Henri MESCHONNIC, Critique du Rythme. Anthropologie historique du langage

Article publié le 10 février 2015
Pour citer cet article : , « Henri MESCHONNIC, Critique du Rythme. Anthropologie historique du langage  », Rhuthmos, 10 février 2015 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1479

Nous remercions Jacques Ancet de nous avoir autorisé à reproduire ce texte déjà paru sur son blog en 2007.


H. Meschonnic, Critique du Rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982, 732 p.


Dans le massif imposant de l’œuvre d’Henri Meschonnic, un livre occupe une place centrale, au sens où tous les titres précédents y conduisent et tous ceux qui suivent en sont le prolongement. Je veux parler de Critique du rythme. Publié il y a vingt-cinq ans, en 1982, aboutissement d’un travail d’une dizaine d’années où la pratique du poème et de la traduction sont indissociables d’une réflexion théorique qui est une remise en question radicale des idéologies littéraires et philosophiques régnantes, il est la pierre de touche de l’une des pensée les plus novatrices de la fin du XXe siècle, tant du point du vue de la littérature (de la poésie) que de la philosophie et plus généralement de l’anthropologie. C’est pourquoi il faut y revenir aujourd’hui dans la mesure où cette pensée, apparemment assimilée par les critiques et les écrivains – quand elle n’est pas purement et simplement rejetée ou ignorée –, est plus souvent caricaturée ou déformée que véritablement comprise.


Livre important, donc. Non seulement par son volume – 732 pages serrées, où l’ampleur de l’information ne traverse pas moins de sept langues –, que parce qu’il aborde de front le problème fondamental de toute esthétique et, en particulier, de l’écriture littéraire : celui du rythme. « Le rythme c’est l’homme », écrit quelque part Meschonnic, paraphrasant une formule célèbre. Banalité apparente qu’il lui faut défendre d’un bout à l’autre du livre tant les théories et les poétiques qui dépendent de ce qu’il appelle la « métaphysique du signe » sont prégnantes : « La critique du rythme est une critique du dualisme du signe et de son primat d’un rationalisme binaire ». Critique déjà développée dans cette vaste entreprise de déblaiement théorique qu’est Le signe et le poème, et dont ce travail est le prolongement appliqué au problème spécifique du rythme, lequel constitue le levier permettant précisément d’ébranler l’édifice millénaire de la pensée sémiotique.


À la base de cette pensée, il y a la définition médiévale du signe : une chose pour une autre (« Aliquid stat pro aliquo ») ; autrement dit : le mot pour la chose, à laquelle il est subordonné. Car le Sens habite le Monde, pas le langage. Il est toujours dans l’Autre, dans l’Absent. Pensée de l’Origine, d’une Unité-Vérité, que l’hétérogénéité, la multiplicité de l’histoire nous aurait fait perdre. Déchu, parce qu’historique, le langage est réduit le plus souvent à un rôle de médiateur : il « sert à ... » (parler, penser, s’exprimer, etc.). C’est l’instrumentalisme inhérent à l’idéologie moderne de la communication. Ou, au contraire, apparemment privilégié dans le discours philosophique, il finit par s’effacer pour devenir transparence, lieu d’avènement de l’Absolu (le Concept hégélien, par exemple). Ce qui, finalement, revient toujours à le minimiser au profit de l’Autre : Universel, Unité, Vérité, Sens, Cosmos (le bon ordre, selon Platon) ligués contre les désordres de l’Histoire. Dualisme dont nous sommes fait et qui, de partout, privilégie l’un des deux termes au détriment de l’autre : âme/corps, réel/imaginaire, rationnel/irrationnel, normalité/folie, masculin/féminin... Et, dans l’ordre – linguistique et littéraire : signifié/signifiant, fond/forme, prose/poésie, vivre/écrire... Dualisme qui est en même temps unité, puisque chacun des deux termes ne va pas sans l’autre. Cette idéologie, sinon totalitaire, du moins totalisante, est, paradoxalement entretenue par les pensées qui s’efforcent de renverser l’ordre d’importance des termes dans les oppositions instituées. Ainsi, dans le domaine littéraire, la survalorisation phénoménologique (heideggérienne) de la poésie [1]. Poétisée au maximum, la poésie devient un langage à part – « sacré » – qui est seul capable de nous rendre à l’origine dans la fusion enfin retrouvée des mots et des choses : imitation du cosmique, langage mime du monde, disparition du sujet corrélative d’une magnification suprême du poète identifié directement à la langue (c’est la langue qui parle, qui travaille à travers lui) en sont les conséquences. On manque la poésie en l’idolâtrant.


Or, pour Henri Meschonnic, pas plus qu’elle n’exprime (tout exprime et s’exprime), pas plus qu’elle ne signifie (ce qui supposerait un « quelque chose à dire », un fond opposé à une forme), la poésie ne renvoie au monde ou à l’expérience : elle les fait. C’est une activité de langage. Le terme « activité » suppose d’abord que le sujet est présent avec son histoire dans le poème ; ensuite que le langage fait en même temps qu’il dit – ce qui ruine l’opposition parole/action issue de la métaphysique du signe et de sa condamnation du langage inaugurée avec l’exclusion du poète par Platon dans La République ; enfin que le poème est un fonctionnement, un mode de signifier, lequel, précisément, est le rythme.


Jusqu’ici, à de rares exceptions près, ou bien le rythme avait été considéré comme secondaire, comme une sorte de faire valoir du sens, ou bien il avait été confondu avec la métrique, ou bien purement et simplement éliminé des recherches critiques. Or, Meschonnic montre que le rythme n’est pas un élément parmi d’autres de l’organisation formelle d’un texte. Il n’est pas à côté du sens parce qu’il en est la matière. Il relève non pas de la langue mais du discours dont il est l’organisation, la configuration : forme en formation. Conception qui développe ce que fonde l’article décisif de Benveniste « La notion de rythme dans son expression linguistique » [2] et qui, par là, rompt avec les définitions traditionnelles du rythme comme répétition et régularité à l’image du mouvement des vagues de la mer. Le langage étant totalement étranger à la nature – « arbitraire » au sens de Saussure –, une approche du rythme linguistique fondée sur la notion de rythme naturel ne peut que le défigurer : le réduire à autre chose que lui-même. Comme, d’ailleurs, celle qui le calque sur le rythme musical : les sons n’existant pas dans le langage (il n’y a que des phonèmes – du sens), elle le désémantise. D’où cette définition du rythme dans le langage comme « l’organisation des marques par lesquelles les signifiants, linguistiques et extra-linguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, [appelée] la signifiance : c’est-à-dire les valeurs propres à un discours et à un seul ». Autrement et plus brièvement dit, le rythme est l’organisation subjective du discours. Où « subjectif » ne renvoie plus au sujet psychologique conscient et volontaire, ni au sujet philosophique, ni au sujet politique, ni même au sujet sans sujet freudien, mais à un sujet spécifique, croisement de tout le biologique, l’historique, le social, le culturel dont nous sommes tissés, qui se fait tout en faisant le poème, n’existe que par lui et prend soudain la forme d’une altérité qui dépossède le moi identitaire de ses prérogatives habituelles.


On remarque immédiatement l’insistance sur la notion de discours au sens d’activité des sujets dans et contre une histoire, une culture, une « langue ». Le discours est donc essentiellement historicité, elle-même comprise de manière très proche, comme le conflit tenu et non résolu entre ce qui, culturellement, historiquement, nous fait et notre refus de nous y soumettre, de n’en être que le produit. Il s’ensuit que le rythme est la manifestation de l’historicité propre à chaque sujet. Or, l’historicité d’un texte réside dans la valeur – autre terme clé emprunté à Saussure – non dans le sens. Dans un poème, chez un poète, un mot n’a pas le sens fixé une fois pour toutes que lui donne l’usage ; il se définit différentiellement par les rapports qu’il entretient avec les autres mots du texte, du livre et de l’œuvre. Ainsi « ombre » chez Hugo ou « luna » chez Lorca, pour prendre des exemples connus. Et même, à proprement parler, il n’y a pas de mots dans un poème, seulement des valeurs, lesquelles manifestent ce qu’a de plus subjectif telle ou telle écriture : « La subjectivité d’un texte résulte de la transformation de ce qui est sens ou valeurs dans la langue en valeurs dans un discours [...] La subjectivité maximale est donc toute différentielle et systématique. Le rythme est système. » C’est pourquoi il intègre tous les niveaux du texte – accentuel, prosodique, lexical, syntaxique... – et ne peut être réduit comme il l’a été trop souvent à la métrique.


Structure formelle essentiellement culturelle, la métrique préexiste au texte. Elle traverse les époques. Elle est a-historique et abstraite – donc a-rythmique : aussi deux vers peuvent-ils avoir la même métrique et pas le même rythme. La métrique est culturelle, le rythme subjectif. Sans lui les poètes qui utilisent les mêmes mètres ressasseraient tous indéfiniment la même rengaine. (D’où l’intérêt du vers libre. S’il n’est qu’un passage à ce que Meschonnic appelle le « poème libre », il a posé pour la première fois, à la fin du XIXe siècle, le problème de la prose du poème (non du poème en prose) et mis a nu le caractère subjectif du rythme). Le sens, entendu maintenant comme activité du sujet, produit de tout le langage, et pas seulement du lexique, est donc dans le rythme, non dans la métrique. C’est pourquoi le primat de cette dernière, de ce qu’on appelle aujourd’hui « combinatoire » et qui « du Timée de Platon à Plotin et jusqu’à l’Oulipo [...] vise à chasser le sens, le sujet, le discours et leur histoire » au profit de l’ordre des nombres et du cosmos opposé au désordre de l’histoire, participe, paradoxalement parce qu’il semble en être le contraire, de la même lutte contre le sens que la poétique de l’origine, du retour à l’unité perdue des mots et des choses. Dans l’un et l’autre cas, l’historicité est manquée, le sujet a disparu. La poésie demeure ce langage « sacré », coupé du reste : langage de la fête et de l’origine, langage des nombres, c’est-à-dire de l’unité, de l’intemporel, opposés au langage profane, banal et désordonné du quotidien.


C’est pourquoi Meschonnic analyse et conteste longuement le vieux schéma binaire prose/poésie (quotidien/sacré) effet, comme on l’a dit, du dualisme du signe. Prose et poésie ne s’opposent pas, comme toute une tradition en France nous l’a fait croire en confondant prose et langage parlé. Monsieur Jourdain ne fait pas de la prose sans le savoir : il parle. Prose et poésie ne s’opposent pas entre elles mais s’opposent ensemble au discours ordinaire. Il y a une continuité prose poésie, comme n’ont cessé de l’affirmer certains grands poètes — étrangers le plus souvent. Ainsi Pasternak : « La poésie est la prose... mais la prose même, la voix de la prose, la prose en action et non en récit. » Et Pound : « La grande littérature est simplement du langage chargé de sens jusqu’à l’extrême degré du possible [...] Le langage de la prose est beaucoup moins hautement chargé, c’est peut-être la seule distinction valable entre la prose et la poésie. » Dans le poème – pour reprendre la métaphore électrique – la lampe éclaire plus intensément mais moins longtemps ; dans le texte en prose, elle éclaire plus faiblement, encore qu’avec de fréquentes variations d’intensité, mais plus longuement. Quoiqu’il en soit, c’est le même courant qui passe. Ailleurs qu’en France, la confusion ne se fait pas. D’où l’intérêt des changements de langue pour une appréhension plus relative, donc plus juste, du phénomène littéraire. L’allemand distingue Dichtung – l’écriture poétique, qui peut être celle de la prose – et Gedicht – le poème. L’arabe connaît une prose rimée et rythmée. Le chinois aussi. Le couple prose-poésie est étranger à l’écriture biblique : il y a une rythmique de la Bible qui fait sens et qui n’est, pourtant, ni prose ni poésie, ce dont ne tiennent pas compte les traductions chrétiennes hellénisantes (donc dualistes) lorsqu’elles traduisent le verset biblique soit en prose, soit en vers. Il y a une attention extrême au signifiant dans la Bible : « Tout commentaire qui n’est pas un commentaire des accents, tu n’en voudras pas et tu ne l’écouteras pas », dit Ibn Ezra. On comprend mieux, dès lors, le rôle stratégique de la traduction biblique dans le travail de Meschonnic, que ne fait que confirmer ses dernières traductions [3].


La poésie n’est donc pas un langage sacré — langage de l’être, de l’origine — opposé au langage profane du quotidien. La poésie naît du quotidien, le transforme, mais ne s’en sépare pas. Alors elle nous le montre. Il y a une « historicité radicale » du langage qui vise à réintroduire la fête, le sacré, le légendaire [4], etc. dans le langage ou vice versa. A mon sens, l’un des meilleurs exemples de cette fondation (et non confusion) du poétique dans le quotidien, est l’œuvre de Yannis Ritsos : banalisation des grand mythes grecs, résorption du sacré dans le profane qui se transforment dialectiquement, comme ne cessent de le faire l’individu et le social à l’intérieur du poème.


L’écriture poétique, en effet, est un « révélateur social, parce qu’un individu y est en jeu, et que là où un individu est en jeu, le social est en jeu ». Le rythme est socialité à travers la subjectivité. D’où cette « anthropologie historique du langage » (sous-titre du livre) que Meschonnic voudrait fonder. Reprenant l’intuition centrale de Marcel Jousse – l’homme pense avec tout son corps ; le langage est un composé fait du corps, de l’action et de l’élément linguistique tous sur le même plan – il tente de montrer, à l’issue de son parcours, que le rythme est essentiellement passage d’un corps dans le langage, c’est à dire oralité. Manifestée par les gestes, l’intonation, les mimiques dans le parlé, et par la signifiance (qui est en quelque sorte la « gestuelle » du texte) dans l’écrit, l’oralité ne peut être confondue avec le langage parlé : elle est inaudible et, en même temps, partout présente. Et le rythme en est l’organisation dans le discours. Ce qui tendrait à montrer que l’oralité n’est pas réservée aux traditions sans écriture et qu’elle est présente dans toute œuvre écrite : « d’Homère à Rabelais, de Hugo à Gogol, de Milton à Joyce, de Kafka à Beckett, à d’autres ». D’où le simplisme de l’opposition littérature savante/littérature populaire qui est loin d’exister partout. Sans aller chercher loin, il suffit de lire les écrivains espagnols pour s’en convaincre : proverbes et discours de haute culture ne cessent de tisser – chaîne et trame – l’écriture de Don Quichotte ; poèmes populaires et savants se partagent l’œuvre de Góngora ; chansons traditionnelles, « romances », inspirent de nombreuses pièces de Lope de Vega. Et, plus près de nous, c’est la symbiose d’éléments populaires – primitifs, même – et savants qui donne sa force à la poésie de Lorca. Sans parler, inversement de la complexité syntaxique, métaphorique, prosodique – rythmique en un mot – de certaines « coplas » du Chant Profond flamenco qui n’ont rien à envier à la poésie la plus raffinée. Dénonçant donc l’antagonisme culture écrite/culture orale, le critique du rythme dévoile une opposition plus profonde : celle des sociétés industrielles modernes et des sociétés traditionnelles illettrées. En quoi une conception de la littérature révèle une vision du monde. Si le dualisme n’avait été qu’une théorie, il n’aurait pas fait si long feu. C’est sa dimension politique qui explique son immense influence.


Refus de la pensée sémiotique et de ses clivages, la critique du rythme est donc, au sens large, politique : engageant « tout le langage, elle engage tout le sujet, tous les sujets ». Au dualisme elle n’oppose pas un monisme mais un empirisme – un pluralisme issu des dialectiques indéfinies de l’individuel et du social. Cette dialectique se manifeste avec force dans la voix où le physiologique – l’individuel – est toujours déjà social. Le timbre, le débit, l’intonation varient selon les époques (qu’on écoute les « Actualités » d’il y a une cinquantaine d’années). Pourtant, et en même temps, la voix n’appartient qu’à un individu et à un seul. Elle le révèle. Et aussi le déborde : « On entend, on connaît et reconnaît une voix – on ne sait jamais tout ce que dit une voix, indépendamment de ce qu’elle dit. C’est peut-être ce perpétuel débordement de signifiance, comme dans le poème, qui fait peut-être de la voix la métaphore du sujet, le symbole de son originalité la plus “intérieure”, tout en étant toujours historicisée ». Mais il y a plus. Comme le rythme, la voix déborde le mot. Elle est une force physique, une puissance « magique » qui la met en rapport avec ce qu’il y a en nous de plus archaïque : « La voix est le plus ancien poème, parce qu’elle est puissance de parole, de dire. Ce qu’est l’épopée. En quoi la relation entre voix et épopée est antérieure aux spéculations sur la notion de poésie, création ou fabrication, quelle déborde. » C’est donc parce que tout poème est rythme, oralité, « mouvement de la parole dans l’écriture » (Hopkins), qu’il est fondamentalement épique, quelle que soit sa longueur (le primat du lyrisme dans notre appréhension moderne du phénomène poétique étant lui-même un effet d’historicité limité aux XIXe et XXe siècles). D’où la puissance d’ouverture, d’imprévisibilité qu’il contient : « Ce qui est épique, écrit Alain, c’est de ne pas savoir où l’on va. » Alors la poésie nous prend, nous emporte. Elle est aventure, parce qu’elle est toujours autre chose que sa propre image, exploration toujours recommencée de l’inconnu qu’elle ne cesse d’incarner.

Notes

[1Voir, sur ce point, Le langage Heidegger, Paris, P.U.F., 1990.

[2Problèmes de linguistique générale, vol. I, Paris, TEL/Gallimard, 1966, p. 327.

[3Gloires, traduction des Psaumes, Paris, Desclées de Brouwer, 2001, Au commencement, traduction de la Genèse, Paris, Desclée de Brouwer, 2002 et Les Noms, traduction de l’Exode, Paris, Desclée de Brouwer, 2003.

[4Cf. Légendaire chaque jour, titre du troisième recueil de poèmes de Meschonnic.

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