pour cela, égaler dans un regard simple ces deux lieux inégaux également inégalables : l’espace du monde et celui de la moindre sensation. D’une part, jetés au monde dans une situation obsidionale où nous avons pourtant partie liée avec l’assiégeant, nous existons au péril de l’espace (et du temps) comme Saint Michel-au-péril-de-la-mer. Surgi au monde entier dans la surrection verticale de son corps, point d’exclamation dressé au milieu des choses dans l’étonnement du « il y a » et d’y être, l’homme cherche à se recueillir à partir de ses extrêmes lointains. D’autre part l’événement d’une sensation dans sa proximité est un avènement de tout le fond du monde, comme lorsqu’au détour d’une rue, un visage, une voix, une flaque de soleil sur un mur ou le courant du fleuve, déchirant tout d’un coup la pellicule de notre film quotidien, nous font la surprise d’être et d’être là. Le Réel c’est ce qu’on n’attendait pas — et qui toujours pourtant est toujours déjà là. À travers une sensation dont l’apparence n’est pas court-circuitée de l’apparaître se réalise l’ « Urdoxa », la croyance originaire au Réel : « il y a et j’y suis. »
Ainsi aux deux extrêmes de l’expérience, l’espace (comme le temps) n’est ma demeure que pour autant qu’il me met en demeure d’exister. Comment donner lieu à ce surpassement qu’est l’existence, dans une œuvre où elle demeure intégralement, où notre inégalable présence ait son séjour ? Comment égaler l’inégalable ? L’art naît de cette contrainte à l’impossible. Et le rythme est la vérité de cette communication première avec le monde, en quoi consiste essentiellement l’aisthesis, d’où l’esthétique tire son nom, la sensation dans laquelle le sentir s’articule au se mouvoir. R. M. Rilke ne dit pas autre chose dans le Sonnet à Orphée qui commence par « Atmen ! » ( = Respirer).
Respirer ! invisible poème
pur échange perpétuel de l’être qui m’est propre
contre l’espace du monde
dans lequel moi-même rythmiquement j’adviens
... Vague unique dont je suis la mer successive.
Ainsi disparaît l’en-face. Le rythme laisse l’Ouvert être. Si l’art ne doit pas tout au Concept, il doit tout au rythme. Là se séparent le logique et l’esthétique. Et de les confondre dans une doctrine de l’art, l’ignorance est aussi grave que de confondre — quand on chasse Moby Dick — la tête d’un cachalot et la tête d’une baleine blanche, pour vous accrochées par Melville aux deux flancs du « Pequod ».
II. De la forme au rythme
Il n’y a d’esthétique que du rythme.
Il n’y a de rythme qu’esthétique.
Ces deux propositions ne sont pas l’envers l’une de l’autre. Car le mot esthétique n’a pas le même sens dans les deux.
Dans la seconde, où il est pris au sens le plus large et le plus primitif, esthétique se réfère au grec aisthesis (= sensation) et recouvre tout le champ de la réceptivité sensible. Dire que tout rythme est esthétique c’est dire que l’expérience du rythme — dans laquelle nous le rencontrons là et comme il « a lieu » — est de l’ordre du sentir (et de la communication dans le sentir). Mais une esthétique du rythme ou des rythmes se rapporte seulement à la dimension de l’art et du beau, et son champ se limite au sensible artistique. Cette marche du large à l’étroit est-elle progressive et continue ? Ou y a-t-il au contraire rupture et saut — plus ou moins fractionnés — d’un domaine à l’autre, c’est-à-dire discontinuité et mutation entre l’esthétique sensible et l’esthétique artistique ?
Notre thèse est :
« L’art est la vérité du sensible parce que le rythme est la vérité de l’aisthesis ».
Pour donner à entendre, non pas le sens encore, mais la direction de sens de ce que nous appelons ici la vérité, nous disons : « L’art est la perfection des formes inexactes qui échappent d’une part au concept, d’autre part à l’espace et au temps mathématiques. Et de même que la lumière cohérente du laser exige l’emploi de cristaux impurs, un rythme véritable est incompatible avec l’exacte mesure de ses éléments fondateurs. [14] »
Nous venons de parler de rythme et de formes, et le langage de l’art toujours les met en cause. Leurs rapports sont ambigus, mais l’éclaircissement de cette ambiguïté constitue la première approche du rythme. Laissons donc l’art être et voyons comment formes et rythme s’articulent en lui. Alors nous surprendrons le rythme à l’œuvre dans le fonctionnement des formes.
Qu’est-ce qu’une forme en peinture, une forme dans un tableau ? Jean Paulhan appelle informel un art où l’acte de peindre et l’acte de voir ne se règlent plus sur des images des choses. Informel est alors l’antonyme de figuratif, et forme le synonyme de figure [15].
Étrange gauchissement, car dans aucune peinture, figurative ou non, l’image n’est la forme. Pas davantage la forme n’est une épure de l’image ou (inversement) sa modulation, c’est-à-dire, dans les deux cas, une « épithèse ». Image et forme sont deux. Et pourtant, il n’y a qu’un élément : cette ligne de Piero della Francesca par exemple. Elle est à la fois parcours et contour, voie et limite, cursive et stable : « Deux en un à cause de l’union. » Mais dans cette union, c’est la forme qui anime l’image — laquelle n’est pas copie. Les fresques d’Arezzo, la Vue de Delft de Vermeer, une infante de Velasquez ne sont pas des photographies, même sublimées. Qu’est-ce qui les en distingue ? — La manière dont l’image se donne, le comment de son apparaître. Dans une photographie, l’image se donne — comme elle est constituée — à partir de l’objet dont elle est l’image. Elle requiert — et cela suffit à sa définition — l’intentionnalité de son modèle. Au contraire, le surgissement de la Vue de Delft, où les trois éléments du ciel, de la terre et de l’eau comparaissent d’un même glissement de l’étendue — dont les « formants » purement phénoménaux (reflets, ombres, lumière) sont structurés par des « phonèmes » purement picturaux, articulant une seule et même diastole de l’espace — a lieu dans la surprise et l’étonnement. Quelque chose en elle dépasse la prise, la prise objective, la saisie d’un objet en image.
Jamais les structures des images picturales (sauf dans l’académisme) ne sont celles de leurs mal-nommés modèles. Dans une œuvre figurative, l’image a pour fonction essentielle non d’imiter mais d’apparaître (avec ce que ce mot, pris absolument comporte de contradictoire dans cette exigence d’ouverture abrupte, faite d’évidence et d’immotivation). Cette émergence constitue l’irrépressible moment donateur de l’œuvre d’art. Ce fut le sens et le non sens de l’iconoclasme que d’avoir, à Byzance, perçu la puissance des images sans en avoir reconnu le fondement. Les mosaïques de Ravenne ou de Salonique ne sont pas un théâtre d’ombres humaines ou divines. Ici transfiguration signifie rigoureusement métamorphose : changement de forme au niveau de l’existence surprise. Et c’est la forme de l’existence, inséparable de son sens, qui se trouve, dans ce moment, transformée. Ces œuvres nous ouvrent à ce moment perpétuellement autre, où la procession de la lumière sans forme rencontre et abrite dans l’espace même de son rayonnement, la conversion des lignes de contour discontinues, génératrices des formes et, par elles, des images. Celles-ci comportent dans l’acte originaire où elles « s’exposent » un moment apparitionnel. Or ce moment ne dépend pas de l’objet mais du regard. Regard de celui qui est là-présent [16] et dont la présence est façonnée de part en part par les structures de l’œuvre en fonctionnement, c’est-à-dire animée et constituée par les formes. Ici la règle est claire : dans une grande œuvre d’art, il n’est pas un élément : point, ligne, surface, couleur, qui n’appartienne à l’espace total, avant et en vue d’appartenir à une image locale. Cette loi se manifeste à l’évidence là où l’œuvre est la plus nue notamment chez les très grands graveurs : Herkules Seghers, Dürer, Rembrandt.
Telle ligne de Seghers, avant de définir une image (un pli de terrain, par exemple) — et en liaison et action réciproques avec toutes les autres lignes (horizontales surtout) qui n’ont rien à voir avec ce pli là, ni même avec aucun autre — chiffre l’espace entier de la gravure ; et c’est en lui, lieu de toutes les lignes articulées, ouverture de l’étendue, essor de l’horizon — le tout conjugué dans la tension unique de forces contraires — que toutes les images se donnent.
Si donc l’art figuratif met en mouvement des images, il ne se meut lui-même que dans l’acte des formes. L’acte d’une forme est celui par lequel une forme se forme : il est son autogenèse. Une forme figurative a donc deux dimensions : une dimension « intentionnelle-représentative » selon laquelle elle est image, et une dimension « génétique-rythmique » qui en fait précisément une forme. Le rythme de la forme commande et assume la motricité de l’image, il détermine la tonalité affective selon laquelle — avant toute représentation objective sensible — nous hantons le monde d’une manière significative à travers l’image. Il tisse l’espace (et le temps) d’une signification existentielle, c’est-à-dire d’une présence signifiante. Ainsi en va-t-il de la « Bataille » d’Ucello qui est à Londres : des tensions contraires d’une forme quasi circulaire, se mouvant en soi-même à la limite de l’éclatement, et d’une verticale qui en est à la fois la négation et l’issue, entraînée elle-même par un éventail d’obliques à travers la circularité perpétuellement dérobée du tableau, jaillit dans la diastole résolutive d’un instant suspendu... La ruade solennelle d’un cheval d’Uccello.
Peu importe que l’art soit figuratif ou, comme on dit, abstrait. L’authentique art abstrait ne se contente pas de substituer des signes aux images ; il ne propose de signes que configurés et dépassés par le geste de la forme. Figuratif ou non, l’art vit de la vie des formes qui est genèse.
« Werk ist Weg » dit Paul Klee, « Œuvre est voie. » Une œuvre est le chemin d’elle-même. Elle n’existe qu’à frayer le chemin de sa propre formation. Aussi Klee la nomme-t-il en allemand non pas Gestalt (= forme, structure) mais Gestaltung (= formation, organisation formatrice). « La théorie de la Gestaltung se préoccupe des chemins qui mènent à la Gestalt (forme). C’est la théorie de la forme mais telle qu’elle met l’accent sur la voie qui y mène » [17]. Cette voie n’est pas extérieure à la forme elle-même, puisqu’elle est celle d’une genèse. « La genèse comme mouvement à la fois formel et formateur, dit Paul Klee, est l’essentiel de l’œuvre » [18]. Il n’y a donc pas d’œuvre « faite », mais seulement « se faisant ». Les formes en leur genèse non seulement configurent leur espace mais elles le configurent temporellement. Les chemins de la forme sont des « chemins qui marchent » ou des courants sans rives. Loin d’être un vecteur, repérable et calculable par rapport à un système de référence permanent, une forme esthétique crée son système de référence à chaque instant décisif de son autogenèse. Une forme, une œuvre fonctionnent comme un monde. Elles ne sont pas dans l’espace et le temps ; mais — comme ils sont dans le monde — l’espace et le temps sont en elles.
Or entre Gestalt et Gestaltung, entre la forme thématisée en structure et la forme en acte, il y a toute la différence du rythme. Gestaltung et rythme sont liés. Authentiques ou déficients, leurs statuts respectifs sont parallèles. La langue ici nous enseigne. L’allemand Gestaltung n’a pas couramment le sens actif que lui donne Paul Klee. Il a le plus souvent le sens non d’un procès et d’une « morphogenèse », mais celui d’une coupe opérée dans ce procès, d’une prise de vue instantanée. Par une étrange mais significative rencontre, il en est de même du grec rhuthmos (d’où vient rythme). Étudiant la notion de rythme dans son expression linguistique, E. Benveniste montre et démontre que, malgré le sens du radical rhu (= couler) sur lequel il a été formé, le mot rhuthmos ne désigne pas un phénomène d’écoulement, de flux, mais la configuration assumée à chaque instant déterminé par un « mouvant ». Rhuthmos donc veut dire forme, comme schema (= schéma). Mais une autre espèce de forme.
« Quand les auteurs grecs rendent rhuthmos par schema, quand nous-mêmes le traduisons par forme ce n’est dans les deux cas qu’une approximation. Schema se définit comme “forme” fixe, réalisée, posée en quelque sorte comme un objet. Au contraire rhuthmos d’après les contextes où il est donné désigne la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide : il convient au pattern d’un élément fluide, à une lettre arbitrairement modelée, à un péplos qu’on arrange à son gré, à la disposition particulière du caractère et de l’humeur. C’est la forme improvisée, momentanée, modifiable. [19] » Elle est en rapport avec « une représentation de l’univers où les configurations particulières du mouvement se définissent comme des “fluements” ». Mais une configuration résultant de l’arrangement ou de la disposition instantanés d’un élément fluide ou fluent n’est pas un rythme : il y manque la continuité interne d’une durée, le geste du mouvant, en quoi l’ensemble des événements du temps vécu a sa cohérence, et cette concordance où l’opposition de l’instant et du temps se supprime, quand — précisément dans le rythme — tout est en Un, et Un toutes choses [20]. Les exemples cités attestent un sens du rythme qui dépasse toute espèce de perception figurale. Écriture et Mouvance évoquent ensemble une lettre ou mieux un caractère se mouvant dans son propre tracé. L’ancienne calligraphie chinoise connaissait une « écriture d’herbe » se mouvant comme l’herbe sous le vent. Ce sens de la forme en formation, en transformation perpétuelle dans le retour du même, est proprement le sens du rythme. Il est à placer sous le signe d’Héraclite. Mais il n’est pas dans le « tout s’écoule » ; il est dans l’alliance surprise du « temps enfant qui joue » et du « gouvernement de tout à travers tout » [21]. Le rythme est dans les remous de l’eau, non dans le cours du fleuve.
Mais le sens du rythme peut se raidir. Ainsi fait-il d’Héraclite à Platon de curieuse manière. Car c’est vers ce sens ancien encore innommé que Platon incline sa définition du rythme. Il appelle rhuthmos « l’ordre du mouvement » et l’applique d’abord à « la forme du mouvement que le corps humain accomplit dans la danse et à la disposition des figures en lesquelles ce mouvement se résout » [22]. Voilà donc rhuthmos rendu à la mouvance, non d’un écoulement mais d’une gestuelle humaine. Et voici aussitôt qu’il s’achève en mesure. Le mouvement de la danse — ici réglée — est articulé par un mètre. Le rythme est assujetti au nombre. Platon pythagorise. Son esthétique rejoint celle de l’archaïsme et de la « loi de cristal » [23]. Elle est une esthétique du nombre et de la forme, comme sa métaphysique est celle de l’eidos et de l’idea qui veut dire : forme. La mesure introduit la limite (peras) dans l’illimité (apeiron). Or le destin du rythme se joue entre ces deux extrêmes : il meurt d’inertie ou de dissipation.
III. L’être du rythme
Qu’est-ce — en toute rigueur — que le rythme ?
On peut, on doit déterminer scientifiquement les conditions physiologiques, physiques, psychologiques, de son apparition, de ses variations, de sa disparition ; mais cela ne nous dit pas ce qu’il est en lui-même. Question métaphysique, réponse inefficiente, pensent beaucoup : qui tient le fait n’a que faire de l’essence. Mais justement le rythme est au sens propre méta-physique ; il a lieu au-delà des phénomènes physiques, ses éléments fondateurs. Parce qu’il est « produit », concept et fait sont un. L’essence du rythme donne lieu à certaines équivoques qui sont toujours aussi des malentendus de l’expérience, et dont la plus commune est la confusion du rythme et de la cadence. Classique, presque officielle, elle date d’Aristote qui définit le rythme : l’ordre des temps.
Les musiciens contemporains eux-mêmes ont peine à s’affranchir de ce sens qui leur paraît correspondre au discontinu — et ils entreprennent de s’expliquer à travers lui avec les deux dimensions opposées de la continuité et de la discontinuité du rythme [24]. Pierre Boulez, comme avant lui K. Stockhausen, parle d’unités rythmiques qu’on peut multiplier ou qu’on peut diviser, et de systèmes rythmiques reposant sur des durées et des tempi objectivement mesurables. Or si le rythme suppose, autrement qu’à titre d’obstacle à emporter, la proportionnalité ou simplement la commensurabilité tant des durées que des tempi, l’élément de sa mesure n’est plus le temps esthétiquement vécu mais sa projection dans une image spatiale objective. Or même K. Stockhausen qui met au premier plan le temps vécu (Erlebniszeit), le dérive du temps objectif d’univers.
En fait le rythme intéresse tout le destin de l’espace sonore que déterminent aussi bien les hauteurs que les durées, les intensités que les tempi, les textures que les timbres. C’est à cet ensemble que le rythme s’impose : il est la genèse de la plénitude du temps à même l’auto-mouvement de cet espace. Pour le définir avec précision, je partirai de l’étude de Hönigswald, le seul philosophe qui — mis à part un opuscule de L. Klages — ait pris le rythme pour thème central d’une réflexion essentielle.
Hönigswald définit le rythme comme l’articulation du temps par le temps, comme une articulation temporelle du temps, dans laquelle le Vivre et le Vécu sont un. Il ne suffit pas que les moments articulatoires constituent un ordre, il faut que cet ordre comporte une dimension temporelle. Puisque d’autres que moi ont traité ou traiteront du rythme en poésie et en musique, je me limiterai aux arts plastiques. C’est donc là où le temps est le moins apparent, dans la sculpture et la peinture, que je veux définir le rythme. Je le fais en ces termes :
Le rythme d’une forme est l’articulation de son temps impliqué.
La notion de temps impliqué a été introduite en linguistique par Gustave Guillaume. « Le verbe, dit G. Guillaume, est un sémantème qui implique et explique le temps. [25] » Le temps impliqué est le temps qu’un verbe emporte avec soi de par son sens lexical, un temps inhérent au procès indiqué par ce verbe. Le temps impliqué constitue ce que les grammairiens appellent l’aspect. Nous l’entendons dans le sens le plus large. Le temps impliqué n’est pas une simple extension temporelle ni même une durée ; il comporte ce que Bergson nomme des « tensions de durée » et présente des analogies avec les anciens tons de la musique. Le procès impliqué par une notion verbale et par l’action qu’elle connote peut être en incidence ou en décadence, en accélération ou en détente, en diastole ou en systole, ou être en incidence sur le fond de sa propre décadence. Au temps impliqué s’oppose le temps expliqué : c’est le temps divisible en époques, passé, présent, futur que le discours attribue à l’action et qui situe l’action par rapport au moment de l’énonciation, comme contemporaine, antérieure ou postérieure à l’acte qui l’énonce.
Or cette distinction qui vaut pour un signe, par exemple un mot (ici un verbe) dans un discours, n’est pas vraie d’une forme. « Le signe signifie, la forme se signifie » [26] a écrit une fois pour toutes H. Focillon. Autrement dit : une forme est son propre discours. En elle genèse, apparition, expression coïncident. Sa constitution est inséparable de sa manifestation et sa signification est une avec son apparaître. Entre elle et nous aucune interprétation. L’acte par lequel une forme se forme est aussi celui par lequel elle nous informe. Notre perception significative d’une forme n’a d’autre structure que sa formation. Cela veut dire qu’une forme s’explique elle-même en s’impliquant elle-même. D’où — en nous limitant à sa dimension temporelle — le temps impliqué d’une forme, ou d’un rythme générateur de formes, coïncide avec son temps expliqué. Ou encore : puisqu’une forme n’existe qu’à devenir elle-même et que — comme le dit en substance P. Klee — sa Gestaltung est une chronogenèse, on doit dire des formes esthétiques que leur chronogenèse ne fait qu’un avec leur chronothèse, c’est-à-dire avec l’expérience de leur insertion dans la durée. Donc, le temps du rythme est un temps de présence et non pas un temps d’univers.
Quelle en est la nature ?
Le système du verbe précisément l’éclaire [27]. Sa chronogenèse, la genèse en lui de l’image-temps, est orientée — dans une marche du large à l’étroit — du mode quasi-nominal (infinitif et participe) vers le présent de l’indicatif. L’image-temps infinitive est celle d’un temps indéfini et scalaire : le temps est dans le monde et le monde dans le temps. Temps impliqué et temps expliqué s’y confondent. Tel est le temps mythique, celui que les Australiens appellent le temps du rêve, et aussi celui, d’après Jung, de l’Inconscient immémorial. Ce temps justement a son point d’application et de révélation actuelles dans une singularité consciente, dont la présence est au présent de l’indicatif. De l’infinitif au présent de l’indicatif, l’aspect se transforme de mode en mode. Considérons l’opposition des deux tensions contraires que définit au niveau quasi-nominal le couple incidence-décadence. Au mode subjonctif l’opposition devient celle d’un temps cinétique ascendant (subjonctif athématique présent) et d’un temps cinétique descendant (subjonctif imparfait thématique). Puis l’opposition devient au mode indicatif celle du temps qui vient et du temps qui s’en va, du temps qui n’a pas encore réalisé son être et du temps qui, l’ayant réalisé, l’emporte dans sa chute.
Or, le temps, du temps, ne peut venir ou s’en aller que par rapport à une limite opérant une coupure dans le temps vectoriel : d’où la position du présent comme limite. Mais venir et s’en aller supposent un double horizon d’antériorité et de postériorité à partir d’une origine. Il faut donc que le présent soit originaire. Par là la relation du présent et du temps s’inverse. Le temps n’est plus au fondement du présent mais le présent au fondement du temps. Le présent n’est plus la fermeture instantanée, mais l’ouverture de l’instance du temps. La chronothèse, qui a son origine dans ce présent, fondateur et discriminateur d’époques et de modes d’existence, est nécessaire à l’expression de la chronogenèse.
Or, la forme n’est jamais à l’infinitif, au mode quasi-nominal. Cette infinition indéfinie Paul Klee l’appelle le « chaos ». La forme naît comme un monde (cosmos). « Le moment cosmogénétique est là : fixation d’un point dans le chaos » ou, dans l’infinitif, fixation d’un présent qui est l’origine du rythme. C’est en ce présent que temps impliqué et temps expliqué coïncident. Mais à une condition : que la forme soit forme, que le rythme soit rythme — qu’ils ne soient pas frauduleusement transposés en objets dans le temps d’univers. Seul le présent d’une présence s’explique en s’impliquant. Le temps du rythme est temps de présence. « Präsenszeit » dit Honigswald. En lui la durée et l’instant, l’infini et le ponctuel sont identiques. Un tel présent apporte et déploie son propre temps — de présence précisément — non le temps d’une substance.
L’expérience du rythme, en ce sens, est une expérience monadique. Le rythme est fondé. Il repose sur des éléments « fondateurs ». Mais ces éléments inversement sont suspendus au rythme. Ils ne sont pas donnés en eux-mêmes en dehors de lui. Ils ne communiquent qu’en lui et par lui. Leur distribution par inclusion et exclusion réciproques suppose leur intégration dans ce milieu inobjectif et réel de la présence, qu’est l’espace-temps rythmique.
Le rapport du rythme et de ses éléments fondateurs constitue la question même du style. Telle elle s’est posée aux historiens-esthéticiens de la fin du XIXe siècle, commandant tout le problème du sens de l’art. Dans son grand ouvrage intitulé Le Style [28], Gottfried Semper, archéologue et architecte, assignait au style d’une œuvre trois composantes : le matériau, la technique, la destination pratique. Ses disciples identifièrent le style à la somme de ses composantes, en firent la résultante des conditions fabricatrices, objectivement décelables à tout moment historique donné. Le style procède d’un pouvoir qui est à base de savoir et varie d’époque en époque.
À cette vue Alois Riegl oppose des faits significatifs. Un même style se fait jour à travers des matériaux divers, impliquant des techniques différentes et appliquées à des œuvres qui n’ont pas le même usage. Le même style, à Byzance, anime d’un même sens, vécu au ras des formes, l’architecture, la sculpture, la mosaïque, l’émail, l’ivoire, les étoffes et le cérémonial lui-même. Qu’y a-t-il de commun à tous ces arts ? Quelque chose d’identique, immanent en chacun et pourtant transcendant de par cette identité même. Ce moment identique Riegl le nomme Volonté d’art [29] ou Vouloir de la forme (Kunstwille)
Est-ce donc la forme qui fait le style ?
Avant de répondre il faut s’entendre sur la forme. La volonté d’art qui fait le style des œuvres n’est pas dirigée vers un système de formes constituées. Une forme n’est rien en soi. Une forme n’est pas, elle existe. Elle ne fait pas nombre avec les autres éléments. Elle est la voie de leur mise en œuvre. Là où elle est formule, modèle, élément objectif d’un répertoire, il n’y a pas d’art, mais danse de squelettes, non de vivants. La forme est le rythme du matériau, qui accède par là à une existence inédite ; et ce rythme exige une certaine technique de rencontre (agressivité et sympathie surmontées) avec la matière à transformer. Le rythme n’est pas de l’ordre des éléments fondateurs. Mais il n’est rien sans eux. Ni eux sans lui ne sont des éléments rythmiques (dotés par exemple d’un autre rythme rémanent). Il les transcende à travers eux. Supprimez leur résistance, il se dissipe. La pesanteur de la pierre est — dans l’apparence même — nécessaire à l’élan de la colonne ou de l’arc ; comme sa matière est — dans l’apparence même — nécessaire à l’émergence de la forme libre dans la statue. C’est de la terre, et en liaison et tension avec l’universelle assise de nos pas de piétons, que la coupole de Sainte-Sophie est — selon l’expression de Procope — « suspendue dans le ciel par une chaîne d’or ». C’est à travers la matérialité visible des smalts et des marbres et du ciment qui les unit, que les mosaïques de l’archevêché de Ravenne rayonnent l’espace, et qu’elles peuvent inspirer à un poète du VIe siècle ces justes mots : « ou bien c’est ici qu’est née la lumière, ou bien c’est ici que faite captive elle règne libre ».
Nous rejoignons ici l’affirmation première que l’art est la perfection des formes inexactes. « La plus grande perfection doit être imparfaite — dit de la peinture chinoise un peintre taoïste — alors elle sera infinie dans son effet. » Un cercle parfait, une verticale absolue sont de pures objectités idéales qui n’assument nullement dans leur infaillibilité mathématique sans conflit, les incertitudes des formes concrètes ou inventées, qui font de l’artiste le plus rigoureux un homme qui, comme le dit Dante, a la rectitude de l’art et la main qui tremble. Quant R. Delaunay peint ses « formes circulaires », le cercle naît du dépassement — transgression et transcendance — de toutes ces formes décalées, déroutées d’elles-mêmes et de leur propre continuité, imparfaites, qui se refusent à « tourner rond ». Il n’y a pas de beauté faite au tour. La mathématique ne peut accueillir ni recueillir la vérité du sensible que seul le rythme assure.
Quelle sorte de réalité, quel mode d’être possèdent, dans l’expérience rythmique, les éléments fondateurs ? — Ils ne sont ni des événements d’univers ni des événements de conscience. D’une part il est impossible de percevoir en rythme une suite de sons, et de les percevoir, en même temps, selon les lois de la physique, ou plus généralement de les assujettir à une liaison catégoriale. Ils ne se donnent pas non plus — s’ils sont perçus en rythme — comme des profils successifs d’une même chose ou d’un même état de chose comme font, par exemple, les bruits reconnus d’une voiture qui freine ou d’une pierre qui roule. Mais, d’autre part, ils ne sont pas davantage des vécus de conscience faisant partie d’un seul et même flux individuel.
Alors ? Alors, il faut se défaire d’une illusion théorique, de l’illusion théorique, qui consiste à croire que toute l’expérience humaine est structurée par la polarité sujet-objet. La relation d’un sujet qui s’objecte le monde, et se distingue par là même de ce monde, n’est pas niable. Mais il s’agit là d’une situation seconde par rapport à cette situation première qu’est la situation sensible. La relation Moi-Monde dans le Sentir n’est pas réductible au rapport Sujet-Objet. « Le Sentir est au percevoir, ce que le cri est au mot. [30] » Or le mot n’est pas la vérité du cri. Ni la perception celle de la sensation. La sensation est fondamentalement un mode de communication et, dans le sentir, nous vivons, sur un mode pathique, notre être-avec-le-monde. Or c’est à un tel monde, donné dans le rapport de communication (et non d’objectivation) qu’appartiennent les éléments fondateurs du rythme. Ils ne sont pas posés objectivement comme faits ou phénomènes d’univers. Ils ne sont pas non plus simples vécus matériels de conscience. Ils appartiennent à ce monde premier et primordial dans lequel, pour la première fois et en chacun de nos actes, nous avons affaire à la réalité, car la dimension du réel c’est la dimension communicative de l’expérience.
Ici se pose une question décisive où se jouent les rapports contradictoires de l’art et du Sentir. La sensation est une certitude qui éprouve sa vérité sans mettre en doute la réalité du monde avec lequel, en elle, nous communiquons. Or nous ne posons quelque chose comme réel qu’après avoir envisagé et résolu, dans un sens positif, la possibilité qu’il ne soit pas. C’est le chemin sceptique du doute, de la critique, de l’effectuation des évidences qui peuvent confirmer ou décevoir la certitude première. C’est le passage de la certitude à la vérité.
La certitude sensible ignore la mise en doute. La relation Moi-Monde ne passe pas par l’épreuve de la possibilité du Non. Les éléments fondateurs du rythme ne sont pas au sens propre posés. Ils sont — sans qu’entre en compte la possibilité de ne pas être. Il y a. C’est. Ce oui ne réfute aucun non. Mais justement ils sont posés dans le rythme. Le rythme est le milieu dans lequel leur être est affranchi de la possibilité du non-être, et de l’être-autrement. Le rythme, parce qu’il est une forme de la présence, un existential, est par lui-même garant de réalité. En lui réel et possible coïncident. Par lui l’art n’est pas — comme on dit — un imaginaire.
Il serait important de préciser ici — mais le temps manque pour cela — comment nous communiquons à même le sentir, sur un mode pathique, non pas avec tel ou tel objet, mais avec le monde entier. Quand Van Gogh parle [31] de « la haute note jaune » par lui « atteinte cet été » de l’année 88, ou quand Cézanne, prenant son cocher à l’épaule, dans la carriole qui le conduit vers son « motif », lui crie dans une sorte d’extase, qui pénètre l’autre : « Regardez ! les bleus… les bleus là-bas… sous les pins » [32], ni ce jaune ni ces bleus ne sont couleurs d’objets, mais introduction au monde, lieu de rencontre avec le monde de Van Gogh et de Cézanne. Ils font partie de ces « sensations confuses que nous apportons en naissant ». Et de ces sensations, il s’agit pour eux de faire une œuvre où fonctionne le monde. Ils ne peuvent les mettre à la fois « en œuvre » et « au monde » qu’en les mettant en rythme. D’où la question : de la sensation au rythme y a-t-il continuité ou y a-t-il discontinuité ? Nous pressentons déjà qu’il y a discontinuité et saut puisqu’il y a passage d’une certitude à une vérité.
IV. Rythme et instant critique
L’artistique ne recouvre pas tout l’esthétique, c’est-à-dire tout le sensible. Mais l’esthétique, le sensible, ne recouvre non plus toutes les configurations qui sont théoriquement possibles. Fechner, parti de l’idée juste qu’à la continuité de l’excitant s’oppose la discontinuité de la sensation, a eu le tort de postuler entre les seuils sensibles une continuité théorique et irréelle du sentir, sous la forme d’une « différentielle de conscience ». Il est sûr, en tous cas, que le sentir procède par suppression, parce qu’il procède par choix. De même, le se mouvoir qui non seulement est toujours couplé avec lui, mais qui est son articulation même. À vitesse constamment croissante, l’allure du cheval se transforme, c’est-à-dire passe à une autre forme : pas, trot, galop, triple galop. À chaque changement se produit une réorganisation intégrale et instantanée des synergies.
L’art aussi toujours procède par suppression ; et, toutes choses égales ou semblables par ailleurs, plus il est grand, plus il supprime. D’où vient en effet dans une œuvre d’art l’étrange puissance du simple ? — Elle apparaît d’abord comme la puissance du négatif. Comparez une montagne Sainte Victoire de Cézanne à n’importe quel tableau ou gravure du XVIIIe et du XIXe siècles traitant le même motif. À chaque fois le nombre et la richesse des détails l’emportent dans le second. Mais le tableau de Cézanne abolit tous les autres, comme la lumière les ténèbres, par l’évidence nue et irradiante de son espace. J’ai dit : Mais. Il n’y a pas de mais. Les deux faits sont liés. Ce que ces œuvres pittoresques ou diligemment descriptives montrent de plus que le tableau cézannien apparaît en trop, parce que frappé d’inertie, réduit à l’état de parties mortes [33]. Mortes elles le sont en ce que, ayant mis chacune en soi-même toutes leurs complaisances, et captant le regard dans le jeu de leur propre définition, elles ne conspirent plus entre elles dans la respiration d’un seul et même espace. Cézanne, par contre, n’admet d’éléments que le peu qui suffit (et si peu, dans ses aquarelles) à mobiliser une surface en nappe énergétique, en énergie spatialisante. Cette énergie est d’autant plus grande que la contradiction entre les éléments est plus vive. L’art gagne en acuité d’évidence et en puissance de résolution (des tensions contraires) ce qu’il abandonne de richesse et de satisfaction immédiates. Quand il s’agit de relier des moments hétérogènes dans un rythme qui en articule l’espace et le temps intérieurs, et qui les mette en communication dans l’unité d’une œuvre, la voie de communication la plus efficace n’est ni la plus simple ni la plus complexe mais la plus imprévisiblement nécessaire. Telle est, entre dix mille possibles, la ligne juste, dont la réalité annule la possibilité de toute autre ; ligne plus proche d’une ligne fausse que deux lignes fausses entre elles, car l’écart est multiplié par sa puissance : « un point au départ un li à l’arrivée » (proverbe chinois).
Ainsi après une première limitation qui est choix et qui réduit le sensible à quelques foyers d’énergie, survient l’organisation d’une plénitude. Mais plénitude irrécapitulable. Temps impliqué et temps expliqué (et l’espace) ne se confondent qu’à la limite perpétuellement renaissante de l’expansion et de l’accumulation. Cette plénitude opposée à l’entropie, à la loi des états les plus probables, est toujours imprévisible. Son organisation consiste dans une articulation temporelle et spatiale de l’espace et du temps, dont les moments nodaux sont à chaque fois des lieux et des instants critiques, où chaque œuvre, chaque forme, est mise en demeure d’être — ou plutôt d’ex-ister (hors de toute mesure préalable).
Une telle conception de la forme, en ce qu’elle a d’incontournable, répond de très près à la définition que donne de la forme biologique V. von Weizsacker dans le « Gestaltkreis ».
Du point de vue spatial, la forme est le lieu de rencontre entre l’organisme et l’“Umwelt” ; du point de vue temporel, la forme doit être considérée comme une genèse du présent à tout moment donné. [34]
Dans une œuvre d’art la forme, même structurale, est le lieu de rencontre lui-même mouvant entre un dedans et un dehors, des foyers et un milieu. Et la phrase de von Weizsacker peut nous servir de balancier sur la corde raide — la corde la plus tendue de la lyre — où les grands arts vont leur chemin. Deux exemples y suffiront. J’emprunte le premier à l’art chinois, le second à Cézanne.
Au VIe siècle, en Chine, Sie-Ho énonce, par ordre d’importance décroissante, les six principes de la peinture dont je ne vous citerai que les deux premiers :
1° Refléter le souffle vital
c’est-à-dire créer le mouvement ;
2° Rechercher l’ossature
c’est-à-dire savoir utiliser son pinceau.
La première partie de chaque recommandation énonce la généralité et pour ainsi dire le sens du principe ; la seconde en explicite la signification technique, le mode de réalisation. Le souffle vital représente à la fois le plus universel et le plus intérieur du mouvement : la respiration cosmique dans l’acte de laquelle s’ouvre l’être même de toutes choses. Dans le second temps du principe — qui invite à créer le mouvement — il s’agit non plus de l’Ouvert mais d’une articulation vivante, de la Gestaltung qui crée une ligne d’univers vivante. À titre d’exemple voici un texte de Yu t’ang peintre des Song.
Pour peindre un poisson, il faut que l’artiste connaisse la “nature” du poisson ; mais pour y parvenir, le peintre doit, en utilisant son intuition, accompagner dans sa nage le poisson par l’esprit, partager ses réactions aux courants, aux tempêtes, au soleil, aux appâts. Seul un artiste qui comprend les joies et les émotions d’un saumon franchissant un rapide a le droit de peindre un saumon, sinon qu’il le laisse tranquille. Car si précis que soit son dessin des écailles, des nageoires et des paupières, l’ensemble en paraîtra mort.
Il s’agit donc pour le peintre de découvrir les relations internes entre la nature (ici présente dans un poisson) et le moi (où la nature est également présente). Cela n’est pas nécessairement taoïste, car le néo-confucianisme dit que tout dans la nature, y compris le Soi, est la manifestation de l’univers lui-même. Voilà donc le peintre chinois au milieu de choses et d’êtres : montagnes, eaux, arbres, rochers, poissons, nages — qui tout aussi bien peuvent en français être nommés au singulier, pour rendre les mots chinois, qui ne sont pas soumis à la catégorie du nombre. Ces « étants » sont désignés par des mots qui en chinois ne sont jamais des concepts. En deçà de toute distinction du type : un poisson, le poisson, ce poisson, c’est leur forme seule qui les particularise. Elle est organe de discernement. À l’inverse, le souffle vital universalise complètement ce que la forme particularise. La forme isole l’« étant » dans sa particularité. Mais le souffle vital unit toutes choses, de l’intérieur même de leur respiration, dans la conspiration du souffle unique et universel qui, s’il va à l’extrême de sa diastole, disparaît dans le vide du Tao.
C’est là qu’intervient le second principe. Le principe d’articulation commande le maniement du pinceau. Quand il trace un trait ou une suite de taches, le pinceau n’accomplit pas un trajet monotone entre un point de départ et un point d’arrivée préalablement élus. À la fois exploratrice et conductrice, la voie qu’il fraye s’analyse elle-même dans son parcours en moments nodaux qui constituent l’ossature. C’est le principe de la calligraphie, art majeur de la Chine. Dans l’écriture chinoise, le caractère, dont le tracé cursif se noue dans une configuration close, possède l’extrême puissance symbolisante d’une singularité (expressive). Il est l’aboutissement d’un mouvement de singularisation, qui est à l’opposé du mouvement d’universalisation concrète qui s’accomplit dans le souffle vital. Or l’art se trouve à la rencontre des deux mouvements : il unit l’expansion du souffle vital et l’ossature. Il est, en chaque singularité comme dans le tout sans limite, articulation du souffle cosmique dans l’unique espace-temps concret universel. Or l’articulation du souffle c’est le rythme.
Voyez par exemple (exemple abrupt et simple) les « Kakis », un monochrome de Mou-K’i (Fa-tch-ang). L’expansion de l’espace radiant dans la diastole de l’instant y est articulé par un jeu d’espacements et de décalages, à la fois mesurés et improbables, entre des formes évidentes et dérobées (les kakis). Ce jeu crée des tensions critiques. Or ces mêmes formes — surtout dans les valeurs noires — sont simultanément des centres d’attraction et de condensation de l’espace. Articulation de deux phases opposées du souffle vital, le rythme est un, et la contradiction se résout par lui dans l’être en suspens des choses entre le oui et le non, c’est-à-dire dans le Tao.
Second exemple : Cézanne. Bonnard a dit une fois : « Avec une seule goutte d’huile Titien peignait un bras d’un bout à l’autre ; Cézanne a voulu au contraire que tous ses passages soient des tons conscients. [35] » Techniques du continu et du discontinu. La première, celle de Titien, obéit au rythme d’un monde dont la forme humaine est le centre. Ce rythme unit les deux dimensions de la forme féminine qui est à la fois chair et corps. Chair récapitulée en elle-même, par le désir qui l’assigne à sa possession dans le contour d’une forme close, mais corps ouvert à l’espace du monde car « ce même désir est la quintessence de la nature ». Le rythme suscite le lieu où ces contraires communiquent. Mais il n’est pas pour autant localisable, il est omniprésent. Le conflit du clos et de l’ouvert, comme sa résolution, n’a pas lieu en tel ou tel point de la forme mais en chaque pulsion de son automouvement.
La juxtaposition de tons colorés autonomes est caractéristique de l’impressionnisme. Nulle part cependant la discontinuité des tons n’est, de loin, aussi vive que dans la peinture de Cézanne. Chaque touche y est vraiment un « mérisme » pictural. Il s’agit point de touches au sens ordinaire que d’unités élémentaires qu’on peut (en raison même aussi de leur structure) comparer à des « formants ». Mais les véritables unités picturales, dans un tableau de Cézanne, ne sont pas des éléments, ce sont des événements — et ces événements sont des rencontres : rencontre de deux couleurs, de deux lumières, d’une lumière et d’une ombre. Ces événements à la fois picturaux et cosmiques sont les éléments d’articulation de la peinture cézannienne, et pour ainsi dire ses « phonèmes ». Plus ils sont différents, et même contraires, plus l’œuvre gagne en acuité. Un tableau de Cézanne lie l’hétérogène, conformément à son sens de la peinture et du monde qui est, comme il dit, « une religion du paysage ». La religion du paysage relie d’un même élan ce qui non seulement s’éparpille entre « les mains errantes de la nature », mais se sépare en événements autonomes, tous décisifs, dans le regard et la présence du peintre. Un tel élan ne se soutient que du rythme.
Que les « passages » de Cézanne soient — comme le dit Bonnard — des tons conscients ou, plus exactement, dans leur précision même, des rencontres de tons, événements singuliers qui s’excluent mutuellement et se renforcent par contraste, voilà qui éclaire le secret et l’inquiétude de sa « petite sensation ». À la différence des notations impressionnistes, la sensation de Cézanne est vraiment un « phénomène » c’est-à-dire — au sens heideggérien — un mode de la rencontre. Et la discontinuité des rencontres, liées à notre condition de piétons se mouvant pas à pas [36] est à la fois l’obstacle et l’appui du rythme dans lequel les événements communiquent entre eux. En même temps l’homme habite à chaque fois le monde entier dans l’éloignement du proche et la proximité du lointain. Le rythme est, ici aussi, l’articulation de l’espace-temps du souffle. D’où cette hésitation dans la certitude, ce tremblement à force de rectitude, qui fait sonner l’espace cézannien comme un cristal — dans l’Ouvert.
V. Styles et rythme
Toute rencontre veut une agora. L’agora de l’art c’est l’Ouvert. Le rythme a lieu dans l’Ouvert. Tenons-nous en à la peinture. Trois grands styles traversent l’histoire, correspondant à trois rythmes fondamentaux — où varie, de l’un à l’autre, l’instant fondateur du temps et la patence de l’Ouvert.
La rencontre de la présence et de l’être du monde auquel elle est présente se manifeste en premier lieu dans l’ouverture d’un Apparaître absolu. Toutes choses et tous les êtres se donnent alors à partir du mur cosmique, unique fond universel, qui garantit leur essence, en assurant l’évidence permanente de la forme dont la « définition « délimite et rassemble leur individualité matérielle close. Le « mur » lui-même est donné avec les formes comme le fond duquel elles surgissent, sans qu’on puisse ou qu’on veuille « passer derrière ». Il n’y a pas d’en-deçà de l’apparaître. Là est le vrai sens de la loi de frontalité : que l’œuvre structure l’espace autour d’elle en nous maintenant ici — ici où elle se donne intégralement — sans possibilité de déplacement. Un rythme fermé de plans liés à des formes chiffre un espace absolu, « l’espace sans destin de la plastique » [37], sur la base du plan de fond, à partir duquel tous les autres surgissent, mais qui lui-même n’est fait que de leur contrepoint, n’ayant — par cela même — d’autre mode de présence que le rythme. Ce style d’être est celui, par exemple, de l’art sacré d’Égypte et de l’art archaïque grec. Ainsi, au musée d’Athènes, la stèle de Kytilos et Dermis avec son rythme à cadence binaire démultipliée est un équivalent topique de cette forme de déclinaison conservée par le Grec : le duel. Aussi bien valent ici, à titre d’exemples, l’art du quattrocento florentin, et au XIXe siècle la peinture de Seurat et l’époque dite classique de Cézanne, quand il « joint les mains errantes » de la nature dans une systole du monde.
Inversement, le monochrome Song dévoile l’être du monde : montagne(s) et eau(x), dans l’Ouvert de leur disparaître. Toute chose se manifeste en disparaissant, comme, dans la brume de la montagne, une arête se montre dans le moment qu’elle retourne à son voilement. Le réel de l’étant ne se donne que dans son retirement. Alors, cette diastole de l’instant dans la déchirure de la forme disparaissante nous introduit au Tao de la peinture.
Le troisième style de l’être pictural est en général celui de l’art baroque. Dans la peinture de Rubens, ou dans l’architecture de Gaudi (à l’exception des insistances fascinatrices) l’instant est celui de l’apparition-disparition d’une forme en métamorphose dans l’entre-deux temps. De même dans l’impressionnisme de Ravenne (Scènes de la vie du Christ à Saint Apollinaire Neuf) ou dans celui du XIXe siècle en son premier moment, ou encore dans les aquarelles de Cézanne — où il tente, cette fois, d’ouvrir le geste de la nature. Dans cet art du passage, l’accueil du monde dans l’instant qui fonde le temps de la présence est à la fois abandon et recueil. L’espace s’échappe à lui-même en diastole mais les foyers de l’œuvre le rassemblent en systole, selon un rythme expansif et contracté en modulation perpétuelle.
Traversant en coupe longitudinale cette première différence entre les rythmes majeurs, il en est une autre, aussi profonde, entre deux sortes de rythme qui se situent aux deux extrêmes de l’expérience et du « pouvoir être » artistiques.
Il y a une harmonie qu’on appelle eurythmique et dont G. Semper écrit on ne peut mieux :
« Le rythme, ici, voué à la fermeture n’est pas en relation directe avec le spectateur mais avec le centre autour duquel s’ordonnent les éléments. [38] » La fermeture est solidaire d’un cadrage définissant un « terrain de vérité ». Le spectateur, en ce cas, se projette dans le centre, et à la limite s’abandonne aux techniques de la fascination (plus ou moins intro-projective).
D’autre fois, le rythme est en liaison directe avec le spectateur, et l’oblige en quelque sorte d’ « entrer dans la danse ». C’est hors d’elle-même que l’œuvre a son origine et son issue. Mais toutes deux viennent au jour de l’espace et de l’instant dans le champ de l’œuvre où se nouent les fibres rythmiques de l’être au monde. Ici l’œuvre n’est plus objet mais action.
Conclusion
Ainsi — et ce sera conclure — le rythme est l’essence de l’art et il est son existence, étant l’acte du style. En lui les deux sont une avant toute division. Où commence le rythme ? À la fois n’importe où et seulement en lui-même. D’une part l’esthétique-artistique est une limitation par rapport à la richesse d’information de l’esthétique-sensible, qui recouvre tout le champ du sentir, toute la vie de « relation », entendue comme « ex-sistence » de l’homme et « in-sistance » des choses (sur lui). D’autre part le rythme est en prise sur cette vie et n’a d’autres éléments fondateurs que les événements-rencontres qui constituent la phénoménalité universelle. Il n’y a pas de situation qui ne puisse donner lieu à une possibilité rythmique. Comme « la vérité peut tomber de n’importe quelle bouche, à n’importe quel moment » [39], le rythme peut naître à tout moment donné. Mais ce moment c’est lui qui se le donne, en en faisant son présent. Le rythme en ce présent est son propre départ.
Ce paradoxe — qui est celui du temps et de l’instant — est celui de la Présence elle-même. Elle est sa propre possibilité. Elle est pouvoir-être. Perdue, jetée, échouée là au milieu de son environnement, elle ne s’y trouve (= n’y est) qu’à s’y trouver (= s’y découvrir en se révélant). Son là n’a d’être que comme point critique, dont la contradiction engloutit toute positivité. Le rythme s’articule en instants critiques, résolus les uns dans les autres dans le cours d’un ressourcement mutuel. En chacun, une Présence, contrainte à l’impossible et mise en demeure d’être, y devient ce qu’elle est dans la déchirure et le bond. Exposée à l’espace, le rythme l’égale à l’Espace, comme il fait de son présent le Temps.
L’expérience des rythmes est infinie. Elle est l’accomplissement de la présence sur-prise. Tant que l’homme est capable d’étonnement l’art existe. Avec lui meurt l’homme.