Ce texte a été présenté lors du colloque « Henri Maldiney – une existence philosophique », organisé par Pierre Mathey, président de l’Association Internationale Henri Maldiney, Jean-Philippe Pierron, doyen de la faculté de philosophie de l’Université Jean Moulin Lyon 3 et Jocelyn Benoist, directeur des Archives Husserl, à Paris, ENS Ulm, le 14 octobre 2012. Nous remercions Pierre Sauvanet et Pïerre Mathey de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
Juste un souvenir, si vous voulez bien, pour commencer… Non pas de ma première rencontre avec Henri Maldiney, car je dois bien dire que je n’ai jamais eu cette chance ; mais du moins de la première fois où j’ai entendu parler de son œuvre et de sa pensée. C’était l’été 1989, au Centre Culturel de Cerisy-la-Salle, où j’assistais alors comme étudiant au colloque sur les Rythmes, organisé par Jean-Jacques Wunenburger. Lors d’une des discussions informelles qui font le charme du lieu, l’un des participants — dont j’ai réellement oublié le nom — me demanda, l’air de rien, si je connaissais les travaux sur le rythme d’Henri Maldiney. Et moi qui croyais naïvement avoir fait le tour de la bibliographie sur la question, je fus piqué au vif par ma propre ignorance... Je lui demandai alors en retour s’il pouvait résumer cette autre vision du rythme, et m’expliquer en quelques mots de quoi il retournait. Ce fut logiquement à son tour d’être confus, et dans les deux sens du mot : je ne pus recueillir, en guise d’explication, qu’une sorte de grommellement accompagné par un geste large de la main brassant l’air. Il me dit alors : — Le rythme ? C’est… comment dire… une sorte de vertige… quelque chose comme un tourbillon…
Depuis ce jour, j’avoue bien humblement que j’ai toujours été intimidé par la pensée d’Henri Maldiney, et je ne suis toujours pas certain d’avoir aujourd’hui les compétences phénoménologiques pour « saisir » pleinement sa parole tournoyante, parfois insaisissable. Ce que je sais en revanche, c’est du moins que j’essaie toujours d’en « comprendre » le sens et l’essence, au sens étymologique de prendre-ensemble, en revenant sans cesse aux textes, et en les laissant résonner en moi. Grâce à l’aimable invitation de Pierre Mathey et de l’AIHM, je vais donc tenter d’éclaircir, pour vous comme pour moi, ce qui relève chez Henri Maldiney d’une théorie spécifique du rythme — ou des rythmes —, en la mettant autant que faire se peut en relation avec d’autres points de vue, antérieurs, contemporains ou postérieurs.
La présente réflexion se propose de s’articuler en deux temps. Premièrement, il importe aujourd’hui de tenter une nouvelle synthèse des apports théoriques de l’esthétique de Maldiney à partir de son approche des phénomènes rythmiques (après notamment l’article d’Eliane Escoubas en 1999 [1]. Deuxièmement, l’analyse des textes pourra ouvrir un espace de discussion autour du sens à donner ici au mot « rythme » (en s’appuyant notamment sur cette citation : « Il n’y a d’esthétique que du rythme. / Il n’y a de rythme qu’esthétique »). Le plan sera donc le suivant ; les entrées numériques, qui n’ont aucune valeur ni de scientificité ni d’exhaustivité, ne sont là que pour m’aider moi-même à y voir plus clair — ou à entendre plus distinctement.
1. Approche
1.1. Critique du faux rythme
Partons du dernier texte inédit paru sur le rythme : les « Notes sur le rythme », republiées dans le recueil Henri Maldiney : penser plus avant…, dirigé par Jean-Pierre Charcosset. Malgré — ou précisément grâce à — leur aspect relativement fragmentaire, ces notes nous donnent sans doute le meilleur résumé de l’essentiel de la théorie maldinienne. Citons intégralement ici les trois premiers paragraphes, puis reprenons clairement les deux objections majeures :
Presque toutes les définitions du rythme s’inscrivent dans la perspective de celle d’Aristote : « Le rythme est l’ordre des temps ».
Ainsi, celle du Robert : « Rythme : distribution d’une durée en une suite d’intervalles réguliers, rendue sensible par le retour d’un repère et douée d’une fonction et d’un caractère esthétiques » ; définition aussi méticuleuse que fausse.
Les formants d’un rythme ne sont pas, en effet, des intervalles mais des « tensions » de durée dont la distribution n’est pas l’expression d’une loi, et dont l’unité ne cesse de surgir à l’état naissant. Le retour périodique du même — le principe de répétition — est la négation absolue de cette création d’imprévisible et indéplaçable nouveauté dont un rythme est l’avènement-événement. Attribuer à ce retour une valeur esthétique suppose la même méconnaissance. Une configuration temporelle ou spatiale n’accède pas au rythme du fait qu’elle serait douée d’une fonction esthétique définissable a priori en dehors d’elle. Son moment esthétique ne lui survient pas. Il est sa dimension même, son moment d’existence. [2]
1.1.1. Contre la cadence
La confusion que veut à tout prix éviter, et faire éviter, Maldiney, est avant tout celle du rythme avec la cadence. Derrière ce mot, où le philologue entend la marque de la chute, régulière, obstinée, on retrouve la notion plus abstraite de mesure, qui renvoie elle-même à un espace-temps métrique, celui du temps spatialisé des horloges. C’est ainsi que Maldiney peut convoquer dans la suite du texte deux images opposées de la cadence d’une part, et du rythme d’autre part : soit respectivement le tic-tac et la vague. Là où le tic-tac (qui est d’ailleurs plus exactement un tic-tic, le nom évoquant lui-même l’action groupante du cerveau) est une mesure dans tous les sens du terme, à la limite une Gestalt, fonctionnant par intervalles réguliers, la vague, elle, est toujours en formation (Gestaltung), en auto-mouvement, vivant en quelque sorte sur la crête d’elle-même, renaissant sans cesse de ses propres failles.
On a pu rapprocher la « station rythmique de l’œuvre d’art » chez Maldiney et Deleuze [3]). On pourrait surtout tracer ici un parallèle entre la critique de Maldiney et celle de Meschonnic (au-delà du partage apparent mais anecdotique des prénoms et des initiales). La première, philosophique et phénoménologique, remonte à 1967, année de publication de « L’esthétique des rythmes ». La seconde, poétique et stylistique, date de 1982. Curieusement, Meschonnic aura la dent assez dure envers Maldiney, alors qu’il lui doit sans doute une intuition similaire, celle du rythme comme mouvement, et notamment mouvement de la parole. Déjà, Maldiney en 1967 pouvait nous inviter à ne pas « confondre de près ou de loin le rythme et la cadence » [4], de même qu’il commentait largement l’article de Benveniste de 1951 [5], qui servira précisément de base à l’analyse de Meschonnic. Or, là où on aurait pu s’attendre à un plus bel hommage, Maldiney n’apparaît en tout et pour tout que sur une page de la Critique du rythme : « La valorisation la plus grande du rythme n’apporte rien à sa théorie. Ce que fait l’esthétique des phénoménologues, dans son discours de la vérité. » [6] On aura compris ce qui sépare radicalement Maldiney et Meschonnic : la vérité de l’œuvre d’art chez l’un, l’histoire du discours du sujet chez l’autre. Il n’en reste pas moins que, dans ce combat contre la cadence, Maldiney apparaît bien comme précurseur, et avant Meschonnic en l’occurrence.
1.1.2. Contre la fonction
La seconde erreur des définitions classiques est donc de voir dans le rythme quelque chose comme une « fonction » esthétique. L’erreur, selon Maldiney, consiste bien à attribuer au phénomène rythmique quelque chose à la fois d’antérieur et d’extérieur à lui. Or, rien n’est antérieur au phénomène rythmique, car il se déploie toujours dans l’instant ; et rien n’est extérieur à lui, dans la mesure où il n’est pas une mesure, précisément, c’est-à-dire qu’il ne saurait obéir à autre chose qu’à lui-même, ou mieux, qu’il semble parfois faire obéir toutes choses à lui. Présents à lui, nous nous découvrons alors présents à nous : comme le dit souvent Maldiney, le rythme est un existential. Telle est bien la suite du texte déjà cité : « Un rythme ne se déroule pas dans le temps et dans l’espace. Il est le générateur de son espace-temps. Il ne s’explique pas en lui, il l’implique. […] Or, ce rythme, on ne peut l’avoir devant soi. Il n’est pas de l’ordre de l’avoir. Nous sommes au rythme. » [7]
Ressentir un rythme, c’est le faire sien. Maîtriser un rythme, c’est être maîtrisé par lui. Avoir un rythme, c’est l’être. Le psychanalyste et phénoménologue Nicolas Abraham a d’ailleurs lui aussi produit une théorie de ce type très particulier de conscience qu’il nomme la « conscience rythmisante » [8], à laquelle nous ne pouvons ici que renvoyer. La perception d’un rythme est en réalité une rythmisation de la perception. Et ce qui se joue dans le rythme, c’est à la fois la position du sujet et son déplacement, son décentrement. Pour le dire encore autrement : l’état rythmique est à la fois la marque et le brouillage du sujet. La marque du sujet, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de rythme sans sujet percevant ou agissant. Mais son brouillage également, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de sujet du rythme sans sujet rythmé, sans « rythmisation » du sujet en retour. On voit bien ici à quel point nous sommes loin d’une fonction prédéterminée du rythme esthétique.
1.2. Éloge du rythme vrai
Si l’esthétique des rythmes de Maldiney trouve sa pertinence, c’est bien parce qu’elle n’est pas une approche extérieure aux rythmes qu’elle étudie (comme lorsqu’un Pius Servien réduit la rythmologie à une arithmologie, le plus souvent celle du nombre d’or [9]). Henri Maldiney tente toujours de rendre raison du rythme en quelque sorte de l’intérieur. Outre « L’esthétique des rythmes » et les « Notes sur le rythme », déjà cités, nous pouvons faire intervenir ici un troisième texte important de Maldiney, Art et Existence : « La formation d’une forme est une mutation de l’espace-temps : elle est rythme. Ici à nouveau se fait jour la définition déjà donnée du rythme : une transformation de l’espace-temps en... lui-même » [10]. Dans cette nouvelle définition, s’inscrivent à la fois le mouvement et l’intériorité.
1.2.1. Pour le mouvement
Il ne s’agit pas ici du degré de rapidité auquel on doit jouer telle musique, allegro par exemple (le tempo appartient au sens strict au chapitre de la périodicité), ni à proprement parler du mouvement platonicien du corps dans la danse (kineseos taxis, ordre du mouvement, en Lois, 665a), mais de tout ce qui fait que le rythme « vit » — la métaphore vitale restant encore à interroger —, en tout cas évolue, rebondit à sa manière, pour être rythme à part entière. Le mouvement, qu’il soit dans l’espace ou dans le temps, ce sont toutes les formes de la syncope. Le mouvement, c’est la forme mouvante (rhuthmos) opposée à la forme fixe (skhêma), c’est le flux et cette « manière particulière de fluer » selon les « configurations particulières du mouvant » [11] qu’évoque Benveniste dans son article, et qui reste nécessairement in(dé)fini dans la définition, mais qui distingue un véritable rythme d’une simple répétition. Comme le dit encore Maldiney, « le propre du rythme est d’impliquer en chaque phase, simultanément, des directions contraires qu’il intègre à titre d’éléments radicaux d’un indivisible procès » [12]. Cela est également très juste : il y a quelque chose dans le rythme qui lui donne un caractère absolument fluide, au-delà de la forme. L’un des paradoxes notables du rythme est que, tout en étant constitué d’éléments que l’on peut analyser comme étant discontinus, il se donne toujours à nous sous la forme synthétique d’une continuité — et d’une continuité en mouvement.
1.2.2. Pour l’intériorité
Respirer ! toi poème invisible
pur échange perpétuel contre cet être mien
de tout l’espace du monde. Contrepesée
où moi-même à moi-même rythmiquement j’adviens [13]
On sait que Maldiney cite très souvent cette traduction du poème de Rilke. La respiration est à la fois inspiration et expiration, mouvement rythmique de mon être même, jusque dans la fameuse « inspiration » du poète, que notre commentaire ne ferait qu’affadir. Le schème du respirer permet ainsi de prendre conscience de ce dont nous n’avons d’ordinaire pas conscience : le simple fait que le souffle nous relie à la vie. Les lectures de Maldiney étant infinies, les relations du rythme et du souffle apparaissent aussi bien du côté de l’Occident que du côté de l’Orient. En effet, comment ne pas penser ici à la philosophie chinoise, et notamment au terme qiyun, qui signifie précisément, et indissociablement, « rythme et souffle » ? Xie He, peintre et théoricien de la fin du Ve siècle, dont les principes de la peinture sont au fondement de toute l’esthétique chinoise, formule ainsi le premier de ces six principes : « Qiyun Shengtong », ce qui peut se traduire par : « le rythme harmonique du souffle, c’est le mouvement de la vie », ou encore par : « Souffle rythmique. Rendre vivant et animé » [14]. En d’autres termes, le qiyun serait cet accord silencieux entre le peintre et son sujet, cette « résonance » entre l’esprit du monde et celui de l’artiste, lorsqu’il sent dans la main qui tient le pinceau une certaine « pulsation » qui le pousse à peindre. Mais il y a aussi une autre signification : celle de l’équilibre du qiyun, comme articulation du souffle dans le dessin lui-même. Un dessin ne « respire » vraiment que s’il est isolé sur la page blanche. Il faut un « rythme-souffle » entre les traits noirs et les espaces blancs pour que le dessin prenne vie. Dans le dessin, c’est donc le vide qui possède l’énergie, qui fait s’animer le plein de la figure, par le rythme des traits. Ce principe implique donc le vide comme condition première du rythme : la vie est dans le vide, le suspens du respirer, entre inspiration et expiration. Le blanc en poésie, le vide en peinture — et j’ajouterais volontiers le silence en musique : tous produisent du sens par l’absence, du rythme par le respirer.
On sait d’ailleurs que cette proximité avec la pensée chinoise se retrouvera dans la célèbre analyse des Kakis de Mu Ch’i : « Ce qui dans cette œuvre s’ouvre à nous et nous ouvre à nous-même, ce n’est aucune espèce d’objet, c’est un rythme. Un rythme naît de rien et il est Un. » [15]
Mais ici peut apparaître un premier problème. Si la phénoménologie depuis Husserl est une recherche d’essences, peut-on réellement trouver une essence du rythme ? « Qu’est-ce — en toute rigueur — que le rythme ? On peut, on doit déterminer scientifiquement les conditions physiologiques, physiques, psychologiques, de son apparition, de ses variations, de sa disparition ; mais cela ne nous dit pas ce qu’il est en lui-même. Question métaphysique, réponse inefficiente, pensent beaucoup : qui tient le fait n’a que faire de l’essence. Mais justement le rythme a lieu au-delà des phénomènes physiques, ses éléments fondateurs. » [16] Par cette phrase, Henri Maldiney, à la suite de Ludwig Klages, se met clairement à la recherche d’un « être » du rythme, d’une essence du phénomène rythmique. Mais — « en toute rigueur » — y a-t-il autre chose que des rythmes existants, joués, entendus, dansés, vécus ? Que veut dire que « le rythme a lieu au-delà des phénomènes physiques » ? Il se pourrait qu’on se heurte ici à un nouvel obstacle, que l’on pourrait nommer un « essentialisme » du phénomène rythmique. C’est donc « essentiellement » sur ce point que portera notre discussion.
2. Discussion
2.1. Éloge de Maldiney rythmo-phénoménologue
Comme on l’a vu, Henri Maldiney n’est certes pas le premier philosophe à s’intéresser aux phénomènes rythmiques. Mais il est sans doute l’un des premiers, sinon le premier, à faire du rythme le cœur d’une philosophie hautement personnelle, en même temps qu’il le distingue clairement de la cadence ou de la mesure. En ce sens, il est difficile de ne pas reconnaître en Maldiney à la fois l’héritier d’une lignée rythmologique, et le précurseur d’une pensée rythmologique nouvelle.
2.1.1. Synthèse esthétique
Si l’on s’attarde quelques instants sur ses influences en ce domaine, on peut imaginer une continuité entre philosophes et artistes qui donnerait la généalogie suivante : Héraclite (et même si, comme on sait, le mot même de rhuthmos ne figure pas dans les Fragments ; on pense donc ici à Héraclite en tant qu’il permet une pensée du rythme plus fluide que formelle, distincte dès l’origine grecque de Platon ou d’Aristote), Hölderlin (« Toute œuvre d’art n’est qu’un seul et même rythme. Tout n’est que rythme. La destinée de l’homme est un seul rythme céleste, comme toute œuvre d’art est un rythme unique. » [17]), Schelling (pour son ontologie du fond, Grund, sans oublier le commentaire qu’en donne là aussi Heidegger), Paul Klee (pour la Gestaltung et le « Werk ist Weg »), Ludwig Klages (dont Maldiney aura lu en allemand l’ouvrage Vom Wesen des Rhythmus, où se développe notamment l’idée vitale que, si la mesure répète, le rythme renouvelle [18]), Erwin Straus enfin bien sûr (avant la parution de la traduction française, là encore, son ouvrage Vom Sinn der Sinne est souvent cité par Maldiney, notamment pour la distinction fondamentale entre moment gnosique et moment pathique, et sa lecture est manifestement contemporaine de l’écriture de l’esthétique des rythmes [19]). Chez ces derniers auteurs, on trouverait aussi des textes décisifs, non seulement sur la musique, mais sur la danse.
La synthèse personnelle de Maldiney est ici remarquable, en ce qu’elle cristallise un héritage. Au-delà de ces influences aisément repérables, l’originalité profonde de Maldiney sur la question du rythme est indiscutable : nul autre que lui ne fait du rythme un concept d’une telle force philosophique — et ce, d’autant plus qu’il n’est pas exactement un concept, qu’il serait même presque l’anti-concept, comme nous le verrons plus loin.
2.1.2. Analyse existentielle
L’une des originalités, et non des moindres, de l’apport de Maldiney, est qu’il n’est pas seulement théorique, mais existentiel, au sens de l’analyse du même nom. On connaît son engagement aux côtés de la psychologie et de la psychiatrie, notamment depuis ses travaux sur Ludwig Binswanger, repris dans Regard Parole Espace, parallèlement aux textes sur les rythmes. On connaît également, dans cette perspective psychologique, tous les nouveaux textes auxquels la pensée de Maldiney a pu donner lieu, notamment dans les sections centrales du recueil de Jean-Pierre Charcosset, Henri Maldiney : penser plus avant… Il n’est donc pas question ici de reprendre l’intégralité de ces analyses. Il suffira d’insister sur un point : la dimension vitale du rythme lui-même. Comme le dit Maldiney en pensant à Platon : « La mesure introduit la limite (péras) dans l’illimité (apeiron). Or le destin du rythme se joue entre ces deux extrêmes : il meurt d’inertie ou de dissipation. » [20] D’inertie, si la mesure (la « structure ») le limite trop ; de dissipation, si le « mouvement » l’illimite trop. Pour bien comprendre cette position, qui n’est pas développée dans la suite de ce texte précis, on peut la rapprocher d’une autre phrase, prononcée vingt-cinq ans plus tard dans le cadre d’un entretien : il faut toujours penser le rythme « avec ces variations qui sont les moments rythmiques, les moments en lesquels le rythme menacé de s’anéantir, rejaillit à lui-même. [...] Ce renouvellement, c’est au fond ce qui fait que l’esthétique est aussi une éthique » [21]. On pourrait ici intégrer de longs développements sur l’ethos du rhuthmos [22].
2.2. Questions à Maldiney rythmicien
Mais voici venu le temps des questions. Repartons maintenant d’une proposition en forme de diptyque, qui surgit au cœur de « L’esthétique des rythmes », et dont Maldiney semble faire une sorte de formule-clé :
Il n’y a d’esthétique que du rythme.
Il n’y a de rythme qu’esthétique.
Ces deux propositions ne sont pas l’envers l’une de l’autre. Car le mot esthétique n’a pas le même sens dans les deux. [23]
2.2.1. Esthétique ou esthétique ?
On ajouterait volontiers que le mot rythme lui-même n’a pas le même sens dans les deux propositions. Selon l’auteur en effet, le mot esthétique est pris au sens restreint dans la première (c’est-à-dire au sens de théorie de l’art), au sens large dans la seconde (c’est-à-dire au sens grec de sensation ou de sensibilité). « Il n’y a d’esthétique que du rythme » signifie alors que « le rythme est l’essence de l’art et il est son existence, étant l’acte du style » [24]. Quasi réciproquement, « il n’y a de rythme qu’esthétique » signifie que tout rythme est de l’ordre du sentir, que le rythme est la vérité de la sensation. Mais le mot rythme également n’est-il pas pris en un sens « ontologique » dans la première proposition (sorte de rythme fondamental, sans précision de domaine artistique), et en un sens plus « phénoménologique » dans la seconde (rythmes esthétiques concrets, nécessairement sensibles) ?
C’est donc essentiellement cette « rythmesthétique » qu’il faut enfin questionner au plus près de ses enjeux. Deux questions se posent : premièrement, le rythme comme vérité de l’esthétique est-il l’essence de l’art ? Deuxièmement, le rythme comme mot-clé transartistique est-il commun à tous les arts ? Ces deux questions très vastes, souvent confondues, doivent être maintenant distinguées : la première appelle une réponse négative, la seconde une réponse affirmative. En effet, dire que le rythme est commun à tous les arts ne signifie pas pour autant que le rythme constitue l’essence de tout art. Il y a des œuvres d’art qui sont des œuvres sans être à proprement parler rythmiques : pour prendre un exemple volontairement caricatural, une musique (contemporaine par exemple, comme celle de Morton Feldman) qui manque de rythme cesse-t-elle pour autant d’être une musique ? De même, toutes les toiles de Klee ne sont pas nécessairement « rythmiques »...
En revanche, y a-t-il un seul art dans lequel le rythme puisse ne pas entrer en jeu ? C’est cette possibilité pour l’œuvre d’être rythmique qui fait que le rythme peut être dit transartistique. Rythme se dit en plusieurs sens, et dans plusieurs arts : il peut donc être un terme esthétique commun à tous les arts, dans la mesure où il peut surgir dans telle ou telle œuvre, mais il ne saurait être sans abus de langage l’essence de toute œuvre d’art. Pour reprendre les termes précédents, il est donc bien vrai qu’« il n’y a de rythme qu’esthétique » (au sens large), mais selon moi, il est faux de dire qu’« il n’y a d’esthétique que du rythme ».
Ce qui n’empêche pas d’avoir une préférence pour cet élément : l’œuvre dite rythmique serait celle qui parviendrait à retrouver quelque chose d’originaire dans notre rapport au monde. L’œuvre rythmique, l’œuvre en rythme dirait Klee, nous donne en même temps la forme et la formation, la Gestalt et la Gestaltung, nous fait participer à sa genèse, à son mouvement propre, selon l’étymologie de rhuthmos comme « configuration particulière du mouvant ». Pour paraphraser Klee : le rythme ne rend pas le sensible, il rend sensible (visible, audible...). Le rythme n’est pas un mode de la représentation, mais un mode de présence : la rythmicité de l’œuvre est sa forme d’immédiateté. On comprend peut-être mieux alors comment le rythme peut appartenir à la fois à toute sensation et à certaines œuvres seulement, qui sont plus ou moins présentes à nos sens. Un ou plusieurs rythmes sont à l’œuvre dans l’œuvre, et seule une distinction de leurs critères rythmiques permet de parler de « rythme » au singulier. En fonction de certains critères que j’ai déjà tenté d’exhiber (structure, périodicité, mouvement), certaines œuvres pourront être dites « rythmiques », d’autres ne le pourront pas. Ce qui ne veut pas dire, une fois encore, qu’une œuvre non rythmique ne serait pas une œuvre d’art ; ce qui veut dire en revanche que l’œuvre non rythmique nous éloigne peut-être d’un type de rapport privilégié au monde.
En approfondissant davantage, le rythme apparaît finalement comme le « levier » qui permet à Henri Maldiney de forcer la résistance de ceux qui font toujours du tableau un texte, et de l’art un langage. Car le « rythme » de l’œuvre est précisément ce qui échappe au langage (y compris même peut-être dans les arts de langage) : le rythme n’est pas de l’ordre du linguistique, et c’est précisément ce que défend Maldiney dans son analyse — qui, elle, ne peut être autre chose que langagière — des œuvres d’art. Le paradoxe est alors le suivant : « rythme » est le mot choisi pour désigner ce qui, dans l’œuvre, échappe aux mots. D’où cette formule étrange : « Le rythme n’est pas nommable. Il n’est même pas concevable ; il est l’antinomique du concept. » [25] Dire que le rythme n’est pas concevable serait vouer l’esthétique au silence ; on montre en fait les limites internes de sa conceptualisation possible (ce qui suppose donc que le rythme soit au moins partiellement concevable, ne serait-ce que comme auto-débordement du concept).
De même, si le rythme n’est pas nommable, du moins Henri Maldiney tente-t-il encore et toujours de dire quelque chose sur lui, ou autour de lui, comme le montre par exemple le fréquent usage métaphorique du couple diastole-systole, schématisant le « rythme » ontologique de déploiement-recueillement. Tout le discours esthétique du phénoménologue peut ainsi être mis sur le compte d’une approche patiente, et comme tournoyante, du non-concept de rythme — ce qui ne va pas, au passage, sans d’apparentes contradictions : « Le rythme est la dimension d’un espace de toute-présence, qui est une plénitude sans faille et sans débord », et quelques pages plus loin : le rythme « se transforme en... lui-même, à travers des failles, qui sont ses ressources. » [26] Le rythme vit-il donc « sans faille » ou bien « à travers des failles » ? On choisira de s’en tenir à cette ultime formulation : « Le propre d’un rythme est de s’accomplir à travers ses propres failles, en intégrant dans son auto-genèse les mutations hétérogènes qu’il transforme de l’intérieur. » [27] En un mot, on toucherait ainsi à un point-limite qu’il faudrait peut-être oser nommer « mystique » [28], au sens où l’entend Jean-Pierre Charcosset dans son dernier article du recueil Penser plus avant... (au sens donc où il n’est pas exactement incompatible avec une « obstinée rigueur »). Lisons ainsi l’ultime définition du rythme par Maldiney, qui me laisse indiscutablement perplexe, même si j’y entends bien l’écho de la pensée chinoise : « Un rythme est sans fondement. Il est l’improbable absolu. Comme l’est la déchirure du Rien manifestant son vide. Il réalise en lui la mutation du Rien en l’Un et du Vide en l’Ouvert […], la mutation universelle du Plein et du Vide, qui est le rythme. » [29]
2.2.2. Rythme ou rythmes ?
La recherche d’une essence du rythme, ou plutôt du rythme comme essence, semble donc pouvoir s’appliquer à tous les arts sans distinction. Avec un certain recul, on peut avoir parfois l’impression qu’une esthétique phénoménologique des rythmes cherche toujours l’essence du rythme, sans justifier réellement le passage de l’esthétique à l’essence, ni du pluriel au singulier. Comme l’écrit Henri Maldiney : « Le rythme est la vérité de cette communication première avec le monde, en quoi consiste essentiellement l’aisthesis d’où l’esthétique tire son nom, la sensation dans laquelle le sentir s’articule au se mouvoir. » [30] Cependant, de quel rythme s’agit-il au juste ? En posant que « ce pouvoir du rythme est le fondement de tous les arts » [31], Henri Maldiney semble faire comme si la puissance propre du rythme ne connaissait pas de différence inter-artistique. Mais l’on sait bien, esthétiquement parlant — c’est-à-dire à la fois sensiblement et artistiquement —, que le rythme d’un tableau n’est pas celui d’une musique, qui lui-même n’est pas exactement l’espace de la nef de Sainte-Sophie de Constantinople. Alors, pluriel ou singulier ? « L’esthétique des rythmes » ou « Notes sur le rythme » ?
Avec le recul, aujourd’hui, vous l’aurez compris, la vision du rythme d’Henri Maldiney ne cesse de me hanter, c’est-à-dire en réalité de me questionner, de l’intérieur. Une dernière chose, notamment, me paraît étrange, et j’aimerais en faire état devant vous, qui êtes de bien meilleurs spécialistes du philosophe que moi. Les exemples de rythme artistique pris par Maldiney sont quasiment toujours, si ce n’est exclusivement, des exemples poétiques ou plastiques (peinture ou architecture). Ce privilège n’a rien de frappant en soi, dans la mesure où l’on sait que le rhuthmos grec pouvait s’appliquer aussi bien aux formes ou aux formations spatiales que temporelles. Mais ce qui demeure plus étrange, c’est l’absence symétrique d’exemple musical. D’ailleurs, il ne s’agit jamais d’« exemples » à proprement parler, comme si les œuvres d’art pouvaient être des « illustrations » a posteriori d’une théorie, ce qui est évidemment absurde. Les références artistiques de Maldiney sont toujours des façons de faire vivre le rythme, de le donner à voir — mais précisément, sauf erreur de ma part, jamais de le donner à entendre. On m’objectera que l’esthétique est traditionnellement plus pictorialiste que musicologique, ce qui est exact historiquement, mais néanmoins regrettable de mon point de vue. Bref : pourquoi, finalement, si peu d’œuvres rythmiques étudiées par Maldiney (presque toujours les mêmes : la nef de Sainte-Sophie de Constantinople, les Kakis de Mu-Ch’i, la Sainte-Victoire de Cézanne en 1904-1906), et pourquoi, parmi ces œuvres rythmiques, si peu d’œuvres musicales, pour ne pas dire pas du tout ?
Une première réponse pourrait apparaître au fil de l’entretien du philosophe avec Matthieu Guillot, réalisé en l’an 2000 à Lyon, et repris dans un numéro de la revue L’Ouvert : « Je n’ai pas du tout le même contact avec la musique qu’avec la peinture, ou avec l’architecture, ou avec la poésie. » [32] Il est bien vrai, cependant, que Maldiney consacre quelques pages à la musique, dans tous ses textes sur le rythme. Mais, outre une référence récurrente à un enregistrement de la haute forêt amazonienne d’où surgit soudain le son d’une flûte indienne [33], ce sont souvent, et curieusement, des propos sur la mélodie ou l’harmonie. On trouve par exemple cette sentence dans Ouvrir le rien : « Comme la mélodie est au fondement des sons, l’espace rythmique de la peinture est au fondement des formes et des images naissantes. » [34] Il me semble que ceci mérite précisément discussion : après tout, pourquoi la mélodie ici, et pas le rythme lui-même ? C’est à la fin des « Notes sur le rythme » qu’on trouve également des considérations générales sur l’harmonie, dont les règles fixes sont analysées selon les différents modes de la musique grecque antique. Nuls propos sur les mètres grecs, par exemple, en cet endroit ; nul commentaire, sauf erreur là encore, d’une œuvre musicale. On ne saurait évidemment reprocher quoi que ce soit à un auteur de cette dimension ; mais il me semble que, lorsqu’on s’intéresse à la du rythme, on ne peut pas ne pas se poser la question.
Un dernier mot, alors, sur ma fascination pour cette pensée, et sur ce qu’elle nous aura apporté, à tous. En somme, cette pensée se donne peut-être à la fois elle-même comme une certaine sorte de… rythme. Ce n’est pas une pirouette finale, à la rhétorique un peu facile. En évoquant le rythme de la pensée de Maldiney, je n’entends pas seulement le rythme de son style (ce serait d’ailleurs tout un travail esthétique en soi qu’il resterait à mener). C’est Jean-Louis Chrétien, dans son introduction générale de la nouvelle édition des Œuvres philosophiques aux éditions du Cerf, qui évoque cette question du style de Maldiney, qualifié par lui de « tranchant », « fortement marqué par l’asyndète autant que par la brachylogie » [35] : « Henri Maldiney s’efforce constamment à rendre sa phrase aussi ouverte, ou surgissante, que ce qu’il entend penser, à lui donner un caractère dimensionnel, ce par quoi elle offre une résistance à la compréhension immédiate. Elle résonne toujours au-delà d’elle-même… » [36] En somme, j’aurai simplement tenté de reprendre le rythme de Maldiney, en me faisant l’humble écho de cette résonance.