Ce texte a déjà paru dans L. Hébert (dir.), Signo, Rimouski (Québec), 2011. Nous remercions Louis Hébert de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
1. Résumé
Trois opérations sont nécessaires pour produire un rythme : la segmentation en unités, la disposition et la sériation de ces unités. « Disposition » désigne également la composante relative à la disposition des unités dans une étendue temporelle et/ou spatiale. Le rythme peut notamment être défini comme la configuration particulière que constituent au moins deux unités, de « valeur » identique (A, A) ou différente (A, B), dans au moins deux positions se succédant dans le temps.
L’analyse rythmique prendra en compte les principaux facteurs suivants. 1. Le nombre de positions successives dans la suite rythmique. Par exemple, un quatrain rassemble quatre vers, un alexandrin rassemble douze syllabes. 2. Le nombre de positions simultanées dans la suite rythme. Le nombre de positions simultanées définit la planéité de la suite. Si aucune position simultanée n’est possible, le rythme est monoplan ; dans le cas contraire, il est pluriplan (ou polyplan). Par exemple, un vers et une strophe sont des suites monoplanes relativement, respectivement, aux syllabes et aux vers : une seule syllabe et un seul vers occupent une position successive pertinente. 3. Le nombre d’unités par position successive (en incluant les éventuelles unités superposées). Par exemple, un quatrain dispose un vers par position ; un alexandrin dispose une syllabe par position. 4. Le nombre d’unités susceptibles d’occuper chaque position. Il ne s’agit pas ici du nombre d’unités par position successives ou simultanée, mais du nombre d’unités différentes parmi lesquelles choisir pour occuper la position successive ou simultanée. Pour représenter un patron rythmique, chaque unité de nature différente peut être représentée par une lettre différente. Par exemple, A et B représenteront les deux rimes d’un quatrain de sonnet. 5. L’organisation du patron. Les grands patrons organisationnels eu égard au type de succession des unités sont : (1) la succession immédiate (par exemple, A, B) et (2) la succession médiate (par exemple, entre A et B dans : A, X, B, où X = silence ; il y a cependant succession immédiate entre A et X et X et B). Les grands patrons organisationnels eu égard à la succession des natures des unités sont : (1) le regroupement (par exemple, A, A, B, B) ; (2) l’entrelacement (par exemple, A, B, A, B) ; (3) l’enchâssement (par exemple, A, B, B, A). 6. Le type d’unités impliquées. Les rythmes ne se limitent pas aux sémiotiques dites « temporelles », comme la musique le cinéma ou la littérature. Le rythme n’est donc pas, en particulier, le fait de la poésie uniquement, encore moins de la poésie versifiée seulement. Pour qu’il y ait rythme, il suffit qu’au moins deux unités (fût-ce la même répétée) soient enchaînées dans au moins deux positions successives. 7. Les unités effectivement impliquées. Les unités effectivement impliquées sont les occurrences du type d’unités en cause, soit, par exemple, tel sème, tel phonème, exploités dans la suite rythmique. Par exemple, dans tel quatrain de sonnet, les rimes seront en –our (A) et en –aine (B). 8. La durée des unités. Eu égard à la longueur des vers qui la constituent, une strophe d’alexandrins est isométrique (et donc monométrique) : elle contient des unités qui ont toujours 12 syllabes.
2. Théorie
Le rythme est une notion complexe. Nous ne présenterons pas ici une synthèse érudite sur ce thème. Notre objectif est simplement de donner quelques pistes pour les analyses du rythme et de la disposition qu’il présuppose.
2.1 Disposition du rythme
Trois opérations sont nécessaires pour produire un rythme : la segmentation (ou l’articulation) en unités, la disposition et la sériation de ces unités.
Ces unités peuvent être proprement sémiotiques :
- Signifiant (ou ses parties, par exemple, les traits phonologiques des phonèmes : voyelle, consonne, ouverture, fermeture, etc.) ;
- Signifié (ou ses parties, soit les sèmes et les cas, par exemple, les sèmes /liquide/ et /comestible/ dans le signifié ‘eau’, ou les regroupements de ces parties : isotopies, molécules sémiques, etc.) ;
- Signe (soit la combinaison d’un signifiant et d’un signifié, par exemple, le mot « eau »).
Ces unités peuvent également être péri-sémiotiques :
- Stimulus auquel se rapporte un signifiant (par exemple, tel phone, profération particulière d’un phonème ; tel trait phonique) ;
- Image mentale (ou simulacre multimodal (Rastier)) que définit un signifié (par exemple, la représentation d’un poisson domestique que crée le syntagme « le canari et le poisson » ; tel trait représentationnel).
Ces unités peuvent enfin, en théorie du moins, être mixtes (stimulus et signifiant, simulacre et signifié, etc.).
Rastier nomme distribution (2001 : 249) la composante textuelle relative à la disposition des unités du signifiant linguistique et tactique (1989), celle relative à la disposition des unités du signifié linguistique [1]. On peut étendre ces appellations à des signifiants et signifiés non linguistiques. On peut prévoir une disposition des stimuli et une disposition des représentations (ou images mentales). La disposition peut alors être vue comme la composante générale relative à la disposition, justement, des unités sémiotiques et péri-sémiotiques dans une étendue temporelle et/ou spatiale. Les propositions que nous ferons se situent dans le cadre de la disposition et, de ce fait, constitueront une contribution indirecte à la distribution et à la tactique.
Les différentes dispositions spécifiques (distribution, tactique, etc.) doivent être distinguées parce que leurs segmentations ne correspondent pas parfaitement. Donnons quelques cas seulement de non-correspondance. Pour ce qui est de la tactique et de la distribution, un même signifié pourra être distribué sur plusieurs éléments du signifiant (par exemple, le signifié ‘eau’ réparti sur trois graphèmes : e, a et u) ; un même signifiant peut être associé à plusieurs signifiés, notamment dans le cas des connexions symboliques, qui « superposent » un signifié « littéral » (fleur avec le signifié ‘rose’) et un signifié « figuré » (fleur avec le signifié ‘femme’). Les signifiants linguistiques connaissent deux distributions : celles des signifiants phonémiques et celle des signifiants graphémiques (dont les stimuli associés sont les graphes, les lettres manifestant les graphèmes). Ces deux distributions ne coïncident pas exactement ; par exemple, un même phonème peut être associé à plusieurs graphèmes : ainsi le phonème [o] et les graphèmes (e-a-u).
La succession peut se produire dans le temps seulement ou dans le temps et dans l’espace, ainsi dans le cas d’une succession d’éléments dans un tableau parcouru, par exemple, de la gauche vers la droite. Au-delà de la distinction grossière entre sémiotiques de l’espace et sémiotiques du temps, distinguons des sémiotiques ou langages : (1) à temps et consécution forcés : la projection d’un film en salle n’est pas en principe interrompue, ralentie, accélérée, inversée, etc. ; (2) à temps libre mais consécution forcée : un texte se lit en principe d’un mot au suivant, mais on peut prendre une pause entre deux mots, on peut revenir en arrière, devancer, etc. ; (3) à temps et à consécution libres : on regarde une toile pendant le temps désiré, on passe de telle de ses figures à telle autre de son choix.
2.2 Une définition du rythme
Le rythme peut notamment être défini comme la configuration particulière que constituent au moins deux unités, de « valeur » identique ou différente, dans au moins deux positions se succédant dans le temps. Eu égard à cette définition, la configuration rythmique minimale – à savoir deux unités déposées dans deux positions successives – prendra l’une ou l’autre des quatre formes suivantes : (1) A, B ; (2) B, A ; (3) A, A ou (4) B, B [2].
Dans cette configuration rythmique minimale, la valeur exploitée, l’une des deux valeurs exploitées ou les deux (en cas, les silences seront de natures différentes) peut être un « silence sémiotique », c’est-à-dire l’absence d’une unité « pleine ». Reprenons les quatre formes précédentes et donnons à B la nature d’un silence sémiotique, on aura donc : (1) A, ∅ ; (2) ∅, A ; (3) A, A ou (4) ∅, ∅.
Si un moment d’une suite rythmique peut prendre la forme de la quatrième configuration, par exemple les deux silences entre deux mots séparés par une double espace (A, ∅, ∅, B), à quoi peut ressembler une production sémiotique qui reposerait entièrement sur cette configuration ? D’abord, il faut savoir que le silence sémiotique n’est jamais absolu ; ainsi notre double espace entre deux mots n’est pas le vide stellaire ou celui, absolu, entre particules atomiques, simplement le vide d’une lettre. Imaginons un tableau dont le canevas vierge est simplement segmenté en deux par une ligne verticale. De gauche à droite, il y aura succession temporalisée de deux vides de couleur appliquée (la ligne faisant figure de non-bande et de non-pigment). Du « temps » s’écoule, quelque chose s’y produit (ce n’est pas un silence sémiotique absolu), mais les phénomènes attendus (de la pigmentation) ne s’y produisent pas.
Nous ne définissons pas restrictivement le rythme comme le retour de mêmes éléments. Nous nous assurons ainsi de ne pas exclure de l’analyse rythmique, à côté des rythmes entièrement répétitifs (par exemple, A, A, ou A, B, B, A), des rythmes partiellement répétitifs (par exemple, A, B, A, C) et des rythmes entièrement non répétitifs (par exemple, A, B ou A, B, C) en ce qui a trait à l’inventaire des unités.
2.3 Facteurs du rythme
L’inventaire des patrons rythmiques, même généraux, est assurément riche. L’analyse rythmique prendra en compte les principaux facteurs suivants, que nous détaillerons par la suite.
- Le nombre de positions successives dans la suite rythmique. Par exemple, un quatrain rassemble quatre vers, un alexandrin rassemble douze syllabes.
- Le nombre de positions simultanées dans la suite rythme. Le nombre de positions simultanées définit la planéité de la suite. Si aucune position simultanée n’est possible, le rythme est monoplan ; dans le cas contraire, il est pluriplan (ou polyplan). Par exemple, un vers et une strophe sont des suites monoplanes relativement, respectivement, aux syllabes et aux vers : une seule syllabe et un seul vers occupent une position successive pertinente.
- Le nombre d’unités par position successive (en incluant les éventuelles unités superposées). Par exemple, un quatrain rassemble un vers par position ; un alexandrin, une syllabe par position.
- Le nombre d’unités susceptibles d’occuper chaque position. Il ne s’agit pas ici du nombre d’unités par position successives ou simultanées, mais du nombre d’unités différentes parmi lesquelles choisir pour occuper la position. Ce nombre peut être a priori ouvert ou fermé. Pour représenter un patron rythmique, chaque unité de nature différente peut être représentée par une lettre différente. Par exemple, A et B représenteront les deux rimes d’un quatrain de sonnet.
- L’organisation du patron. Les grands patrons organisationnels, eu égard au type de succession des unités, sont : (1) la succession immédiate (par exemple, A, B) et (2) la succession médiate (par exemple, entre A et B dans : A, X, B, où X = silence ; il y a cependant succession immédiate entre A et X et X et B). Les grands patrons organisationnels, eu égard cette fois à la succession des natures des unités, sont : (1) le regroupement (par exemple, A, A, B, B) ; (2) l’entrelacement (par exemple, A, B, A, B) ; (3) l’enchâssement (par exemple, A, B, B, A). Dans un patron rythmique tétradique (quatre unités) à double valeur (A et B) comme celui des rimes d’un quatrain de sonnet, ces trois grands patrons organisationnels correspondent respectivement : aux rimes plates ou suivies (A, A, B, B) ; aux rimes croisées (A, B, A, B) ; aux rimes embrassées (A, B, B, A).
- Le type d’unités impliquées. Pour ce qui est des types de productions sémiotiques où ils se produisent, les rythmes ne se limitent pas aux sémiotiques dites « temporelles », comme la musique, le cinéma ou la littérature. Le rythme n’est donc pas, en particulier, le fait de la poésie uniquement, encore moins de la poésie versifiée seulement. Pour qu’il y ait rythme, il suffit qu’au moins deux unités (fût-ce la même répétée) soient enchaînées dans au moins deux positions successives. On peut ainsi très bien parler du rythme dans une œuvre picturale.
- Les unités effectivement impliquées. Les unités effectivement impliquées sont les occurrences du type d’unités en cause, soit, par exemple, tel sème, tel phonème, exploités dans la suite rythmique. Par exemple, dans tel quatrain de sonnet, les rimes seront en –our (A) et en –aine (B).
- La durée des unités. Temps et rythmes peuvent être : (1) isométriques : toutes les unités ont la même étendue (de facto ou par « arrondissement » vers des valeurs standard) ; (2) allométriques : toutes les unités ont des étendues différentes ; ou (3) paramétriques : des unités possèdent la même étendue et d’autres non. Temps et rythmes isométriques sont nécessairement monométriques. Temps et rythmes allo- ou paramétriques sont nécessairement polymétriques. Eu égard à la longueur des vers qui la constituent, une strophe d’alexandrins est isométrique (et donc monométrique) : elle contient des unités qui ont toujours 12 syllabes ; une strophe alternant vers dodécasyllabiques (alexandrins) et vers octosyllabiques (huit syllabes) sera paramétrique (et donc polymétrique). Il est possible de distinguer des suites rythmiques en cadence majeure et d’autres en cadence mineure. Les premières font se succéder des unités de plus en plus longues ; les secondes, des unités de plus en plus courtes.
2.4 Approfondissements
2.4.1 Nombre de positions successives
Les structures produites par la succession des positions peuvent êtres courtes, moyennes, longues ; dyadiques, triadiques, etc. ; paires, impaires ; etc. Chacune de ces structures possède ses effets esthétiques potentiels particuliers. Par exemple, les rythmes impairs, du moins s’ils sont assez courts pour permettre la saisie de leur nature impaire, suscitent un effet d’asymétrie, d’instabilité et/ou de dynamisme. Si la suite est monoplane, le nombre de positions successives est également le nombre d’unités formant la suite (en incluant les éventuels silences).
2.4.2 Nombre de positions simultanées
Un rythme est monoplan s’il ne fait intervenir qu’une unité dans chaque position : par exemple, A, B, C ; un rythme est pluriplan s’il fait intervenir plus d’une unité dans chaque position : par exemple, A+B, C+D. S’il fait intervenir deux unités par position, il sera qualifié plus précisément de biplan ; s’il en fait intervenir trois, de triplan ; etc. Évidemment, un rythme peut être partiellement monoplan et partiellement pluriplan, c’est-à-dire monoplan dans un ou plusieurs secteurs de la suite rythmique et pluriplan dans un ou plusieurs autres secteurs : par exemple, A, B+C.
Le terme d’homoplan qualifiera les rythmes dont la planéité ne change pas en cours de route (par exemple, dont le rythme est biplan du début à la fin de la suite rythmique). Quant au terme d’hétéroplan, il qualifiera les rythmes dont le nombre de plan varie en cours de route (par exemple, monoplan ici, pluriplan là ; ou biplan ici et triplan là).
Les signifiants de la langue, sauf phénomènes particuliers (par exemple, les répliques simultanées au théâtre ou dans le cinéma d’Altman), participent toujours de rythmes monoplans, puisqu’une position de signifiant donnée ne peut être occupée par plus d’une unité. Par exemple, on ne trouvera pas, sauf cas particuliers, deux graphèmes dans une même position dévolue à un graphème.
REMARQUE : PLANÉITÉ ET PERSPECTIVE INTERPRÉTATIVE
Distinguons trois postures interprétatives : présentielle (définie par une « fenêtre » que l’on déplace d’une position à la suivante), rétrospective (par exemple, à la position 2, modifier le statut de la position 1) et prospective (ou anticipative ; par exemple, à la position 1, anticiper ce que sera la position 2). Selon la posture, la planéité est susceptible d’être modifiée. Soit la suite A, B+C, D. Dans le « présent interprétatif », elle est d’abord monoplane, puis biplane, puis monoplane. Mais par effet rétrospectif, à partir de la deuxième position, la première position, devient biplane (A+Ø) et la troisième, par effet prospectif (par effet d’anticipation), devient biplane également (D+X ; X correspondra à une valeur quelconque ou à une non-valeur, un silence).
2.4.2.1 Planéités nécessaire et accidentelle
La planéité d’un phénomène sera, eu égard à tel système normatif ou à telle contrainte physique, soit accidentelle soit nécessaire (ou essentielle). La planéité est nécessaire si elle ne pouvait pas ne pas se produire. Elle est accidentelle si, bien qu’elle se soit produite, il eût pu ne pas en être ainsi. Par exemple, la monoplanéité du signifiant linguistique est nécessaire, puisque ce signifiant est linéaire, sans possibilité de superpositions (du moins c’est ainsi qu’on le conçoit et l’utilise généralement). À l’opposé, la monoplanéité de l’image de tel film est accidentelle : le film eut pu superposer des images en fondus (durant tout le film ou à certains moments seulement).
Un film contemporain volontairement « muet » (sans bande sonore : sans paroles, musique, bruit) est accidentellement monoplan eu égard à la relation entre signes visuels et auditifs. La monoplanéité est alors le fruit d’un projet esthétique particulier (norme). Mais à l’époque du muet, cette monoplanéité était nécessaire puisque le son ne pouvait être reproduit (contrainte physique).
REMARQUE : PLANÉITÉ ET SYSTÈME
Le caractère accidentel/nécessaire est susceptible de varier en fonction des systèmes considérés. Ainsi notre film muet contemporain peut également être dit nécessairement monoplan si on considère, non pas ce qui était possible (en fonction du langage filmique en général, du système que nous appellerons lectal), mais ce qui a été fait (le système de ce film même, le système textolectal, nous reviendrons sur cette question plus loin) : la norme de ce film prévoyait qu’aucun son ne pouvait se superposer à une image. Pour une typologie des systèmes normatifs, voir le chapitre sur les relations structurelles.
2.4.2.2 Relations temporelles entre unités dans une même position successive
La relation temporelle entre les unités formelles coprésentes dans une même position successive peut être : (1) la simultanéité stricte (dans le schéma ci-dessous : entre A et B) ; (2) la simultanéité partielle (entre C et D ; nous ne représentons dans le schéma qu’une des quatre formes possibles de la simultanéité partielle) ; (3) la succession immédiate (entre E et F, notamment) ; (4) la succession décalée ou médiate (qui intercale un silence entre les unités ; entre G et H). Pour des détails sur les relations temporelles, voir le chapitre sur les relations structurelles. Tous les cas présentés, sauf la superposition stricte, produisent une segmentation différente des unités et des positions ; nous reviendrons plus loin sur cette question en distinguant la segmentation des formes rythmiques (unités) et la segmentation du fond rythmique (positions).
2.4.3 Nombre d’unités par position successive
Si le rythme est pluriplan, le nombre d’unité par position successive est supérieur à un (en incluant les éventuels silences). Si le rythme est monoplan, ce nombre est égal à un.
Un changement du grain de segmentation (de la taille des unités produites par la segmentation) est susceptible de changer la planéité et donc le nombre d’unités par position successive. Ainsi, certes, une syllabe peut combiner plusieurs phonèmes dans une même position syllabique : il y a donc pluriplanéité à cet égard ; mais il n’empêche qu’il n’y a qu’une syllabe dans une même position syllabique et qu’un phonème dans une même position phonémique : il y a donc monoplanéité à ces égards.
Soit : « Écrivain ou plumitif, percheron ou pur-sang ? » (Julien Gracq), où « plumitif » signifie mauvais écrivain et « percheron », cheval de trait. Si le grain de segmentation est le mot, le rythme des sèmes /positif/ (A) et /négatif/ (B) est monoplan et compte quatre positions : A, B, B, A. On note qu’un rythme peut écarter des positions qui ne comportent pas les unités recherchées (ici les positions des définies par les « ou »), plutôt que de les reconnaître comme porteurs de silences. Si le grain est le syntagme (dont la délimitation est ici la virgule), le rythme de ces mêmes sèmes est biplan et compte deux positions : A+B, B+A.
Soit : « Son haleine fait la musique, / Comme sa voix fait le parfum » (Baudelaire, « Tout entière »). Si le grain de segmentation est le mot et qu’on ne retient que les noms, le rythme des sèmes /odorat/ (A) et /ouïe/ (B) est monoplan et compte quatre positions : A (« haleine), B (« musique »), B (« voix »), A (« parfum »). Si le grain de segmentation est le vers (dont la délimitation est ici la barre oblique), le rythme de ces mêmes sèmes est biplan et compte deux positions : A+B, B+A. Il ne s’agit pas d’un chiasme puisque l’ordre d’apparition des A et des B dans chaque vers est indifférent ; chaque vers crée une simultanéité des A et B.
Cette question de l’effet sur l’analyse des variations de la segmentation est générale et ne se pose pas que pour l’analyse des rythmes, mais pour toute analyse impliquant une disposition et, plus généralement, toute analyse impliquant des touts et des parties. Pour des détails, voir le chapitre sur l’analyse thymique.
2.4.4 Nombre d’unités susceptibles d’occuper chaque position
Le nombre d’unités parmi lesquelles choisir peut être essentiel, défini a priori (par exemple, en poésie classique française, une rime est nécessairement soit féminine soit masculine) ou, au contraire, être accidentel, plus ou moins ouvert a priori (par exemple, la couleur des bandes de couleur verticales d’une toile ; le choix d’un phonème dans un poème phonique). Que le « paradigme », le réservoir d’unités dans lequel on puise pour produire une suite rythmique soit ouvert ou fermé, une fois la suite complétée (exception faite d’éventuelles suites rythmiques infinies), il est possible d’établir l’inventaire des différentes unités exploitées (et des différentes unités inexploitées). Par exemple, un sonnet traditionnel n’aura employé que cinq rimes (A, B, C, D, E). Autre exemple, un peintre peut, en principe, choisir parmi des milliers de couleurs, mais sa toile à bandes n’en utilisera que trois, et donc dans chacune des bandes de la toile, il a en quelque sorte choisi entre trois couleurs.
Lorsqu’on calcule le nombre d’unités ou de valeurs susceptibles d’occuper une position, il faut définir si l’une de ces valeurs peut être un « silence », soit l’absence d’une valeur pleine. Par exemple, dans le décompte des syllabes des vers en poésie, il n’y a pas de silence possible, il faut nécessairement une (et une seule) syllabe dans chaque position. Par contre, dans un film, la musique peut, par exemple, apparaître au début et à la fin d’une séquence mais être absente en son milieu, créant le rythme : musique, silence, musique (A, Ø, A).
2.4.4.1 Variations dans l’inventaire des unités
À un point donné d’une suite rythmique, l’unité suivante soit sera la même (A → A ; les flèches ici séparent les unités successives) que celle qui la précède, soit elle sera différente (A → B). Si les unités sont quantitatives, l’unité suivante sera, par rapport à la précédente, le fruit d’une augmentation (100 → 150 ; un peu → beaucoup), d’une diminution (100 → 50 ; beaucoup → peu) ou d’une conservation (100 → 100 ; peu → peu). Que les unités soient qualitatives ou quantitative, si l’unité suivante est différente, elle sera soit une unité déjà présente dans une position antérieure (A, B → A), soit une unité inédite (A, B, → C). Dans le premier cas, il y a conservation de la variété de l’inventaire (deux unités différentes dans notre exemple, soit A et B) ; dans le second cas, la variété de l’inventaire des valeurs vient de s’accroître et il y aura donc adjonction à la variété de l’inventaire ou augmentation de celui-ci (trois unités différentes dans notre exemple, soit A, B, C).
2.4.5 Organisation du patron
Nous avons présenté plus haut trois grands patrons rythmiques, le regroupement, l’enchâssement et l’entrelacement, et les avons illustrés avec des rythmes tétradiques à double valeur (A et B), respectivement : A, A, B, B ; A, B, B, A ; A, B, A, B. Mais il faut retenir : que ces grands patrons s’appliquent également à des rythmes non tétradiques et à des rythmes qui ne sont pas à double valeur ; qu’ils peuvent se combiner et qu’ils peuvent s’appliquer non pas seulement à des unités mais à des groupes d’unités ; qu’une même unité d’une suite peut participer de plusieurs patrons. Voici des exemples de patrons parmi d’autres :
- A, A : regroupement (regroupement minimal) ;
- A, A, A, A, A : regroupement ;
- A, B, B : regroupement ;
- A, A, B, B, C, C : regroupement (des A, des B et des C) et enchâssement (du groupe des B) ;
- A, B, C, A, B, C : entrelacement (non pas à deux mais à trois valeurs : A, B et C) ;
- A, B, A : enchâssement (enchâssement minimal, car il faut au moins une unité encadrée par au moins deux unités identiques) ;
- A, B, A, B, C, C : entrelacement (des A et des B : entrelacement minimal, puisqu’il faut quatre unités au moins et alors deux valeurs au maximum) suivi d’un regroupement (des C : regroupement minimal) ;
- A, B, B, A, A : enchâssement (des B) et regroupement (des A en fin de la suite).
2.4.5.1 Opérations de transformations des patrons
Les grandes opérations de transformation sont appliquées sur un ou plusieurs éléments sources pour obtenir un ou plusieurs éléments buts. Éléments buts et sources peuvent correspondre à des types (modèles) ou à des occurrences (réalisations plus ou moins intégrales du modèle). Les opérations peuvent ainsi intervenir : (1) au sein d’une occurrence ; (2) au sein d’un type ; (3) d’un type à son occurrence ; (4) de l’occurrence à son type ; (5) d’une occurrence à une autre (du même type ou de types différents) ; (6) d’un type à un autre.
Les grandes opérations de transformation sont (la flèche ici sépare les éléments sources et les éléments buts) :
- L’adjonction (par exemple : A, B → A, B, C) ;
- La suppression (par exemple : A, B, C → A, B) ;
- La substitution (par exemple : A, B, A, B → A, B, A, C) ;
- La permutation (par exemple : A, B, C → C, A, B) ;
- La conservation (par exemple : A, B → A, B).
Nous nous contenterons de fournir ici seulement quelques précisions sur ces opérations. Pour un approfondissement, voir le chapitre sur les opérations de transformation.
Distinguons l’adjonction quelconque (ou simple) (par exemple, A, B → A, B, C) et l’adjonction réduplicative (ou répétitive). L’adjonction réduplicative ajoute une ou des unités par ailleurs déjà présentes. Elle peut être partielle (par exemple, A, B → A, B, A) ou complète (par exemple, A, B → A, B, A, B).
Distinguons la suppression partielle (par exemple, A, B → A) et la suppression complète (par exemple, A, B → Ø). La suppression complète est productrice de silence sémiotique, et à ce titre, toujours relative.
Distinguons la permutation quelconque (par exemple, A, B, C → C, A, B) et la permutation par inversion (par exemple, A, B, C → C, A, B). Si plusieurs unités sont permutées, cette permutation peut être vue comme le fruit de permutations d’unités simples ou d’une ou plusieurs permutations de blocs d’unités (par exemple, A, B, C, D → C, D, A, B)
On notera que, en élargissant et précisant une notion de Rastier (1987 : 83), nous ajoutons la conservation aux quatre opérations définies par le Groupe mu (1982 : 45-49 ; Klinkenberg, 1996 : 259-361). La conservation non marquée se produit si, tel qu’attendu, une unité n’est pas transformée. La conservation marquée, celle qui nous intéresse ici, se produit lorsque des transformations attendues (les attentes s’appuyant ou non sur des normes) ne se produisent pas.
Les adjonctions / suppressions d’unités successives ont pour effet, respectivement, les opérations corrélatives suivantes :
- L’expansion / la condensation (étendue) ;
- Le rallongement / le raccourcissement (écoulement du temps) ;
- Le ralentissement / l’accélération (vitesse) ;
- Le retardement / le devancement (attente).
Ainsi, le A, D dans A, B, C, D, A, D raccourcit le A, B, C, D qui le précède et fait devancer l’apparition du D en supprimant les B et C intercalaires attendus. Notons que la permutation peut produire un retardement / devancement.
Les attentes rythmiques peuvent être comblées ou non. Par exemple, l’attente du chiasme A, B, B, A est suscitée après A, B et comblée quand arrive B, A. Les attentes rythmiques, à l’opposé, ne sont pas comblées lorsque A, C remplace A, B dans A, B, A, B, A, C ; ou lorsque A remplace F dans A, B, C, D, E, A. Les attentes produisent une « image » (avec la modalité du possible) de la structure qui se réalisera (avec la modalité du factuel) si la prévision est bonne. Une attente comblée ne produit pas nécessairement une euphorie (ou une dysphorie) esthétique : on pouvait espérer que soient trompées nos prédictions. Une attente déçue ne produit pas nécessairement une euphorie esthétique.
Comme nous l’avons dit, les opérations se produisent entre un patron source et un patron but et ceux-ci peuvent avoir le statut de type ou d’occurrence. Donnons quelques exemples. Le patron type peut être simplement conservé tel quel dans l’occurrence (ou d’un autre point de vue : parfaitement rédupliqué dans l’occurrence) : tel texte manifestera un parfait chiasme (A, B, B, A). Mais le patron type peut aussi être transformé dans son occurrence : dans A, B, C, B, A, le C peut être vu comme un élément retardateur inséré dans un chiasme. L’occurrence peut être vue comme le lieu d’une opération de transformation interne : par exemple, tel chiasme occurrence peut être considéré comme le résultat d’une adjonction réduplicative par permutation inversée (le A, B est suivi du B, A). Évidemment, les opérations peuvent intervenir entre un patron type et un autre patron type. Par exemple, des regroupements (par exemple, A, A, B, B) peuvent être vus comme le produit d’une permutation à partir d’un enchâssement (les deux B sont simplement permutés avec le second A dans le patron-source A, B, B, A).
2.4.5.2 Patrons circulaire et linéaire
Un patron circulaire se termine comme il commence (par exemple, A, B, A ou A, B, A, B). Un patron linéaire ne se termine pas comme il commence (par exemple, A, B, C). Un patron peut être partiellement circulaire et donc partiellement linéaire (par exemple, A, B, A, C). La fin et le début pris en compte pour déterminer la circularité/linéarité peuvent être composés chacun d’une unité (par exemple, A et F dans A, B, C, D, E, F) ou d’un groupe d’unités (par exemple, A, B, et E, F dans A, B, C, D, E, F). Ainsi A, B, A, C est linéaire si l’on prend, pour évaluer son statut, une seule unité (A et C sont différents) et partiellement circulaire si l’on prend deux unités pour ce faire (répétition approximative de A, B par A, C).
2.4.6 Type d’unités impliquées
Pour ce qui est des types d’unités en cause, les rythmes ne se limitent pas aux signifiants (par exemple, phonèmes ou graphèmes) et aux stimuli physiques corrélés à des signifiants (tel phone (profération concrète d’un phonème), par exemple).
En conséquence, il existe bien, notamment, des rythmes purement sémantiques. Par exemple, comme nous l’avons vu, les quatre noms de l’énoncé « Écrivain ou plumitif, percheron ou pur-sang ? » réalisent un rythme sémantique enchâssé (A, B, B, A) avec les sèmes /positif/ (A), /négatif/ (B), /négatif/ (B), /positif/ (A).
Les unités impliquées dans un rythme peuvent être qualitatives. Mais elles peuvent également être quantitatives et constituer des extensités ou des intensités d’éléments. Rappelons que le quantitatif, c’est-à-dire le mesurable, se divise en deux sous-catégories : d’une part, l’extense, c’est-à-dire le mesurable et nombrable (par exemple : 1, 2, 3, etc.) ; d’autre part, l’intense, c’est-à-dire le mesurable et non nombrable (ou indénombrable) (par exemple : aucun, un peu, moyen, beaucoup, etc. ; nul, minimal, faible, moyen, élevé, maximal, etc.). À ce sujet, voir le chapitre sur le schéma tensif. Par exemple, en versification traditionnelle française, l’analyse de la disposition des accents toniques procède d’unités intenses. Nous avons proposé dans le chapitre sur le schéma tensif une typologie des courbes d’intensité euphorique à trois niveaux d’intensité et trois positions successives, courbes qui définissent autant de patrons rythmiques.
REMARQUE : VALEURS QUALITATIVES ET QUANTITATIVES
Si la variété des valeurs quantitatives est réduite (au départ ou suite à des arrondissements), ces valeurs quantitatives deviennent également en quelque sorte des valeurs qualitatives : par exemple, dans un rythme qui combine uniquement des 500 (A), 1 000 (B), 1 500 (C) et 2 000 (D) et non pas, disons, 400 valeurs différentes variant entre 0 et 2 000. Il est possible de convertir l’extense en intense : par exemple, la valeur 50 ou la plage 50-99 = très faible intensité (A) ; 100 ou 100-199 = faible intensité (B), etc. Il est possible aussi de convertir l’intense en extense : par exemple, faible = 1, moyen = 5, fort = 10.
2.4.7 Unités effectivement impliquées
Les relations entre les différentes unités impliquées ne se limitent pas à l’identité (entre A et A, par exemple) et à l’altérité (entre A et B, par exemple). Cette relation peut être l’opposition, par exemple dans l’alternance, dans la versification traditionnelle française, entre rimes masculine et féminine. Une relation oppositive peut être représentée par une suite de type : A, B, ou encore de type : A, -A (ou le trait marque la négation). Cette relation peut aussi être la similarité. Par exemple, « L’irréparable » de Baudelaire est composé de strophes dont le premier et le dernier vers sont soit identiques, soit très similaires, donnant la suite : A, A’’ ; B, B’ ; C, C ; D, D’’ ; E, E ; F, F’’ ; G, G ; H, H’ ; I, I’ ; J, J’’. Nous distinguons deux degrés de similarité : l’apostrophe simple (‘) indique une simple différence de ponctuation ; la double apostrophe (‘’), une différence lexicale, syntaxique, etc. Pour des détails sur les relations comparatives, voir le chapitre sur les relations structurelles.
2.4.8 Durée des unités
2.4.8.1 Indications des durées
Temps et rythmes allo- ou paramétriques peuvent être factométriques : l’étendue des unités est dérivée par la multiplication d’un ou de plusieurs facteurs donnés (nombres entiers : 2 ; 3 ; etc. ; nombres non entiers : 1,2 ; 3,5 ; etc.). Par exemple, A pourra durer une seconde et B, deux secondes ; le facteur est alors de 2 (B = 2 x A) ou de 0,5 (A = 0,5 x B).
On peut indiquer les étendues dont les facteurs sont des nombres entiers en cumulant les symboles (ou en les multipliant avec le facteur). Par exemple, AA, B, C (ou 2A, B, C) indique, non pas qu’il y a deux unités A, mais que cette unité a double durée. On peut indiquer les facteurs qui ne sont pas des nombres entiers directement dans le patron rythmique, par exemple, 3A, 2B, ½C.
Une analyse peut, par réduction méthodologique (c’est-à-dire consciente, explicitée et justifiée), se limiter aux données qualitatives. Par exemple, le patron : 3A, 2B, ½C deviendra A, B, C.
Pour indiquer le silence, on peut utiliser le symbole du vide (Ø). Pour indiquer les éventuelles différentes natures de silences, on peut utiliser les variables de fin d’alphabet, de type X, Y, Z. Pour indiquer l’étendue des silences, on utilisera les conventions que l’on a déjà présentées ; par exemple, A, XX, B, X, C indique que l’intervalle de silence entre A et B est deux fois plus grand que celui entre B et C.
2.4.8.2 Étendues fondamentale et formelle
Distinguons deux étendues à l’œuvre dans le rythme : (1) l’étendue (durée temporelle et/ou longueur spatiale) des unités enchaînées produisant le rythme ; (2) l’étendue des intervalles du fond temporel ou temporalisé sur lequel se détachent les formes que constituent les unités.
Le temps fondamental, comme le temps formel, peut être isométrique, allométrique, ou paramétrique. Mais le temps fondamental est souvent, voire généralement, isométrique : il fonde la régularité sur laquelle se détache l’éventuelle irrégularité temporelle formelle.
Dans certains cas, l’étendue des unités formelles peut définir la segmentation même du fond temporel, et il n’y a alors pas lieu de distinguer les deux temporalités. Dans d’autres cas, la segmentation produite par l’étendue des unités enchaînées et celle produite dans le fond temporel ne correspondent pas intégralement, et il convient de distinguer ces deux segmentations.
En définitive, la métrique des unités peut s’établir à l’interne, dans la comparaison des étendues relatives des unités, ou à l’externe, relativement à une métrique différente, dont le grain rendra parfaitement compte (éventuellement par « arrondissement ») ou non des étendues des unités. Cette métrique différente peut être temporelle et, par exemple, mesurée en secondes, ou spatiale et, par exemple, mesurée en centimètres, pixels.
Soit le fond métrique est intégré dans la production sémiotique même [3]. Par exemple, les bandes de la toile que nous avons créée plus loin constituent le rythme fondamental. Les bandes de peinture dans la toile de Molinari que nous analysons plus loin constituent à la fois le rythme formel et le rythme fondamental. Soit le fond métrique se trouve uniquement dans la « lecture », l’interprétation de la suite (par exemple, on utilisera une règle, un chronomètre pour mesurer l’étendue des unités).
Si le fond métrique se trouve dans l’œuvre même et est distinct de la temporalité des formes qui y logent, le rythme est biplan : des unités se superposent et donc deux rythmes sont superposés. Mais tout rythme polyplan ne hiérarchise pas les rythmes en présence en rythmes formels et rythmes fondamentaux.
Soit la suite rythmique A, B, C.
- Cas 1. Si les unités ont la même étendue et qu’elles ne sont pas séparées par un ou des silences, il n’y a pas lieu de distinguer l’étendue des unités et celle des positions prévues dans le fond temporel. Car les deux articulations, celle des unités et celle du fond, sont identiques (par exemple, dans la toile de Molinari que nous analyserons plus loin).
- Cas 2. Cependant si un silence intervient, par exemple entre A et B, et que l’on veut tenir compte de cette variable, il devient nécessaire de distinguer le temps des formes et celui du fond. Le patron devient alors : A, X, B, C (X = silence, de même étendue que les valeurs proprement dites).
- Cas 3. Également, si une unité dure plus longtemps qu’une autre, et que l’on veut tenir compte de cette variable, il devient nécessaire de distinguer le temps des formes et celui du fond. Le patron devient alors, par exemple : A, BB, C (BB = double durée).
- Cas 4. Supposons maintenant que les unités ont la même étendue, qu’elles ne sont pas séparées par un silence, qu’on tienne à rapporter ces étendues aux secondes du temps standard et que les unités ne durent pas chacune exactement une seconde (par exemple, une seconde et un tiers). Le grain des deux temporalités est alors différent, elles sont allomorphes et il convient de les distinguer.
Le schéma qui suit illustre ces cas.
Prenons un exemple concret simple. Une toile est séparée en dix bandes verticales de même largeur. Dans chaque bande est déposé un rectangle (unité). Chaque unité possède la même hauteur mais pas nécessairement la même largeur. Certaines unités (A) sont de même largeur que la bande ; d’autres (B) n’en font que la moitié ; d’autres (C) enfin que le quart. Le rythme est alors de nature factométrique. Les bandes du tableau constituent le temps fondamental. Les rectangles constituent le temps formel. L’enchaînement, de gauche à droite, des rectangles forme, disons, ce rythme : A, B, B, A, A, C, B, B, A, A. Cette suite se trouve représentée dans le schéma ci-dessous (pour faciliter la compréhension nous avons alterné en hauteur la position des rectangles, mais considérons tout de même qu’il ne s’agit pas d’un rythme biplan).
Si l’on tient compte de la durée des unités, le rythme est plus exactement : AAAA, BB, BB, AAAA, AAAA, C, BB, BB, AAAA, AAAA ou, dans une autre convention de représentation, 4A, 2B, 2B, 4A, 4A, C, 2B, 2B, 4A, 4A. Si l’on intègre maintenant les silences (X), en considérant que le silence est la différence entre la largeur de la bande et la largeur du rectangle qui y est posé, cela donne : 4A, 2B, 2X, 2B, 2X, 4A, 4A, C, 3X, 2B, 2X, 2B, 2X, 4A, 4A. Faisons remarquer que les bandes auraient pu être de tailles différentes, produisant un temps fondamental allométrique ; les rectangles auraient pu, quant à eux, être de taille identique.
3. Applications
3.1 Application I : mutation sérielle verte-rouge de guido molinari
Guido Molinari (1966)
Proposons une analyse partielle d’une suite rythmique dans l’œuvre Mutation sérielle verte-rouge (1966) du peintre québécois Guido Molinari (1933-2004) [4]. Le peintre était conscient des interprétations rythmiques possibles de ses œuvres si on se fie aux titres d’autres de ses œuvres qui contiennent « rythme », par exemple cette toile similaire : Mutation rythmique bi-jaune (1965).
L’œuvre dispose 24 bandes verticales de même largeur (malgré ce que laisse croire la reproduction) qui constituent à la fois les unités rythmiques formelles et fondamentales. On note que la structure est plutôt uniforme dans l’axe vertical, ce qui fait qu’il n’y a de rythme notable qu’horizontal et pas vertical, diagonal ou quelconque.
On note que le peintre a choisi une structure paire. Il n’y a alors pas d’unité centrale, l’axe de symétrie tombant entre deux bandes. Traditionnellement les structures paires sont réputées produire un effet de symétrie-stabilité-statisme et les structures impaires, d’asymétrie-instabilité-dynamisme. Aucun de ces effets n’est évidemment a priori négatif ou positif, ce n’est que dans une esthétique particulière qu’ils seront éventuellement valorisés (par exemple, dans Art poétique, Verlaine valorise explicitement les longueurs de vers impaires). On note également que le peintre a choisi un nombre pair particulièrement important dans notre culture (les 24 heures de la journée, etc.), par opposition, par exemple, à 16 ou 22.
Chaque bande est le lieu d’un choix entre quatre couleurs, appelons-les par des dénominations courantes : vert, rouge, bleu, orange. On remarque que le rouge et le vert, en tant que couleurs complémentaires, forment une opposition ; de même pour le bleu et l’orange. Le titre de l’œuvre accorde une prépondérance à deux des couleurs : Mutation sérielle verte-rouge. Mais il n’est pas sûr que cette prépondérance intentionnelle ressorte dans l’analyse de l’œuvre, du moins il n’est pas sûr qu’elle s’établisse à tous les niveaux analytiques.
L’œuvre est constituée de la quadruple répétition d’une suite de six unités : vert pâle (vp), rouge foncé (rf), orange (or), bleu (bl), vert foncé (vf), rouge pâle (rp). La déclinaison pâle/foncée ne ressort pas bien de la reproduction que nous présentons de l’œuvre. Le bleu et l’orange font, si l’on peut dire, bande à part par rapport au vert et au rouge, puisqu’ils ne sont pas déclinés en pâles et foncés. Cependant, l’opposition à l’œuvre pour le vert et le rouge peut, d’une certaine manière y être retrouvée : le bleu constituant une couleur plus foncé, plus sombre que l’orange, plus pâle, plus lumineux. On définit alors, si l’on prend l’intensité de la couleur comme critère rythmique, le rythme : p, f, p, f, f, p.
Ce rythme est fait de par l’adjonction reduplicative d’un second p, f au premier p, f suivi d’une adjonction reduplicative inversée, p, f devenant f, p. Le second p, f et le f, p qui clôt la séquence constituent un chiasme. On peut également considérer que le premier p, f constitue, avec f, p, un chiasme à retardement, en vertu de l’insertion médiane du second p, f. En termes d’intensité, la série commence en « douceur » et se termine de même et garde ses moments d’intensité pour la partie intermédiaire (bien qu’elle ne soit pas entièrement intense, puisqu’on y trouve un p).
On note que la structure matricielle alterne au début (la première bande) et à la fin (la sixième bande) les deux complémentaires vert et rouge, mais ces deux couleurs sont à la même puissance, soit pâle, ce qui en atténue l’opposition et les constitue en tant que sous-contraires. En effet, il est possible de reconnaître le vert foncé et le rouge foncé comme sur-contraires (opposition forte entre éléments toniques) et le vert pâle et le rouge pâle comme sous-contraires (opposition faible entre éléments atones) dans un dispositif à quatre positions en termes d’intensité de l’opposition : vf, vp, rp, rf. L’opposition sur-contraires / sous-contraires est proposée par Zilberberg (2005) ; elle est à distinguer de l’opposition contraires / subcontraires qu’on trouve dans le carré sémiotique (voir le chapitre sur le carré sémiotique).
Un autre rythme se produit dans la toile, celui des couleurs primaires (1) et secondaires (2) : 2, 1, 2, 1, 2, 1. Ce rythme est produit par la double adjonction réduplicative de la suite 2, 1. Ce rythme entrelacé est hautement répétitif, mais il n’est pas circulaire puisqu’il ne se termine pas comme il commence.
Des bandes 5 à 8, on note une structure alternée : v, r, v, r et une structure enchâssée f, p, p, f. Cette combinaison est puissante parce qu’elle joue sur les complémentaires et, en même temps, relativement subtile, parce qu’elle se décline sur deux tonalités dans chaque couleur. En raison de sa prégnance, on est tenté de la voir comme la structure génératrice de l’œuvre – nous avons vu justement que le titre valorisait le rouge et le vert. Bref, d’une certaine manière, ce devrait être cette structure qui commence l’œuvre, mais l’œuvre préfère commencer (bandes 1 à 4) et se terminer (bandes 21-24) par une structure plus faible, réservant sa puissance pour des parties du « centre ».
Le tableau ci-dessous présente les principales structures rythmiques de l’œuvre de Molinari.
3.2 Application II : un extrait du Bourgeois gentilhomme de molière
Soit l’extrait suivant du Bourgeois gentilhomme de Molière où la succession des différents locuteurs produit un rythme. On se rappelle le contexte : les différents maîtres de Monsieur Jourdain clament chacun la supériorité de leur discipline et en viennent aux coups.
« Le philosophe se jette sur eux [le maître d’armes, le maître à danser et le maître de musique], et tous trois le chargent de coups, et sortent en se battant.
1. [A] MONSIEUR JOURDAIN. – Monsieur le Philosophe.
2. [B] MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Infâmes ! coquins ! insolents !
3. [A] MONSIEUR JOURDAIN. – Monsieur le Philosophe.
4. [C] MAÎTRE D’ARMES. – La peste l’animal !
5. [A] MONSIEUR JOURDAIN. – Messieurs.
6. [B] MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Impudents !
7. [A] MONSIEUR JOURDAIN. – Monsieur le Philosophe.
8. [D] MAÎTRE À DANSER. – Diantre soit de l’âne bâté !
9. [A] MONSIEUR JOURDAIN. – Messieurs.
10. [B] MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Scélérats !
11. [A] MONSIEUR JOURDAIN. – Monsieur le Philosophe.
12. [E] MAÎTRE DE MUSIQUE. – Au diable l’impertinent !
13. [A] MONSIEUR JOURDAIN. – Messieurs.
14. [B] MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Fripons ! gueux ! traîtres ! imposteurs !
Ils sortent.
MONSIEUR JOURDAIN. – Monsieur le Philosophe, Messieurs, Monsieur le Philosophe, Messieurs, Monsieur le Philosophe. Oh ! battez-vous tant qu’il vous plaira : je n’y saurais que faire, et je n’irai pas gâter ma robe pour vous séparer. Je serais bien fou de m’aller fourrer parmi eux, pour recevoir quelque coup qui me ferait mal. »
Dans la portion centrale de l’extrait se trouve une structure rythmique eu égard à la personne qui parle, structure dont on peut faire ressortir l’organisation en employant une lettre pour désigner chaque locuteur : A : Monsieur Jourdain ; B : maître de philosophie ; C : maîtres d’armes ; D : maître à danser ; E : maître de musique.
- Nombre de positions successives. La structure regroupe 14 unités (comme, par exemple, un sonnet regroupe 14 vers). Elle est donc paire et donc susceptible de symétrie parfaite, soit en ce qui a trait aux nombres d’unités assemblées et à la nature des unités assemblées (nature exprimée par les lettres), soit en ce qui a trait seulement au nombre d’unités. Cependant, il faut savoir que les structures impaires peuvent elle aussi être symétriques en s’organisant autour d’un axe de symétrie qui est une unité, par exemple E jouant ce rôle dans la suite suivante : A, B, C, E, A, B, C).
- Nombre de positions simultanées. On remarque que, dans cet extrait, Molière a privilégié un rythme monoplan, en excluant des simultanéités qui auraient fait que deux personnages ou plus parleraient en même temps. Cela permet de préserver la « clarté » toute classique de la scène, malgré la foire d’empoigne. Il faut noter que les scènes où des personnages parlent en même temps sont rares dans le théâtre classique, surtout si les personnages disent des répliques différentes.
- Nombre d’unités par position successive. Une seule unité occupe chaque position successive, puisque le rythme est monoplan.
- Nombre d’unités susceptibles d’occuper chaque position. Cinq unités différentes sont combinées : A, B, C, D et E. En conséquence, dans une combinatoire complètement libre, chacune de ces unités aurait pu, en principe, occuper chaque position.
- Organisation du patron rythmique. L’organisation du patron rythmique repose sur la combinaison de trois fois la structure (paire) A, B, A, Y (ou Y équivaut d’abord à C puis à D, puis à E) suivie de la moitié de cette structure, soit A, B. Cela donne donc : A, B, A, C (Y = C) ; A, B, A, D (Y = D) ; A, B, A, E (Y = E) ; A, B.
Cette organisation semble posséder une certaine logique : chaque réplique du philosophe est suivie d’une réplique de Monsieur Jourdain (plus précisément cette réplique est : « Monsieur le Philosophe. ») ; chaque réplique des autres protagonistes est également suivie d’une réplique de Monsieur Jourdain (plus précisément : « Messieurs. »). La première réplique de Monsieur Jourdain obéit, malgré les apparences à cette logique, puisqu’elle répond à la dernière réplique du philosophe à la scène précédente, réplique où celui-ci commence à insulter ses collègues avant de se jeter sur eux (« Comment ? marauds que vous êtes… »). Cette organisation fait en sorte que M. Jourdain dit 7 répliques ; le philosophe, 4 (en excluant la réplique qui clôt la scène précédente) ; les autres personnages, chacun 1 réplique.
La dernière réplique de Monsieur Jourdain, celle où maintenant seul il clôt la scène, constitue une sorte de condensation de la structure à quatorze éléments qui la précède. En effet, on y trouve les répliques de Jourdain répétées, comme elles l’ont été dans la structure qui précède. Sachant qu’un cycle complet des répliques de Jourdain se produit lorsque se succède « Monsieur le Philosophe » et « Messieurs », la dernière réplique de la scène comporte deux cycles et demi (et demi parce qu’elle ne se termine pas par « Messieurs » mais par « Monsieur le Philosophe »). On remarque qu’elle se termine sur une moitié de cycle, comme le fait la structure à 14 unités qui la précède ; cette moitié de cycle est la structure A, B (au lieu de A, B, A, Y) qui clôt l’échange avec les autres protagonistes. En conséquence, on peut dire que la dernière réplique est une microreprésentation de la structure qui la précède. - Type d’unités impliquées. Les unités formant le rythme sont des locuteurs. D’autres types d’unités présentes forment également des rythmes. Par exemple, le contenu des répliques forme le rythme : A, B, A, C, D, E, A, F, D, G, A, H, D, I (où A = « Monsieur le Philosophe » et D = « Messieurs »). On remarque que toutes les répliques répétées le sont du « modérateur » de la dispute : Jourdain.
- Unités effectivement impliquées. Les locuteurs en cause sont : (A) M. Jourdain, (B) le philosophe, (C) le maître d’armes, (D) le maître à danser et (E) le maître de musique.
- Durée des unités. Comme nous ne tenons pas compte de la durée des répliques (en mots, en syllabes, en phonèmes, etc.), les unités ont la même durée. Cela étant, dans leur durée réelle, il faut noter qu’une des répliques de Jourdain (« Messieurs ») est notablement plus courte que les autres, qui sont de durées similaires.
4. Ouvrages cités
BURNETT, M. (s.d.), « Molinari, Guido » [en ligne], dans James H. Marsh, The canadian encylopedia, http://www.thecanadianencyclopedia.com/index.cfm?PgNm=TCE&Params=A1ARTA0005365 (page consultée le 5 mars 2011)
RASTIER, F. (1989), « La tactique », Sens et textualité, Paris, Hachette, p. 95-102. (reproduit dans : http://www.revue-texto.net/1996-2007/Parutions/Parutions.html, rubrique « Trésors »)
RASTIER, F. (2001), Arts et sciences du texte, Paris, Presses universitaires de France.
RASTIER, F. (à paraître), « Rimbaud, Marine – Formes et rythmes sémantiques », dans C. Koenig et P. J. de la Combe (dir.), La lecture insistante. Autour de Jean Bollack.
GROUPE µ (1982), Rhétorique générale, Paris, Seuil.
KLINKENBERG, J.-M. (1996), Précis de sémiotique générale, Paris, Seuil.
RASTIER, F. (1987), Sémantique interprétative, Paris, Presses universitaires de France.
ZILBERBERG, C. (2000), « Les contraintes sémiotiques du métissage », Tangence, Rimouski (Québec), 64, automne, p. 8-24 [réédité dans Internet : http://www.erudit.org/revue/tce/2000/v/n64/008188ar.pdf]
ZILBERBERG, C. (2005), Éléments de sémiotique tensive, Limoges, Presses de l’Université de Limoges.
5. Exercice
Analyser le rythme produit par la succession des cercles circoncentriques dans Accélérateur chromatique (1967) du peintre québécois Claude Tousignant (né en 1932).
par Claude Tousignant