Ce texte a déjà paru dans Sofistikê, n° 1, 2009. Nous remercions Stéphanie Orace de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
par lequel ce qui n’est pas encore est déjà
ou est entièrement dans ce qui est
[…] s’appelle le rythme.
Paul Valéry [1]
Comme l’a précisé Jean Mourot dès son introduction au Génie d’un style, expliquer le phénomène rythmique est une véritable gageure. Reste le parti de l’empirisme, pris finalement par Jean Mourot, et qui revient non pas à cerner abstraitement le rythme, mais à repérer ses manifestations concrètes, de l’apparition de vers, d’isocolies, d’une périodicité régulière dans la succession des accents, au retour de sonorités ou de termes essentiels [2]. À la fois avancée et attente, appel et rappel, le rythme est en effet « la cohérence de la continuité, et en même temps une forme du déroulement » [3]. Et, au cœur du phénomène, la répétition : le retour de sonorités apparaît comme un fait de rythme, « au même titre que la mesure, l’isométrie, la rime, et que la multiplicité des moyens d’expression et procédés de style qui font intervenir le retour d’éléments identiques » [4]. La réflexion de Maïakovski illustre parfaitement le rôle essentiel que joue la répétition, porteuse de ce battement créateur :
D’où vient ce rythme-rumeur de fond ? Impossible à dire. Pour moi, c’est chaque répétition en moi d’un son, d’un bruit, d’un balancement, ou même, en général, la répétition de n’importe quel fait auquel je prête une sonorité. Le rythme peut être apporté et par le bruit répété de la mer, et par la bonne qui tous les matins fait claquer la porte, et ce bruit se répète, traînant la savate, dans ma conscience, et même la révolution de la terre autour du soleil, qui, pour moi, comme dans un magasin de matériel pour leçons de choses, alterne et se lie d’une façon caricaturale et inévitable avec le vent qui se lève et se met à siffler [5].
Toutefois, selon les exemples cités dans l’article « rythme » de l’Encyclopaedia Universalis, toute répétition n’est pas créatrice de rythme :
La ponctuation égale d’une goutte d’eau qui tombe ; les battements du cœur, avec l’alternance continue d’un temps fort et d’un temps faible, systole et diastole ; la respiration où se succèdent identiques à elles-mêmes une durée brève, l’inspiration, et une durée longue, l’expiration ; le martèlement régulier d’un train, avec sa monotonie hypnotique, et les heurts qui en rompent parfois la régularité ; les chocs irréguliers, espacés, accélérés, puis de nouveau ralentis d’une chute de pierres qui rompt le silence de la montagne (p. 371).
Le battement isochrone de la goutte d’eau constitue un cadre dans lequel le rythme peut se développer. Il n’y a donc rythme que dans la coexistence du Même et de l’Autre : « Le rythme commence dès lors qu’une différence se combine à une ressemblance » [6] affirme dans ce sens Michel Collot. Le rythme tend à dépasser les contraires et à concilier deux mouvements opposés [7].
Or, cette dialectique ordre/désordre, continu/discontinu, mouvement/immobilité est tout autant au cœur de l’écriture simonienne. On peut de prime abord être frappé par ce rapprochement : « Je suis sensible à la musique, affirme Simon, à son rythme et c’est ce rythme qui guide ma façon d’écrire […]. Je dirais qu’il est impossible d’écrire si on n’est pas dans un certain tempo. [8] » C’est à la recherche de ce tempo que nous souhaitons partir pour en cerner les manifestations formelles et stylistiques : comment s’origine le rythme de cette écriture ? quels faits textuels récurrents peut-on relever ? quelles en sont les spécificités ?
Éléments pour une rythmique simonienne
Nous proposons ici d’esquisser le portrait du rythme simonien autour de quelques phénomènes majeurs. La conciliation du même et de l’autre, de la répétition et de la variation, s’incarne d’abord au niveau microtextuel. Celui du phonème, qui n’est pas sans rappeler des effets de rime : on peut rappeler à ce titre l’étude de Patrick Suter [9], qui montre comment la récurrence des participes présents constitue comme un fond sonore propice à l’effet de rythme, ou s’attacher aux nombreux phénomènes d’assonance et allitération présents dans l’œuvre simonienne. Celui du mot ensuite, par ces scansions que Pascal Mougin propose de nommer « rafales » [10]. Ce tour est un trait spécifique et omniprésent, comme le montre l’étude informatique qu’il a effectuée. L’accentuation des termes répétés qui portent l’accent tonique explique le caractère rythmique de telle phrase :
les instruments subtils, perfides et éphémères de toute pensée, comme eux subtile, perfide et éphémère [11].
Au-delà du mot, le syntagme, plus ou moins étiré, est également facteur de rythme. Assimilable à un refrain, il établit là encore un continuum sonore, comme dans ce paragraphe de La Bataille de Pharsale :
Mais ce n’était rien que des mots, des images dans des livres, je ne savais pas encore, je ne savais pas, couché ou plutôt aplati sur l’encolure je pouvais voir en bas son ombre étirée galopant sur le sol les prés sentant la houle de muscles entre mes cuisses affolés par les détonations par les sabots des mottes de terre volaient quelqu’un a crié Doucement bon Dieu tenez-les ne les laissez pas j’entendais des claquements secs métalliques je ne savais pas le souffle des chevaux plus bruyant tandis que toujours au grand galop nous remontions la colline et puis tout à coup comme si le sol cessait s’ouvrait le temps de voir les rails brillant dans l’ombre tout au fond le vide un dixième un centième de seconde peut-être je ne sais pas [12].
Si l’on accède à la construction syntaxique de la phrase simonienne, force est d’en constater le mouvement contrasté, brisé, pulsionnel : la ponctuation participe largement à ces effets de rupture et de liaison, tout autant que les connecteurs logiques. Tout se passe comme si la syntaxe visait à la fois la continuité, le flux, l’avancée et travaillait à rompre, à digresser, à dévier dans une logique de va-et-vient entre protension et tension : « Protension : une séquence de discours crée une tension de l’esprit vers une suite ; rétension : la lecture d’un fragment se fait en relation avec le précédent. [13] » Nous avons montré ailleurs [14] comment la syntaxe simonienne se donne à entendre comme une succession de va-et-vient, de flux et de reflux. Le mouvement d’une séquence est initié par une phrase courte, suivie par cette « espèce d’invisible et permanente hémorragie » [15] qu’est l’élaboration phrastique : accumulation de propositions, multiplication des balancements syntaxiques (non pas… mais), des épanorthoses. La clausule est assurée par les effets de cadence majeure, qui repose bien souvent sur un rythme ternaire, adjectifs ou syntagmes adjectivaux. La séquence se referme ainsi sur une sensation d’assouvissement et d’accalmie, selon une logique d’élan et de repos, d’arsis et thesis [16]. Les débuts de paragraphes, souvent marqués par « mais », « et », « donc », « puis », apparaissent alors comme moyen de « relance » grâce auxquels la phrase est à même de rebondir [17] : instrument de liaison, ces connecteurs sont aussi annonce et fonctionnent comme des « introducteur[s] d’un nouvel énoncé » [18]. Nous empruntons cette notion d’ « introducteur » à Jacques Brès, dans son analyse de la syntaxe de l’oral. C’est dire si la phrase simonienne est guidée par le souffle, rythmée par l’inspir et l’expir. Le connecteur en tête d’énoncé vient marquer l’entrée dans une nouvelle unité de sens – et de souffle : comme le début d’un cycle respiratoire. Par introducteur, nous entendons aussi embrayeur en tant qu’il établit à la fois un lien avec ce qui précède et une rupture de l’énoncé : ce décrochage énonciatif institue une arborescence syntaxique, qui conduit la phrase entre déploiement, dépliement, expansion, et brisure, arrêt, syncope. Ce phrasé engendre un effet particulier. On a souvent parlé du « souffle » simonien, engageant ainsi un corps à l’œuvre :
L’expérience du rythme correspondrait à une véritable genèse, qui n’équivaudrait pas seulement à une découverte du corps mais encore à un avènement de l’être au monde [19].
La syntaxe simonienne semble innervée par cette logique d’une naissance inscrite textuellement, comme corporellement : le rythme qu’une telle écriture développe place au cœur du texte la présence quasi physique du sujet, respiratoire, proche en cela d’une écriture musicale [20]. Peut-être approchons-nous ici une explication au moins partielle du caractère « primitif » qui le rend inimitable.
Un vide nommé désir : poétique de l’éventail
C’est à partir d’Histoire, roman du manque s’il en est [21], que nous poursuivrons notre analyse. Comme le souligne Anthony Cheal Pugh, « au centre d’un cercle est aussi l’absence, le vide » [22]. Au cœur du roman, quelque chose se dérobe. Il s’agirait pour nous d’interroger ce vide dans sa manifestation formelle : cet indicible, cet inter-dit, ne peut-il constituer, au-delà de son enjeu thématique, une composante de l’écriture entendue dans sa dimension rythmique ? Car le rythme est tension, énigme tendue vers une résolution, pétrie de rupture, de rappels, de mouvement, d’oscillation, d’« avancées et de recul » : en cela, le rythme est désir. Pierre Caminade nous met sur cette voie :
Les descriptions seraient assez semblables à certaines scènes de films pornographiques si elles n’étaient annoncées par des analogies, engendrées par des mots sensuellement choisis, dont certains unis par des métaphores remarquables et une écriture dynamique-enveloppante par la syntaxe elle-même. Pornographie, sensualité, écriture sont réunies et constituent l’érotisme, un érotisme propre à Claude Simon [23].
Ainsi, la neuvième section d’Histoire présente, à partir de la photographie de l’atelier [24], la reconstitution d’une scène que l’écriture ne parvient pas à délimiter. Ce passage s’inscrit sous le signe de la perte, comme le montrent à l’ouverture les questions sans réponse et les marques du lacunaire :
Et quelle heure alors ? (par le vitrage on peut seulement voir les silhouettes de toits de cheminées de branches dépouillées et quelque chose comme la lanterne d’un dôme se découpant en gris pâle sur le gris pâle du ciel, et pas une carte postale cette fois, mais une photographie (et venue là comment ? (p. 266)
Les approximations abondent pour désigner cette incapacité à saisir nettement la scène : « seulement », « vaguement », « à peu près », l’écriture se fait esquisse, tout comme la « toile ébauchée » (p. 267) présente sur la photographie, ou « l’image fuligineuse » du Hollandais. Tout n’apparaît que « sous la forme de taches vagues, imprécises » (p. 273) : de manière très tangible dans ce chapitre, l’écriture désigne son manque à dire. Or, cette caractéristique inaugure une rythmique respiratoire propre. La structure des paragraphes et l’usage orchestré de la ponctuation créent une respiration spécifique au texte ; retour à la ligne, parenthèses et tirets viennent briser la linéarité d’une phrase déliée, pléthorique, exorbitée comme celle-ci :
la lumière livide qui tombe des mille ou deux mille verrières montmartroises ou montparnassiennes, la même odeur du café réchauffé à la même heure sur mille ou deux mille poêles, les mille ou deux mille mêmes rectangles de ciel gris et de toits parallèlement découpés par les cornières des vitrages, les mêmes peaux blanches offertes dans un jour terne de salles d’anatomie, nourries des mêmes croissants matinaux sur les comptoirs de zinc, les mêmes bustes juvéniles extirpés des mêmes chandails marron ou vert bouteille et des mêmes soutiens-gorge délavés, les mêmes tailles où s’efface lentement la trace rose et cannelé de l’élastique, les mêmes ventres laiteux posés sur les mêmes sombres boucs, les mêmes jambes et les mêmes pieds aux talons abricot et endurcis de corne (p. 270)
La syntaxe obéit ici à une rhétorique de l’accumulation et de la répétition : les syntagmes nominaux se succèdent, scandés par l’adjectif « même » et la formule « mille ou deux mille », s’étirant au détour de propositions relatives. La phrase s’élargit, s’amplifie, et inscrit une temporalité litanique, marquée par le continuum, la perpétuation, qui constitue comme la mesure du texte. A cela vient s’opposer une temporalité de la rupture : saccade, digressions, fragmentations et étagements. La suite de la séquence précédente en atteste :
reposant accoudées parmi les mêmes coussins pisseux […]
la partie gauche de l’image (le tuyau noir et vertical du poêle à côté de la table à modèle coupant la photographie à peu près en son tiers) vide pour l’instant, à l’exception des meubles : tout à fait sur la gauche un archaµîque fauteuil d’osier d’un jaune terni trouvé (ou loué) peut-être en même temps que l’atelier […] – et derrière eux, à l’arrière-plan, contre le mur, un buffet de cuisine encombré d’un fouillis d’objets hétéroclites (pots emplis de pinceaux, petite sculpture en terre cuite, pile de livres, vase vide de fleurs)
Plus tard seulement ils (les autres personnages figurant sur la photo) étaient venus occuper leurs places. Mais comment ? Suivant quel ordre ?
peut-être lui d’abord […]
et monté peut-être en passant […]
(étendue avec cette tranquille indifférence ou plutôt évidence d’objet [ …])
… un fragment (entre les deux parallèles ou l’angle aigu de l’ouverture), une section : du blanc et du noir : une hanche, la barre d’ombre entre les cuisses, le creux d’un flanc respirant : quelque chose d’insolite : cette matitée, cet éclat, cette tiédeur devinée, cette inoffensive et terrifiante immobilité de piège), répétant peut-être Je ne savais pas Je m’excuse Je … (p. 270-273)
L’agencement syntaxique oppose ainsi deux logiques : la linéarité vs la verticalité ; le continuum vs la digression ; l’enchaînement vs la rupture. Le texte lui-même se fait l’écho de cette problématique : « Comment ? Suivant quel ordre ? ». Quelle organisation adopter, en effet, pour décrire au mieux l’objet de l’écriture ? comment en rendre compte si ce n’est par cette poétique contrastée alliant arsis et thesis comme nous l’avons observé plus haut ?
Plus encore, ce rythme nous semble se construire autour d’un point sans cesse désiré et vers lequel le texte est tout entier tendu. Car le cœur de la photographie est sans nul doute le modèle lui-même : l’ensemble du chapitre, comme imprégné du désir de le saisir, semble dessiner une longue circonlocution, et se tendre comme la corde d’un arc vers cet objet interdit. La femme n’est d’abord présentée qu’au détour d’une parenthèse (p. 272) mais la séquence tout entière est centrée vers elle, que l’on contourne, que l’on évite : dans cet évitement, son absence même est tangible qui innerve de désir l’écriture :
le corps nu placé par conséquent, par rapport à lui, dans cette zone marginale du champ visuel où les choses n’apparaissent que sous la forme de taches vagues (p. 273)
Alors, le texte s’achemine vers l’expression de ce désir latent et retenu, dans un paragraphe hallucinatoire, exutoire ou explosion, où se superposent et se mélangent le fantasme, le souvenir et les éléments descriptifs de la photographie :
éventail de plis rassemblés par la tête du clou rouillé lourde queue d’étalon noir peignée parmi les ramages de roses éteintes, plage, amas confus nacre noir ivoire, coude dans la flasque mollesse de coussin olive éclaboussé d’ombre vert pomme mais impossible de voir la peau légèrement rugueuse là rosie au milieu des langues d’herbe le pis de la chèvre pesant dans la paume exhalant l’odeur sucrée fade des orangers fleurs pour les mariages mince trait de métal doré au doigt jetant des éclats orange citron pacotille trouvée dans la sciure sous la tente rouge en plein vent baiser aux lèvres cyclamen cachées aussi sous l’essaim de mouches lappant le lait répandu flaque au-dessus des bandes coloriées bigarrées (p. 274-275)
« Impossible de voir » : tel est bien le nœud et ce qui rythme le texte. Tendue vers l’expression d’un indicible, rivée à la volonté de saisir ce qui échappe, l’écriture simonienne, tout entière désir, pourrait bien apparaître, à l’instar de Sade lu par Barthes [25], comme une « érotographie » : une certaine manière d’écrire le désir, où la structure de la jouissance et celle du langage fusionnent. Les associations d’idées, la prépondérance de la métaphore, la volonté d’exhaustivité et la fragmentation, la rupture, ces procédés lient la phrase, le corps, et le désir. La phrase est un corps, répondant au même rythme, tendu vers ce « point invisible » que suggère la forme de l’éventail :
un amas grumeleux et confus de petits bâtonnets noirs et couchés sur le sol, tous dans le même sens et disposés en éventail (c’est-à-dire chaque bâtonnet orienté vers un même point invisible [...](Histoire, p. 110)
Barthes parle de pornogramme sadien pour évoquer cette grammaire du désir inscrit dans le corps même du texte : n’est-ce pas aussi, chez Simon, cette même fusion du discours et du corps qui se donne si puissamment à éprouver dans son texte ? Quelle est cette rythmique érotique ? Construite autour d’un manque, d’un centre sans cesse refoulé, évité ou échappé dans les plis du texte, elle fait battre ce mouvement ondulatoire de tension, d’attente et de détente, d’assouvissement. Aussi l’éventail pourrait-il apparaître comme une métaphore adéquate pour en rendre compte : lié au froissement et au dépliement, cet objet vient cristalliser des réseaux convergents de sens. Il est associé au corps pour désigner les cheveux, les rides au coin des yeux, au végétal, au bruit, au mouvement [26]. On pourrait à partir des analyses de Rastier, observer que le lexème « éventail » possède des sèmes afférents que nos exemples viennent mobiliser, tant d’ordre idiolectal que sociolectal : nous pensons en particulier aux représentations liées au flamenco (la femme, le rouge, la robe longue, la chaleur) que l’exemple ci-dessous illustre :
montant dans la pénombre l’étroit escalier de bois à la suite de la croupe qui se balançait à chaque marche sous les pétales de larges pavots alternativement distendus, se déformant, alternativement tiraillés en sens inverse et dont il pouvait voir maintenant se tordre les queues duveteuses, se plisser en éventail, s’amincir, puis s’épanouir de nouveau les cœurs noirs (L’Acacia, p. 368)
L’éventail constitue également une métaphore privilégiée du temps, ridé « en éventail comme une étoffe froncée » (Triptyque, p. 202), strié [27], qui se déplie et se replie. L’unité thématique et stylistique de l’œuvre simonienne apparaît une nouvelle fois de manière frappante : le repli concerne les feuilles, le sexe féminin, l’écriture. Tout se passe comme si ce froissement innervait l’ensemble du texte, plaçant le désir en son centre. Jean-Marc Dilettato et Patrick Longuet l’ont bien dit dans leur analyse du Jardin des Plantes :
la série suit le rythme du désir, de l’image au rapport sexuel puis de nouveau à l’image, dans la double sensualité d’un désir de détailler et de posséder. Enclos dans la boucle de la série, ce désir provoque infiniment le geste descripteur fondateur du texte simonien. Toujours le sexe féminin “lèvres, replis” fonde le désir de déplier, de sérier, de placer l’écriture sous le signe fiable d’un engagement du corps [28].
L’enjeu de l’érotique chez Simon est essentiel : Lucien Dällenbach l’évoquait en ces termes au sujet de La Route des Flandres :
se perdre dans l’autre, participer au rythme binaire primordial, régresser au stade de l’élémentaire, s’incorporer la vitalité animale ou retrouver la passivité des plantes, se répandre dans le cosmos et laisser le cosmos le pénétrer » [29].
Il s’agirait de renouer avec une force archaïque à l’origine de toute forme de vie, de l’ordre de la pulsion. Metka Zupancic considère par exemple que « l’érotisme chez notre auteur apparaît comme la force primordiale à l’œuvre dans cet univers, force à la fois créatrice et dévastatrice dans le sens de la conjonction des contraires » [30].
Réfléchir en termes de rythme éclaire dans un mouvement unificateur bien des caractéristiques de l’écriture et de l’imaginaire simoniens : ces thèmes certes, mais aussi ces effets. Si l’on parle du souffle de sa phrase, c’est que le rythme l’habite ; en cela, elle engage aussi le corps du lecteur : l’écriture simonienne est tangible, parce qu’elle parle au corps autant qu’à l’esprit. Mouvement du corps qui met en mouvement celui du lecteur, le texte s’incarne en désir. Comme un état de symbiose entre deux souffles, et plus encore en connexion avec un souffle plus grand, celui d’une force vitale, que le rythme textuel épouse, ranime et exprime.
« Ce qui reste en nous de sauvage » [31] : le rythme du désir
Patrick Longuet montre comment, dans L’Herbe, « la respiration monstrueuse » [32] de la tante Marie s’inscrit au cœur du texte, haletant avec elle [33]. Les arbres palpitant, qui ouvrent bien des romans, nous ramènent « à l’origine même du texte, le murmure de l’arbre, le mouvement des feuilles, l’ébrouement, le frisson, autant de choses capables de symboliser le départ et le frémissement de l’écriture » [34]. Le rythme analysé plus haut revêt un rôle de premier plan à cet égard puisqu’il mime véritablement les inspirations et expirations du corps scriptural. L’inflation est inspir, l’apaisement expir. Et, au sein même de ce mouvement, l’impression de va-et-vient trouve aussi son origine dans les procédés très courants de balancement syntaxique. Les locutions adverbiales comme « sinon… du moins » [35], « non [pas]… mais » ou « non seulement… mais » participent de cette oscillation. Ces procédés relèvent d’abord, certes, de latinismes et d’hellénismes, procédant par là d’une rhétorique antique : cet héritage renforce l’effet de construction syntaxique. Mais au-delà, et l’éloquence antique fonctionne ici pleinement, ces structures binaires créent un indéniable effet de suspens et d’attente du second terme. Ainsi dans ce passage :
parvenu à ce stade d’indestructibilité que lui assuraient non seulement ses fondations ancrées au soubassement rocheux recouvert par les terres pauvres, les champs pierreux cloisonnés de murettes ondulant faiblement jusqu’à l’horizon bleuâtre, coupés çà et là de vallons boisés, mais encore l’espèce de vie élémentaire, obstinée, dont il semblait à la fois le protecteur et le protégé [36].
Ne pourrait-on pas considérer alors cette binarité comme un trait rythmique simonien ? Rappelons ici les thèses de Marcel Jousse : le bilatéralisme serait une caractéristique originelle de l’homme, entendu comme complexus de gestes [37]. Selon lui, « le rythme est le retour d’un même phénomène anthropologique à des intervalles biologiquement équivalents » [38]. Il conviendrait donc d’étudier cette rythmique simonienne dans la perspective d’une présence corporelle de l’énonciateur dans son texte, d’une traduction charnelle et animée de ce mouvement ambulatoire [39]. Pour Meschonnic, « le rythme est commun au langage et au corps » [40] : on voit combien la prose de Simon confirme cette idée [41]. Bien des passages de l’œuvre, dans cette perspective, prennent alors sens et leur courbe rythmique s’en trouve éclairée :
la [vieille et croulante] bâtisse enrobée ou plutôt [dégageant, développant] autour d’elle comme [une chape, une aura] [de silence, de siècles morts], outragée, délaissée, manchote et fissurée, persistant à tenir debout, comme une sorte [d’accusation, de reproche] muet aux descendants de ceux qui [l’avaient vendue, l’avaient reniée], s’en étaient débarrassé, non [par nécessité ou par gêne] mais, [au contraire, en quelque sorte] [par dédain, mépris], esprit [de lucre, de richesse] encore accrue plus tard au moyen d’une suite d’habiles mariages non pas contractés mais conclus [42].
L’inflation observée plus haut consiste donc dans ce cas en une progression de type bilatéral dans la mesure où, à un terme donné [a], se trouve adjoint un second [a’], équivalent syntaxiquement, auquel s’ajoute parfois un complément [b], suivi lui-même d’un autre [b’]. On aurait ainsi un schéma de la forme a + a’ [de b] + [de b’], rappelant les phrases construites en escalier que Mourot repère chez Chateaubriand [43], l’ensemble organisé en outre selon les oscillations d’adverbes en opposition :
L’extrait suivant présente les mêmes tournures :
il lui semblait toujours la voir, là où elle s’était tenue l’instant d’avant, ou plutôt [la sentir, la percevoir] comme une sorte d’empreinte [persistante, irréelle], laissée moins sur sa rétine (il l’avait [si peu, si mal] vue) que, pour ainsi dire, en lui-même : une chose [tiède, blanche] comme le lait […] , une sorte d’apparition non pas éclairée par cette lampe mais luminescente, comme si sa peau était elle-même la source de la lumière, comme si toute cette interminable chevauchée nocturne n’avait eu [d’autre raison, d’autre but] que la découverte à la fin de cette chair diaphane modelée dans l’épaisseur de la nuit : non pas une femme mais [l’idée même, le symbole] de toute femme [44].
Un corps en acte : telle serait donc cette rythmique simonienne, caractérisée par une structuration binaire. Il est alors significatif d’observer un bilatéralisme similaire dans les paroles des personnages. A l’instar du discours de Blum, elles apparaissent majoritairement en totale continuité avec la diégèse, de sorte que c’est moins le changement de locuteur qui est perçu, que l’unité d’une profération : dans tous les cas, un seul corps, le même corps, prend en charge l’écriture, la porte et lui donne son caractère « vocal » [45]. Annie Clément-Perrier a évoqué cette dimension de l’œuvre simonienne en écrivant :
la musique, le rythme ou le chant renvoient à l’origine personnelle et fondatrice de l’expérience humaine comme à l’origine d’un récit, d’une histoire : voix du notaire à l’incipit du Vent, voix de Louise à l’incipit de L’Herbe, voix fantomatiques qui émanent de l’arbre d’Histoire [46].
La respiration, parce qu’elle est « la marque la plus personnelle du sujet. Comme la voix » [47], signe la cohérence interne de l’œuvre. Ainsi, dans la période plus formelle de l’œuvre simonienne, commencée avec La Bataille de Pharsale et où l’on classe habituellement Les Corps Conducteurs, Triptyque et Leçon de choses, période souvent analysée en rupture avec ce style ample et « inspiré » si caractéristique de Simon, ce balancement fondé sur le souffle n’est nullement abandonné. Le « Divertissement » de Leçon de choses offre un exemple particulier de cet aspect. Un soldat s’exprime dans un flux continu et emploie de nombreuses expressions binaires comme « Mimile », « Dudule », « Toto » mais aussi « ni vu ni connu », « hihi », « drelin drelin », « gugusse » [48] qui correspondent à cette réduplication spontanée des sons [49]. Mais surtout l’ordonnancement rythmique, tel que nous le faisons apparaître ci-dessous, marque incontestablement une scansion de l’écriture liée à un effet de reprise et de balancement :
cette autre gueule de raie de colon […] qui se pointe ce matin pour nous dire comme ça qu’est-ce qui m’a foutu une bande de dégoûtants pareils vous êtes sales vous êtes pas rasés vous êtes ci vous êtes ça vous avez une tache de boue là sur votre culotte vos pédales sont rouillées regardez votre mors vos cuirs et mon cul c’était moins cinq que je lui dise et mon cul il est rouillé ? [50]
La répétition constitue un principe d’animation de la phrase qu’elle organise en période. L’effet rhétorique, indéniable, procure une scansion, liée à la reprise de termes identiques d’une part, et à celle des sonorités d’autre part. La dimension articulatoire et respiratoire de la phrase revêt en cela une présence particulière : le rythme est rendu sensible. Observons par exemple les binarités syntaxiques et sonores présentes dans ce paragraphe [51] :
Cette « gesticulation sonore », renforcée par divers types de répétition, provoque une « sauvagerie primitive, ayant pour premier résultat de faire bruire un énoncé » [52] : la présence physiologique du sujet investit le texte. Dans le paragraphe suivant, le rythme binaire s’associe aux cadences et autres périodes, aux allitérations et assonances, jusqu’à rendre sensible le travail d’une écriture corporelle, d’autant plus vitale qu’elle supplée au souffle coupé évoqué dans le texte [53] :
[54]
Les nombreux syntagmes coordonnés entraînent un balancement, renforcé par les jeux sonores et les rafales. A travers cette caractéristique stylistique, se fait donc entendre un rythme, qui inscrit à la fois l’identité du sujet et sa présence, qui rend reconnaissable l’une et incarne l’autre : en cela, le site même de la parole trouve son fondement. Un corps, par conséquent, semble s’incarner, le rythme apparaissant comme le corps même du texte : on voit ici comment « le rythme est l’organisation du sujet comme discours dans et par son discours » [55], pour citer Meschonnic. Une telle stylistique structure l’énoncé selon ce battement particulier. Si le rythme est « articulation de l’espace-temps du souffle » [56], il semble que celui du texte simonien consiste bien en ce va-et-vient particulier et contradictoire. D’un côté, l’ordre du temporel, qui rappelle la dynamique de l’oral : il se corrige et se rature, dans un mouvement linéaire, progresse au gré des associations d’idées et, plus encore, répond à une logique sensorielle, incarnée. De l’autre, l’ordre de l’espace : le texte obéit à une structure verticale et arborescente [57]. On est ainsi conduit à dépasser l’opposition traditionnelle entre l’écrit et l’oral, ce que certaines analyses ont déjà montré [58], et à intégrer comme composantes majeures de ce style la présence d’un corps [59] et d’un souffle. La dimension performative des clausules simoniennes, qui disent et font à la fois leur propre clôture [60], vient corroborer notre perspective : le rythme simule l’incarnation d’un corps à l’œuvre dans le texte qui stimule aussi le corps à l’œuvre dans la lecture : on pourrait parler, avec Mourot, de « rythme vivant », créateur d’un « mouvement dont le lecteur à son tour recueille l’image visuelle, auditive, musculaire ; qui le met en communication physique avec l’auteur » [61].
Par la respiration qu’elle active, par le corps qu’elle met en branle, la prose simonienne rappelle le chant et participe au lyrisme particulier de l’œuvre [62], traduction d’une subjectivité incarnée. Dès lors, si « le rythme est le marquage de la subjectivité », s’il est « l’intime » [63], on voit mieux à quel point « lire n’est que, banalement, accéder à la subjectivité » [64]. Sauvage, cette prose l’est en effet aussi parce qu’elle s’adresse elle-même au corps du lecteur plus qu’à son intellect. Lire Simon, ce serait avant tout se mettre dans la peau d’un « liseur » [65] et s’investir physiologiquement dans le texte. On pense à l’analyse de Julien Benda qui, d’une part, confirme l’essence corporelle et primitive du rythme, d’autre part invite à envisager cette présence dans une perspective interactionnelle : selon lui, le rythme « dérive d’une affection du corps. Il plonge ses racines dans la forme la plus animale de l’art : la danse. Il est à base d’action. Il est essentiellement le corps qui parle au corps » [66]. S’il génère le sujet, il donne aussi naissance au lecteur-liseur qui participe à la construction du texte [67]. Cette dimension de la lecture que l’on a souvent attribuée à l’œuvre de Claude Simon [68] prend dès lors une valeur renouvelée. Le lecteur est investi du pouvoir d’actualiser la puissance de la répétition : « tout devient événement de lecture », comme le dirait Pascal Mougin [69]. Nous retrouvons l’admirable analyse de Valéry décrivant la dimension phatique du rythme :
Un système rythmique n’est pas plus émis par vous que par moi. Dès qu’il y a rythme, il y a échange ; et le pourquoi et le comment de cet échange c’est le secret même du rythme [70].
Le rythme est en cela foncièrement « transsubjectif » [71]. Le lecteur s’engage dans sa lecture au point que, si la répétition entraîne une investigation, un investissement, une prise de risque, conjoints à cette attente spécifique au rythme, en elle gît également un inamovible manque, une insatisfaction consubstantielle. Car, on le sait bien, « même si la saisie des significations à travers les formes m’assure un maximum de possession, je sens bien que la relation de l’œuvre et de son lecteur, du créateur et de son “ombre” ne saurait se concevoir que sur le mode d’un va-et-vient infini et d’une consommation que l’œuvre seule rassasie » [72].
Au-delà, la place de l’Origine, si centrale dans l’œuvre de Simon, ne doit-elle pas s’entendre en étroite corrélation avec le rythme, si l’on s’attache à son pouvoir créateur et originel ? Cela nous conduirait peut-être à nuancer ce que l’on retient parfois de l’œuvre de Simon : la place de la mort, du rien, l’obsession de la destruction, de la décomposition, de ce « destructeur travail du temps » auquel s’attachent par exemple les analyses de Jacques Neefs au sujet des Géorgiques. Car n’est-ce pas l’inverse ? La fragmentation du temps, qui n’est autre que sa mise en rythme, n’autorise-t-elle pas précisément le texte à mettre en forme le temps, à lui donner une forme, et par là, à lui redonner vie ? Le critique nous met de fait sur la voie d’un élément majeur de l’œuvre simonienne :
Le rapport au temps, à tout le temps mémorable auquel on peut croire toucher (l’Ancêtre, la Révolution, mais aussi cette archaïque présence à notre propre préhistoire qui est « souvenir » de l’élémentaire) est bouleversé par les mêmes destructions qui affectent les hommes, les choses, les perceptions : guerre du temps [73].
« Archaïque », « élémentaire » : ce sont des fondements-clés dans l’écriture de Simon. Dès lors, ce temps qui détruit, qui ravage et mine l’œuvre, n’est-il pas au même instant, et plus profondément peut-être, travaillé par l’écriture, rythmé dans le texte, et ainsi reconnecté au battement élémentaire que cristallise le rythme : la vie même ? Nicole Lachartre le rappelle : « le phénomène sonore est un élément essentiel de la genèse de l’univers » [74]. Que l’on pense au mythe indien de çiva battant sur le tambour damaru le rythme créateur de sa danse, aux actes de Dieu créant le monde, à la transe du chaman, aux danses rituelles africaines, au tournoiement mystique du derviche, le rythme nous relie à une part archaïque de nous-mêmes, nous met en symbiose avec cet élémentaire qui nous dépasse, mais nous habite. Nous voudrions défendre ici l’idée que cette présence de l’archaïque, si bien mise en valeur par exemple dans les études de Jean-Claude Vareille [75], trouve aussi son expression dans ce fameux « souffle » de la phrase simonienne. Dès lors, le temps ainsi mis en forme ne dit plus la destruction mais propose une tierce voie dans le texte qui le porte vers la vie. Car le rythme, qui est aussi biologique, est indissociable de la vie.
Pris, dans son sens le plus large, comme ordonnance des sons dans le temps, le rythme musical peut être le lieu où la construction et l’organisation logiques rejoignent et canalisent la violence incontrôlable de l’expression vitale et du mouvement insurgé contre l’immobilité de la mort, le lieu où se réconcilient l’intellect et l’instinct trop souvent opposés, le creuset où s’unissent le rationnel et l’irrationnel, un mode d’expression privilégié de l’être humain dans sa totalité psychique et corporelle [76].
On parle de rythme biologique, les végétaux (dont on sait la place cruciale dans l’œuvre de Simon) obéissant aussi à une logique de cet ordre. On peut ainsi être conduit à penser une symbiose entre ces différentes implications du rythme : thématiquement dans la présence du végétal, du désir ou du temps qui portent métaphoriquement un discours sur le rythme, formellement dans la mise en rythme d’un texte « feuilleté », « tissé », « strié » – les stries des feuilles, de l’arbre et du papier –, « déplié » selon la formule de Martine Deborne-Bonnefoi [77]. Certes, cette œuvre évoque la solitude de l’être. Mais la réalité du texte, par son rythme, inverse son sens pour suggérer un hymne à la vie, animée de mots et de souffle.
on croyait entendre le silencieux brouhaha, les silencieux bruissements de satin, des froissements de jupes, d’éventails [78].
Le rythme simonien, c’est le bruit d’une longue robe dans laquelle marcherait une femme.
Références bibliographiques
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P. Mougin (1997) : L’Effet d’image. Essai sur Claude Simon, Paris, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires ».
F. Rastier (1996 [1re éd. 1987]) : Sémantique interprétative, Paris, PUF, coll. « Formes sémiotiques ».
M.-A. Rioux-Watine (2007), La Voix et la Frontière. Sur Claude Simon,Paris, Champion, coll. « Littérature de notre siècle »
S. Sykes (1979) : Les Romans de Claude Simon, Paris, Minuit, coll. « Critique ».
I. Yocaris (2005) : « Sous le pagne de Jésus. Note sur la référence infratextuelle dans Histoire », in Ralph Sarkonak éd., Claude Simon 4, Le (Dé)goût de l’archive, Paris, Minard/Les Lettres Modernes, 2005, p. 195-215.
− (2006) : « Une poétique de l’indétermination : style et syntaxe dans La Route des Flandres », Poétique, 146, p. 217-235.
D. Zemmour (2008) : Une syntaxe du sensible : Claude Simon et l’écriture de la perception. Paris : PUPS, coll. « Travaux de stylistique et de linguistique françaises / Bibliothèque des styles ».