Arbitraire, aliénation, invention : la poésie contemporaine et l’épreuve du langage
LUCIE BOURASSA (514 343-2202) – LUCIE.BOURASSA@UMONTREAL.CA
1. Objectifs et contenu
Ce séminaire est consacré à la lecture et à l’analyse de poésie française contemporaine (parue depuis les années 1960-1970) et à une réflexion sur les débats théoriques et esthétiques auxquels elle donne lieu. Cette année, le thème principal sera les relations entre la pratique de la poésie et les représentations du langage qui la sous-tendent ou qu’elle met en cause.
L’exercice de la poésie suppose, c’est l’hypothèse que nous faisons, une « théorie », à tout le moins une vision du langage, consciente ou inconsciente, naïve ou réfléchie. Henri Meschonnic formulait ce postulat de la manière suivante : « Si on pose que toute pratique du langage met en acte une théorie du langage, il apparaît que des pratiques d’écriture sont les pratiques d’une historicité du langage, du vivre-écrire et d’autres, celles d’une métaphysique de l’origine dans le langage » (1982 : 307).
Par ailleurs, il est des poètes pour qui la question du langage est une préoccupation centrale et qui en font un sujet de réflexion explicite. Dans la poésie française, un tel souci du langage est très présent depuis le XIXe siècle, alors qu’apparaît une écriture désireuse de « trouver une langue » (Rimbaud). Hugues Laroche qualifie même certaines oeuvres de l’époque, de Hugo à Mallarmé, de « poésie de la linguistique », en ce qu’elle aurait été marquée par les nouvelles sciences du langage qui apparaissent alors. À partir de ce moment, se déploie en France une tradition de poètes qui se sont absorbés dans des réflexions, méditations, fictions, rêveries, etc. sur le langage — tradition qui d’ailleurs ne doit pas tout à l’influence de la linguistique, comme on le verra en lisant les textes. De nombreux écrivains éprouvent les langues comme défectueuses, imparfaites, quand ce n’est pas carrément aliénantes et écrivent notamment pour pallier leurs insuffisances, ou pour rendre ces dernières productives. Certains d’entre eux, tels Christian Prigent, font même de ce sentiment d’inadéquation la principale raison d’être de la poésie : « Un “poète” est un crucifié de l’immotivation des signes et de l’infidélité de la langue à la sensation qu’il a du monde et de son propre corps » (2004 : 224).
On a beaucoup écrit que la poésie française se serait réfugiée dans une plus ou moins grande obscurité, laquelle serait attribuable, justement, à une excessive valorisation du langage, au détriment de la référence au monde extérieur. Or nous remettrons en cause un tel jugement, loin d’envisager les pratiques contemporaine comme un refuge dans « l’absolu de la langue », mais plutôt comme des tentatives d’explorer « la fonction phénoménologique du langage » et « les conditions de […] la communication verbale entre les êtres parlants » ou de son échec (Gorillot et Lescart).
Au cours du séminaire, nous analyserons, d’une part, les représentations du langage construites par les textes de réflexion des poètes (préfaces, entretiens, essais, manifestes, critiques, etc.). Nous analyserons aussi les poèmes, pour décrire ce qu’ils font de nos usages du langage, comment ils remodèlent et repensent tel ou tel aspect
du langage, dans leur façon de l’utiliser tout autant que dans leurs thèmes. Nous ferons des choix dans un corpus d’une dizaine d’oeuvres parues depuis les années 1960 (Jean Tortel, Bernard Noël, Emmanuel Hocquard, Dominique Fourcade, Danielle Collobert, Jacques Roubaud, Jean-Michel Reynard, Valère Novarina, Katalin Molnár, Christian Prigent, Christophe Tarkos). Nous aurons aussi recours à divers travaux sur l’histoire des idées linguistiques.
2. Bibliographie théorique (partielle)
AUROUX, Sylvain (dir.) (1985), La linguistique fantastique, Paris, Clims/Denoël.
AUROUX, Sylvain (dir.) (1989-2000), Histoire des idées linguistiques, t. 1, 2 et 3, Liège, P. Mardaga.
AUROUX, Sylvain, Jacques DESCHAMPS et Djamel KOULOUGHLI (2004), La philosophie du langage, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige ».
BENVENISTE, Émile (1966) Problèmes de linguistique générale, t.1, Paris, Gallimard, 356 p.
BENVENISTE, Émile (1974), Problèmes de linguistique générale, t. 2, Paris, Gallimard, 286 p.
BERGOUNIOUX, Gabriel (2004), Le moyen de parler, Lagrasse, Verdier.
BOUGNOUX, Daniel (1989), Vices et vertus des cercles. L’autoréférence en poétique et en pragmatique, Paris, La Découverte, coll. « Armillaire ».
BOURASSA, Lucie (2002), « Du signe à l’articulation : Humboldt, Hegel, Mallarmé », dans Bettina Lindorfer et Dirk Naguschewski (dir.), Hegel. Zur Sprache. Beiträge zur europäischen Sprachreflexion, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2002, p. 181-197.
BOURASSA, Lucie (2004), « Fidélité et transparence : Jaccottet et Roud face à Hölderlin », Deux littératures francophones en dialogue. Du Québec et de la Suisse romande. Actes du colloque de Lausanne 25-27 avril 2002, sous la direction de Martin Doré et Doris Jakubec, Presses de l’Université Laval, p. 205-218.
BOURASSA, Lucie (2011), « Articulation et rythme : matière, pensée et création dans le discours », Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques / Intermediality : History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, n° 16, 2010, p. 185-206. http://id.erudit.org/iderudit/1001962ar
BOURASSA, Lucie (2013), « Tout “encore à dire” : figurations du langage chez Jean Tortel », dans Catherine Soulier (dir.), Relier. Relier Jean Tortel, Saint-Benoît-du-Sault (France), revue Triages, décembre 2012, p. 67-81.
BOURASSA, Lucie (2013), « Formes de la distance : la citation, de Charles Reznikoff à Emmanuel Hocquard », dans Luc Bonenfant, Isabelle Miron et Nathalie Watteyne (dir.), Les formes américaines de la poésie, avec un avant-propos de Jean-François Chassay, New York, Edwin Mellen Press, 2013, p. 310-341.
CHISS, JEAN-LOUIS et Christian PUECH, Fondations de la linguistique : études d’histoire et d’épistémologie, Paris : Éd. universitaires ; Bruxelles : De Boeck, 1987, 2e édition 1997.
CHISS, Jean-Louis et Christian PUECH, Le langage et ses disciplines XIXe-XXe siècles, Paris, Duculot, 1999.
GORRILLOT, Bénédicte et Alain LESCART (2014), L’illisibilité en questions, Paris, Presses du Septentrion.
HELLER-ROAZEN, Daniel (2007), Essai sur l’oubli des langues, traduit de l’anglais par Justine Landau ; texte entièrement revu et augmenté par l’auteur avec la collaboration d’Agathe Sultan, Paris, Seuil.
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PRIGENT, Christian (1991), Ceux qui merdrent, Paris, P.O.L.
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PRIGENT, Christian (1996b), À quoi bon encore des poètes ?, Paris, P.O.L.
PRIGENT, Christian (2000), Salut les anciens / Salut les modernes, Paris, P.O.L.
PRIGENT, Christian (2001), Réel : point zéro (questions de poétique), Berlin, Weidler Buchverlag.
PRIGENT, Christian (2004), L’incontenable, Paris, P.O.L.
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YAGUELLO, Marina (1984), Les Fous du langage, des langues imaginaires et leurs inventeurs, Paris, Seuil.
YAGUELLO, Marina (2006), Les langues imaginaires. Mythes, utopies, fantasmes, chimères et fictions linguistiques, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées ».
3. Évaluation
Compte rendu (oral et écrit) d’un texte théorique (oral, 15 minutes ; écrit, 3 à 4 pages) : 30 %
Exposé : analyse d’une oeuvre au programme (20 à 30 minutes) : 30 %
Travail final : approfondissement de l’analyse présentée oralement (10 à 12 pages) : 40 %