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Ce texte a avant tout une valeur exploratoire. J’ai essayé de rassembler les différents thèmes que pourrait couvrir une réflexion sur le rythme et l’urbanisme ou aménagement de l’espace urbain au sens large, qui ne se limite pas à la « ville » mais à l’espace-temps produit par notre société urbaine, afin de proposer une approche complémentaire.
Le rythme, une question nouvelle pour l’urbanisme et l’aménagement
Qu’entend-on, avant toute chose, par urbanisme et aménagement, et en quoi ces disciplines ou pratiques sont-elles concernées par le rythme ? Face à la variété des pratiques et savoirs concernés, prenons la définition qu’en donne Pierre Merlin dans son introduction au Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement qu’il a édité avec Françoise Choay (Merlin, Choay, 2005). S’il est hétérogène, éclaté entre plusieurs acteurs à plusieurs échelles territoriales, fragmenté entre des savoirs scientifiques et des actions politiques, l’aménagement peut être envisagé de manière globale, comme l’action de disposer avec ordre l’espace, à une échelle territoriale donnée. L’aménagement comme l’urbanisme, qui est l’art de disposer l’espace urbain de manière à établir des relations harmonieuses entre les hommes, sont des concepts récents (début du XXe siècle). Nous pourrions y ajouter le paysage et, dans une certaine perspective, l’architecture. Ils sont perçus alternativement comme des sciences ou des techniques, voir comme des arts. Mais c’est la notion de praxis qui les définit le mieux, une praxis ou action qui recouvre des pratiques plurielles (élus et politiques, administration et ordre juridique, architectes ou ingénieurs concepteurs, ingénieurs territoriaux, scientifiques, habitants...). En tant qu’acte volontaire, c’est dans tous les cas une action collective qui prend du temps : « La disposition ordonnée dépend de ce qui a été disposé auparavant et elle marquera l’espace pour l’avenir. L’aménagement est donc inséparable de l’histoire, du patrimoine comme de la prospective. » (Merlin, Choay, 2005, introduction, p. 11)
Et c’est précisément cette épaisseur temporelle qui devient un enjeu pour ces praxis, dans la mesure où elles sont confrontées à de graves échecs de l’urbanisme et de l’aménagement moderne. En voulant faire du passé table rase et en tentant de s’affranchir de l’ordre existant, cet aménagement moderne a énormément construit après la guerre, en croyant à une éternelle croissance économique (infrastructures lourdes, énergie, villes nouvelles, banlieues modernes), créant un nouvel ordre spatial qui a désormais sa résilience. Cet ordre n’est pas uniquement spatial, il est aussi social : les modes de vie urbains et modernes se sont répandus, ils rythment la vie quotidienne des habitants. Les pratiques et les modes de vie font partie de cet ordre avec lequel les aménageurs travaillent, et avec lequel ils doivent aujourd’hui composer, car ils ne peuvent pas seulement tirer les conséquences fâcheuses de tels aménagements mais ils doivent les redresser – et entrevoir l’avenir : « Pour éviter, ou limiter, de telles erreurs, l’urbanisme doit être ancré à la fois dans le passé, dans le présent et dans l’avenir » (Ibid., p. 14). Il ne s’agit donc pas seulement, pour l’aménagement, de produire des espaces mais de transformer la société urbaine, en particulier son rapport au temps et à l’espace.
De plus, les aménageurs doivent composer avec de nouveaux impératifs qui introduisent des temporalités qui ne sont pas forcément convergentes :
– Une économie mondialisée, libéralisée et financiarisée qui impose son tempo – celui de l’accélération, selon Hartmut Rosa (2010) –, qui transforme les modes de vie et la manière de vivre ensemble. Cette économie a pour caractéristique d’être métropolitaine et hiérarchisée, avec à sa tête des villes globales (Sassen, 1991), et d’encourager la vitesse voir l’instantanéité avec le développement des nouvelles technologies. La ville est aménagée pour répondre à ces exigences économiques (rapidité et efficacité des flux, connexions, etc.). L’aménagement doit pouvoir, avec des outils qui se mettent en place sur de longues périodes, répondre à ces exigences de court terme et de rapidité. Cette logique de compétitivité est indissociable de stratégies urbaines qui visent à renforcer le caractère métropolitain des grandes villes pour attirer les flux de capitaux, ou empêcher la fuite de ceux-ci (organisation de grands événements sportifs, culturels ou festifs).
– L’impératif environnemental, avec sa traduction territoriale très concrète, les risques environnementaux (changement climatique) auquel il faut faire face, nécessite une transformation radicale des modes de vie qui passe aussi par la transformation de l’aménagement urbain, dont les écoquartiers sont en quelque sorte la partie apparente de l’iceberg. Ici, ce sont des préoccupations de long-terme qui doivent prévaloir, mais avec une action immédiate (l’urgence environnementale) dont on ne sait pas encore forcément quels contours elle doit prendre pour parvenir à ses fins (faut-il une ville dense ? De la nature en ville ? etc.)
Avec ces deux nouvelles donnes, les cadres spatio-temporels de l’action sont remis en question, ce qui amène les aménageurs à réfléchir aux spatialités et aux temporalités, et envisager les nouveaux outils de leur praxis.
Nous voyons donc l’importance d’une réflexion sur les temporalités associée à celle des spatialités (plus traditionnelle) dans le cas de l’urbanisme et de l’aménagement. Celle-ci peut passer par l’analyse du rythme qui ordonne le temps et l’espace. Le rythme permet de saisir les temporalités au-delà de la conscience individuelle, tout en étant vécu. Il est à l’interaction entre les problématiques individuelles, sociales et environnementales. Si le rythme, comme le remarque Maie Gérardot (2010), organise l’espace, la praxis qui ordonne et organise l’espace (selon la définition de l’aménagement) ne peut l’ignorer. Pourtant, dans le Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, aucun article sur le rythme, ni sur le temps en général. Nous allons tenter de donner des pistes pour combler cette lacune.
Approches des rythmes dans l’urbanisme et l’aménagement
Comment aborder cette question du rythme dans l’aménagement au sens large ? Il peut s’agir de penser le territoire (c’est-à-dire l’espace habité) dans sa dimension rythmique, à plusieurs échelles. Pour cela, il est possible de s’appuyer sur la géographie des rythmes d’origine scandinave et anglo-saxonne. Dans la lignée de la géographie du temps de Torsten Hägerstrand (Pred, 1977), celle-ci était d’abord quantitative, avec l’objectif de réaliser des cartes ou des diagrammes temporels. Puis elle est devenue qualitative, notamment sous l’impulsion de Anne Buttimer (1976) dont l’approche phénoménologique permet de penser conjointement la temporalité et la spatialité du monde de la vie à travers ses rythmes. La géographie des rythmes est revenue sur le devant de la scène dans le début des années 2000, notamment avec les ouvrages de Tom Mels (2004) et de Tim Edensor (2010), qui s’inspirent également de la rythmanalyse d’Henri Lefebvre.
Ces géographes du rythme mettent avant tout l’accent sur les caractéristiques rythmiques de certains lieux et décrivent leur animation ou leur dynamisme en général. Pour cela, ils partent de leur perception par le corps humain, et donc à son échelle, de celle des lieux. Ils réinterrogent également l’articulation entre la société et l’environnement à travers cette notion de rythme. Notons qu’il ne s’agit pas simplement d’ajouter une dimension temporelle aux dimensions spatiales, de recueillir de nouvelles données scientifiques sur les rythmes urbains qui viendront alimenter les pratiques de l’urbanisme et aménagement, mais de changer globalement d’approche sur ce qui est l’objet même de l’aménagement. Cependant cette démarche reste souvent prisonnière de la description d’une variation temporelle et rythmique des lieux (qui sont souvent, de fait, des espaces publics) et de ce qui fait leur plus ou moins grand dynamisme, sans forcément se demander si ce ne sont pas ces qualités rythmiques qui font précisément de ces lieux des lieux. De ce fait, elle est souvent prisonnière de l’échelle du lieu. Dans le monde francophone, nous pouvons citer les travaux de Luc Bureau (in Wunenburger, 1992) ou récemment de Maie Gérardot. Mais des outils de connaissance des variations temporelles et des rythmes d’un lieu, comme la « chronotopie » (Paquot et Mallet, 2010), sont néanmoins essentiels à tout projet urbain : ces variations font partie de la connaissance du site, comme du paysage avec lequel le projet doit composer.
Ces approches géographiques du territoire sont amenées à se mêler à des approches plus sociologiques et politiques des rythmes urbains (voir Pradel, 2011). En effet, le temps social est en interaction avec des rythmes, en particulier des rythmes quotidiens qui le structurent (Paquot, 2001). Le rythme est ce qui permet de coordonner l’activité sociale pour chaque individu alors que les temps sociaux eux-mêmes sont multiples (Gurvitch, 1950). L’organisation d’activités séparées et de plus en plus complexes, comme en témoigne l’évolution des emplois du temps, peut créer des conflits qui finissent par structurer l’espace urbain, (par exemple des activités artisanales ou nocturnes bruyantes sont contraintes de déménager de certains quartiers). Les rythmes quotidiens sont sensibles aux évolutions sociétales qui remettent en question les conventions issues de la société industrielle et de consommation moderne (travail, vacances, école, services publics...) et qui tendent à une ville en continu. Le calendrier urbain doit permettre des temps de rassemblement sociaux, comme les fêtes, ou familiaux, le dimanche.
Ces rythmes quotidiens réclament une organisation temporelle de la ville (transports, ouverture des services, éclairage...) et une réflexion sur les temps forts et les temps faibles, les pointes et les creux. L’aménagement n’est plus simplement spatial mais temporel, il agit particulièrement sur certains temps marqués par des évolutions : la nuit ou les saisons (Gwiazdzinski, 2005 ; Mallet, 2009) qui sont au cœur de l’articulation entre les sociétés et leur environnement, ou encore des temps festifs (Pradel, 2010). Cependant, si des bureaux des temps ont fait leur apparition pour organiser le temps des villes, une politique du temps urbain reste à mettre en place, où il s’agirait de savoir comment synchroniser ou désynchroniser les temps urbains selon des arbitrages négociés. Plus généralement, la question politique du temps social reste à débattre face à l’accélération et la fluidification impulsée par la mondialisation, et cela peut rejaillir sur les théories urbaines : par exemple les villes « lentes » (slow città en Italie) ou villes en transition.
Il est possible d’étudier les pratiques de l’aménagement (de ses acteurs, de ses actions) selon une perspective narrative et historique. Celle-ci peut passer par une réflexion sur le rapport de ces pratiques aux rythmes de l’urbain conçu comme un langage (Fayeton, 2000, p. 131), mais aussi sur les rythmes propres à ces pratiques et les manières dont elles interagissent. Une tentative intéressante pour avoir prise sur ces rythmes est d’envisager les politiques urbaines comme construisant des temps et de les observer à partir de ce que Michel Lussault appelle des « récits » (Lussault in Paquot, 2001). Celui-ci part du constat que les divers acteurs, les technologies et les objets qui doivent converger dans la praxis urbaine ont des temps et rythmes divers. C’est pour cela que selon lui, il est possible d’étudier toute politique urbaine grâce à ces récits qui réalisent ou médiatisent cette praxis. La structure narrative pourrait permettre de saisir le(s) temps qui sinon reste(nt) aporétique(s) : « Par et pour le récit, la dimension temporelle entre dans le champ du langage et de la communication, de l’interlocution et ainsi se socialise, devient dicible et discutable. » (Ibid., p. 150). Le rythme de la praxis pourrait être conçu à partir du rythme de ce récit et ainsi rejoindre la problématique des rythmes du langage. En effet, la narration a besoin de scansions, d’étapes, de rythmes, elle peut être plus ou moins rapide. Cette approche a le mérite de souligner qu’en tant qu’action collective, l’aménagement a besoin de construire un récit commun. Cela peut être complété par une approche historique qui permettrait de reconstituer le temps long de l’action urbaine avec ses phases et sa rythmique (cela peut être fait de manière assez claire dans le cas de l’extension de certains équipements comme les égouts ou l’éclairage – voir Lamizet, 2004).
Cependant, il semble qu’il ne faudrait pas trop rapidement assimiler ces récits et ces rythmes à ceux du langage, ni les étudier avec les outils destinés à étudier celui-ci de manière abstraite. Le danger est de s’extraire des situations et des mises en présence, de leur corporéité et de leur dynamisme particuliers, aspects fondamentaux qui requièrent une approche anthropologique. En revanche, le film pourrait être une médiation bien plus efficace pour étudier les rythmes de ces récits, car c’est un art rythmique par excellence (par la technique du montage notamment). C’est pour bien conserver ce rapport au pratiques spatiales et temporelles incorporées et faire jouer leur rapport à des expressions, des représentations, des imaginations que nous allons mener une réflexion d’ordre esthétique sur les rythmes urbain.
Pour une approche esthétique des rythmes urbains, à partir de la pensée de Henri Lefebvre
La rythmanalyse d’Henri Lefebvre fait aujourd’hui sa réapparition dans le monde des études urbaines en France (Paquot in Paquot et Younès, 2009) grâce à son succès récent dans le monde anglo-saxon. Peu après avoir découvert La production de l’espace d’Henri Lefebvre (traduit en 1991) qui marque sa consécration dans le monde anglo-saxon, les débats sur le « tournant spatial » (spatial turn) amènent certains lecteurs de Lefebvre à se plonger dans l’intégralité de son œuvre, en s’intéressant à ses écrits sur l’urbain et leur connexion avec la grande quantité d’ouvrages de l’auteur. Les textes sur la rythmanalyse suscitent l’intérêt dès la parution du recueil Writings on Cities (1996), qui contient un extrait des Éléments de rythmanalyse (1992), le chapitre 3 intitulé « Vu de la fenêtre ». Ce qui mènera jusqu’à la publication d’un ouvrage contenant tous les textes de Lefebvre sur la rythmanalyse en 2004, alors que la version française n’a jamais fait l’objet d’une réédition.
Comme nous l’avons vu, ces écrits inspirent beaucoup les géographes, qui en expérimentent les propositions. Les études urbaines, notamment aux États-Unis, ont été marquées par des penseurs pragmatistes importants comme Jane Jacobs (1961), qui s’opposait à l’inspiration fonctionnaliste, tirée de la Charte d’Athènes, de l’urbanisme et de la reconstruction des années 1950, sur la base de l’expérience de la rue, des parcs et de leurs différents usages dans les quartiers vivants. Celle-ci s’intéressait déjà à la temporalité de ces lieux au quotidien, qu’elle décrivait comme un « ballet », dans des termes proches de Lefebvre : « The ballet of the good city sidewalk never repeats itself from place to place, and in any one place is always replete with new improvisations – Le ballet du trottoir de la bonne ville ne se répète jamais d’un endroit à un autre, et dans n’importe quel lieu est toujours plein de nouvelles improvisations. » (Jacobs, 1961, p. 50). La pensée de Lefebvre sera tout de suite repérée pour l’importance qu’elle accorde au corps et aux sensations, sur fond de postmodernisme.
Malgré tout, si ces textes de Lefebvre sur le rythmanalyse sont décrits comme riches en intuitions, leur caractère vague est souvent relevé. Ces textes écrits par Lefebvre dans les dernières années de sa vie sont incomplets, souvent elliptiques. « Le projet rythmanalytique » (Lefebvre et Régulier, 1985) inscrit la rythmanalyse dans le prolongement de la critique de la vie quotidienne de Lefebvre, en décelant les rapports entre rythmes cycliques et répétitions linéaires et leur évolution historique dans la société moderne. Le corps y est déjà présenté comme l’élément central, à la fois instrument et fin de ce savoir. Lefebvre et Régulier publient ensuite un « essai de rythmanalyse des villes méditerranéennes » qui paraît en 1986 et qui sera repris dans les textes assemblés en 1992 de manière posthume (Lefebvre, 1992).
Qu’est-ce que Lefebvre entend par rythmes et plus particulièrement par rythmes urbains ? Il n’entend pas seulement par rythmes ce qui concerne les « mobilités » en urbanisme, autrement dit les transports. En effet, le projet rythmanalytique lefebvrien dépasse de loin la seule observation des espaces publics ou de certains rythmes particuliers : ceux-ci ne sont pas des objets à analyser, puisque les objets et les choses sont questionnés par la rythmanalyse. Ce projet est à la fois géographique, sociologique, historique mais concerne aussi les sciences de la nature et les arts, en particulier la musique : par son ampleur, il est nécessairement transdisciplinaire (Lefebvre utilise le mot dans l’ « essai de rythmanalyse des villes méditerranéennes ») et philosophique. Au-delà de l’exploration des « intuitions » qui parsèment ces textes, il convient de les réinscrire dans le projet philosophique plus large de Lefebvre, en particulier dans sa pensée sur la ville, l’espace et l’urbain, afin de mettre au jour les continuités et les incohérences. Ce projet constitue un aboutissement, un dépassement (dans le sens hégélien du terme) de l’effort qui avait été entrepris avec La production de l’espace, et dont il faut prendre la mesure philosophique. Il est nécessaire de faire cette étude d’ensemble afin d’écarter des interprétations tronquées, notamment sur le sens de la distinction opérée par Lefebvre entre rythmes cycliques et rythmes linéaires.
Si l’application à la pensée de la ville et de l’aménagement n’est qu’une partie de ce projet, elle reste néanmoins essentielle. C’est par sa préoccupation pour le sensible que nous pouvons comprendre le lien entre rythmanalyse, urbanisme et aménagement. La rythmanalyse invite à une démarche par le sensible et par le corps en urbanisme, afin de produire la ville comme une œuvre, idée qui était déjà développée dans Le droit à la ville (1968). Mais Lefebvre a une compréhension bien spécifique de ce qu’est le sensible, puisqu’il l’inscrit dans une pensée temporelle du changement et du mouvement plus que dans une pensée de l’Être, ce qui explique sa réticence à appeler sa démarche phénoménologie : « Le sensible ? Ce n’est ni l’apparent, ni le phénoménal, mais le présent. » (Lefebvre, 1992, p. 33) Par l’expérience du sensible, le rythmanalyste doit parvenir au concret plus qu’à l’Être, ou encore aux « modalités concrètes du temps social » (Lefebvre, 1985, p191).
Cette démarche rapproche le rythmanalyste du poète, car « comme le poète, le rythmanalyste accomplit un acte verbal, qui a une portée esthétique. Le poète se préoccupe surtout des mots, du verbe. Alors que le rythmanalyste se préoccupe des temporalités et de leurs relations dans des ensembles » (Lefebvre, 1992, p. 37). C’est cette dimension esthétique de la rythmanalyse qu’il semble nécessaire d’explorer à l’égard de la ville et l’urbain. Dans le chapitre « vu de la fenêtre », il décrit les rythmes urbains comme la « musique de la Cité, tableau qui s’écoute, image dans le présent d’une somme discontinue » (Lefebvre, 1992, p. 52). Avec la rythmanalyse, il s’agit donc de faire de la perception de la ville à la fois une expérience esthétique et un acte créateur : elle est un regard et une ouïe qui révèle, et qui a « pour objet de séparer le moins possible le scientifique du poétique » (Lefebvre, 1992, p. 98). Il ne s’agit donc pas, avec cette approche, de s’écarter des résultats des autres sciences des études urbaines qui s’occupent des rythmes, mais bien de leur donner un sens esthétique.
Nous pourrions ici nous rapprocher des travaux esthétiques de Walter Benjamin qui se préoccupe de la perception sensible dans sa dimension historique et esthétique, et qui ne la limite pas à la question artistique. Les arts sont pourtant essentiels dans cette démarche, car ils sont des révélateurs des transformations historiques de notre manière d’habiter, notamment dans la première partie du XXe siècle. L’exemple du cinéma y est essentiel car la notion de rythme y joue un rôle fondamental (Guido, 2007). C’est aussi le constat de Benjamin, pour qui le cinéma est la pointe avancée de la distraction, trait caractéristique de la perception à l’ère des masses. Pourtant, « de tout temps, l’architecture a été le prototype d’une œuvre d’art perçue de façon distraite et collective » (Benjamin, 2000, p. 311). Le cinéma aura permis l’accoutumance à la distraction, accoutumance qui nous permet d’entrer dans l’ordre la perception tactile, et qui sera pleinement réalisée par l’architecture. Nous pouvons aujourd’hui élargir ces considérations sur la réception tactile et visuelle dans l’environnement urbain au sens large, qu’il soit architecture, urbanisme, ou paysage. Bien souvent les travaux sur le sensible urbain visent à adopter une attitude contemplative envers l’environnement urbain : Benjamin nous rappelle à juste titre que la réception tactile est distraite. La rythmanalyse pourrait être redéfinie comme cet art d’amener à la parole ce qui ne peut être simplement vu, mais qui a pourtant une physiologie.
Dans un ouvrage peu connu mais fondamental pour cette approche esthétique, What Time Is This Place ? (1972), Kevin Lynch s’interroge sur l’inscription du temps dans l’espace et ses conséquences pour la pratique du design urbain, notamment pour créer une « image de la ville » qui soit satisfaisante (Lynch, 1960). Dans le cas de l’image du temps dans la ville, Lynch appelle bonne image du temps celle qui permet d’élargir et célébrer le présent tout en permettant des connections avec le passé et avec le futur : « A desirable image is one that celebrates the present while making connections with past and future. » (Lynch, 1972, p. 1) Il envisage donc cette question du temps dans l’environnement urbain de manière globale, pas seulement dans le quotidien mais aussi dans le rapport au passé (les questions patrimoniales) et le futur (des visions prospectives). Pour lui aussi, les rythmes concernent surtout notre expérience du présent. On peut trouver une ressemblance frappante entre sa description de Washington Street à Boston, dans le chapitre « Boston time » (Lynch, 1972) et celle de la rue Rambuteau par Lefebvre dans le chapitre « vu de la fenêtre » (Lefebvre, 1992). Et la recherche de cette bonne image de la ville ressemble fort à ce que Lefebvre appelle espace vécu (Lefebvre, 1974). Il y a donc des rapprochements possibles entre les deux auteurs. En particulier, le développement de ce sens du présent dont parle Lynch pourrait passer par l’attention aux rythmes, qui permettent de surcroit un lien avec le passé et l’avenir.
Beaucoup de ses idées développées dans cet ouvrage pourraient être reprises aujourd’hui pour tenter de donner du corps à la rythmanalyse lefebvrienne, tout en reprenant des résultats des approches exposées précédemment. En effet Lynch semble déjà se préoccuper de notre inscription quotidienne et historique dans l’espace, une manière d’ « habiter le temps » (Chesneaux, 1996) qui ne néglige pas l’environnement tout en donnant sa place au présent, ce qui semble être l’enjeu essentiel de l’aménagement actuel.
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