Vient de paraître : H. VAN LIER, Anthropogénie

Rhuthmos
Article publié le 1er juin 2010
Pour citer cet article : Rhuthmos , « Vient de paraître : H. VAN LIER, Anthropogénie  », Rhuthmos, 1er juin 2010 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article6
  • H.Van Lier, Anthropogénie, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2010, 1029 p.


L’Anthropogénie de Henri Van Lier est une œuvre immense que l’on mettra du temps à découvrir. Une première lecture superficielle permet toutefois de voir que le thème du rythme y joue un rôle non négligeable. En voici un extrait tiré des p. 17 et sq. On trouvera un article de Christophe Genin consacré à l’œuvre d’Henri Van Lier ici.



1A5. Le pas, la marche et le rythme. Les huit composantes du rythme :


Les autres animaux se déplacent, tantôt jouant, tantôt procédant vers des buts, les « goals » des éthologistes. Seule la station debout, avec ses trois dimensions orthogonalisées et les pivots des deux talons, a inauguré la marche, et même la démarche, dont le préfixe « de- » signale la distance et peut-être la distanciation introduites. L’allée, ou l’allure, n’est pas une simple translation arrière-avant, et elle ne vise pas la vitesse comme telle (Homo se déplace moins vite que ses cousins singes) ; elle est justement la promotion du plan transversal d’Homo à la rencontre de plans frontaux. La marche quand elle bifurque n’est pas entièrement absorbée par la voie empruntée. Transversalisante, elle reste disponible à celles qu’elle n’a pas prises. Elle ouvre des chemins.


Par ailleurs, le pas bipède avec ses saillances musculaires distingue fermement jambe gauche et jambe droite, jambe immobile et jambe en mouvement, jambe posée et jambe en suspens, c’est-à-dire les moments gravitationnel et antigravitationnel. D’autres allers et retours habitent le corps d’Homo, comme ceux de la systole et de la diastole cardiaques, de l’expiration et de l’inspiration respiratoires, mais ces va-et-vient n’ont pas la même évidence oppositive, la même cinématique ni la même dynamique ostensibles.


Ainsi, l’allée-allure comporte « l’un PUIS l’autre », « l’un ET l’autre », « l’un OU l’autre », « l’un SI l’autre », et prédispose aux synthèses logiques : consécution, association, disjonction, condition. Elle engage le choix, et en particulier le plus simple, le choix binaire. Ses degrés de liberté sont entretenus du fait que les déplacements en station debout ne supposent qu’une faible dépense d’énergie ; on maigrit peu en marchant. D’Homo habilis à Homo erectus (ergaster), le corps hominien a été sélectionné pour réaliser des marches de plus en plus longues, et donc aussi de plus en plus exploratoires, avec les allostasies que cela implique. La distance accrue entre le pelvis et le thorax, le remodèlement des deux (bassin court et étroit, cage thoracique en tonneau), l’articulation de l’épaule vers le bas permettant de contrebalancer chaque avancée de la jambe alterne créèrent (a) une démarche qui entraîne moins à chaque pas la totalité du corps, (b) une respiration vaste et égale, (c) l’évacuation accélérée de la chaleur par l’épiderme devenu glabre, exsudant et ventilé, (d) un organisme qui offre une surface réduite au rayonnement solaire vertical.


Toutes ces propriétés du pas se sont rassemblées dans le rythme, ce propre d’Homo, dérivant du « HrutHmos » grec, qui voulait dire tout à la fois : répétition souplement réglée, cadence (cadere, chute du pas), manière d’être, caractère, forme, genre, dans le cadre de l’écoulement orienté (reïn). Une énumération suffisante des aspects du rythme importe au plus haut point à l’anthropogénie, et il faut la tenter dès ici.


1A5a. L’alternance périodique et métronomique


Bipédique et persévérante, la marche ne se contente pas de répéter les pas, elle les fait alterner, c’est-à-dire que l’un y engendre un autre, et plus précisément l’autre de deux (alter), avant de revenir à soi. L’alternance a ceci de propre qu’elle est un maintien du Même à travers l’Autre, une ouverture à l’Autre sans perte du Même, faisant que l’identité engendre l’altérité pour revenir à l’identité. Elle est normale, normative, métronomique (metron, mesure, nomos, partage), et par là une des sources du nombre, ordinal d’abord, cardinal ensuite.


Cependant, elle ne se répète pas à l’identique tout en se maintenant. Et le pas, en même temps qu’il est régulier, régulateur, incite à de nombreux degrés de liberté, à la création de véritables dimensions temporelles. (La métronomie mécanique stricte fut un phénomène historique transitoire, ayant supposé l’exaltation horlogère du XVIIIe siècle européen.)


1A5b. L’interstabilité


Cette combinaison d’identité et d’altérité, ou plus généralement de similitude et de variété, a pour effet que le pas n’est ni stable, ni instable, ni non plus métastable, et qu’on pourrait le qualifier d’interstable. Des physiciens diraient qu’il est un état ex-cité (citare, fréquentatif de ciere, mettre en un mouvement vif + ex). Ex-cité faisant évidemment couple avec in-cité.


1A5c. L’accentuation


La marche peut s’accentuer, car son équilibre alternatif, interstable, excité, incité, et polarisé en sus par la latéralisation générale d’Homo, l’invite d’emblée à marquer un des pas comme la pose, l’appui (thesis), et l’autre comme la levée (arsis), dans une battue ou une cadence (chute), selon l’accentuation qui est un principe général de tout système nerveux. Puis, à fomenter une alternance au deuxième degré, dans une battue à trois temps : gauche thesis / droite arsis / gauche arsis // droite thesis / gauche arsis / droite thesis /... On ne sait malheureusement pas si l’étymologie qui fait descendre accentuer de ad-cantare est exacte. D’autres différenciations naissent aussi selon que, dans chaque jambe, on privilégie la battue, la thesis, comme le fait la musique classique, - d’où le mot cadence (cadere), - ou au contraire la levée, l’arsis, comme le font les danseurs grecs d’hier et d’aujourd’hui.


1A5d. Le tempo


Le pas permet non seulement des vitesses variées, rapides, moyennes, lentes, comme la chasse animale, mais des vitesses contrastées et graduées selon des allures (façons d’aller), coulées ou saccadées. Par sa désignation des tempos, la musique classique trahira que ceux-ci ne sont pas sans rapport avec des attitudes d’existence : sostenuto, andante, adagio, allegro, staccato, rubato (temps dérobé).


1A5e. L’autoengendrement et le suspens


La marche s’autoentretient en ce que chaque pas y réengage le pas suivant, puis s’y réengage soi, dans le circuit d’une perception kinesthésique qui renvoie à une motricité, laquelle en retour renvoie à la kinesthésie. C’est là apparemment une simple « réaction de Baldwin » au service de la persévérance, mais qui cette fois s’enrichit des appels que sont l’alternance, l’interstabilité, l’accentuation, la métronomie, le tempo. Circulation entre des semblables, des opposés, des contraires, des contradictoires, le rythme autoengendré, en même temps qu’un entraînement, comporte alors aussi un certain suspens (pendere, sus), une façon de s’arrêter en annonçant une suite. Activant le temps d’une manière qui l’annule. Le relançant ou l’étendant en éternité.


1A5f. La convection


Le cerveau hominien, comme peut-être déjà celui d’autres mammifères, perçoit non seulement des mouvements mais des mouvances, c’est-à-dire des mouvements saisis comme émanant de forces, qu’il apprécie du même coup, et qui l’entraînent. Ainsi, les marcheurs bipèdes du seul fait de se sentir avec d’autres se stimulent mutuellement selon une gravitation perceptivo-motrice contraignante et souple, coordinatrice, dont le rôle social est considérable. Avant même de déclencher et de régler des danses.


1A5g. Le strophisme


L’unité élémentaire du pas à pas, alternant, interstable, accentué, accéléré-décéléré, autoengendré, prolifère et se regroupe après un temps en unités plus larges, lesquelles à leur tour alternent, se transposent, se retournent, se renversent selon des symétries diverses. Telle est la strophe (strephein, tourner, tordre, s’enrouler), d’abord kinesthésique, puis visuelle, auditive, etc. De celle de la danse à celle du poème et du chant.


1A5h. La distribution par noyaux, enveloppes, résonances, interfaces


Enfin, les gravitations que le marcheur exerce sur les autres travaillent aussi à l’intérieur de lui. Transversalisant un organisme, la marche y condense des noyaux, y modèle des enveloppes, y déclenche des résonances, y ouvre et ferme des interfaces, en autant de distributions et animations que la danse thématise. On retrouvera ces distributions mouvantes à l’occasion de l’articulation générale du spécimen hominien <11F>, ainsi que des convections internes de ses tectures, images, langages, écritures <13 à 18> ; la musique occidentale nous montrera Bach organisant son rythme à partir de noyaux, Mozart d’enveloppes, Beethoven de résonances, Wagner d’interfaces <15G3>. Mais la profusion de singularités ainsi créée est si considérable qu’on ne la mesurera vraiment qu’au dernier chapitre d’Anthropogénie <30>, qui a pour titre la galaxie des X-mêmes.


A totaliser ces huit caractères du rythme, on peut comprendre que les documents les plus émouvants de la paléoanthropologie sont ces empreintes de pas de deux spécimens marcheurs, l’un plus grand, l’autre plus petit (différence de sexe ou d’âge ?) qui, il y 3 MA à Laetoli en Tanzanie, s’imprimèrent dans les cendres d’un volcan proche humidifiées par la pluie, puis furent recouvertes par de nouvelles cendres volcaniques formant ainsi un tuf feuilleté, jusqu’à ce que l’érosion rouvre progressivement les feuillets supérieurs et propose enfin les empreintes primitives à l’équipe de Mary Leakey, en 1976. Il y a déjà là, chez ces ancêtres directs ou collatéraux d’Homo actuel, l’élargissement antérieur du pied, le gros orteil dirigé vers l’avant, le talon arrondi et l’indication d’une arcade plantaire.


Devant cette foulée, nous aimerions savoir aussi qui, d’Homo habilis, d’Homo erectus, d’Homo sapiens sapiens, après avoir avancé, marché, cheminé, a le premier osé commencer à danser, et à vraiment se promener, selon cette danse réservée qu’est la promenade. Homo est l’animal qui se promène, ou simplement promène (minare, chasser, pousser, pro-, devant), comme on l’a dit d’abord.


La marche a beaucoup ajouté à la manipulation des mains planes symétriques. Banalement, elle les a conduites sur tous les sites de maniement et de manipulation qui leur étaient adaptés. Mais aussi, secrètement, elle leur a transmis sa propre arsis (levée) et thesis (pose), les invitant à agir en mesure à leur tour, selon une régularité avec un jeu, une alternance, un swing ; le batteur de tambour qui bat du pied sait bien que les binarités et ternarités que créent ses bras et ses mains viennent de ses pieds à travers ses jambes et ses hanches. Quand Homo marcheur commença à produire des choppers, puis des bifaces (0,5 MA), le tapotement rythmique de ses mains, ou simplement leur cadence, leur façon de se lever et de tomber sur la pierre ne purent que renforcer la transversalité et la latéralisation. Et donc aussi la tridimensionnalité orthogonalisante avec ses conséquences techniques, mathématiques, logiques, existentielles.


Ce qui précède se résume bien dans la racine indo-européenne *st, omniprésente dans stature, stare, sistere, Histanaï, stehen, state. Avec ce qu’elle implique de surgissement frontalisé, contrôlé et latéralisé, d’expansion, de distribution tridimensionnelle, virtuellement multidimensionnelle. Des anatomistes estiment que le corps d’Homo actuel a plus de 200 degrés de liberté, ou dimensions, - par quoi il est impossible de trouver une écriture complète de sa danse, mais seulement une sténographie <18I6>. Peu importe le nombre exact, il est en tout cas considérable, et fait de la stature d’Homo un foyer de libertés physiques plurielles, qui supporteront un jour des libertés mentales, et parfois un sentiment de liberté tout court.


Une bonne partie d’Anthropogénie et même un peu plus se trouve en ligne à : http://www.anthropogenie.com/main.html

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