Ce texte a paru pour la première fois dans Parade sauvage, n° 14, Classiques Garnier, 1997. Nous remercions Yves Letournel de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
Premiere section – Le dégagement des formes anciennes
Ipse ego cana legam tenera lanugine mala, castaneasque nuces, mea quas Amaryllis amabat ; addam cerea pruna ; […] et vos, o lauri, carpam, et te, proxima myrte, sic positae quoniam suauis miscetis odores (Virgile, IIe Bucolique, v. 51-55)
Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. (Rimbaud, Jeunesse IV, Illuminations)
C’est effrayant, la vie ! (Cézanne)
Zola, non sans pertinence, raillait les « recherches de facture » [1] dans lesquelles se débattait son ami Cézanne. Celui-ci, de son propre aveu, s’ingéniait à trouver sa « voie picturale » [2]. Quelques années auparavant, avec le même acharnement, Rimbaud cherchait une nouvelle langue, convaincu que le renouveau de la poésie impliquait un renouvellement formel : « les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles » [3].
Le peintre et le poète emprunteront la même voie. Cézanne sut assimiler l’apport de Delacroix et Courbet comme Rimbaud celui de Victor Hugo et des Parnassiens ; de même, tous deux sauront, tout en l’intégrant à leur système de représentations, ne pas se satisfaire de la leçon impressionniste.
La similarité de leurs parcours, que nous essaierons de mettre en évidence, révèle, semble-t-il, une identité de conceptions : une même lucidité devant le réel, une même tentative pour le rendre avec rigueur, non tel que la raison le reconstitue, mais tel qu’il s’impose d’emblée aux sens et à l’intelligence. La première tâche, à leur yeux, consiste donc à reproduire scrupuleusement ce qui existe, même ce qui est de l’ordre de l’invisible : ainsi, le sens de telle aquarelle tardive ou de tel poème des « Vers nouveaux » réside-t-il moins dans son degré de conformité à la réalité que dans la fidélité pointilleuse que tous deux observent à l’égard de la sensation éprouvée, dût-elle relever du monde de l’informel. Aussi importe-t-il de poser des jalons dans l’évolution créatrice de Cézanne et Rimbaud [4], afin de mettre en relief la parenté de recherches formelles permettant la création d’un langage plastique neuf, apte à explorer l’invisible comme le visible et à les révéler avec acuité.
Cézanne commence par peindre du Delacroix, de même que Rimbaud écrira du Hugo. Ils explorent ainsi ce que Baudelaire nomma le « [...] je ne sais quoi de mystérieux [...], l’invisible, l’impalpable, le rêve [...], les nerfs [...], l’âme » [5].
Ce sont les premières peintures à l’huile des années 1860, chargées de violence et d’émotion, aux « éperduments de style » très flaubertiens. L’Enlèvement (C.R.12) [6], Le Festin (C.R.14), Le Meurtre (C.R.16), autant de toiles sensuelles, fastueuses ou macabres qui reprennent sous une forme « exaspérée » les leçons formelles du romantisme et du réalisme. L’emploi du couteau à palette, le travail « à pleine pâte » à la manière de Courbet, produisent des œuvres sombres et denses : la gamme des couleurs est réduite, les touches épaisses et irrégulières. Dans les Portraits de l’oncle Dominique (C.R.6, 7), la leçon de Manet et de Degas est outrée : les heurts de blanc et noir, les empâtements épais, la touche irrégulière, traduisent, chez Cézanne, la volonté d’exagérer les formes pour en assimiler plus vite la leçon et les dépasser.
Fig. A – Sucrier, poires et tasse bleue, 1865-1866
Huile sur toile, 30 x 41 cm
Musée Granet, Aix-en-Provence
Les natures mortes de la même période révèlent cette fébrilité stylistique. Pain et œufs (C.R.3) [7], ainsi que Sucrier, poires et tasse bleue (C.R.4, Fig. A) proposent un traitement formel similaire – une touche inégale et épaisse, la couleur maçonnant les fruits [8]. La matière colorée, comme l’émotion, forme des excroissances ; un peu comme le Flaubert de La Tentation de Saint-Antoine, dont Cézanne admit s’être souvenu pour composer Le Festin, l’âme boursoufle la toile, saturée de sens et de culture. On comprend les dégoûts futurs du peintre devant ces espèces de mutants picturaux de sa première période qui, tout en s’imprégnant d’une plastique jusqu’à l’exalter, la rend du même coup caduque et dérisoire. Une fois leur fonction accomplie, Cézanne lacérait ces « vieilles énormités crevées » [9], purulentes de mythologie et de poncifs romantiques, ou – ce fut le sort de son tableau L’Eternel féminin (C.R.42) –, les crevait à coups de pied. De même, Rimbaud suppliera-t-il en vain Demeny de brûler le « Cahier de Douai » [10], ainsi le peintre et le poète mettront-ils, à détruire leurs inaugurales et fécondes imitations, la même rage qui présida à leur création.
Presque au même moment, au seuil des années 1870, Rimbaud opère le même travail de dépassement : Les Etrennes des orphelins, Ophélie, Le Forgeron, explorent toutes les ressources de la facture hugolienne pour mieux la périmer. Dans Les Etrennes des orphelins (1869), le vocabulaire, le rythme et certains mots-rimes sont empruntés à Victor Hugo, au point que l’on peut parler de pastiche ; l’inspiration satirique et les images fortement contrastées du Forgeron sont des reprises presque parodiques des Châtiments et de La Légende des siècles. Verlaine, le premier et le plus averti des analystes formels de Rimbaud, a souligné la dette parnassienne dans la facture des premiers poèmes, tout en notant son caractère outré : « Il s’en servit d’après la formule parnassienne exagérée » [11]. Des pièces plus tardives, Les Effarés, Tête de faune, et même Le Bateau ivre, portent encore les traces des expériences parnassiennes (rimes pour l’œil, symbolique...).
L’année 1870 marquera un tournant dans leur œuvre. Pour Rimbaud, ce sera, au mois d’octobre, la constitution du « Cahier de Douai » : s’il contient Soleil et Chair (reprise édulcorée de Credo in unam) et quelques pièces hugoliennes, Rimbaud n’y a pas recopié Les Etrennes des orphelins, conscient peut-être qu’un tel pastiche, si réussi soit-il, n’avait plus sa raison d’être parmi des textes où, déjà, apparaissent des motifs impressionnistes et dans lesquels les tons bleus prévalent. Rimbaud avait lu et apprécié les Fêtes galantes de Verlaine (cf. sa lettre à Izambard du 25 août 1870). Des poèmes d’extérieur apparaissent où la lumière, comme dans les toiles impressionnistes, joue le premier rôle : les cheveux « bleus » de la dryade et le sol vert qui « palpite » dans Credo in unam significativement rebaptisé Soleil et Chair ; les cafés aux « lustres éclatants » qui, à la fin du poème, se muent en « cafés éclatants » dans Roman ; le rayon de soleil « couleur de cire » de Première Soirée ou « arriéré » de Au Cabaret-Vert, le « bleu » du matin et de l’herbe dans Les Reparties de Nina [12], la lumière qui « pleut » dans un « val qui mousse de rayons » (Le Dormeur du val) ou encore « l’air bleu [qui] baigne un fouillis de fleurs » dans Les Chercheuses de poux... nous sommes déjà dans l’univers de taches colorées et des confusions de sensations visuelles, auditives et tactiles des toiles de Monet ou du Moulin de la Galette de Renoir (1876).
Le poème Sensation revêt à cet égard une importance particulière, ne serait-ce que par son titre, une nouveauté du « Cahier de Douai », qui tend, sous ce terme générique, à condenser les impressions du poème sous la forme ramassée de la perception physique immédiate. Il s’agit bien de l’expérience impressionniste et les corrections nous l’assurent encore davantage : les soirs, de « beaux » deviennent « bleus », l’amour n’ « entre » plus dans l’âme, il y « monte » [13].
Pour Cézanne, les années 1870 sont celles du travail avec Pissarro ; l’Aixois s’installe à Pontoise en 1872. Sa palette s’éclaircit, il se décide à travailler en plein air, sur le motif. Peu à peu, il délaisse les sujets littéraires et s’attache à rendre avec délicatesse les variations de couleur produites par la lumière changeante ; pour autant ne fera-t-il jamais siens les papillotements lumineux de Monet ; ses compositions restent structurées avec soin et cette exigence de rigueur apparaît dans son Paysage de la mer à l’Estaque (C.R.44, 1876), où il se démarque des fractionnements colorés des paysages impressionnistes. Loin d’analyser infiniment les mutations des formes sous l’action de la lumière, Cézanne tente une synthèse, un condensé de sensations. Dans une lettre sarcastique mais perspicace adressée à Pissarro, Gauguin soupçonne le sens de la recherche formelle de Cézanne, sa quête de la « formule » permettant de « comprimer l’expression outrée de toutes ses sensations dans un seul et unique procédé » [14].
D’où cette pesanteur du monde cézannien, créé avant tout en vue de restituer le réel dans son intégralité, et non tel que notre perception immédiate le restreint. Monde actif de sensations concrètes et non d’impressions fugaces et passives, aussi éloigné des évanescences d’un Monet que les derniers vers de Rimbaud des reflets verlainiens [15].
Cézanne ne s’engagera donc pas dans ce qui lui paraît, de son point de vue de plasticien, l’impasse impressionniste. « Je m’ingénie toujours à trouver ma voie picturale », écrit-il à Zola [16]. Au début des années 1880, il découvre la touche dite « constructive », lecture nouvelle et décisive du réel puisqu’elle parvient à le définir fidèlement sans le copier. C’est l’époque du Pont de Maincy (C.R.57), du Château de Médan (C.R.69), des Maisons en Provence (C.R.71) : les volumes s’expriment en termes de rythmes et de plans colorés, l’espace est entièrement décomposé, puis reconstruit selon un principe d’organisation qui privilégie le rendu de la sensation au détriment des données réelles. « Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, c’est réaliser ses sensations. » [17] La formule, souvent reprise par Cézanne dans sa Correspondance, exprime sous forme paradoxale toute la difficulté de son art [18]. Les Sainte-Victoire de 1882-1890 (C.R.89-92-93-95) ne se contentent plus de mimer le réel comme le ferait un paysage de Pissarro, elles en proposent une lecture intellectuelle, fondée sur « la logique des sensations organisées » [19].
Le problème du rapport entre la sensation et le réel, au cœur de la recherche cézannienne, est celui même que soulève Rimbaud dans les lettres dites du « voyant » : « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » (Lettre à Demeny du 15 mai 1871, nous soulignons). Ces épithètes, omises dans la lettre à Izambard écrite peu avant, soulignent l’importance de la recherche formelle et la nécessité paradoxale d’une logique au sein même de la sensation. Celle-ci, chez le peintre comme le poète, possède un ordre propre, impérieux, en travail dans chaque œuvre de leur dernière période et qui leur permettra, nous le verrons, de dépasser les contraintes du sens et d’explorer l’invisible et l’inconnu. En 1871, l’expérience rimbaldienne de la « voyance » est donc commencée : les exercices rhétoriques des années d’apprentissage et les palpitations colorées du « Cahier de Douai » ne sont plus de rigueur quand il s’agit de « chercher » son âme, de la « tenter », de « l’apprendre » (cf. sa Lettre du 15 mai 1871). Les poèmes de la fin de l’année 1871 et du début de 1872 [20] révélaient déjà une certaine liberté métrique (Tête de faune) et une nouveauté dans le choix des images (Le Bateau ivre), annonciatrices des œuvres ultimes. Quant aux vers de 1872, qui se caractérisent par le choix de l’impair, une versification et un sens très libres, ils nous semblent davantage relever, à ne considérer que leur seule facture, de l’esthétique des Illuminations plutôt que de celle des poèmes de l’année précédente. C’est pourquoi, en dépit du bilan proposé par Rimbaud dans Alchimie du verbe (Une Saison en enfer) [21], nous choisissons d’étudier ces « Vers nouveaux », non tel le fruit d’un art ancien qu’il semblerait congédier, mais comme l’expérience entreprise sous les espèces du vers, pour certaines pièces du moins, de la formule tentée dans ce que Verlaine qualifiait de « la plus haute ambition arrivée de style » [22] : Les Illuminations.
Cézanne et Rimbaud, on le voit, n’ont jamais cessé d’éprouver des formes et de modifier leur propre façon, pressés tous deux de trouver la « formule » (l’expression leur est commune). Ils reçoivent l’héritage romantique et découvrent les expériences réalistes et parnassiennes [23] en même temps, dans les années 1860 ; factures autour desquelles ils s’empressent et qu’ils exaltent jusqu’à les laisser moribondes. De même, adapteront-ils les techniques impressionnistes à leur propre système de représentation, à partir de 1870 [24]. La plastique « ancienne », celle d’un Delacroix ou d’un Victor Hugo, a été travaillée jusqu’à l’outrance du pastiche ; au contraire de Verlaine englué dans ses colloques sentimentaux ou de Renoir successeur avoué de la peinture décorative du XVIIIe siècle [25], Cézanne et Rimbaud ne cessent de défaire des formes et d’en composer de nouvelles, comme s’ils pressentaient que, de cette poursuite plastique incessante, pouvait résulter une meilleure appréhension du réel, une véritable « réalisation des sensations » pour reprendre l’expression cézannienne. Toutes ces recherches qui s’enfantent sans trêve finissent par aboutir aux dernières œuvres de Cézanne, celles des années 1890-1906, et aux « Vers nouveaux » comme aux Illuminations de Rimbaud qu’on date très approximativement des années 1872-1873 [26].
Les « Vers nouveaux » et les Illuminations de Rimbaud, comparés aux dernières huiles et aquarelles de Cézanne des années 1880 jusqu’à sa mort, offrent, aux problèmes de facture, des solutions d’une similitude troublante. Nous les rangerons sous trois chefs, en reprenant des formules du poète et du peintre : « L’informe », « La naissance éternelle », « Le chaos irisé » [27].