Sur les rythmes de nos vies : une approche multiscalaire

Pascal Michon
Article publié le 28 novembre 2014
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Sur les rythmes de nos vies : une approche multiscalaire  », Rhuthmos, 28 novembre 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1375

Cet exposé a été présenté lors du colloque « Autant de bébés – Au temps du bébé – Rythmes et développement du nourrisson » à Issy-les-Moulineaux le 6 décembre 2013.


Je me propose ici de montrer comment on pourrait aborder la question de « l’individualisme contemporain » d’une manière qui ne souffre ni de la complaisance qui a longtemps marqué les approches postmodernes, ni des déplorations qui caractérisent aujourd’hui nombre d’analyses soulignant la survalorisation du moi et du présent, ni de l’historicisme simpliste qui grève en partie les éthiques de la reconnaissance. A cet effet, je présenterai brièvement trois approches rythmiques de la réalité contemporaine en faisant varier les échelles d’observation.

 Le débat contemporain sur l’accélération

Commençons par le point de vue à la fois le plus éloigné et le plus général. Paul Virilio est le premier, dès les années 1970 [1], à avoir mis la vitesse et l’accélération au centre d’une critique des sociétés contemporaines. Il a été rejoint, dans les années 1980-90, par nombre d’auteurs, dans le monde anglo-saxon (David Harvey, Richard Sennett), en Italie (Alberto Melucci), puis, dans les années 2000, en Allemagne et en France. Et depuis quelques années, on observe une inflation d’essais sur la vitesse, l’accélération, l’agitation de la vie quotidienne ou la frénésie au travail [2]. Dans son livre Accélération, paru en 2005, Hartmut Rosa a fait un gros travail de classement des données empiriques et théoriques fournies par ces différents travaux. Il distingue l’accélération technique, le fait que les techniques, en particulier les techniques de production et de communication, changent de plus en en plus rapidement ; l’accélération des changements des structures sociales, c’est-à-dire le fait que ces changements qui demandaient autrefois plus qu’une génération se produisent désormais dans une durée inférieure à une génération ; et l’accélération du rythme de vie, le fait que nous cherchons ou sommes obligés à faire toujours plus d’actions dans un temps le plus court possible ou même à mener plusieurs actions simultanément.


Dans son livre Le temps de l’urgence paru cette année, Christophe Bouton décrit très bien les effets de cette « extension du domaine de l’urgence », dans l’économie, le travail, la vie quotidienne, le droit, la politique, l’environnement, l’éducation, les médias. On pourrait facilement y ajouter le langage médiatique et la culture populaire.


Je me limiterai ici à un seul de ces aspects, le plus connu et aussi l’un des plus importants du fait de sa centralité : l’accélération et l’urgence dans le monde économique. Le XXe siècle a tout d’abord connu l’Organisation Scientifique du Travail, le taylorisme puis le toyotisme à partir des années 1960. Il s’agissait d’augmenter la productivité des travailleurs en les insérant dans des chaînes de fabrication tournant de plus en plus rapidement. Parallèlement, on a développé la consommation et aussi accéléré ses cycles de manière à pouvoir absorber une production toujours plus abondante. Toutefois, ce modèle économique a commencé à s’essouffler dans les années 1970 et le capitalisme a alors dû trouver de nouvelles manières de produire et de consommer.


Au cours des deux dernières décennies du XXe siècle sont ainsi apparues dans les entreprises de nouvelles techniques de management par équipes et par compétition interne [3]. Et parallèlement, on a encore étendu et accéléré les cycles de consommation par l’obsolescence programmée, les changements incessants de gammes de produits et une marchandisation de secteurs jusque-là épargnés, comme l’enfance et bientôt la gestation pour autrui.


En ce début de XXIe siècle, le temps de travail apparaît ainsi comme un temps à la fois densifié, compressé, imposé et contrôlé. Les conséquences de ces transformations sont bien documentées : elles vont de la perte de la satisfaction de « l’ouvrage bien fait » à la fatigue, le surmenage, la dépression, le burnout, voire, dans certains cas comme à France Telecom, le suicide. Bien entendu, elles ne s’arrêtent pas à la porte des entreprises. Elles ont tendance à contaminer le reste de la vie quotidienne. C’est pourquoi on trouve aussi de plus en plus souvent, chez l’homme en « état d’urgence », – la time-urgent personality décrite par Robert Levine [4] – des transformations psychiques qui confinent parfois à la pathologie : le sentiment de manquer de temps, l’impatience, l’obsession de la ponctualité, la manie de tout planifier en détail, même dans les moments de temps libre, la concentration exclusive sur les intérêts professionnels aux dépens de la vie privée, les insomnies, les idées fixes.


Plus généralement, cette accélération a des effets anthropologiques de fond. Les techniques de management moderne façonnent un homme nouveau ; elles convertissent l’homo œconomicus en homo temporalis  ; le salarié doit être le leader de soi-même et gérer sa vie comme une micro-entreprise [5]. De ce point de vue, l’urgence signifie la fin d’une certaine culture de la vocation et de tous les projets conçus à l’échelle d’une vie, tels le « métier » ou encore le « mariage ».


Sur la description de ces phénomènes, les observateurs sont à peu près d’accord. Ils divergent, en revanche, quant à leur interprétation. Robert Levine identifie, par exemple, cinq facteurs principaux qui détermineraient « les rythmes de la vie » : la santé de l’économie, le degré d’industrialisation, la taille des regroupements de population et des villes, le climat et le degré d’individualisme. Hartmut Rosa attribue, quant à lui, « l’accélération » à trois moteurs principaux : l’accélération du rythme de la vie serait entraînée par les promesses d’émancipation de réalisation de soi de la modernité ; l’accélération technique serait soumise aux exigences du capitalisme et à la diffusion de l’économie monétaire et financière ; enfin, l’accélération du changement social s’alimenterait dans l’accentuation de la différenciation fonctionnelle provoquée en partie par la mondialisation.


Christophe Bouton ne récuse pas entièrement ces explications mais il y conteste l’absence de hiérarchisation et, quand ce n’est pas le cas, la tendance assez fréquente à mettre en avant le facteur technique. Pour lui – et on ne peut que lui donner raison –, il n’y a aucun déterminisme de la technique. Cette idée sert surtout à ne pas nommer les causes réelles qui sont soit idéologiques, soit économiques. La cause principale de la diffusion de l’urgence se trouve dans la reprise de la course à la productivité qui caractérise le capitalisme, depuis que, dans les années 1990, celui-ci, sous la pression des marchés financiers, a commencé à exiger une rentabilité de 15 % par an sur les capitaux investis. Comme le dit Nicole Aubert : « Ce qui unit les trois premiers concepts d’urgence, instantanéité et immédiateté […], c’est celui de vitesse, elle-même au cœur du système capitaliste : plus le capital tourne vite et plus le taux de profit annuel est élevé, d’où la recherche effrénée d’accélération qui imprègne toute l’histoire du capitalisme. [6] »

 De l’accélération à la dégradation des rythmes


Je suis, pour ma part, tout à fait d’accord pour sortir le débat de la seule question de la technique ou même du changement social et pour le recentrer sur le capitalisme. Mais je pense qu’il manque encore un maillon dans le raisonnement qui permettrait de passer de ces transformations du système de production et de consommation aux difficultés et les pathologies observées sur le terrain. Dans la plupart des approches contemporaines, le lien est fait à travers les notions de temps vécu, de durée intérieure : c’est le temps vécu, l’expérience propre à chacun, qui seraient bouleversés, dégradées, par l’accélération des interactions. Or, notre vie comprend bien d’autres aspects que la seule durée intérieure et le seul tempo de nos activités – autres aspects qu’il est indispensable de prendre en compte, si l’on veut pouvoir juger des processus d’individuation et de subjectivation, ou de désindividuation et de désubjectivation, qui se produisent dans nos sociétés hypermodernes.


Je reprendrai, pour illustrer mon propos, une analyse proposée par Alberto Melucci, le grand sociologue et thérapeute italien, à la fin des années 1990 [7].


Du fait des nouveaux développements du capitalisme, de la mondialisation de la production et des échanges, et des progrès des technologies de transport et de télécommunication, nous vivons, fait remarquer Melucci, dans un monde de plus en plus « complexe », au sens des théories de la complexité, c’est-à-dire à la fois de plus en plus différencié et interconnecté. Nous appartenons à une pluralité grandissante d’équipes de travail, de réseaux, d’associations ou de groupes de référence et la quantité d’informations que nous émettons ou que nous recevons augmente en permanence, dans la mesure où les médias, l’environnement professionnel, les relations interpersonnelles génèrent des flux d’informations toujours plus importants.


Notre action est ainsi soumise à une double contrainte : d’un côté, elle se divise entre des sphères d’action de plus en plus nombreuses et distantes les unes des autres ; de l’autre, elle est sans cesse soumise à la pression des informations, injonctions, stimuli qui lui parviennent par les divers moyens de télécommunication, moyens qui lui deviennent simultanément indispensables pour relier et tenir ensemble autant que faire se peut ses différents moments. Cette double contrainte explique que notre expérience tende à la fois à se fragmenter et à devenir de plus en plus dépendante de moyens extérieurs pour garantir son unité.


Autrefois, la plus faible diversité des interactions, leur stabilité, leur aspect routinier et prévisible, la lenteur des transformations sociales et techniques, la maigre quantité d’informations à traiter, permettaient à tout un chacun de s’appuyer sur des rythmes corporels, langagiers et sociaux relativement stables et d’affirmer assez facilement la continuité de son identité.


Aujourd’hui, du fait de la multiplication et de la diversification des groupes auxquels nous participons, nos interactions se succèdent au cours de la journée, de la semaine ou de l’année de manière très irrégulière, parfois très rapidement, parfois en se chevauchant, mais aussi en s’arrêtant parfois brusquement. Ces nouveaux rythmes de la socialité nous imposent d’être capables d’arbitrer entre des possibilités d’interaction plus nombreuses, de passer sans transition de moments d’attente et de rapport à soi à des moments d’échange plus ou moins absorbants, et finalement de nous engager rapidement dans les groupes auxquels nous voulons participer, mais aussi éventuellement de nous en désengager toute aussi rapidement et souplement. Or, comme chaque champ possède ses propres règles de sociabilité, ses codes comportementaux, ses manières d’avancer dans le langage, c’est-à-dire ses propres rythmes et que cela rend impossible de compter sur des schémas d’action déjà éprouvés, il faut aussi être capable d’improviser en permanence la manière de se comporter lors des interactions. Ainsi notre expérience apparaît-elle de plus en plus morcelée, chaotique et incertaine.


Melucci analyse les conséquences de ce délitement de l’expérience. Tout d’abord, le fait que les individus traversent au cours de leur existence quotidienne des moments de plus en plus hétérogènes, qu’ils soient portés par des rythmes de plus en plus hachés, a des conséquences sur la construction du sentiment de soi. Les individus éprouvent une plus grande difficulté à ramener cette diversité d’expériences à une unité intérieure biographique. Dans la mesure où le temps est peuplé de durées très différenciées, la durée constructiviste typique de la modernité, la durée historique animée par un telos, laisse la place à un présent peuplé d’histoires relativement indépendantes.


Par ailleurs, cette expérience d’éclatement s’accompagne d’une montée de l’incertitude. Confrontés à un trop-plein de possibilités les individus butent sur un paradoxe. Le principe du choix, qui était traditionnellement associé aux idées de liberté et de responsabilité, devient synonyme de destin et de nécessité : « Tandis que nos possibilités d’actions s’élargissent, note Melucci, nous nous sentons de plus en plus sous pression : nous devons opérer des choix fréquents et permanents et, en réalité, nous n’avons aucun moyen d’éviter cette opération. » Or, ce paradoxe engendre des troubles psychologiques et comportementaux inédits. Choisir se révèle être pour les individus une tâche de plus en plus lourde et frustrante : « Ce qui est laissé de côté est en effet toujours, de façon disproportionnée, beaucoup plus considérable que ce qui est choisi. » À la fatigue du choix s’ajoute ainsi, dès qu’il est accompli, une « pure expérience de perte sans objet bien déterminé » qui aboutit soit à la dépression, soit à des troubles maniaco-dépressifs lorsque certains individus s’engagent dans un effort désespéré pour conserver l’ensemble de leurs possibilités d’action.


Enfin, ces difficultés à maintenir une unité psychique alors que l’expérience est toujours plus morcelée et incertaine, et l’angoisse qui naît de l’excès même de possibilités, expliquent que nous soyons de plus en plus dépendants de la technique. On connaît depuis Thompson et Elias l’importance des instruments qui permettent de « mesurer » le temps, c’est-à-dire de le construire comme un continuum métrique, régulier et universel. Ce sont ces outils qui permettent aux individus de coordonner des interactions de plus en plus diversifiées et de développer les formes d’individuation, autrefois disciplinaires aujourd’hui plutôt nomades, qui leur sont adéquates. Instruit par l’expérience des années 1990, Melucci montre, quant à lui, que les techniques de télécommunication et de traitement de l’information sont désormais devenues à leur tour un support déterminant de l’individuation. De fait, il n’y a rien de plus intolérable et douloureux pour un adolescent aujourd’hui que de se voir confisquer son téléphone portable. Ce genre de sanction familiale ou scolaire déclenche en général des protestations véhémentes et scandalisées, qui montrent bien que l’on a touché à quelque chose de fondamental pour son identité personnelle. Ainsi n’est-il pas abusif de dire qu’une bonne part de l’identité de nos enfants se trouve aujourd’hui dans la puce de leur téléphone portable. Tout se passe comme si aux supports extérieurs traditionnels de l’individuation – la propriété privée et les droits sociaux – s’étaient ajoutés, depuis quelques années, certains outils techniques de communication et de conservation/tri de l’information.


Melucci conclut ces analyses de manière très originale : « L’unité et la continuité de l’expérience individuelle, dit-il, ne peuvent être trouvées dans une identification fixe comportant un modèle, un groupe ou une culture bien définis. Elles doivent donc être plutôt fondées sur une capacité interne à “changer de forme”, à se redéfinir constamment dans le présent, à renverser des décisions et des choix. » Autrement dit, le maintien voire l’amélioration de nos capacités à agir et à exister exige que nous nous montrions « capables “d’ouvrir et de fermer”, de prendre part au flux de messages et de s’en éloigner », c’est-à-dire « de trouver un rythme d’entrée et de sortie qui permette à chacun d’entre nous de communiquer de façon sensée sans étouffer notre existence interne. » L’individu doit être en mesure, dit Melucci, d’établir « une oscillation permanente entre les deux niveaux d’expérience. Il doit devenir de plus en plus l’arbitre et le régulateur de cette oscillation ; il est le seul à avoir la faculté d’en donner le rythme et le tempo. »


Puisant dans sa double expérience de sociologue et de psychothérapeute, l’analyse de Melucci débouche ainsi sur une conclusion tout à fait remarquable, même si elle concerne avant tout les individus et n’évoque que de biais les changements sociaux qui doivent l’accompagner. Le meilleur moyen de lutter contre la dégradation de l’expérience à laquelle nous assistons ne serait pas de se retourner vers une puissance d’expérience et d’action qui serait naturelle au corps, et de garantir une durée propre, mais de transformer les rythmes de l’individuation selon une sorte d’eurythmie singulière et collective permettant de faire communiquer et d’associer souplement la complexité des rythmes internes et la profusion des rythmes sociaux : « Le passage d’un temps à l’autre, leur cohabitation facile, sinon assez harmonieuse, est l’une des principales conditions de l’équilibre personnel ainsi qu’un facteur critique pour la vie sociale dans son ensemble. »

 Sur les rythmes de la relation d’assistance

Pour terminer, je voudrais de nouveau changer d’échelle et vous parler de l’activité d’une association intervenant à Paris dans la rue auprès de SDF. J’utiliserai l’enquête faite récemment par un jeune sociologue travaillant sur les services d’urgence, en particulier le Samusocial, qui s’appelle Edouard Gardella [8].


Tout d’abord, un point général. La relation d’assistance (ou relation d’aide) a connu d’importantes mutations depuis les années 1980. Elle est passée du « schéma de la réparation » au « modèle de l’accompagnement ». Le « schéma de la réparation » s’inscrivait dans le cadre d’une société de l’intégration et de la prise en charge collective des risques individuels (vieillesse, maladie, chômage). Il était appuyé sur un paradigme éducatif et pédagogique (l’inadaptation est un retard à combler) et pensé en fonction du long terme. Le « modèle de l’accompagnement », lui, prend sens dans le duo exclusion/insertion (le risque de perte du lien social). Il s’appuie sur le paradigme de l’aide à la relation (ce n’est plus tant le bénéficiaire et sa progression qui est visé, que le maintien d’un contact) et s’inscrit dans le court terme. « Attention », « écoute », « souci », « prise en compte », « veille » : un vocabulaire de la présence et de l’accompagnement se substitue peu à peu à celui de l’éducation et de l’aliénation.


Cette transformation de la forme prise par la relation d’assistance est associée à une nouvelle définition de la question sociale : après avoir été analysée en termes d’inégalités, de rapports de production et de lutte des classes, celle-ci est désormais vue en termes de « souffrance », en particulier de « souffrance psychique » amenant le déploiement d’une « raison humanitaire ». Une nouvelle « économie morale » a ainsi émergé, marquée dans les années 1990 par un « moment compassionnel » puis dans les années 2000 par un moment « sécuritaire » qui est venu se superposer au précédent.


Or, dans ce nouveau contexte – quel que soit le jugement que l’on porte sur la mutation dont il est issu –, la question temporelle est devenue centrale.


En 2005-2006, Gardella observe une association qui effectue un travail de rue sur deux arrondissements du sud-est parisien. L’équipe de rue à laquelle il s’attache est pressée d’intervenir sur un site qualifié de « prioritaire » et « sensible » par les pouvoirs publics (la Préfecture de police, la Préfecture de Paris et la Mairie de Paris). Lors d’une réunion avec la responsable DDASS de l’urgence sociale, le Préfet, les directeurs chargés de l’urgence sociale de la Ville de Paris, la DPP (Direction de la Prévention et de la Protection) et la Mairie d’arrondissement concernée, l’association apprend qu’une date butoir va être fixée pour expulser les personnes installées avec des tentes et des baraquements sur une partie des Quais d’Austerlitz. Comme la police le reconnaît, il n’y a pas de désordre ni de plaintes des riverains ; il n’y a pas non plus, d’après les services de Santé publique, de problème d’hygiène ; la ville veut simplement récupérer cet espace pour construire une Cité du Design.


Le responsable de l’équipe de rue tente d’expliquer aux acteurs administratifs que son association suit certaines de ces personnes depuis plusieurs mois, voire parfois plus, et qu’ils ont fait un gros travail relationnel avec elles. Dans leur activité, l’hébergement n’est pas une fin en soi : ils ont surtout mis l’accent sur l’hygiène, l’estime de soi, la mobilisation de soi. Et si ces personnes doivent partir, peut-être vont-elles aller ailleurs ; l’équipe ne les retrouvera pas, ou alors seulement six mois plus tard. Ils auront alors perdu du temps, de l’argent, de la mobilisation… et du lien. Tout le temps qu’ils auront mis pour créer ce lien, pour que les personnes acceptent d’aller voir la solution présentée, tout ce qui prend du temps, risque d’être perdu.


L’équipe de rue accepte toutefois un mandat de la Préfecture pour aller faire un « diagnostic social » sur le terrain. La tournée montre que les situations sont extrêmement variées : entre de nombreuses installations s’étalant sur plusieurs centaines de mètres, il y a plusieurs tentes de Roumains, qui doivent rentrer en Roumanie le lendemain via l’ANAEM (Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations) ; un couple de jeunes de 18-20 ans, sous tente, sans aucun suivi social, mais étant domiciliés, selon le 115, chez leurs parents ; deux hommes âgés de plus de 50 ans, originaires du Maghreb, installés depuis des mois sur les Quais, ont petit à petit construit une armature de maison en bois, avec des pièces séparées par des tissus ; des hommes depuis des années à la rue, l’un lisant, tranquillement allongé sous un tunnel, l’autre alcoolisé, au bord de la dépression, cherchant à toute force à se confier aux maraudeurs ; un autre, ancien collègue chez EDF d’un des maraudeurs une dizaine d’années auparavant qui, suite à la rupture avec sa femme, a « dégringolé les étages » pour se retrouver à la rue.


Au moment de sa mise en œuvre, le protocole de prise en charge provoque une vive tension chez les maraudeurs. Selon eux, habitués à effectuer un « accompagnement » individualisé, il faut prendre en compte l’extrême diversité des situations et trouver des réponses « au cas par cas ». Mais ils se heurtent à une autre logique, administrative, qui raisonne en nombre de personnes à placer et donc en nombre de places à trouver. Le 30 mai, les Quais devront être libérés, sous peine de déplacement par les forces de la BAPSA (Brigade d’assistance aux personnes sans-abri). Il faut que l’association puisse proposer des solutions aux diverses personnes présentes avant cette date butoir. Les occupants des Quais voient d’ailleurs passer régulièrement des personnes de la BAPSA et des forces de l’ordre, voire des chargés de mission de la Mairie de Paris, leur notifiant qu’il leur faudra bientôt quitter les lieux et leur assurant que l’association leur aura trouvé d’ici là des solutions. Ce qui rend extrêmement nerveux les maraudeurs, se sentant à la fois impuissants, pressés par le temps et totalement instrumentalisés.


L’observation des pratiques usuelles de cette association et de la crise traversée au cours de cette période permet au sociologue de mettre en évidence l’importance de la temporalité, mais cette temporalité n’est pas indexée à la question du temps vécu et de sa dégradation intime ; elle relève plutôt des rythmes dans l’organisation des interactions et leur qualification éthique et politique.


La thématique temporelle apparaît, tout d’abord, au niveau de l’aide elle-même. Les maraudeurs font souvent état de situations où il faut réagir vite à une demande formulée par l’usager dont la persistance de la motivation est incertaine ; il faut parfois au contraire ne rien brusquer, prendre le temps de discuter, de revenir plus tard, pour ne pas braquer la personne ou la forcer à accepter une solution qui finalement ne lui convient pas et qui engendrerait de nouveau un sentiment d’échec et de honte. L’horizon temporel peut être de court terme ou de long terme, selon le moment et les interprétations de chacun des protagonistes de la relation d’assistance.


Sous sa forme « normale », la relation d’assistance prend ainsi la forme d’une relation d’accompagnement fortement individualisée voire personnalisée. Une des conditions éthiques principales de l’aide, fixée par les acteurs de terrain eux-mêmes, c’est qu’elle se fasse, le plus possible, au « rythme » des personnes concernées. La relation implique une prise en charge de la personne dans toutes ses dimensions ; elle doit permettre un travail plus large que la stricte mise en hébergement. Les maraudeurs s’engagent pour insuffler une nouvelle énergie au sans-abri, ils jouent sur le fil entre distance et proximité. Ils négocient une forme de reconnaissance réciproque, qui pourra déboucher sur une sortie de rue, une mise en hébergement durable, la décision d’arrêter l’alcool, une acceptation d’aller soigner une plaie qui s’infecte depuis des mois, la décision de revoir des membres de sa famille, ou la conviction assumée et vécue comme un choix de rester pour le moment à la rue.


Or, la temporalité qualitative et ouverte de la relation est ici décisive. Le temps, dans l’éthique du travail de rue, n’est pas un temps chronométrable, un temps géométrique. C’est même précisément à cette conception fléchée du temps et de la relation d’aide, comptabilisés et orientés vers une finalité prédéfinie, que s’oppose l’accompagnement. Mais il n’est pas non plus un temps subjectif, intérieur, un temps authentique qu’il conviendrait de retrouver : « Accompagner, c’est échanger, c’est marcher au même rythme ; je ne suis ni derrière, ni devant, on marche ensemble, et on voit jusqu’où on peut aller », résume le responsable de l’équipe de rue. Ce « rythme » libre vaut autant dans les interactions de face à face (attention au débit de paroles, vitesse des gestes, selon que la personne est alcoolisée ou non), que dans le processus de propositions d’accès à des dispositifs (hébergement, soins, démarches administratives).


La situation de crise observée sur les quais d’Austerlitz braque les projecteurs sur une difficulté. Celle qui naît de la contrainte externe, c’est-à-dire imposée par un acteur tiers, ici les pouvoirs publics, acteur qui s’introduit dans la relation sous la menace d’un recours à la force pour débarrasser l’espace. Le problème correspond ici à l’introduction brutale d’un horizon temporel barré, limité, rigide, alors que la relation d’assistance ou de maraude s’inscrit « normalement » dans un horizon temporel indéterminé, nécessaire à la fabrication de la confiance et au tissage des liens. Une fois la décision d’aménagement prise par la Mairie de Paris, les acteurs publics ont commencé à s’immiscer dans les relations qui se construisaient petit à petit sur cet espace entre les maraudeurs et les sans-abri ; la relation d’aide a vu son horizon temporel brusquement réduit ; et les intervenants sociaux ont alors estimé ne plus assurer leur mission et faire du « nettoyage social ».


D’où ce témoignage d’un maraudeur : « Tu arrives sur un site, tu travailles avec eux, à leur rythme, au cas par cas ; tu appelles les structures, mais il n’y a pas d’obligation de trouver une place. Mais quand tu viens avec une feuille et un stylo, et que tu lui dis que le site va être fermé, qu’on a été mandaté par une commission coordonnée par la DDASS et le Préfet, […] dès que je leur dis “on me demande de venir, je vous apporte une solution”, je ne suis plus dans la logique d’accompagnement, je suis un interlocuteur par rapport à la commission qui récolte des informations et qui doit trouver des solutions. »


Mais, Gardella prend bien soin de replacer cette première difficulté dans un ensemble beaucoup plus large. Car la logique de l’assistance n’est pas, en elle-même, sans contradictions ni apories. Les travailleurs de rue sont les premiers à les reconnaître, même s’ils les évoquent peu en contexte officiel.


Comment, par exemple, choisir entre, d’un côté, respecter le rythme de la personne, en faire un critère éthique de la pratique mais risquer un aménagement de sa situation la dégradant physiquement ; et de l’autre, inciter fortement à un hébergement, espérer un déclic mais risquer de perdre le lien par une humiliation, qui peut également conduire à une dégradation ? Cette aporie est au fondement de controverses récurrentes dans le monde de l’urgence sociale : nettoyer ou aménager la rue ? Mise à l’abri obligatoire ou liberté du choix ? Faut-il forcer les personnes à aller en hébergement au bout d’un certain temps, afin qu’elles évitent de se dégrader de façon irréversible en restant à la rue ? Ou faut-il préférer garantir l’éthique de l’accompagnement, en ne posant aucune limite temporelle a priori à la relation d’aide ?


Deuxième problème : l’activité des maraudeurs entre dans le temps potentiellement infini du care, soumis à une accumulation permanente de micro-charges et de micro-attentions, qui peuvent devenir épuisantes voire contre-productives. Se focaliser sur la relation pour elle-même peut conduire à un enlisement dans la rencontre, dans une forme d’amélioration minimale du quotidien de la rue, qui entrave la volonté de s’en sortir en reconstituant ou en maintenant un environnement familier. « C’est à ce moment-là que la tentation de la réparation surgit », dit une maraudeuse, « on a envie d’accélérer la prise en charge, on veut que la personne vienne en hébergement, tout de suite ». Et c’est là que l’incertitude de l’épreuve se révèle crûment : la personne peut avoir un déclic, se retrouver dans un centre qui lui convient, et sortir de la rue ; elle peut tout aussi bien ne pas tolérer cette accélération et refuser tout contact ensuite ; elle peut aussi aller en centre, mal vivre cette expérience, quitter le centre, avoir (de nouveau) un sentiment d’échec, et préférer le confort de la rue à l’incertitude et au risque d’humiliation d’une énième tentative de sortie de rue.


Troisième problème : respecter le rythme de la personne est une règle qui a un sens très fort mais sa mise en œuvre peut parfois avoir des conséquences désastreuses, allant jusqu’au décès de la personne. Les maraudeurs ne se voilent pas la face : une telle règle demande du temps, or ce temps passé à la rue devient pour certaines personnes une trajectoire irréversible. Toute leur action est ainsi soumise à l’épreuve ultime de la mort qui, certes, est commune à toute l’espèce, mais qui se fait, dans leur cas, plus pressante.

 Conclusion

Grâce à cet exemple, on voit que les problèmes qui se posent concrètement aux acteurs ne se résument pas aux effets d’une simple accélération de leurs activités. Non seulement celle-ci n’est pas aussi généralisée que certains essayistes veulent bien le dire (il suffit de penser à tous ceux qui vivent des phénomènes inverses : personnes âgées, prisonniers, sdf ; ou encore à ceux, comme les enfants, qui restent déterminés par des institutions réglées) ; mais, quand elle survient, elle n’est qu’un des facteurs qui déterminent la situation.


Deuxièmement, même si le poids de l’exigence institutionnelle est évidemment important, Gardella prend bien soin de ne pas opposer de manière caricaturale les acteurs de terrain et les acteurs policiers, administratifs ou politiques.


On voit bien, fait-il remarquer, que les maraudeurs ne vivent pas la mission qui leur a été confiée comme une forme de répression – même s’ils parlent volontiers de « voierie sociale » –, mais plutôt comme une instrumentalisation. Ce qui leur pose un problème, dans ce cas précis, c’est l’inorganisation des acteurs publics : si les pouvoirs publics libéraient réellement des places supplémentaires et prioritaires pour ces personnes, l’accompagnement serait bâclé, certes, mais il pourrait avoir lieu dans des conditions « acceptables ». Ce qui les contrarie le plus, c’est le temps mis par les pouvoirs publics pour proposer des solutions d’hébergement à l’association.


Par ailleurs, Gardella montre que le temps de la crise est certes traversé de conflits, mais que le temps normal de l’activité l’est tout autant. Même lorsqu’il n’y a pas d’urgence, même lorsque les maraudeurs disposent de leur temps et peuvent respecter les rythmes des personnes qu’ils veulent aider, ils se trouvent sans cesse confrontés à des épreuves complexes et à des décisions qui n’en sont pas moins difficiles à prendre.


Plutôt qu’une logique binaire opposant une accélération capitaliste à une durée intérieure définie comme naturelle, l’observation montre ainsi un enchevêtrement de rythmes d’interaction, de rythmes corporels et de rythmes langagiers dont certains favorisent l’individuation voire la subjectivation, et d’autres ont plutôt l’effet inverse. Et ce n’est que dans l’épreuve pratique que se font l’accord ou le désaccord entre ces rythmes. Autrement dit, le tissage entre les différentes manières d’organiser les interactions, les corps et le langage, se fait sans que les apories éthiques et politiques ne disparaissent.

Notes

[1P. Virilio, Vitesse et Politique. Essai de dromologie, Paris, Galilée, 1977 ; La vitesse de libération, Paris, Galilée, 1995.

[2Sur le seul thème de l’urgence, on verra : N. Aubert, Le Culte de l’urgence. La société malade du temps, Paris, Flammarion, 2003 ; D. Houssin, Maintenant ou trop tard. Sur le phénomène de l’urgence, Paris, Denoël, 2003 ; P. Pelloux, Histoire d’urgences, Paris, J’ai lu, 2009 ; G. Finchelstein, La Dictature de l’urgence, Paris, Fayard, 2011 ; V. Carayol et A. Bouldoires (dir.), Discordance des temps. Rythmes, temporalités, urgence à l’ère de la globalisation de la communication, Pessac, MSHA, 2011.

[3L. Boltanski et E. Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[4R. Levine, A Geography of Time, Oxford, OneWorld, 1997.

[5C. Bouton, Le Temps de l’urgence, Paris, Le Bord de l’eau, 2013, p. 65.

[6N. Aubert, Le Culte de l’urgence. La société malade du temps, Paris, Flammarion, 2003.

[7A. Melucci, « Rythmes internes et rythmes sociaux dans un monde planétaire » (1re éd. 1997), Rhuthmos, 3 avril 2011 [en ligne]. http://rhuthmos.eu/spip.php?article316.

[8E. Gardella , « Au rythme de l’accompagnement. L’expérience éthique du travail de rue dans l’urgence sociale », Rhuthmos, 14 mars 2011 [en ligne]. http://rhuthmos.eu/spip.php?article299

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