Entre les années 1745 et 1835 s’est produite au sein de la poétique et de la théorie du langage, en trois temps successifs, une mutation théorique qui est venue renforcer la révolution ontologique et épistémologique des années 1660-1715 [1]. Tout d’abord en France dans les années 1745-1775 avec Diderot [2], puis en Allemagne dans les années 1785-1805 avec Moritz, Goethe, Schiller, Schlegel, Hölderlin [3], enfin encore en Allemagne mais aussi en France dans les années 1795-1835, avec Humboldt, le langage a été considéré à son tour d’une manière rythmique. C’est l’apport de ce dernier que je voudrais évoquer ici. Il est courant depuis Cassirer et Heidegger d’associer la pensée de Humboldt à celles de Leibniz et de Kant. Or, elle doit également beaucoup, nous allons le voir, non seulement aux poètes et théoriciens de la littérature français et allemands qui viennent d’être cités, mais aussi à Spinoza dont elle prolonge dans le champ du langage certains aspects de sa stratégie révolutionnaire.
Éléments d’ontologie et d’épistémologie rythmiques
Grâce à Spinoza et Leibniz, non seulement l’être est de nouveau, pour la première fois depuis les Présocratiques, considéré comme intrinsèquement rythmique – soit comme fluence infiniment diverse des modes, soit à l’inverse comme infinité de fluences monadiques –, mais la pensée est, elle aussi, vue d’une manière rythmique et définie comme un flux ou un ensemble de flux organisés, « proportionnés » ou « parallèles » aux flux organisés du monde.
Or, l’identité stricte qui est postulée entre les enchaînements propres aux corps et ceux propres aux pensées renvoie dos-à-dos les deux positions épistémologiques qui s’affrontent depuis le XVIIe siècle : dans la mesure précisément où le monde ne se présente pas comme un ensemble d’objets faisant face à des observateurs mais d’emblée comme un flux unique ou un ensemble de flux dans lesquels il n’est pas possible de séparer l’étendue de la pensée, ni la pensée de l’étendue, l’induction empiriste ou sensualiste à partir des seules données provenant des sens corporels ne vaut pas mieux que la réduction rationaliste de ces mêmes données à partir des catégories de l’esprit. L’une et l’autre sont également insuffisantes pour nous permettre de comprendre le monde dans son unité dynamique et donc d’y agir librement.
Cette ontologie interdit également, par avance, de penser pouvoir surmonter ce dualisme épistémologique de manière dialectique [4]. Non seulement, comme on le dit souvent, parce que Spinoza condamne explicitement tout finalisme dans le célèbre appendice de la première partie de l’Éthique, mais aussi pour une raison implicite au système. Si les enchaînements des pensées sont parallèles à ceux des corps, ils sont à la fois identiques dans leur déroulement et strictement séparés d’eux. Au moins chez Spinoza, car Leibniz contourne cette conséquence en présupposant entre eux une harmonie préétablie par Dieu, quels que soient les progrès qu’ils peuvent toujours faire, les premiers ne pourront donc jamais, même à l’infini, rassembler en eux la totalité du réel. Dans la mesure où, en dépit de l’unité de la substance, la pensée restera toujours séparée de l’étendue, un Savoir absolu qui aurait finalement et définitivement surmonté cette division est tout à fait impossible.
En réalité, ce qui permet la connaissance et l’action, c’est le fait qu’en tant que modes ou monades, les êtres humains participent du et au dynamisme de l’être sous ses deux attributs, pensée et étendue : « Notre Esprit en tant qu’il perçoit les choses vraiment, est une partie de l’intellect infini de Dieu » (Éthique, II, 43, sc.). Poussés par leur désir de connaître et de faire connaître, ils peuvent faire progresser leur raison, tout d’abord, en équilibrant les passions tristes et gaies les unes par les autres, ensuite, en s’engageant dans des cycles de dons et de contre-dons avec le petit cercle des autres hommes libres, enfin, en participant à la construction et à la défense d’un État libéral et démocratique [5]. Grâce à ce travail, ils peuvent renverser le rapport de force à la fois en faveur des affects actifs dans leur corps et en faveur de la raison dans leur esprit. Ils sont donc des sujets et des agents dont l’objectivité, la liberté et d’une manière générale la vie, sont à construire, à illustrer et à défendre en permanence dans et par leur commerce avec les autres modes ou monades.
Autrement dit, s’ils ne doivent pas se satisfaire du dualisme de l’objectivation, ni espérer pouvoir le surmonter en le résorbant dans une dialectique purement conceptuelle, ils doivent, pour tenter de comprendre, rendre compte et agir dans et sur les flux qui composent le réel, s’engager dans des expériences corporelles – expériences avec la nature autant que praxis sociale – toujours contradictoires, et utiliser en permanence les dualités conceptuelles qui leur correspondent sur le plan de la pensée, tant que celles-ci ne les poussent pas à oublier le strict dualisme des attributs de la substance, et donc le caractère à la fois inachevable et indéfini de la tâche du savoir.
Cette capacité se traduit dans l’interprétation très particulière que Spinoza donne au principe d’exposition more geometrico. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, celui-ci n’implique pas de passer du principe aux conséquences de manière totalement rectiligne. Alexandre Matheron a mis en évidence chez Spinoza la fréquence des dédoublements de la chaîne des raisons, qui fonctionne sur le mode d’« arbres séfirotiques » ou « quasi-séfirotiques » [6]. Comme dans la Kabbale, Spinoza procède par une succession de divisions du raisonnement en lignes parallèles, traitant d’aspects opposés et/ou complémentaires, et de conclusions qui rassemblent périodiquement les résultats des lignes jusque-là séparées. L’ensemble de la pensée se déploie ainsi sous la forme d’un « système de raisons », que l’on pourrait qualifier de « ramifié » s’il ne connaissait pas de réunifications régulières de ses branches ou de « rhizomatique » si ces réunifications n’étaient pas si régulières. Les « raisons » renvoient dès lors les unes aux autres non seulement verticalement mais aussi horizontalement et l’on ne peut en saisir le sens complet qu’en les replaçant dans la suite génétique diversifiée où elles apparaissent – ce qui interdit au passage de donner à aucune des résolutions de ces oppositions, un sens qui pourrait englober l’ensemble du système. Par ce procédé, il est ainsi possible de faire progresser notre connaissance de la nature et de la faire passer du « deuxième » au « troisième genre », c’est-à-dire à la connaissance des essences non pas seulement dans ce qu’elles ont de général mais aussi dans ce qu’elles ont chacune de particulier.
Comme les enchaînements des idées sont strictement identiques à ceux des corps, il faut en conclure qu’il se produit la même chose au niveau de l’étendue. Là ce sont les actions qui s’enchaînent en lignes parallèles et qui parfois se croisent pour conjuguer ou confronter leurs dynamiques. Ainsi, que ce soit sur le plan de la connaissance ou sur celui de l’action, les interactions entre les pensées et les interactions entre les corps les transforment les uns et les autres, à plus ou moins grande vitesse et avec une plus ou moins grande force, de manière soit positive soit négative.
Éléments d’une théorie rythmique du langage : épistémologie
Reste la question du rôle attribué au langage par ces doctrines de l’unité dynamique et proliférante de la substance, de l’âme et du corps, de la pensée et de la connaissance. Bien qu’ils conçoivent l’être et la pensée l’un et l’autre comme rythmiques, Spinoza et Leibniz conservent en effet une conception traditionnelle du langage fondée sur le dualisme du signe et le primat du nom pour l’un, la recherche d’une caractéristique universelle capable de surmonter la chute babélienne et retrouver la lingua adamica, pour l’autre [7].
C’est pourquoi ils fondent encore – comme Descartes et comme vont le faire plus tard de nouveau Bergson mais aussi Husserl – la possibilité même du passage de l’être à la pensée et de la pensée à l’être, en dernière analyse, sur l’intuition. Puisque le langage reste à distance aussi bien des choses que des pensées et de leurs enchaînements respectifs qu’il représente plus ou moins bien, et que celle-ci est conçue, quant à elle, comme une vision immédiate [8], l’intuition est le seul moyen de surmonter à la fois le dualisme de l’observation et l’aspect figé du concept aristotélicien de contradiction. C’est pour cette raison que l’intuition fonde pour Spinoza la connaissance du « troisième genre », c’est-à-dire la connaissance des essences des choses (Éthique, II, 40, sc. 2), et pour Leibniz la connaissance des « vérités primitives » (Nouveaux Essais, IV, ch. II, 1).
Mais ce recours à l’intuition soulève des difficultés qui vont être mises en évidence au cours du siècle suivant. Sur le plan épistémologique – on verra plus bas la question logique –, Kant va souligner dans la Critique de la raison pure (1781, 2de éd. 1787), qu’il n’existe pas d’intuition intellectuelle, que l’intuition n’est que sensible et qu’elle constitue donc un contenu indéterminé qui doit recevoir de l’entendement une forme conceptuelle pour pouvoir faire sens. Quelques années plus tard Humboldt, qui complète cette idée par les avancées récentes réalisées en poétique par Moritz, Goethe, Schiller, Schlegel, Hölderlin [9] et lui-même [10], va montrer qu’elle ne peut tout simplement pas se produire si elle n’est pas soutenue – alors même qu’elle se présente comme une pure vision silencieuse – par l’activité du langage. Comme Kant il remarque qu’« il n’est pas une seule espèce de représentation qui puisse être considérée comme pure contemplation réceptive d’un objet déjà donné. L’activité des sens doit avoir une liaison synthétique avec l’action interne de l’esprit ». Mais sa conclusion est différente : « C’est là qu’apparaît le rôle indispensable du langage. » (Introduction à l’œuvre sur le Kavi, Paris, Seuil, 1974, p. 194, trad. modifiée)
Kant explique en effet la synthèse des données de la sensibilité et des concepts de l’entendement par l’action de l’imagination, mais celle-ci reste très mystérieuse et il la définit comme « une fonction aveugle, bien qu’indispensable de l’âme, sans laquelle nous n’aurions absolument aucune connaissance, mais dont nous avons rarement conscience » (Critique de la raison pure, anal. des concepts, § 10, p. 93 dans l’éd. PUF, 1975). Par ailleurs, il décrit cette synthèse de manière purement formelle, ce qui exclut toute considération pour le langage – au moins à cette époque car Cassirer tentera plus tard, comme on sait, de combler cette lacune tout en restant fidèle à la stratégie transcendantale. L’imagination pure a priori produit « les schèmes » qui donnent aux catégories leurs significations mais ces schèmes sont, pour Kant, des entités transcendantales donc indépendantes de toute expression symbolique, nécessairement empirique.
Or, Humboldt montre que cette position est intenable d’un côté comme de l’autre. Tout d’abord, la force qui assure à l’imagination son pouvoir de synthèse n’a rien de mystérieux. C’est tout simplement la sexualité, la force de procréation, la force corporelle génétique, le génie au sens concret du mot, la force d’in-former, au sens littéral du mot : « Cette relation mutuelle d’engendrement et de réception n’a pas seulement pour mission d’assurer la perpétuation des espèces dans le monde corporel. Même la sensation la plus pure et la plus spirituelle est produite de la même façon, quand elle naît, et même la pensée, cette “pousse” ultime, la plus subtile qui soit, de la sensibilité, ne renie pas cette origine. La force spirituelle procréatrice est le génie. » (Gesammelte Schriften I, p. 316, cité par J. Trabant, op. cit., p. 35) La force du schématisme est une force qui provient du corps. Comme le conclut Jürgen Trabant, « sensibilité et entendement ne sont que les branches supérieures de l’arbre unique de la connaissance, qui a sa racine dans la force de procréation, et ce sont, en fin de compte, les forces sublimées du masculin et du féminin qui engendrent la pensée par leur mariage » (p. 36, trad. modifiée).
Par ailleurs, les schèmes produits par cette force corporelle ne sont pas indépendants du langage ou, plus exactement, c’est l’activité du langage qui assure empiriquement la fonction synthétique qui leur est attribuée par Kant, à la suite d’une analyse transcendantale qui apparaît donc moins fausse que limitée par son aspect purement formel et, nous le verrons bientôt, étroitement subjectif. Pour que l’alliance de l’activité des sens et de l’action intérieure de l’esprit débouche sur une représentation « claire et distincte », la pensée doit en effet suivre un « cycle » au cours duquel elle se lie intimement à l’activité du langage – et celle-ci réciproquement à celle de la pensée.
La pensée, pour déployer toute sa puissance, doit en effet nécessairement s’associer à des sons sous la forme de mots-pensées ou de pensées-mots qui sont générés de manière d’emblée synthétique : « La pensée ne peut se soustraire à la nécessité de conclure une alliance avec l’élément sonore, faute de quoi elle ne pourrait pas accéder à la transparence, ni la représentation au concept. » (Introduction à l’œuvre sur le Kavi, op. cit., p. 192, trad. modifiée). L’esprit humain agit sur deux plans simultanément, qui ne sont que deux aspects de la même activité : il divise la nature sensible par l’articulation et le monde spirituel par la réflexion, à travers ce que les linguistes modernes ont appelé par la suite la « double articulation » [11].
Or, comme ce processus d’articulation/réflexion se produit dans l’activité discursive, le flux de la pensée, qui vient d’y être organisé, y gagne aussi une certaine objectivité : « L’activité intellectuelle qui circule de manière purement spirituelle, intérieure et pratiquement sans laisser de traces, doit au son d’acquérir dans le discours une existence extérieure et perceptible. » (Introduction à l’œuvre sur le Kavi, op. cit., p. 192, trad. modifiée) Cette objectivation est d’autant plus puissante qu’elle bénéficie de deux cycles réflexifs qui se confortent l’un l’autre. Du fait qu’ils sont prononcés, c’est-à-dire lancés vers l’extérieur par la bouche, les mots-idées reviennent à eux-mêmes à travers « l’oreille du locuteur », mais aussi à travers la « réplique de son interlocuteur ». D’un côté, « tandis que dans le langage le mouvement spirituel se fraie une voie à travers les lèvres, le produit de ce mouvement revient vers l’oreille du locuteur. La représentation est donc transposée en véritable objectivité, sans pourtant être soustraite à la subjectivité. » (Introduction à l’œuvre sur le Kavi, op. cit., p. 194, trad. modifiée). De l’autre, « le langage requiert d’être dirigé vers un être extérieur qui le comprenne. Le son articulé jaillit de la poitrine pour trouver chez un autre individu un écho qui retourne à l’oreille. » (Introduction à l’œuvre sur le Kavi, op. cit., p. 173, trad. modifiée). La première forme d’objectivation, qui reste encore sous l’empire du sujet, est ainsi renforcée par la seconde, dans la mesure où les mots-idées reviennent au locuteur dits par la bouche d’un autre : « L’objectivité apparaît plus achevée quand […] le sujet représentant perçoit véritablement la pensée hors de lui, ce qui n’est possible que dans un autre être qui, comme lui, a la faculté de représenter et de penser. » (Le Duel, op. cit., p. 122, trad. modifiée)
La synthèse des données des sens et des concepts ne se produit donc pas, contrairement à ce que pensait Kant, à l’intérieur d’un sujet d’une manière instantanée sous l’action de la puissance schématisante d’une faculté mystérieuse, ni même d’ailleurs à l’intérieur de deux sujets, mais avant tout entre eux dans les cycles, mis en branle par des forces venant du corps, de la profération, de l’écoute et de l’échange des mots-idées, ce que l’on appellerait aujourd’hui les « boucles rétroactives » de l’activité du langage. Loin d’être d’ordre purement spirituel, instantané, individuel et subjectif, le schématisme est donc en grande partie d’origine corporelle, fondamentalement temporel, collectif et objectif, au sens où il se produit, pour sa plus grande part, à l’extérieur des sujets et où il est indissociable des processus de production, d’échange et d’objectivation de ces entités simultanément physiques et spirituelles que sont les mots-idées.
Cela dit, on n’a pas encore atteint ici la pointe du raisonnement humboldtien. Tout en introduisant un certain nombre d’éléments de trouble au cœur du système kantien, les analyses qui viennent d’être présentées lui restent en effet encore fidèles au moins sur un point essentiel : même si elles sortent de la sphère du sujet, elles décrivent toujours des conditions de possibilité universelles de la connaissance. Là où Humboldt s’éloigne véritablement de Kant, sans d’ailleurs rompre totalement avec lui – ce qui permettra à Cassirer plus tard de se réclamer de ce double mouvement pour développer son analyse des « formes symboliques » –, c’est lorsqu’il articule ces considérations sur le langage, capacité humaine universelle, avec la prise en compte de la diversité des langues par lesquelles celui-ci se manifeste. Si le schématisme relève de cycles qui font se succéder profération et écoute, ou profération, réplique et écoute, c’est-à-dire mobilisent des mots-idées dont l’idéalité est consubstantielle à la corporéité, il faut nécessairement en conclure qu’il se produit différemment dans chaque langue, car les associations lexicales idées-mots et leur organisation grammaticale y sont toujours spécifiques : « La pensée ne dépend pas seulement du langage en général, elle dépend aussi, jusqu’à un certain degré, de chaque langue déterminée. » (GS, IV, p. 21)
Dès lors, comme le souligne à juste titre Jürgen Trabant, « le schéma, la représentation qui, d’après la Critique de la raison pure, assure la médiation entre l’entendement et la sensibilité, subsiste tout au plus à l’état de tâche transcendantale ; mais cette tâche ne peut être résolue qu’en parlant, c’est-à-dire en s’objectivant dans le mot et en s’individualisant historiquement. » (J. Trabant, op. cit., p. 40) Le point de vue transcendantal ne disparaît donc pas tout à fait mais il passe à l’arrière-plan d’une recherche qui va donner désormais le primat à l’empirique et à l’anthropologique sous leur forme nécessairement temporelle et historique.
Éléments d’une théorie rythmique du langage : logique
Sur le plan logique, maintenant, on a vu qu’il existe bien aux yeux de Spinoza une logique immanente au cours de la nature et de l’histoire, et que penser de manière adéquate c’est y participer. Pour lui comme pour Hegel, la logique ne relève pas de la seule part subjective de la raison ; elle est tout autant une réalité objective propre au monde lui-même. Mais on a vu également qu’outre la condamnation explicite de tout finalisme, le parallélisme, et donc la séparation absolue des attributs, condamnent par avance toute conception de type dialectique fondée sur une série de résolutions et d’intégrations pré-orientées de ces oppositions. Dans le monde spinoziste, il n’y a aucune logique cumulative, progressive ou même évolutionniste ; il n’y a jamais que des interactions entre modes porteur de conatus, dont les conflits et les alliances ne cessent de se succéder en augmentant ou en diminuant la puissance de chacun des modes qui rentrent dans des compositions de forces en mutation permanente. Certes, la substance est unique mais les modes sous lesquels elle se manifeste et leurs compositions sont infiniment nombreux et donc infiniment changeants, et l’on ne peut trouver dans son existence aucune orientation générale.
Cela étant, il ne faudrait pas tomber dans une interprétation perspectiviste voire nihiliste du spinozisme qui ne ferait qu’inverser l’interprétation idéaliste – et donc la conserverait tout en prétendant la remettre en question. Comme l’a fait remarquer Charles Ramond, si le XVIIIe siècle et le début du suivant ont été fascinés par le Spinoza de l’ordre du monde et du panthéisme, on insiste plus depuis la fin du XIXe et le début du XXe – et j’ajouterai pour ma part : beaucoup trop depuis quelque temps – sur « cette présence de l’absurde et du non-sens dans le système » [12]. Contre la médiation conceptuelle, toujours entachée d’hégélianisme, on fait aujourd’hui valoir, par une interprétation littérale c’est-à-dire déshistoricisée de la lecture deleuzienne de Spinoza, l’immédiateté matérielle de la force.
Pour Spinoza, le monde n’est ni sensé ni insensé, ni rationnel ni irrationnel : il est à connaître et à aménager de telle manière que les modes – les êtres humains mais pas seulement – puissent déployer au mieux leur puissance de vie, leur intelligence et leur sagesse. Les puissances de la raison et du corps peuvent progresser, on l’a vu, par des jeux d’équilibrage entre opposés conceptuels, les idées, ou corporels, les passions.
Reste une question irrésolue. Spinoza fait dépendre l’évaluation épistémologique, mais aussi éthique et politique, de la qualité de ces dynamiques d’une intuition première : l’intuition de l’Idée de Dieu, qui fonctionne comme vérité originaire et assure à la fois la possibilité des connaissances adéquates et la validité de leurs enchaînements (Éthique, II, 43, sc.). Il existerait une garantie originaire de la vérité, « norme d’elle-même et du faux », donnée immédiatement par le fait que « notre Esprit, en tant qu’il perçoit les choses vraiment, est une partie de l’intellect infini de Dieu » (Éthique, II, 43, sc.) et qui serait définie par « la connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu » (Éthique, II, 47) – c’est-à-dire en tant qu’elle « enveloppe l’existence » (Éthique, I, d.1) – dont serait doté naturellement, selon Spinoza, « l’Esprit humain » (Éthique, II, 47).
Or, le criticisme kantien remet en question également, au moins implicitement, cette conception [13]. D’un point de vue critique, une telle garantie ne peut être obtenue de cette façon car, si l’esprit humain est bien doté du pouvoir d’émettre des jugements vrais, c’est toujours dans une certaine limite. Il n’est pas possible, en particulier, de déduire analytiquement l’existence de Dieu de son essence (Critique de la raison pure, Dial. transc.). Même si nous avons en nous l’idée de Dieu, cela ne prouve en rien qu’il existe. La connaissance de Dieu est au-delà des pouvoirs de la raison humaine et il ne peut donc constituer la référence originaire de toute vérité. La seule chose que l’on puisse faire est de se retourner vers le sujet et de voir dans quelle mesure l’esprit humain a la capacité de produire des jugements vrais : soit des jugements analytiques a priori qui sont toujours vrais parce qu’ils explicitent simplement le contenu d’un concept, soit des jugements synthétiques a posteriori qui ajoutent à un concept des prédicats vérifiés par l’expérience, soit encore des jugements synthétiques a priori qui sont au fondement de tout progrès des formalismes rationnels et dont la vérité relève de la seule rigueur formelle.
Là aussi Humboldt reprend et transforme le criticisme. À ses yeux, s’il est tout à fait acceptable et même recommandable de construire les raisonnements que l’on développe, comme le propose Spinoza, par une succession de mises en tension de couples de concepts et de résolutions partielles [14], la validité de ces raisonnements ne peut pas être garantie par le postulat d’une vérité originaire qui serait donnée objectivement. Il retient de ce point de vue la leçon kantienne. Mais l’analyse des capacités de connaître propres au sujet humain n’est pas non plus suffisante à l’assurer ni à la délimiter correctement. Humboldt accepte bien entendu que l’observation et l’expérience soient posées comme fondement de la validité des connaissances scientifiques et de leurs jugements synthétiques a posteriori – l’essentiel de son travail consiste en des enquêtes de plus en plus larges et de plus fouillées à propos des manifestations empiriques du langage. Il reconnaît également que les mathématiques peuvent établir des vérités sur des bases purement formelles par des jugements synthétiques a priori. Mais, selon lui, c’est la puissance de dévoilement propre au langage et non pas les capacités du sujet qui, en dernière analyse, assure la validité de ces deux types de jugement. Non seulement, comme nous l’avons vu, le langage et les langues déterminent les processus de la synthèse épistémologique, mais ils informent également au niveau logique les jugements synthétiques a posteriori, comme dans les sciences d’observation, et même a priori, comme dans les mathématiques. Les capacités de la raison humaine de produire des connaissances vraies ne sont déterminées ni par sa participation plus ou moins grande à une raison objective plus vaste qu’elle, ni par sa réduction à une raison subjective nécessairement limitée ; elles se définissent avant tout dans le déploiement de l’activité langagière.
On observe ainsi sur le plan logique le même processus d’extériorisation que sur le plan épistémologique. L’établissement du vrai se diffracte dans les divers discours et les différentes langues dans lesquelles ces discours sont tenus. Il est clair, en particulier, pour Humboldt, qui ne cesse de critiquer le placage de la grammaire de nos langues indo-européennes sur celles des autres groupes de langue, que la copule qui articule les jugements synthétiques n’a rien d’universel et que l’on a abusivement généralisé le cas du verbe être tel que nous le connaissons dans les langues indo-européennes. Mieux encore, comme l’a fait plus tard remarquer Cassirer, c’est l’ensemble de la langue qui assure le fonctionnement logique en plaçant chaque concept dans une catégorie de la pensée, c’est-à-dire en le définissant comme une substance, une propriété ou une activité
[15]. C’est donc toujours dans une langue particulière que sont émis les jugements et ils n’en sont pas plus indépendants que ne le sont les idées des phonèmes.
Relativisme versus extension de la pensée
On comprend mieux maintenant ce que signifie la maxime humboldtienne bien connue : « Le langage est l’organe qui donne forme à la pensée – das bildende Organ des Gedanken » (Introduction à l’œuvre sur le Kavi, op. cit., p. 192, trad. modifiée). Celui-ci permet aussi bien la synthèse des mots-idées, qui divisent la nature sensible et le monde spirituel, que les jugements synthétiques par lesquels nous pouvons faire progresser la connaissance en leur associant des prédicats nouveaux.
Contrairement à ce qui est souvent affirmé, un tel point de vue ne mène pas au relativisme. Tout d’abord, au niveau épistémologique comme au niveau logique, en dépit de sa dissociation d’avec le sujet, le point de vue transcendantal perdure en arrière-plan. C’est le même esprit humain qui cherche à penser le monde et les différents types de découpage et d’appariement du sensible et du spirituel ne sont pas totalement incommensurables, ne serait-ce que parce que la pensée se déploie dans le discours et non pas seulement dans le lexique (c’est l’erreur qui est souvent faite depuis les considérations de Whorf sur le vocabulaire des Amérindiens et des Inuits). Elle peut donc utiliser des paraphrases là où un mot-idée lui manque. Par ailleurs, on peut faire fond sur cette même communauté génétique pour surmonter les divergences entre les diverses manières de prédiquer. Le discours, encore une fois, et la fonction métalinguistique du langage, permettent de les rendre compréhensibles d’une langue à une autre, comme le montre, par exemple, le célèbre article de Benveniste « Catégories de pensée et catégories de langue » [16], où il éclaire l’un par l’autre les sens du verbe être en grec ancien et en ewe, une langue non-indoeuropéenne parlée au Togo. Autrement dit, si ces langues constituent des « visions du monde » distinctes, elles ne sont pas pour autant intraduisibles les unes dans les autres.
Ensuite – et c’est encore plus déterminant –, puisque les langues ne se contentent pas, comme le croyait Aristote et comme le répètent depuis de très nombreux penseurs, de doter de signifiants matériellement différents quelque chose de pensé antérieurement au langage, qui, serait en quelque sorte déjà tout prêt, mais engendrent mot et pensée dans une même unité indivise, elles découvrent, précisément grâce à cette productivité synthétique, des vérités nouvelles : « Par la dépendance réciproque de la pensée et du mot, il apparaît clairement que les langues ne sont pas à proprement parler des moyens de représenter la vérité déjà connue, mais bien davantage de découvrir celle qui était auparavant inconnue. » (GS, IV, p. 27) Mieux encore, la diversité des langues permet de faire naître des types d’établissement de la vérité encore inconnus.
Au lieu, comme on le dit souvent, d’introduire un relativisme destructeur de toute référence au réel et de toute validation logique, elles permettent, bien au contraire, d’étendre le champ de la pensée humaine vers ce qu’elle ne connaît pas encore. Loin donc de représenter une malédiction et une source d’incompréhension, comme dans le mythe biblique de Babel, ou un instrument (όrganon) imparfait et un obstacle pour la pensée, comme chez Platon et les innombrables auteurs qui en Occident l’ont suivi à cet égard, la diversité des langues est une source d’enrichissement de l’esprit et de sa compréhension de la nature.
Leibniz et Kant – ou Spinoza et Leibniz ?
Depuis Cassirer et Heidegger, la théorie humboldtienne du langage et de la pensée est souvent présentée, soit pour la louer soit pour la blâmer, comme le produit d’un mariage de la conception monadologique de Leibniz, de la critique transcendantale kantienne et de l’enquête scientifique menée par la linguistique comparée, en plein essor à cette époque. J’ai montré ailleurs que ces interprétations réduisent abusivement la pensée de Humboldt à celles de ses prédécesseurs et contemporains, et ne permettent pas, en ramenant l’inconnu au connu, de comprendre ce qu’elle inaugure réellement : une anthropologie historique totalement nouvelle, qui échappe à la fois à toute forme d’historicisme, en particulier hégélien, à toute réduction linguistique du langage aux seules langues, mais aussi à ses récupérations néo-kantiennes au profit d’une fonction symbolique plus vaste que le langage, et à ses critiques herméneutiques ultérieures [17].
« Humboldt, fait par exemple remarquer Cassirer, est ici ramené, par l’intermédiaire de Kant et de Herder, de la vision étroitement logique du langage de Leibniz à une conception plus profonde, plus vaste, universellement idéaliste, qui se fonde sur les principes généraux de la théorie leibnizienne. Selon Leibniz, l’univers n’est donné que par son reflet dans les monades ; chacune d’entre elles expose la totalité des phénomènes d’un point de vue individuel, et pourtant c’est précisément l’ensemble de ces perspectives et l’harmonie qui règne entre elles qui constitue ce que nous nommons l’objectivité des phénomènes, la réalité du monde phénoménal. » Et Cassirer d’ajouter, approbateur : « D’une manière tout à fait semblable ici, chaque langue singulière devient l’un de ces points de vue individuels et la totalité des perspectives constitue le seul concept accessible pour nous d’objectivité. » [18] Or, cette interprétation, si souvent répétée depuis, est assez contestable. Comparées aux monades qui sont sans portes ni fenêtres et dont le commerce est réglé d’avance par l’harmonie préétablie par Dieu, les langues apparaissent d’une nature totalement différente, voire contraire, on vient de le voir : elles peuvent être traduites les unes dans les autres mais en même temps leur prolifération ne comporte aucun ordre, aucune finalité préétablie, et elles ne peuvent pas être non plus rapportées à une « idée régulatrice » car même à l’infini les deux attributs de la substance restent, chez Leibniz comme chez Spinoza, parallèles et séparés.
On peut faire un reproche analogue à l’interprétation, qui se veut critique celle-là, de Heidegger. Pour celui-ci, la théorie du langage humboldtienne reste prise dans « la langue métaphysique de son époque » : « Cela se manifeste le plus nettement par le fait que Humboldt détermine l’essence du langage comme energeia, mais qu’il comprend cette dernière de façon entièrement étrangère au grec, dans le sens de la Monadologie de Leibniz, c’est-à-dire en tant qu’activité du sujet. Le chemin de Humboldt vers le langage s’oriente sur l’homme, mène à travers le langage et débouche sur autre chose : donner le fondement du développement spirituel de l’espèce humaine et exposer ce développement. » [19] Or, là aussi, on a affaire à une interprétation aussi commune aujourd’hui que contestable. Le langage, qui sert de norme à la comparaison des langues, ne se présente pas pour Humboldt comme une puissance subjective et formelle, mais comme une activité (eine Thätigkeit) au cours de laquelle se produit tant la synthèse des représentations (concepts et données des sens) que les jugements synthétiques qui permettent d’associer aux représentations des prédicats différents de ceux déjà compris dans le concept. De même que Cassirer « individualisait » Humboldt pour mieux le louer, de même Heidegger le « subjectivise » pour le condamner plus facilement.
Dans l’un et l’autre cas, on rate Humboldt qui, s’il faut absolument le rapporter à l’un de ses prédécesseurs, semble finalement plus proche de Spinoza, en tout cas de son anti-individualisme et de son anti-subjectivisme, que de Leibniz et de Kant – tout en conservant l’attention conjointe pour l’universalité du langage et la diversité des langues qui émerge chez Leibniz et non pas chez Spinoza. Pour Humboldt, l’établissement de la vérité n’est pas le produit de la totalisation des perspectives, que celle-ci ait déjà été anticipée par Dieu à travers l’harmonie préétablie ou qu’elle soit posée par la raison humaine comme une simple idée régulatrice. Il ne relève pas d’une unification, même toujours remise à plus tard, mais plutôt d’un enrichissement et/ou d’une intensification. L’accès à la vérité est assuré par la conjonction de la multiplication des perspectives, dont rien ni personne ne pourra jamais réduire les divergences, et de la capacité poétique du langage, c’est-à-dire de la capacité qui lui vient du corps à imaginer le « non-réel » et donc à se projeter vers le non-encore-connu. En soulignant ce côté proliférant des perspectives, d’une part, et la continuité entre la pensée et le corps, de l’autre, Humboldt retrouve, me semble-t-il, le schème, dénué de toute finalité, de la manifestation de la substance dans une infinité de modes et le principe de l’indissociabilité des attributs, mais aussi celui de prolifération bienheureuse des langues au gré de l’activité universelle du langage.
Conclusion
Ce que nous voyons émerger par bribes au cours du XVIIIe siècle [20] et être finalement élaboré par Humboldt est fondamental pour la théorie du rythme. Grâce à ces penseurs, on commence à voir le langage lui aussi d’un point de vue rythmique, c’est-à-dire non plus comme un instrument d’expression et de communication de la pensée composé de signes conventionnels comme chez Descartes, Locke et Kant, éventuellement organisés en structures comme dans la linguistique comparée, mais comme une activité discursive organisée, où le sens et le son ne sont pas séparables, permettant aussi bien des usages référentiels et pragmatiques branchés sur le réel que des usages poétiques et réflexifs ouverts sur l’inconnu, et qui non seulement mobilise l’ensemble de chaque être humain, sans qu’il soit possible d’y séparer la pensée du corps ou le corps de la pensée, mais aussi présuppose l’ensemble du ou des groupes qui pratiquent cette activité, sans que l’on puisse là non plus dissocier les locuteurs les uns des autres.
Le langage était, depuis Platon et surtout depuis l’intrusion du mythe de Babel dans la pensée occidentale, régulièrement vu comme un instrument déficient eu égard à la rapidité, la précision et la puissance de la pensée, identifiée à une vision, ou bien encore eu égard à la force de l’évidence qui surgit de l’expérience. Il est désormais considéré comme le flux, ni bon ni mauvais, mais nécessaire, au sein duquel la pensée se déploie et qui, pour peu qu’elle se garde à la fois de le dévaloriser et de lui accorder son entière confiance en oubliant les leçons de l’expérience, lui donne accès aux flux de la nature, dont elle peut alors reproduire de manière adéquate les enchaînements. Il est au fondement de la nature rythmique de la connaissance humaine.
En définitive, s’il est bien nécessaire, comme l’affirment Spinoza et Leibniz, de surmonter le dualisme de l’observation et le monisme de la conceptualisation pour atteindre le ou les flux qui constituent le monde et en saisir les diverses formes d’organisation, il n’est pas possible, pour ce faire, de recourir comme ils le font – et comme le feront encore Bergson et Husserl – à l’intuition dont l’immédiateté est illusoire, dans la mesure où la pensée ne relève pas de la vision mais du langage. C’est dans et par l’exercice du langage, à partir de puissances qui viennent du corps et par la médiation toujours spécifique des langues humaines, que se fait non seulement la synthèse du sensible et de l’intelligible mais aussi celle des prédicats inédits et du sujet logique. Et c’est ce double pouvoir imaginatif et synthétique qui nous permet en fait d’aller du connu vers l’inconnu, c’est-à-dire de découvrir des vérités nouvelles.