- Raisons biographiques – À la recherche d’une anthropologie véritablement historique
- Raisons épistémologiques et méthodologiques – Introduire la singularité dans les (…)
- Raisons historiques – Faire correspondre la pensée au nouveau monde fluide
- Raisons conceptuelles – Identifier adversaires et alliés potentiels
Exposé présenté lors du séminaire de l’axe de recherche « Rythmologies », organisé par Luc Gwiazdzinski et Christian Graff à la MSH-Alpes de Grenoble, le 23 juin 2020.
J’aimerais vous présenter les principales raisons qui m’ont amené à concevoir et développer un programme de recherche rythmologique. Je vais essayer, à partir de mon expérience personnelle mais aussi au travers d’une analyse plus large du contexte, de vous montrer pourquoi une rythmologie est devenue aujourd’hui plus que nécessaire.
Comme vous le savez peut-être, ce programme a déjà reçu quelques illustrations à travers une collection « Rythmologies » aux éditions Rhuthmos dont vous avez certainement croisé certains titres [1]. Je n’ai pas beaucoup écrit, en revanche, concernant la rythmanalyse, c’est-à-dire ce genre d’études plus pratiques et concrètes qui mettent à profit les avancées théoriques de la rythmologie pour nous permettre de mieux appréhender les phénomènes auxquels nous sommes confrontés. Mais il existe, également aux éditions Rhuthmos, une collection « rythmanalyses » où vous trouverez de nombreux ouvrages parmi lesquels les rééditions de deux livres de Luc Gwiazdzinski [2]. J’y ai moi-même republié un titre en 2015 : Les Rythmes du politique d’abord paru en 2007, qui vient juste d’être traduit en espagnol [3].
Précisons, pour éviter tout malentendu, que je conçois évidemment le rapport idéal entre rythmologie et rythmanalyse comme un rapport de complémentarité : la première armant la seconde pour ses analyses et critiques des phénomènes sociaux et historiques ; la seconde fournissant à la première les données dont elle a besoin pour se développer et éviter les spéculations vides, les concepts sans contenu.
Il est vrai que nous sommes encore loin d’une telle interaction équilibrée. Comme vous le savez, depuis une dizaine d’années, la rythmanalyse est à la mode, en particulier dans les pays anglo-saxons et dans les pays du nord de l’Europe. On peut même parler d’une rhythmanalysis mania. Mais, comme l’a montré un dossier publié en novembre 2019 sur le site Rhuthmos [4], cet intérêt est essentiellement pratique. La plupart des travaux qui se présentent aujourd’hui comme rythmanalytiques ne retiennent des propositions d’Henri Lefebvre que leur côté opératoire : introduire la temporalité et l’expérience vécue dans l’observation en sciences sociales. L’aspect critique, politique et éthique, est le plus souvent mis de côté, pour ne pas parler des aspects artistique et poétique qui sont carrément oubliés. Mis à part quelques exceptions comme les travaux de théologie de Lexi Eikelboom [5], la rythmologie est presque totalement absente des démarches anglo-saxonnes. C’est pourquoi, la conception du rythme qui soutient ces travaux est la plupart du temps très élémentaire, et ne dépasse guère l’opposition rythme cyclique/rythme linéaire introduite par Lefebvre [6].
Toutefois, il faut bien le reconnaître, cette interaction est à peine meilleure dans les recherches continentales. Grâce aux travaux pionniers d’Émile Benveniste, Roland Barthes, Michel Serres, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Henri Meschonnic, dans les années 1970-1980, puis aux études plus historiques de Jean-Jacques Wunenburger, Pierre Sauvanet, Lucie Bourassa, Claire Revol, Jean-Claude Schmitt et moi-même, au cours des deux dernières décennies, nous disposons d’un socle de réflexions et d’une documentation rythmologiques assez développés. Ces diverses contributions nous ont aidés à prendre une certaine distance par rapport aux conceptions simplistes et ambiguës de Lefebvre. Mais le travail de confrontation entre rythmologie et rythmanalyse a tout juste commencé. Tout en reconnaissant la nécessité d’un changement de paradigme, ou au moins d’un enrichissement indispensable de la notion de rythme, beaucoup de chercheurs en restent encore, de manière plus ou moins explicite, à des conceptions très traditionnelles.
Pour justifier cette affirmation un peu abrupte, je me propose de vous exposer, au moins succinctement, les raisons qui m’ont amené à mettre en place un programme de recherche rythmologique systématique. J’ai regroupé ces raisons en quatre thèmes : raisons biographiques ; raisons épistémologiques et méthodologiques ; raisons historiques ; et raisons conceptuelles.
Raisons biographiques – À la recherche d’une anthropologie véritablement historique
Je précise que mon intention, dans cette première partie, n’est évidemment pas de parler de moi mais de rendre sensibles les croisements de lignes de forces, qui se sont produits au cours de mon parcours universitaire et qui m’ont amené à la question du rythme. Sans prétendre du tout faire de mon cas un modèle, je pense qu’il donne au moins quelques indications sur un certain nombre de choix théoriques à faire.
Il se trouve que j’ai bénéficié d’une triple formation : d’une part, une formation en sciences sociales (histoire, sociologie, anthropologie, un peu d’archéologie) qui m’a amené à une agrégation puis à un doctorat en histoire ; d’autre part, une formation en philosophie qui m’a mené jusqu’à l’HDR ; enfin, une formation à la linguistique et à la poétique dans le séminaire d’Henri Meschonnic à Paris 8. Ces croisements disciplinaires expliquent pourquoi ma thèse sous la direction de Jacques Le Goff et les premiers livres que j’ai publiés à la fin des années 1990 et au début des années 2000 visaient ce que j’ai appelé une anthropologie véritablement historique du sujet.
« L’anthropologie historique » était ce que pratiquait mon maître à partir de notions empruntées principalement aux sociologues durkheimiens et aux anthropologues maussiens qu’il faisait jouer dans la discipline historique ; bien sûr, je n’avais rien contre ces emprunts à d’autres sciences sociales, qui étaient tout à fait bienvenus pour contrebalancer une tendance à une histoire désincarnée représentée par l’histoire sociale et économique quantitative. Mais je voulais que cette anthropologie soit non seulement « historique » mais « véritablement historique », parce que je n’étais pas très satisfait, vu ma formation philosophique et linguistique, vu mes lectures du dernier Foucault, de Deleuze, de Benveniste ou de Meschonnic, du statut théorique de cette historicité-là.
Mon objectif était en effet d’introduire en science sociale une nouvelle notion de sujet, qui avait été jusque-là considérée comme une simple extension de celle d’individu, précisément en la refondant sur une théorie de l’historicité radicale. J’entends par là une théorie qui ne se limite pas à rendre compte d’un phénomène par un ensemble plus ou moins systématique de phénomènes antécédents, mais qui tienne compte également de la dynamique propre, des capacités ou intensités créatrices et génératives des « objets » étudiés, puisqu’il s’agissait non plus seulement de décrire des individus singuliers ou collectifs mais de saisir ce qui pouvait parfois en avoir fait des sujets.
Le problème était que, du côté des philosophes, l’historicité radicale était un thème porté essentiellement par des théoriciens post-heideggériens, derridiens, foucaldiens, ou deleuziens, qui, de manières différentes mais convergentes, soutenaient des conceptions fondamentalement anti-anthropologiques de l’historicité. Qu’elle soit définie à partir du passage du temps, de la « différance » sémiotique, ou de la différence interne à l’être, ces versions de l’historicité impliquait la disparition des notions d’homme et de sujet, ce qui était évidemment un peu gênant pour un programme qui cherchait à développer une anthropologie historique du sujet.
C’est pourquoi, je me suis alors tourné vers une pensée très minoritaire à l’époque, héritière de Humboldt, qui fondait, elle, l’historicité des êtres humains non sur l’idée de différence de l’être ou des signes mais sur l’activité du langage elle-même. Cette perspective permettait de prendre en compte l’historicité radicale des phénomènes observés par les sciences sociales, sans avoir à abandonner les deux concepts qui m’intéressaient.
Une fois établi le lien entre sujet et historicité radicale à travers le primat donné à l’activité du langage, il semblait évident qu’il fallait saisir la subjectivation « à partir du milieu », comme disait Simondon, et non à partir des pôles holistes ou individualistes qui se faisaient face à cette époque en sciences sociales. D’où l’introduction du concept de rythme comme organisation de ces flux du milieu et le modèle triadique que j’ai finalement exposé en 2007 dans Les Rythmes du politique.
L’individuation se produit au croisement de trois rythmes essentiels : les rythmes du corps, les rythmes du langage, et les rythmes du social. Ce sont ces rythmes entrecroisés qui définissent l’individuation (la manière d’être d’un individu singulier mais aussi collectif). Mais ce sont aussi ces rythmes, leurs qualités propres, qui permettent ou pas la subjectivation : le moment où un individu singulier devient agent de son existence et de celle des groupes auxquels il appartient ; le moment où un groupe et les individus singuliers qu’il contient deviennent agents de leur propre histoire.
Un tel modèle, surtout quand on parlait du langage et du corps, exigeait toutefois de trouver une nouvelle façon de penser le rythme. Ni le langage, ni le corps, ni même le social, ne fluent de manière régulière. Ma formation en linguistique et en poétique m’a alors permis de comprendre que le modèle le plus courant du rythme, le modèle musical, qui offrait un découpage du temps en mesures égales marquées d’accents plus ou moins mobiles, ne pouvait ici rien m’apporter.
Il est vrai que la théorie musicale du rythme, après avoir adhéré relativement tardivement, en fait à partir du XVIIe siècle, à ce paradigme métrique, s’en est un peu éloignée au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. Mais cela a été, la plupart du temps, pour introduire un jeu autour de la pulsation, de la scansion, un rubato qui permettait de ne plus interpréter la musique comme ce qui était simplement écrit et divisé régulièrement. C’est l’apport du romantisme et de la musique moderne qui suit. Mais comment ne pas voir qu’on restait, ce faisant, dépendant du paradigme métrique tout en affirmant s’en être libéré ? Car que vaut un rubato, un retard ou une avance, une interprétation, si ceux-ci ne sont pas référés, en dernière analyse, au retour régulier de la mesure ? L’expérience a montré qu’on ne peut tirer de la théorie musicale que des métaphores lorsqu’on veut décrire des gestes sur une chaîne, des interactions de travail dans un milieu professionnel, des flux urbains, et même des rassemblements festifs. On retombe toujours sur les mêmes catégories binaires qui ne permettent pas de singulariser les phénomènes : régularité vs irrégularité ; cadence vs arythmie ; harmonie vs disharmonie, etc. Tout cela ne nous avance guère.
Ne plus faire du rythme un problème musical, c’était en revanche l’acquis immense des travaux de Benveniste et de Meschonnic sur le langage et la littérature.
Benveniste est cher à mon cœur pour au moins deux raisons. D’une part, il a été le premier à mettre au jour le sens originel du rhuthmos chez les matérialistes pré-socratiques, non pas seulement forme instantanée et éphémère, comme on dit souvent en se fondant sur une lecture rapide de son article de 1951 (probablement écrit en hommage à Mauss qui venait de mourir l’année précédente), mais bien manière de fluer : rhein = couler, fluer + –thmos = modalité, manière de. Il a été le premier, quoi qu’en ont dit Michel Serres ou Gilles Deleuze par la suite, à dégager clairement le modèle pré-socratique du modèle platonicien du rythme.
D’autre part, dans le sillage de cet article totalement négligé par les linguistes, il a construit, entre la fin des années 1950 et le début des années 1970, une théorie complète du performatif puis de l’énonciation, une linguistique du discours, qui mettait l’accent sur le langage comme activité et non comme structure, et s’éloignait radicalement de la vulgate structuraliste de l’époque. Il y a ainsi un lien très fort entre la notion de rhuthmos et la théorie de l’énonciation, qui n’est rien d’autre qu’une théorie des manières de fluer du langage.
Meschonnic, quant à lui, venait de construire, à partir de la théorie proposée par Benveniste, une nouvelle théorie non-platonicienne du rythme attelée à une nouvelle théorie des discours (et non plus seulement du discours comme Benveniste). L’objet propre de Meschonnic était de rendre compte de la puissance d’ébranlement des textes littéraires, de leur valeur artistique mais aussi éthique et politique, c’est-à-dire de leur puissance de subjectivation. Son idée-force était d’attribuer cet effet pragmatique, c’est-à-dire à la fois anthropologique, sociologique et historique, à la manière de fluer de tel ou tel discours et à ce qu’il appelait des « valeurs » propres que ce rythme véhiculait. C’est cette manière de fluer, ce rythme, analysé à différents niveaux du flux du langage (sonore, prosodique, accentuel, lexical, phrastique, et même au niveau extralinguistique des gestes et comportements qui accompagnent la lecture orale d’un texte ou le dit d’un discours quelconque), qui portait la puissance poétique ou artistique du texte. Le sujet n’était alors plus le sujet ego, le sujet individu, ou même le sujet psychè, mais toujours d’emblée un transsujet, lancé certes par un corps parlant, mais qui passait de bouche à oreille, d’oreille à bouche, d’individu à individu, de groupe à groupe. Un sujet mobile et dynamique qui circulait et entraînait des effets de subjectivation plus ou moins marqués.
Voilà, très brièvement résumées, les raisons biographiques principales de mon intérêt pour la notion de rythme, raisons qui montrent à mon avis pourquoi cette notion exige, pour devenir vraiment productive, 1. d’éviter certains pièges, comme celui tendu par la théorie musicale traditionnelle (toutefois, il y a certainement des choses à gagner du côté des théories musicales les plus récentes, comme j’ai eu l’occasion de le constater dans des échanges avec des chercheurs de l’IRCAM) et 2. de mobiliser non seulement des connaissances tirées des sciences sociales, mais aussi des concepts venant de la philosophie, de la linguistique et de la poétique. Difficile, à mon avis, de faire à moins.
Raisons épistémologiques et méthodologiques – Introduire la singularité dans les stratégies anti-dualistes
Du point de vue épistémologique et méthodologique, nous bénéficions aujourd’hui des acquis des critiques du dualisme des années 1980-1990 : ce que je nommerai rapidement les modèles néo-herméneutiques (ex. la pensée de la complexité développée par Morin dès la fin des années 1970 ; les propositions faites par Ricœur dans les années 1990) ou bien les modèles néo-dialectiques (ex. l’interactionnisme d’origine américaine en sociologie ; le rejet chez certains hégéliens et surtout dans la tradition marxiste du principe d’Aufhebung, du troisième terme synthétique, au profit d’un maintien des contradictions, tensions, interactions, comme chez Fredric Jameson ou Antonio Negri). Toutes ces propositions ont permis d’introduire dans les sciences sociales et humaines des méthodes beaucoup moins dogmatiques que pendant la période précédente.
Mais, je crois que nous devons maintenant prendre conscience des insuffisances de ces critiques épistémologiques et méthodologiques : ces deux modèles alternatifs aux dualismes du passé restent en effet tout à fait généraux et ne permettent pas de singulariser une manière de fluer, un rhuthmos particulier. Ils rendent juste possible d’éviter la mono-causalité, le simplisme réductionniste qu’il soit holiste ou individualiste. Certes, on fait jouer les échelles les unes par rapport aux autres, le tout par rapport à la partie, l’individu par rapport au groupe, l’observateur par rapport à l’observé, mais on reste néanmoins dans la définition aristotélicienne de la science : il n’y a de science que du général, ce qui est très gênant pour nous autres pratiquants des sciences sociales et humaines. En effet, ce qui nous intéresse, ce sont aussi souvent les constantes transhistoriques, les régularités, les effets collectifs moyens, que les événements, les bifurcations uniques, les inventions inattendues, les singularités historiques, les effets de subjectivation. Les notions de spirale ou d’aller-retour sont fort utiles mais elles restent des principes méthodologiques ou épistémologiques généraux et ne sont jamais décrites pour elles-mêmes dans leur singularité factuelle. Or, comment s’effectue, concrètement et historiquement, par exemple, l’interaction entre l’individu et les groupes auquel il appartient ? Comment s’effectue, de cas en cas, l’interaction entre l’observateur et les objets qu’il observe ? Les épistémologies et méthodologies anti-dualistes ne disent rien de la spécificité, du caractère à chaque fois unique, de ces interactions ; elles n’en donnent qu’une image générale.
A contrario, pour peu qu’on ne l’ait pas réduit à une simple succession métrique, le rythme permet de s’intéresser aux spécificités ou singularités des spirales néo-herméneutiques ou des va-et-vient de l’interactionnisme sociologique et des néo-marxismes. Que cela soit au niveau concret des êtres observés ou au niveau épistémologique des idées de l’observateur ou, plus sûrement, des observateurs, le concept de rythme, pris au sens de rhuthmos, permet de décrire, cas par cas, l’organisation du flux des phénomènes ou bien de celui des idées qui doivent en rendre compte.
Ce point épistémologique et méthodologique est un peu technique et délicat, je n’en dis pas plus, on pourra y revenir si cela vous intéresse.
Raisons historiques – Faire correspondre la pensée au nouveau monde fluide
La transformation du capitalisme avec la diffusion du néolibéralisme, la révolution des transports et des techniques de communication, l’internet, le passage d’un monde systémique à un monde interconnecté, fluidifié, et en flux tendu, exigent une transformation correspondante des sciences sociales et de la pensée en général, aussi bien du point de vue descriptif que du point de vue normatif.
Du point de vue descriptif, le rythme – à condition bien sûr qu’il soit pris dans un sens non métrique – correspond tout à fait aux nouvelles conditions d’observation imposées par le monde fluide. Le rythme comme rhuthmos est un concept parfaitement adapté à la saisie de réalités qui ne cessent de se transformer, qui coulent en permanence, mais qui ne sont pas non plus totalement liquides, amorphes ou sans organisation.
Il est frappant, à cet égard, de remarquer que beaucoup de disciplines ont introduit, depuis quelques années, la temporalité aussi bien dans la conception de leurs objets que dans leurs protocoles d’observation.
Le mouvement est évidemment très perceptible en sociologie, où la question de l’organisation temporelle des interactions ou des activités sociales, qui existait mais était relativement secondaire, est devenue centrale. Cela concerne aussi bien le niveau individuel, par exemple les conflits rythmiques entre maraudeurs et SDF [7], que le niveau collectif, avec le rôle structurant d’événements urbains réguliers dans des villes actives par ailleurs 24 heures sur 24 [8], ou encore les enquêtes associées aux politiques temporelles et aux bureaux des temps qui visaient à améliorer les possibilités d’accrochage des rythmes individuels et des rythmes des administrations ou des transports [9]. On remarque un mouvement analogue aussi en anthropologie, où François Laplantine a, par exemple, introduit la notion d’anthropologie modale, en la fondant explicitement sur le rythme. Dans ce cas, l’anthropologue ne vise plus les structures ni même les systèmes sociaux mais les modalités des relations [10].
Mais ce mouvement est aussi sensible dans des disciplines qui étaient traditionnellement plutôt attachées à l’espace, comme la géographie, l’urbanisme ou l’architecture. Les différents types d’espace géographiques, l’espace urbain ou même l’espace intérieur et extérieur des bâtiments ont été conçus et observés soit à partir des flux collectifs qui les traversent et ainsi les constituent, soit à partir des sensations corporelles et psychiques que les déplacements dans ces espaces entraînent. Dans un esprit lefebvrien, le corps mouvant de l’observateur est ainsi souvent devenu le premier réceptacle des rythmes qu’il s’agit de mettre en évidence et d’analyser [11].
Même des sciences de la nature déjà habituées depuis longtemps à prendre en compte le paramètre temporel, comme la biologie ou les neurosciences, ont dû introduire de nouvelles manières de décrire les phénomènes qu’elles étudiaient. N’étant pas spécialiste, je me limiterai ici à un seul exemple. Critiquant la conception selon laquelle la mémoire était simplement stockée dans des réseaux neuronaux, Gerald Edelman et Giulio Tononi ont proposé, dès le début des années 2000 (A Universe of Consciousness), de considérer que les souvenirs étaient à chaque fois reproduits à la demande par des processus dynamiques qui ne nécessitaient pas de stockage permanent. La mémoire et plus généralement la conscience apparaissaient ainsi désormais comme produites par une activité neuronale permanente dont il s’agissait de décrire la forme, la manière de fluer [12].
Du point de vue normatif, maintenant, le rythme permet de surmonter des problèmes laissés sans réponse par les deux paradigmes critiques qui ont accompagné le déclin du monde systémique et son remplacement, dans les années 1980-1990, par un monde beaucoup plus atomisé et fluide. Je veux parler, d’une part, du paradigme individualiste (affine au néo-capitalisme) et, d’autre part, du paradigme différentialiste, que ce soit sous ses formes déconstructionniste néo-heideggérienne ou derridienne, ou sa forme désirante deleuzo-guattarienne, qui se voulaient des alternatives au précédent.
Rien à dire du paradigme individualiste, sinon qu’il est l’adversaire à renverser, à surmonter. Même si certains de ses partisans s’en défendent, il est clair que l’individualisme méthodologique est très souvent affine à des points de vue éthiques et politiques inacceptables. Le paradigme individualiste correspond parfaitement au monde néolibéral qui a fini de s’imposer avec la mondialisation.
Le cas du ou des paradigmes différentialistes est plus complexe : munis d’une grande force critique lorsqu’ils agissaient au sein du monde systémique et disciplinaire des Trente Glorieuses, il ont vite perdu de leur force au cours des années 1990 car on a cru, un peu naïvement, qu’il suffisait d’utiliser tels quels les concepts et les points de vue inventés dans les années 1970-1980 pour réaliser une véritable critique du néo-capitalisme en émergence. Or, la simple reproduction était évidemment loin de suffire à conserver le tranchant de pensées produites dans et contre d’autres contextes. On peut même dire que, bien souvent, les pensées différentialistes sont apparues plus ou moins complices des transformations en cours et l’on a vu le néo-anarchisme d’extrême-gauche se fondre de plus en plus fréquemment dans l’individualisme néolibéral et ses dérives les plus préoccupantes.
Marcela Iacub, par exemple, a pu prôner une individualisation maximale des choix concernant la prostitution, la mécanisation de la procréation, la gestation pour autrui, qui allait tout à fait dans le sens de la marchandisation généralisée du vivant qui était en cours. De même, Bruno Latour a pu, de son côté, puisque le réel était censé avoir perdu toute structure, tout organisation systémique, et qu’il n’existait plus que des réseaux d’êtres hétérogènes branchés les uns avec les autres, rejeter toutes les pensées critiques antérieures fondées sur des principes holistes, comme celles de Marx ou Bourdieu – et passer avec armes et bagages à Sciences-Po-Paris. De même enfin, en cohérence complète avec les analyses déployées dans son livre Empire paru en 2000, Antonio Negri a appelé à voter en 2005 en faveur du Traité européen parce qu’il allait « hâter la dissolution des États-nations » et donc faciliter l’établissement d’un Empire mondial qui aurait été lui-même le milieu favorable à une émergence de nouveaux mouvements révolutionnaires internationaux.
Avec la distance, on voit clairement, aujourd’hui, tous les problèmes que soulèvent ces diverses positions éthique, méthodologique et politique : aucune n’a eu d’effet critique décisif et chacune a, au contraire, plutôt renforcé le paradigme individualiste qu’elles étaient censées remettre en question.
A l’inverse, même s’il reste encore beaucoup de questions ouvertes, on aperçoit déjà comment le rythme peut nous aider à critiquer le monde individualiste, interconnecté et en flux tendu, qui s’est mis en place depuis les années 1990. Il peut nous permettre de remettre en question tous les processus de fluidification extrême ou de liquéfaction, et de leur opposer les rythmes qui au contraire donnent de la consistance ou intensifient l’expérience singulière et collective, les manières de fluer qui permettent une transsubjectivation. Ces « bonnes manières de fluer » définiraient ce que l’on pourrait appeler une éthique et une politique du rythme.
Raisons conceptuelles – Identifier adversaires et alliés potentiels
La dernière série de raisons qui m’a poussé vers la rythmologie tient à la nécessité de faire le tri entre les différentes acceptions du rythme. Une fois admis que le rythme était en train d’émerger dans de très nombreuses disciplines, qu’il formait même peut-être déjà un « nouveau paradigme » descriptif et normatif, toutes les difficultés n’avaient pas disparu. Le rythme était, en effet, une notion aussi riche que confuse et même parfois obscure. D’où la nécessité de passer d’une rythmologie observant les sciences contemporaines – la paradigme du rythme en émergence – à une rythmologie qui restituerait les conceptions du passé – les différents paradigmes rythmiques qui se sont déployés au cours de l’histoire occidentale.
J’ai récemment fait un petit tour d’horizon des différents sens et usages du mot rythme depuis 2500 ans dans un texte intitulé : « Qu’est-ce que le rythme aujourd’hui ? », publié en mai 2020 par Luc Gwiazdzinski dans la revue Cambo [13], mais que vous pouvez trouver également sur Rhuthmos [14]. Je ne vais pas répéter ici ce que vous pourrez y lire, mais il est sûr que cette richesse sémantique donne au rythme à la fois son intérêt et sa fragilité voire sa dangerosité – quand on ne prend pas garde à ce que l’on convoque en reprenant à son compte telle ou telle conception. Pour me limiter à quelques exemples bien connus, le rythme a pu être défini successivement comme ordre du mouvement, pulsation, rapport entre durées, circuit, succession de mesures égales, répétition régulière d’accents, oscillation, cycle, à quoi il faut enfin ajouter fréquence, tempo ou vitesse.
En étudiant cette histoire du rythme, à la fois de très près et de suffisamment loin, je suis arrivé à la conclusion que ce que l’on présente parfois comme un nuage théorique confus peut, en réalité, être décrit assez rigoureusement comme une série de glissements de champ en champ, de discipline en discipline, parfois de bifurcations et de chevauchements inattendus, mais surtout de luttes de domination théorique.
J’ai pu ainsi mettre en évidence l’apparition dans l’Antiquité de ce que j’ai appelé trois « paradigmes » principaux, qui ne sont bien sûr ni des formes définitives ni même des structures historiques du savoir, comme chez Kuhn ou Foucault, mais des modèles théoriques, éthiques et politiques, qui sont en transformation permanente mais qui conservent un air de famille : le paradigme physique démocritéen qui décrivait, à partir du flux des atomes, la nature de la Nature ; le paradigme idéaliste et métrique platonicien fondé sur le découpage arithmétique du mouvement de la poésie, de la musique et de la danse ; et le paradigme poétique et artistique aristotélicien qui visait, quant à lui, une appréciation de l’effet éthique et politique global du flux du discours littéraire [15].
J’ai ensuite suivi ces trois paradigmes à travers toute l’histoire culturelle occidentale jusqu’au XIXe siècle. L’enquête a montré un effacement des paradigmes physique démocritéen et poétique aristotélicien dès le dernier siècle avant JC ; une domination plus que millénaire en Occident du paradigme métrique platonicien ; mais aussi des résurgences assez puissantes, quoique souvent étouffées ou récupérées, des paradigmes physique et poétique à partir du XVIIIe siècle [16].
Les représentants les plus importants de ces contre-modèles non-platoniciens sont certainement Diderot, Moritz, Schiller, Goethe, August Wilhelm Schlegel, Hölderlin, au XVIIIe siècle, Baudelaire, Hopkins, Mallarmé, Nietzsche, au siècle suivant. Pour le premier XXe siècle, on peut citer dans la tradition physique au moins Bergson, Whitehead et Bachelard, et l’on pourrait facilement continuer cette petite liste pour la deuxième moitié du siècle. Serres, Morin ainsi que Deleuze et Guattari me semblent de dignes héritiers du paradigme physique corpusculaire ; alors que Benveniste, Barthes et Meschonnic seraient évidemment du côté du paradigme poétique.
Aujourd’hui, on dit et lit souvent qu’il existerait autant de définition du rythme que d’auteurs qui s’y intéressent. Mais si vous regardez précisément de quoi il retourne dans la plupart des analyses qui se présentent comme rythmiques, quelle que soit la discipline, vous retombez en fait sur le paradigme métrique platonicien, que beaucoup de nos collègues chercheurs n’ont pas vraiment conscience de mobiliser. Les enquêtes présentées dans les 2e et 3e volumes d’Elements of Rhythmology montrent en détail comment se sont effectués au cours du XIXe siècle à la fois le refoulement des deux paradigmes qui venaient de réémerger et la diffusion du modèle platonicien, depuis la métrique proprement dite chez Hermann, la philosophie idéaliste chez Hegel, et la physiologie naissante chez Vierordt, Wundt, Helmholtz et Brücke, vers la psychologie et l’histoire de l’art, puis à la Belle Époque, vers l’économie, la sociologie et l’anthropologie [17]. Il faut donc espérer que nos collègues en tireront les conséquences qui s’imposent et chercheront des modèles alternatifs plus adéquats à leurs propres visées scientifiques.
Cette entreprise généalogique a ainsi révélé un paysage très différent de celui qu’avait peint Pierre Sauvanet au tout début des années 2000 dans son livre Le Rythme et la Raison [18]. Celui-ci était, en effet, parti des différents sens connus de la notion pour tenter de les unifier dans un cadre théorique commun qui dépasserait définitivement leurs oppositions. Il pratiquait là une opération classique en philosophie visant à rationaliser un réel foisonnant et rebelle, une opération hégélienne dans son fond, qui ambitionnait d’articuler les sujets qui fâchent dans une synthèse commune. Sans défendre explicitement le paradigme platonicien, Sauvanet le considérait, faussement à mon avis, comme théoriquement, éthiquement et politiquement, équivalent aux autres. Du coup, sa proposition synthétique effaçait les conflits et laissait en fait largement libre cours à la domination métrique actuelle sans dégager clairement d’alternative.
Pour ma part, je pensais et continue à penser qu’il faut au contraire partir des sujets qui fâchent et mettre en évidence les conflits, épistémologiques, éthiques et politiques entre paradigmes rythmologiques.
Dans mes livres récents, mon objectif a été de mettre en évidence, de manière rigoureuse, ce à quoi nous devons clairement renoncer, mais aussi ce sur quoi nous pouvons nous appuyer, nous qui essayons de faire des sciences sociales et historiques, nous qui tentons d’avoir un regard critique sur nos sociétés et de proposer des solutions.
Il est clair que continuer la tradition platonicienne, sous quelque forme que ce soit, ne peut nous amener nulle part : sinon à retrouver partout, de manière finalement anhistorique, les mêmes scansions non significatives et à reproposer, à plus ou moins court terme, comme certains théoriciens allemands et certains régimes totalitaires de la première moitié du vingtième siècle, une utilisation disciplinaire du rythme.
En revanche, les deux traditions physique et poétique qui mobilisent les unes et les autres la notion non-platonicienne d’organisation du flux permettent de valoriser l’historicité radicale des êtres humains et les phénomènes de transsubjectivation, et par là d’établir une éthique et une politique à l’usage des habitants de cette terre au XXIe siècle, au moment où la protection de la Nature est devenue un impératif vital, mais où cette protection ne doit pas se faire non plus, par le biais d’un naturalisme anti-anthropologique, aux dépens des Hommes.
Il est vrai que l’enquête a révélé aussi la permanence jusqu’à nos jours d’un profond fossé entre les conceptions démocritéennes et aristotéliciennes. Les théoriciens intéressés par les flux de la nature ont eu, il faut le reconnaître, beaucoup de mal à prendre en compte les flux culturels et langagiers ; et l’inverse est également vrai. Mais cette enquête a aussi prouvé que ce fossé n’était pas insurmontable comme le montrent les exemples fascinants de Diderot, de Goethe ou de Nietzsche. Dans ces trois cas, les flux de la nature et les flux humains n’étaient plus séparés mais pris dans un regard commun.
Pour être clair, je n’ignore pas que la porte est étroite car ces deux paradigmes non-platoniciens ont connu, comme je viens de le dire, une histoire où les périodes de séparation ont été beaucoup plus longues que celles où ils se sont intégrés dans des visions du monde qui associaient harmonieusement les connaissances venant des sciences de la nature et celles venant des sciences humaines et sociales. Mais je milite pour que nous abandonnions le paradigme qui reste aujourd’hui dominant : le paradigme métrique et pour que nous reprenions à notre compte les paradigmes physique et poétique, seuls à même de nous permettre de proposer une épistémologie, une méthodologie, une poétique, une éthique, et une politique qui soient au niveau des problèmes du monde actuel.