Ce texte est originellement paru dans la Revue Rursus. Poétique, réception et réécriture des textes antiques, le 3 octobre 2017. Nous remercions Laurent Calvié, Arnaud Zucker et la revue Rursus de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
Résumé : On a aujourd’hui tendance à souligner les libertés qu’auraient prises Martianus Capella (De nupt., § 967-995) en traduisant la rythmique d’Aristide Quintilien (De mus. i, 13-19) : on hésite même à considérer le premier comme un traducteur du second. Cela tient moins aux changements minimes qu’il a apportés au texte original pour l’adapter à un public latin néophyte en la matière qu’à deux innovations plus importantes : la division de la rythmique en sept chapitres (§ 970) et l’ajout d’une section sur les différences des rythmes (§ 980). La critique des textes permet cependant d’établir que ces deux modifications ne résultent pas d’interventions de Martianus, mais d’accidents survenus lors de la transmission du texte d’Aristide. Le traductologue classique ne doit donc pas perdre de vue que les originaux grecs, comme leurs traductions latines, nous sont parvenus au terme d’une histoire mouvementée dont ils sont rarement sortis indemnes.
Mots clés : Martianus Capella, Aristide Quintilien, traduction, rythmique, histoire des textes.
Abstract : There is nowadays a trend to highlight the liberties that Martianus Capella (De nupt., § 967-995) would have taken when translating the Rhythmics of Aristides Quintilianus (De mus. i, 13-19). The former might even not be considered as a translator of the latter, less because of the slight changes he brought to the original text in order to adapt it to a Latin inexpert audience than because of two major innovations : he divided the rhytmics into seven chapters (§ 970) and he added a part on the differences between rhythms (§ 980). However, making a critical study of the texts enables to establish that these two modifications are not due to Martianus himself but rather to accidents that occured through the transmission of Aristide’s text. The classical translatologist must not lose sight of the fact that Greek originals, just like their Latin translations, reached us after an eventful voyage throughout the ages that they seldom performed without being influenced.
Keywords : Martianus Capella, Aristides Quintilianus, translation, theory of rhythm, textual tradition.
De Meibom (Meibom, 1652 : « Praefatio », n. p.) à Cæsar (Cæsar, 1861 : 3), les savants se sont accordés à reconnaître dans les § 967-995 du livre ix du De nuptiis Philologiae et Mercurii de Martianus Capella (Guillaumin, 2011 : 57-75) une traduction latine du livre i, 13-19 du Περὶ μουσικῆς d’Aristide Quintilien (Winnington-Ingram, 1963 : 31-40). Depuis Westphal, on estime cependant que cette section de l’encyclopédiste carthaginois ne forme pas une traduction pure et simple de la partie rythmique du traité grec, car elle s’en écarte souvent : « Tout ce que Martianus ajoute aux manuscrits d’Aristide ne doit nullement être attribué à ce dernier » (Westphal, 1861 : 17). Depuis Deiters [1], l’idée s’est même répandue qu’Aristide n’aurait pas été l’unique source de Martianus : « dans sa rythmique, Martianus a usé d’un autre exposé en latin, qu’on doit peut-être faire remonter à l’époque de Varron, voire à Varron lui-même » (Deiters, 1881 : 21). Là où, pour expliquer ces écarts, on privilégiait jadis l’hypothèse de l’inintelligence de l’épitomateur latin [2], on préfère aujourd’hui parler d’innovations et d’actualisations (Cristante, 1987 : 70-71), ou bien encore de « modifications personnelles » (Ramelli, 2001 : lxxxviii), et souligner la « volonté de copia et de variatio » de Martianus, son souci de la « meilleure cadence rhétorique », « sa volonté didactique », son « approche de grammairien », sa « capacité à modifier le système qu’il est en train d’exposer pour y introduire des innovations » : en un mot, son « originalité » (Guillaumin, 2011 : lxxxviii, xcviii, c, ci et cii-civ). Du coup, on paraît hésiter à désigner la rythmique d’Aristide comme l’original de ses § 967-995 [3], à donner le nom de traducteur à celui-ci [4] et à désigner cette section de son encyclopédie en usant du terme de traduction : « la partie technique proprement dite démarque de très près les chapitres 5 à 19 du livre i du traité Περὶ μουσικῆς d’Aristide Quintilien » (Guillaumin, 2007, p. 47-48). Cela tient sans doute à deux raisons d’ordre général : le goût de Martianus pour la compilation et la synthèse [5] et la quantité de petits changements qu’il a apportés au texte original pour l’adapter à un public latin néophyte en matière de rythmique [6] ; mais cela tient surtout à deux innovations particulières et bien plus importantes : la division de la rythmique (§ 970) en sept chapitres [7], au lieu de cinq chez Aristide (i, 13, WI [= Winnington-Ingram, 1963] 32, 8-10), et l’ajout d’une section (§ 980) dans l’exposé (i, 14, WI 34, 19-35, 2) des différences des rythmes [8]. Une traduction peut certes supporter quelques adaptations de détail, mais elle ne saurait tolérer « une innovation dans la structure » (Guillaumin, 2011 : xcviii) de l’original et, encore moins, dans son « système théorique » (Guillaumin, 2011 : c). Il convient toutefois de s’assurer des faits, avant que d’en tirer les conséquences : pour ce faire, on fera appel à la méthode comparative, mais aussi à la critique des textes.
1. Une traduction par défaut
Martianus n’est assurément pas un simple traducteur d’Aristide, mais l’auteur d’une œuvre littéraire de grande envergure enveloppant une véritable encyclopédie des arts libéraux sous le voile d’une narration allégorique. Sa partie consacrée à l’harmonique et à la rythmique (§ 941-995) constitue ainsi une adaptation latine (plutôt qu’une traduction littérale) du traité grec. Le texte de ce dernier lui sert certes de base, mais l’encyclopédiste n’hésite pas à s’en écarter quand il dispose d’autres sources musicographiques et quand il s’en croit capable, c’est-à-dire quand le traité n’a pas encore atteint un trop haut niveau technique : il aurait alors recouru « à plusieurs traités techniques exposant une matière aristoxénienne ou postaristoxénienne, qui pouvaient circuler sous forme de recueils scolaires et être complétés par des compilations d’exempla du même genre que les anecdotes sur les effets de la musique » (Guillaumin, 2011 : xcvii). Dans sa rythmique (§ 967-995), où « Martianus se conforme plus précisément et plus littéralement à Aristide » (Deiters, 1881 : 13), les développements qu’il ajoute à son modèle ne concernent toutefois que les notions simples (ῥυθμός, ῥυθμική et πρῶτος χρόνος) ou les concepts dont l’explication relève également d’autres disciplines, comme la métrique (πούς, ἄρσις et θέσις) ou l’arithmétique (λόγος, ἄλογος et ῥητός) : ce sont des « notes de traducteurs » ou d’éditeurs [9] qu’il a pu tirer de diverses « compilations scolaires » (Guillaumin, 2011 : xcvii-xcviii), lexicographiques ou grammaticales, mais il ne paraît pas avoir disposé d’autres sources proprement rythmiques, ainsi qu’il appert du « Tableau des sources et passages parallèles » mis au point par Guillaumin (Guillaumin, 2011 : cv). Les § 972-994, qui traitent d’éléments rythmiques plus complexes, sont de la sorte plus fidèles à l’original que les § 967-971, qui concernent ces notions simples et transversales. Tout se passe donc comme si ce n’était que par manque de ressources techniques que Martianus avait donné une traduction de la rythmique d’Aristide plus fidèle que son adaptation de l’harmonique du même auteur : à partir du § 971, il n’aurait ainsi traduit plus ou moins littéralement la rythmique du musicographe grec, dont il ne mentionne pas même le nom, que par défaut.
Le long chapitre des temps, des pieds, des genres rythmiques et des rythmes (I, 14 et § 971-978) suit exactement le même ordre chez les deux auteurs : les temps (temps premier, temps composé, temps enrythmiques, arythmiques et rythmoïdes, temps resserrés et surabondants, temps simples et multiples ou podiques), les pieds (définition et différences spécifiques), les genres rythmiques (les trois genres principaux, leurs surnoms respectifs, les genres complémentaires) et les rythmes (rythmes composés, incomposés et mixtes, subdivision des composés). Son début (WI 32, 11-24 et § 971, init.) portant sur la notion simple de χρόνος πρῶτος, il n’est guère surprenant d’y trouver de nombreuses divergences entre les textes des deux auteurs. Martianus Capella a dû renoncer à traduire littéralement le commencement de l’original (WI 32, 11-16 : πρῶτος μὲν οὖν ἐστι χρόνος ἄτομος καὶ ἐλάχιστος, ὃς καὶ σημεῖον καλεῖται. ἐλάχιστον δὲ καλῶ τὸν ὡς πρὸς ἡμᾶς, ὅς ἐστι πρῶτος καταληπτὸς αἰσθήσει. σημεῖον δὲ καλεῖται διὰ τὸ ἀμερὴς εἶναι, καθὸ καὶ οἱ γεωμέτραι τὸ παρὰ σφίσιν ἀμερὲς σημεῖον προσηγόρευσαν. οὖτος δὲ ὁ ἀμερὴς μονάδος οἱονεὶ χώραν ἔχει), parce que l’explication étymologique du nom grec de σημεῖον ne pouvait avoir d’intérêt que pour des lecteurs hellénistes : il s’est donc contenté de gommer la dimension étymologique de l’exposé et de le reformuler de manière assez complète (primum igitur tempus est, quod in morem atomi nec partes nec momenta recisionis admittit, ut est in geometricis punctum, in arithmeticis monas, id est singularis quaedam ac se ipsa natura contenta). S’il a en revanche donné une traduction littérale de la phrase suivante, où in verbis per syllabam, in modulatione per sonum aut spatium quod fuerit singulare, in gestu ex incipiente corporis motu, quod schema diximus, invenitur rend assez exactement θεωρεῖται γὰρ ἐν μὲν λέξει περὶ συλλαβήν, ἐν δὲ μέλει περὶ φθόγγον ἢ περὶ ἓν διάστημα, ἐν δὲ κινήσει σώματος περὶ ἓν σχῆμα (WI 32, 16-18), il n’a pas traduit le ἐλάχιστον δὲ καλῶ τὸν ὡς πρὸς ἡμᾶς, ὅς ἐστι πρῶτος καταληπτὸς αἰσθήσει qui précède et l’explication un peu confuse qui suit (WI 32, 19-23) : λέγεται δὲ οὗτος πρῶτος ὡς πρὸς τὴν ἑκάστου κίνησιν τῶν μελῳδούντων καὶ ὡς πρὸς τὴν τῶν λοιπῶν φθόγγων σύγκρισιν. πολλαχῶς γὰρ <ἂν> ἕνα αὐτῶν ἕκαστος ἡμῶν προενέγκαιτο πρὶν εἰς τὸ τῶν δυεῖν διαστημάτων ἐμπεσεῖν μέγεθος. Sans doute n’a-t-il pas cru devoir conserver des remarques philosophiques d’orientation aristoxénienne, c’est-à-dire aristotélicienne, touchant au relativisme de la perception auditive. Cette dernière suppression l’a enfin contraint à changer la formule de transition originale (WI 32, 23-24 : ἐκ δὲ τοῦ τῶν ἑξῆς μεγέθους, ὡς ἔφην, ἀκριβέστερον συνορᾶται) en un plus plat atque hoc erit brevissimum tempus, quod insecabile memoravi. En somme, au § 971, Martianus a simplifié le texte de son modèle (qui n’est pas dénué de prétentions philosophiques) en l’adaptant à un public latin à qui la science rythmique devait déjà paraître bien abstraite et exotique : s’il a pu le faire, c’est assurément que la simplicité relative de la matière le lui permettait.
Il a en revanche donné de la suite de la section relative aux temps (§ 971-973), qui est d’un niveau technique bien supérieur, une traduction d’une littéralité presque absolue. Des six différences qui séparent les deux versions, deux paraissent être des interventions volontaires du traducteur visant à préciser (quae ad numeros copulantur) ou à simplifier (suppression de μεταξὺ τούτων) le texte de l’original : la première est d’ailleurs maladroite, car on attendrait plutôt quae ad pedes copulantur. Deux autres résultent d’accidents survenus depuis dans le texte de l’original grec (iotacisme et mécoupure de ἢ δεῖ, lu ἤδη) et dans sa traduction latine (saut du même au même de alia simplicia à alia multiplicia ayant provoqué la perte du second). Les deux dernières sont problématiques. L’on peut certes supposer que Martianus Capella s’est dispensé de traduire une définition du rapport arithmétique (λόγος γὰρ ἐστι δύο μεγεθῶν ὁμοίων ἡ πρὸς ἄλληλα σχέσις) qui figurait déjà au § 949 de son ouvrage (ac rationabilia illa sunt quorum consensus possumus praestare proportionem ; irrationabilia, quibus non subest ratio) ; mais on peut aussi se demander si Aristide lui-même a bien répété ici ce qu’il avait déjà écrit quelques pages plus haut (I, 7, WI 11, 5-6) dans son chapitre des intervalles (λόγον δέ φημι τὴν πρὸς ἄλληλα κατ᾽ ἀριθμὸν σχέσιν) ou s’il ne s’agit pas plutôt d’une glose marginale qui aurait par la suite été introduite dans le corps du texte. L’on peut de même expliquer de deux manières différentes la présence chez Martianus Capella d’un énoncé introductif et programmatique (quorum temporum alia στρογγύλα, hoc est rotunda, perhibentur, alia περίπλεα) qui fait défaut dans l’original : soit, par souci de clarté, l’encyclopédiste aura reformulé synthétiquement le texte grec qui nous a été transmis par les manuscrits, soit il l’aura emprunté directement à celui-ci, avant qu’un saut du même au même (de οἱ μέν à οἱ μέν) ne l’en fasse disparaître. Il faudrait alors restituer ainsi le texte d’Aristide (I, 14, WI 33, 8-10) : τούτων δὲ οἱ μὲν <εἰσι στρογγύλοι, οἱ δὲ περίπλεῳ · οἱ μὲν> στρογγύλοι καλοῦνται οἱ μᾶλλον τοῦ δέοντος ἐπιτρέχοντες, οἱ δὲ περίπλεῳ οἱ πλέον ἢ δεῖ τὴν βραδυτῆτα διὰ συνθέτων φθόγγων ποιούμενοι. Dans ces deux passages, il n’y a cependant pas lieu de corriger le texte du musicographe grec, car les divergences de la version latine de Martianus constituent des présomptions de fautes, mais peuvent s’expliquer autrement : en d’autres termes, comme « l’indice est unique, la présomption de faute n’a que sa vraisemblance propre » (Havet, 1911 : 29).
Le traité d’Aristide se poursuit par une définition du pied rythmique (WI 33, 12-13 : ποὺς μὲν οὖν ἐστι μέρος τοῦ παντὸς ῥυθμοῦ δι᾽οὗ τὸν ὅλον καταλαμβάνομεν, c’est-à-dire « un pied est donc la partie de tout rythme au moyen de laquelle nous saisissons l’ensemble »), qui se réfère explicitement à la notion de rythme, telle qu’elle a précédemment été définie (WI 31, 8-10 : ῥυθμὸς τοίνυν ἐστὶ σύστημα ἐκ χρόνων κατά τινα τάξιν συγκειμένων · καὶ τὰ τούτων πάθη καλοῦμεν ἄρσιν καὶ θέσιν, ψόφον καὶ ἡρεμίαν, c’est-à-dire « le rythme est donc un ensemble de temps rangés dans un certain ordre [un ensemble de pieds] : et nous appelons ces propriétés lever et poser, son et silence »). Comme, dans la version latine (§ 967), la définition du rythme a été modifiée sous « l’influence de conceptions grammaticales » (Guillaumin, 2011 : c-civ) et a pris une forme qui ne laisse aucune place à la notion de pied (rhythmus igitur est compositio quaedam ex sensibilibus collata temporibus ad aliquem habitum ordinemque conexa. Rursum sic definitur : numerus est diversorum modorum ordinata conexio tempori pro ratione modulationis inseruiens, per id quod aut efferenda vox fuerit aut premenda, et qui nos a licentia modulationis ad artem disciplinamque constringat), Martianus est contraint de transformer également la définition aristidienne du pied (§ 974) et de la remplacer par une autre (Pes vero est numeri prima progressio per legitimos et necessarios sonos iuncta), qui n’a pas de parallèle dans la littérature antique et paraît donc devoir lui être attribuée en propre [10] : contrairement à ce qu’affirme Deiters (Deiters, 1881 : 14), ces définitions ne proviennent pas de la prétendue « seconde source de Martianus », c’est-à-dire d’un manuel varronien qu’il aurait eu sous la main, car on sait par Marius Victorinus (Gram., i, 10, 2) que Varron définissait le rythme comme pedum temporumque iunctura velox divisa in arsin et thesin [11]. Après avoir produit cette définition originale du pied (§ 974), Martianus revient au texte grec de son modèle (WI 33, 13 : τούτου δὲ μέρη δύο, ἄρσις καὶ θέσις, c’est-à-dire « celui-ci a deux parties, le lever et le poser ») et le traduit de nouveau littéralement (cuius partes duae sunt, arsis et thesis). Ce faisant, il est amené à employer des termes techniques de la rythmique qu’il n’a pas encore définis. Il s’exécute donc (§ 974), mais au lieu de traduire les définitions d’Aristide qu’il a précédemment laissées de côté (WI 31, 15-16 : ἄρσις μὲν ἐστι φορὰ μέρους σώματος ἐπὶ τὸ ἄνω, θέσις δὲ ἐπὶ τὸ κάτω ταὐτοῦ μέρους, c’est-à-dire « le lever est le mouvement vers le haut d’une partie du corps, le poser le mouvement vers le bas de cette même partie »), il les remplace par un énoncé plus ou moins original (arsis est elatio, thesis depositio vocis ac remissio) qui s’accorde avec un passage de sa propre définition du rythme (efferenda vox fuerit aut premenda), et conforme de la sorte l’exposé de son modèle grec à l’enseignement scolaire des grammairiens latins de son temps, ainsi que Weil l’a depuis longtemps remarqué [12]. Inutile d’insister sur le fait que ces acceptions des deux termes grecs, qui ne sont attestées que chez des grammairiens de la fin de l’Antiquité, ont fort peu de chance de remonter à Varron : mieux vaut souligner que ces modifications, qui visent à concilier le texte de l’original et les connaissances scolaires de son traducteur, sont toutes liées et qu’un tel emprunt à une théorie opposée à celle d’Aristide n’empêche nullement l’encyclopédiste africain de reprendre aussitôt sa traduction littérale du rythmicien grec.
Sous la forme qu’elle revêt dans les manuscrits, la version latine (§ 975-976) de la section des différences spécifiques des pieds (WI 33, 14-28) est presque inintelligible : per magnitudinem cum alios simplices, alios multiplices pedes ponimus et alia est quae per divisionem fieri consuevit septima, quae per oppositionem fit. Il s’agit pourtant bien de la traduction littérale du passage correspondant d’Aristide, mais son texte a été défiguré par deux omissions [13], dont un simple saut du même au même, survenues au cours de sa propre tradition, ainsi que Meibom l’a remarqué le premier (Meibom, 1652 : 257). En s’appuyant sur l’original grec, on peut ainsi restituer l’économie originelle de la version latine : Sed pedum differentiae sunt septem : per magnitudinem <...> ;
La version latine (§ 977-978) de l’exposé d’Aristide sur les genres rythmiques (WI 33, 14-28) demeure assez littérale, même si elle a une tendance à la glose : Rhythmica uero genera sunt tria, quae alias dactylica, iambica, paeonica nominantur, alias [c’est moi qui souligne] aequalia, hemiolia, duplicia ; denique etiam epitritus sociatur : etenim unus semper cum sibi fuerit aptatus, ut aequalis convenit [...] ; quattuor uero ad tres epitriti modum facit (§ 977) y rend ainsi Γένη τοίνυν ἐστὶ ῥυθμικὰ τρία, τὸ ἴσον, τὸ ἡμιόλιον, τὸ διπλάσιον (προστιθέασι δέ τινες καὶ τὸ ἐπίτριτον), ἀπὸ τοῦ μεγέθους τῶν χρόνων συνιστάμενα · ὁ μὲν γὰρ εἷς ἑαυτῷ συγκρινόμενος τὸν τῆς ἰσότητος γεννᾷ λόγον [...], ὁ δὲ τέτταρα πρὸς τὸν τρία τὸν ἐπίτριτον (WI 33, 29-34, 4). La formulation synthétique du modèle grec (ἀπὸ τοῦ μεγέθους τῶν χρόνων συνιστάμενα) est cependant remplacée par une assez longue explication analytique que le traducteur a ajoutée à la suite de ce développement pour le rendre compréhensible à son public de néophytes [14] : Sed quae aequalia diximus, eadem dactylica esse dicemus [...]. Autem etiam in epitriti ratione saepe numerus, cum pes in eo accipitur qui sit ad tres quattuor. Sed iam ad ordinem recurramus. L’absence de formulation générale et la présence de la formule de transition finale (Sed iam ad ordinem recurramus) attestent qu’il s’agit là d’un supplément du traducteur et non de la version latine d’un passage disparu dans l’original. La traduction littérale reprend ensuite (WI 34, 4-15 et § 978). Elle est cependant alourdie par une glose (disemus autem appellatur pes qui per arsin et thesin primus constare dicitur, ut est leo) et une formule conclusive (Atque hos quidem omnes numerorum ordines ideo memoravimus, ut singulorum leges per universa serventur) d’orientation nettement métrique [15], débarrassée [16] des explications physiologiques (d’origine aristoxénienne, donc péripatéticienne) de l’original (διὰ τὸ ἐξασθένειν ἡμᾶς τοὺς μείζους τοῦ τοιούτου γένους διαγινώσκειν ῥυθμούς et μέχρι γὰρ τοσούτου τὸν τοιοῦτον ῥυθμὸν τὸ αἰσθητήριον καταλαμβάνει) et grevée d’une inexactitude (difficilis remplace σπάνιος) [17], ainsi que d’une malheureuse confusion [18] entre la notion de temps premier (ὀκτωκαιδεκασήμου) et celle de syllabe (decem et octo autem syllabas). La fin de la section d’Aristide (WI 34, 15-18) n’a enfin aucun équivalent dans la version du traducteur latin. Comme on ne voit pas bien quel accident pourrait expliquer une éventuelle lacune dans son texte et qu’on peut difficilement admettre que le développement d’Aristide résulte de l’introduction postérieure d’une glose marginale dans le sien, puisqu’il énumère et décrit plus loin ces rythmes irrationnels (WI 37, 24-38, 2), il faut supposer que Martianus a volontairement écarté de son propre traité le subtil distingo d’Aristide entre l’irrationalité purement arithmétique et l’irrationalité rythmique (ἔστι δὲ καὶ ἄλλα γένη ἅπερ ἄλογα καλεῖται, οὐχὶ τῷ μηδένα λόγον ἔχειν ἀλλὰ τῷ μηδενὶ τῶν προκειμένων λόγων οἰκείως ἔχειν, κατὰ ἀριθμοὺς δὲ μᾶλλον ἢ κατὰ εἴδη ῥυθμικὰ σῴζειν τὰς ἀναλογίας), tiré du § 21 des Éléments rythmiques d’Aristoxène, parce qu’il repose sur l’adoption de l’ αἴσθησις comme critère fondamental de la rythmicité.
Cette rapide comparaison des deux versions du chapitre composite des temps, des pieds, des genres rythmiques et des rythmes permet de se faire une idée assez nette de la manière dont Martianus traduit son modèle grec. S’il commet quelques inexactitudes ou confusions (§ 978), la plupart des changements qu’il introduit dans sa traduction d’Aristide sont le résultat d’interventions volontaires et visent à l’adapter à un public latin qui ne sait pas le grec et ne connaît rien à la rythmique. Le traducteur simplifie donc le texte original en supprimant les redites inutiles (§ 972), les explications étymologiques qui n’ont d’intérêt que pour le lecteur hellénophone (§ 971) et les remarques philosophiques d’orientation aristotélicienne qui sont sans doute trop sensualistes à son goût ou trop abstraites pour figurer dans un abrégé (§ 971 et § 978) ; en lui ajoutant des éclaircissements, qui peuvent prendre la forme de brèves définitions ou de courtes gloses explicatives (§ 972, § 974 et § 978), mais aussi de phrases ou de paragraphes entiers (§ 977) ; en soulignant l’organisation interne du traité à l’aide de formules d’introduction (§ 973, § 977), de conclusion (§ 978) ou de transition (§ 971) ; et en corrigeant les défauts introduits par ces diverses modifications (§ 971, § 972 et § 974). Cette adaptation latine du traité grec, dont le texte a subi — tout comme le sien (§ 972 et § 973) — différents accidents, laisse d’autre part supposer que Martianus disposait d’un texte d’Aristide en meilleur état que celui qui nous a été transmis par les manuscrits médiévaux.
2. La première innovation majeure de Martianus : Les différences des rythmes
Vient ensuite le passage qui est à la fois le dernier et le plus intéressant de ce long chapitre des temps, des pieds, des genres rythmiques et des rythmes : la section consacrée au classement des ῥυθμοί (numeri) suivant leurs espèces (WI 34, 19-35, 2 et § 979-980). Tel qu’il nous a été transmis par les manuscrits les moins corrompus en cet endroit (le Venetus Marcianus gr. 322, du 15e s., et le Parisinus gr. 2459, du 16e s.), le texte d’Aristide se réduit à ceci (WI 34, 19-35, 2) : τῶν ῥυθμῶν τοίνυν οἱ μέν εἰσι σύνθετοι, οἱ δὲ ἀσύνθετοι · σύνθετοι μὲν οἱ ἐκ δύο γενῶν ἢ καὶ πλειόνων συνεστῶτες, ὡς οἱ δωδεκάσημοι, ἀσύνθετοι δὲ οἱ ἑνὶ γένει ποδικῷ χρώμενοι, ὡς οἱ τετράσημοι [...] · κατὰ συζυγίαν μὲν οὖν ἐστι δύο ποδῶν ἁπλῶν καὶ ἀνομοίων σύνθεσις, περίοδος δὲ πλειόνων. Une fois encore, Martianus Capella en a tout simplement donné une traduction littérale (§ 979) : Sed numerorum alii sunt compositi, alii incompositi, alii permixti : et compositi ex duobus generibus vel pluribus cohaeserunt ; incompositi qui uno pedum genere consistunt, ut sunt tetrasemi [...] : etenim syzygia, id est copula [c’est moi qui souligne], duorum pedum in unum est astricta conexio qui [in] dissimiles sibi positi esse videntur ; periodos sane est pedum compositio plurimorum quique dissimiles sibique impares sociantur. Au détail près d’une glose (id est copula), cette version est même si littérale qu’elle a permis à Meibom, suivi par tous les éditeurs postérieurs, de restituer avec certitude le début de l’original grec, une fois de plus défiguré par un saut du même (τῶν ῥυθμῶν τοίνυν οἱ μέν εἰσι σύνθετοι, οἱ δὲ ἀσύνθετοι, οἱ δὲ μικτοί), ainsi que l’ordre suivi par Aristide dans la définition des rythmes composés, incomposés et mixtes (dans la plupart des manuscrits, on lit en effet ἀσύνθετοι μὲν οἱ ἑνὶ γένει ποδικῷ χρώμενοι, ὡς οἱ τετράσημοι, σύνθετοι δὲ οἱ ἐκ δύο γενῶν, κ. τ. λ.).
Dans son commentaire, Meibom n’a en revanche souligné nulle part l’absence du développement suivant du traité latin (§ 980) dans son modèle grec : Dissimilitudinum sane differentiae tres erunt : per magnitudinem, per genus, per oppositionem. Per magnitudinem cum ex disemo vel tetrasemo componitur numerus ; per genus cum diplasium aut hemiolium simul iungimus uel quod ex pluribus aequaliter copulatur ; per oppositionem, id est per antithesin, cum aut primos disemos ponimus insequentibus longe potioribus aut tetrasemos disemis insequentibus applicamus. Verum notum esse conveniet unum etiam pedem posse sufficere ad complendam periodon si solus ceteris inaequalis inseritur. Or c’est là une anomalie fort curieuse, qui constitue l’un des deux principaux arguments des tenants de la thèse de l’originalité doctrinale de Martianus Capella en matière de rythmique. On peut cependant en donner sept explications différentes : (1) soit, comme nul n’a encore eu la faiblesse de le conjecturer, ce développement provient d’une glose médiévale introduite dans le texte de Martianus ; (2) soit, comme l’envisage Deiters, il résulte d’un accident matériel dont a souffert le texte de ce dernier ; (3) soit, comme le croit le même philologue, il doit son existence à l’inconséquence de l’encyclopédiste africain, qui n’aurait pas compris sa source ; (4) soit, comme le laisse entendre Cristante, il a été tiré du propre fonds de son auteur ; (5) soit, comme le suggèrent Ramelli et Guillaumin, il a été puisé à une source inconnue de nous ; (6) soit, comme l’a expliqué Cæsar, il provient d’une glose qui avait été admise dans l’exemplaire d’Aristide utilisé par l’écrivain carthaginois ; (7) soit, comme l’a avancé l’intuitif Westphal, il a été traduit du texte même d’Aristide, avant d’en disparaître sans y laisser de trace.
(1) L’hypothèse d’une glose médiévale introduite dans le texte de Martianus, qui ne s’appuie sur aucune indice concret, est rendue peu probable par le haut niveau technique du passage (per oppositionem, id est per antithesin, cum aut primos disemos ponimus insequentibus longe potioribus aut tetrasemos disemis insequentibus applicamus). En Occident, Martianus Capella et Marius Victorinus sont en effet les derniers à avoir compris quelque chose à la rythmique des Grecs : chez Isidore de Séville, déjà, la section intitulée « De tertia divisione, quae rythmica nuncupatur » (Orig. iii, 22 Lindsay) est remplie par un exposé d’organologie qui ne correspond pas à l’intitulé. En outre, le texte du § 980 de Martianus figure déjà sous sa forme actuelle, au IXe siècle, dans le commentaire de Rémi d’Auxerre (PL 131 : 255).
(2-3) Les deux hypothèses de Deiters découlent de son analyse erronée de l’inadéquation de la traduction latine (§ 975-976) à la section d’Aristide relative aux différences spécifiques des pieds (WI 33, 14-28) : « Les différences des pieds, qui (comme déjà chez Aristoxène) s’élèvent au nombre de sept, κατὰ μέγεθος, κατὰ γένος, συνθέσει, τῶν ῥητῶν καὶ ἀλόγων, ἡ κατὰ διαίρεσιν ποιάν, κατὰ τὸ σχῆμα τὸ ἐκ τῆς διαιρέσεως ἀποτελούμενον, κατὰ ἀντίθεσιν, sont étrangement traitées séparément par Martianus : les unes sont énumérées au bon endroit, les autres le sont dans la section relative aux rythmes composés (§ 980) [...]. Il mentionne la différence κατὰ ἀντίθεσιν aux deux endroits, mais d’une manière quelque peu différente ; c’est pourquoi on ne peut, à ce qu’il semble, envisager un accident dû à une négligence de copiste, mais il faut tenir pour responsables de cette inconséquence la propre ignorance de Martianus et son indifférence vis-à-vis de la cohérence logique » (Deiters, 1881 : 14-15). Confronté au texte corrompu des § 975-976 de la version latine, Deiters n’a pas su y déceler les sauts du même au même pourtant déjà signalés par Meibom dans son commentaire d’Aristide (Meibom, 1652 : ii, 257) et il a supposé à tort que le § 980 contenait le complément de ces § 975-976. Il s’est alors ingénié à montrer que l’inconséquente séparation de ces trois paragraphes étaient due non « à une négligence de copiste », mais à « la propre ignorance » de l’auteur et à « son indifférence vis-à-vis de la cohérence logique ». Deiters eût été mieux inspiré de s’assurer du fait au lieu d’en rechercher la cause. Une fois établie la nature de la corruption des § 975-976 (des homéotéleutes), il n’y a en effet pas lieu d’en supposer la transposition partielle au § 980 et de s’interroger sur le caractère volontaire ou involontaire de celle-ci. La position de Dick (Dick, 1925 : 523) et de Willis (Willis, 1983 : 375), qui consiste à considérer le § 980 non plus comme le complément, mais comme une sorte de lectio duplex partielle des § 975-976, n’est qu’un malheureux avatar de la thèse de Deiters : contrairement à celle-ci, qui vise à expliquer la corruption des § 975-976, elle ne repose sur aucun indice concret et n’explique absolument rien.
(4) Il est également fort improbable que Martianus ait tiré de son propre fonds un tel développement, ainsi que paraît se l’imaginer Cristante : « Cette section ne se trouve pas chez Aristide. Les trois différences des pieds composés sont parallèles à la première, à la deuxième et à la septième des différences des pieds en général, déjà exposées aux § 975-976 et ne se trouvent pas chez les autres théoriciens. Il ne s’agit cependant pas d’une mésinterprétation du texte d’Aristide (c’est ainsi que l’entend Willis), lequel n’en dit mot, mais d’une classification ultérieure, abstraite, mais théoriquement correcte, et fonctionnelle (elle permet de définir la période), qui sert à introduire la théorie des genres de pieds » (Cristante, 1987 : 356). Le § 980, qui ne simplifie ni ne clarifie aucunement les développements qui précèdent, introduit tout bonnement une nouvelle distinction. Si Martianus s’était autorisé à innover en matière de rythmique, pourquoi donc ne l’aurait-il pas fait avant ? La présence dans ce paragraphe de l’expression « par opposition, c’est-à-dire par antithesis » (per oppositionem, id est per antithesin), manifeste en outre clairement qu’elle est tirée d’une source grecque, puisque le traducteur use habituellement de tels tours pour introduire la traduction latine qu’il propose d’un terme technique grec : nunc rhythmos, hoc est numeros (§ 966), quod agogen rhythmicam nominamus, id est quo genere numerus modique ducantur (§ 970), rhythmopoeia, id est quemadmosum procreatio numeri possit effingi (§ 970), στρογγύλα, hoc est rotunda (§ 973), qualis exsistit, hoc est ποιά (§ 976) et syzygia, id est copula (§ 979).
(5) Trois raisons rendent également très peu vraisemblable que Martianus ait emprunté le contenu du § 980 à une autre source qu’Aristide, ainsi que l’ont affirmé, sans en apporter la moindre preuve, Ramelli [19] et Guillaumin [20] : on ne rencontre tout d’abord aucun emprunt à un autre auteur qu’Aristide au cours du long chapitre consacré par Martianus aux temps, aux pieds et aux genres rythmiques (Aristid. Quint. I, 14 et Mart. Cap. § 971-980) ; le § 980 constitue en outre la suite naturelle du § 979 et le passage de l’un à l’autre ne laisse apparaître aucune trace de couture, ou de soudure (le § 979 présente ainsi par deux fois l’adjectif dissimiles, qui est repris au début du § 980 par l’expression dissimilitudinum sane) ; le contenu du § 980 est enfin doctrinalement conforme à la théorie présentée par Aristide et tous les termes grecs que traduisent les vocables latins qui y sont employés se retrouvent ailleurs dans son traité, ainsi qu’on le verra plus loin.
(6) L’hypothèse de Cæsar suivant laquelle le § 980 pourrait ne pas traduire un paragraphe authentique d’Aristide, mais une simple scholie explicative qui se serait trouvée dans le manuscrit utilisé par le traducteur est fondée sur une grossière erreur du philologue : « Dans l’explication du passage d’Aristide consacré aux σύνθετοι, j’aurais dû mentionner une addition de Martianus Capella (§ 980) à partir de laquelle Westphal (p. 195) a déduit la présence d’une lacune dans le texte d’Aristide. Il contient une application de la théorie précédemment exposée des διαφοραί des pieds aux σύνθετοι, c’est-à-dire aux pieds eux-mêmes composés de différents pieds [...]. Cette application est tout à fait correcte, au détail près que la differentia per genus ne paraît pas s’accorder avec la pensée d’Aristide, qui ne saurait attribuer ici la combinaison de différents genres rythmiques à la σύνθεσις, puisqu’il la mentionne plus loin comme l’effet de la μῖξις. Peut-être est-ce qu’une glose étrangère au texte original d’Aristide avait été admise dans l’exemplaire dont se servait Martianus » (Cæsar, 1861 : 289). La seule chose qui empêche Cæsar d’admettre l’hypothèse de Westphal suivant laquelle le § 980 de Martianus conserverait la traduction d’un passage perdu d’Aristide est donc que ce dernier « ne saurait attribuer ici la combinaison de différents genres rythmiques à la σύνθεσις ». Or cela est absolument faux, car on lit quelques lignes plus haut dans le texte du musicographe grec (WI 34, 20-21) : σύνθετοι μὲν οἱ ἐκ δύο γενῶν ἢ καὶ πλειόνων συνεστῶτες.
(7) Reste donc l’hypothèse de Westphal : « Pour ce passage, le texte original d’Aristide a disparu des manuscrits dont nous disposons, et Martianus Capella, comme à son habitude, l’a traduit de manière très irréfléchie et inconsidérée » (Westphal, 1861 : 195 et Westphal, 1867 : 597). Suivant le philologue allemand, qui se dispense cependant de toute démonstration, le § 980 de l’encyclopédiste carthaginois constituerait donc la traduction d’un passage perdu d’Aristide, qui s’insérait entre κατὰ συζυγίαν μὲν οὖν ἐστι δύο ποδῶν ἁπλῶν καὶ ἀνομοίων σύνθεσις, περίοδος δὲ πλειόνων (WI 35, 2) et τῶν δὲ ποδικῶν γενῶν πρῶτον κ. τ. λ. (WI 35, 3). Deux éléments rendent cette hypothèse probable. (a) La disparition du développement d’Aristide s’explique tout d’abord aisément. Le sane que Martianus emploie comme mot de liaison au début du § 980 (Dissimilitudinum sane differentiae tres erunt) lui sert en effet couramment pour traduire le δέ de l’original grec. C’est ainsi que compositi sane sunt rend un peu plus haut σύνθετοι δὲ οἱ et que εἰσι δὲ καὶ ἄλογοι donne, sous la plume de l’encyclopédiste africain, sunt sane qui etiam irrationabiles. Or Aristide use fréquemment de ce δέ pour introduire une nouvelle division. C’est précisément le cas dans la phrase précédente, où δέ sert à introduire la distinction entre les rythmes composés par syzygies et ceux qui sont composés par périodes : τῶν δὲ συνθέτων οἱ μὲν εἰσι κατὰ συζυγίαν, οἱ δὲ κατὰ περίοδον. Dès lors, rien n’empêche que son traité n’ait presenté ici un texte tel que : τῶν δὲ συνθέτων οἱ μέν εἰσι κατὰ συζυγίαν, οἱ δὲ κατὰ περίοδον. κατὰ συζυγίαν μὲν οὖν ἐστι δύο ποδῶν ἁπλῶν καὶ ἀνομοίων σύνθεσις, περίοδος δὲ πλειόνων. <τῶν δὲ ἀνομοιοτήτων διαφοραὶ τρία · κατὰ μέγεθος, κατὰ γένος, κατὰ ἀντίθεσιν · κατὰ μέγεθος, ὡς ῥυθμὸς †…† · κατὰ γένος, ὡς †…† · κατὰ ἀντίθεσιν, ὅταν †…†>. τῶν δὲ ποδικῶν γενῶν πρῶτον κ. τ. λ.. Les deux lignes entre crochets obliques auraient ainsi disparu à la suite d’un simple saut du même (τῶν δὲ [ἀνομοιοτήτων]) au même (τῶν δὲ [ποδικῶν]). (b) Tous les concepts que met en œuvre une telle rétroversion en grec de la version latine de Martianus seraient en outre parfaitement aristidiens : et διαφοραί et κατὰ μέγεθος et κατὰ γένος et κατὰ ἀντίθεσιν et même ἀνομοιότης, qui apparaît deux fois dans son Περὶ μουσικῆς (WI 45, 26 et 73, 27). La première occurrence de ce terme a d’ailleurs un point commun avec celle que suppose le § 980 de Martianus : comme le ferait ici ἀνομοιοτήτων, ἀνομοιότητι y reprend en effet ἀνομοίων, utilisé deux lignes plus haut (WI 45, 23-26) : τῶν γὰρ γινομένων ἐκ δυεῖν ἀνομοίων τοὐλάχιστον γεννωμένων τὸν μὲν ῥυθμὸν ἐν ἄρσει καὶ θέσει τὴν οὐσίαν ἔχειν, τὸ δὲ μέτρον ἐν συλλαβαῖς καὶ τῇ τούτων ἀνομοιότητι.
Si cette longue lacune était avérée, elle suffirait à prouver que l’une des deux principales innovations théoriques prêtées à Martianus Capella n’en est pas une, puisqu’elle se trouvait déjà dans l’original grec. Mais pour cela, il ne suffit pas que le passage d’Aristide supposé avoir disparu soit attesté par sa putative tradition indirecte, qu’il soit conforme à la théorie et au style du musicographe grec et que la critique des textes puisse aisément expliquer sa disparition en recourant au concept d’homéotéleute : tout cela ne rend cette lacune que probable. Il faudrait encore quelque indice supplémentaire qui montre que ce développement de Martianus fait nécessairement défaut au traité d’Aristide : « la solidité de la présomption de faute croît quand croît le nombre des indices concordants » (Havet, 1911 : 32).
3. Le problème du chapitre des métaboles rythmiques
Or cet indice existe. Il se cache à la fin de la rythmique d’Aristide Quintilien, dans le chapitre des métaboles rythmiques (WI 40, 1-7) : μεταβολὴ δέ ἐστι ῥυθμικὴ ῥυθμῶν ἀλλοίωσις ἢ ἀγωγῆς. γίνονται δὲ μεταβολαὶ κατὰ τρόπους δώδεκα [δώδεκα VNFRd : δεκατέσσαρα Lugd. Scal. 47 ἐννέα Paris. gr. 2533] · κατ᾽ ἀγωγήν · κατὰ λόγον ποδικόν, ὅταν ἐξ ἑνὸς εἰς ἕνα μεταβαίνῃ λόγον ἢ ὅταν ἐξ ἑνὸς εἰς πλείους ἢ ὅταν ἐξ ἀσυνθέτου εἰς μικτὸν ἢ ἐκ ῥητοῦ [ῥητοῦ corr. Meibom : κριτικοῦ VNFR κρητικοῦ d] εἰς ἄλογον ἢ ἐκ τῶν ἀντιθέσει διαφερόντων εἰς ἀλλήλους ἢ ἐκ μικτοῦ εἰς μικτόν. Tel qu’il se présente dans les manuscrits et dans toutes les éditions, ce texte est éminemment corrompu : sans parler d’une petite faute comme ἐκ κριτικοῦ, évidemment mis pour ἐκ ῥητοῦ, le nombre des tropes annoncés (douze) n’y correspond pas à celui des tropes de la métabole qui y sont effectivement énoncés (huit ou neuf, suivant les interprétations proposées), leur choix y relève de l’arbitraire et n’épuise pas la combinatoire esquissée (pourquoi y aurait-il un trope ἐξ ἀσυνθέτου εἰς μικτόν et pas de tropes ἐκ συνθέτου εἰς σύνθετον ou ἐκ συνθέτου εἰς μικτόν ?), leur ordre y est absurde (le trope ἐκ μικτοῦ εἰς μικτόν devrait faire immédiatement suite à celui ἐξ ἀσυνθέτου εἰς μικτόν). Depuis trois siècles et demi, les philologues lui ont ainsi fait distinguer deux (Bœckh, Bellermann, Ruelle), trois (Schäfke), huit (Gevaert), neuf (Meibom), douze (Westphal, Cæsar, Jahn, Christ, Mathiesen, Barker, Duysinx) et quatorze (Rossbach et Susemihl) tropes de la métabole, soit vingt-cinq en tout, si l’on additionne tous ceux qu’ils ont imaginés. L’apparat de Winnington-Ingram, qui ne signale aucune lacune et s’en tient à renvoyer au commentaire de Caesar [21], est d’autant plus insuffisant que les essais de restitution se sont poursuivis sans interruption de 1861 à 1963. Son appendice, censé présenter les leçons qu’il n’a pas retenues dans son apparat critique, n’est pas plus satisfaisant [22] : certains manuscrits présentent en effet des variantes, qui doivent être rapportées, même si on ne les juge pas dignes d’être admises dans le texte, faute de quoi le débat philologique occasionné par la corruption du passage devient absolument inintelligible. La traduction de Martianus n’est ici d’aucun secours, car le chapitre de conversionibus qui figure en sixième position dans l’indiculus du traité de rythmique (§ 970) s’est perdu avec la fin du quatrième (de eorum genere) et le cinquième tout entier (quod agogen rhythmicam nominamus), ainsi que tous les éditeurs l’ont admis depuis Meibom [23] : comme l’a conjecturé Deiters, « la lacune dans notre texte de Martianus a dû être causée par la chute d’un feuillet » (Deiters, 1881 : 18). Livrés à eux-mêmes face à cette difficulté, les philologues ont imaginé maintes solutions pour résoudre le problème de l’inadéquation du nombre de tropes annoncés par le rythmicien grec à celui des tropes effectivement énoncés. Elles peuvent toutefois se ranger sous cinq chefs : (1) comme Winnington-Ingram, ils ont fait comme si ce passage ne posait pas de problème ; (2) comme Rossbach, ils se sont appuyés sur la leçon particulière d’un manuscrit fautif pour faire cadrer ces deux nombres ; (3) comme Meibom, ils ont corrigé ce même nombre en usant d’une conjecture personnelle ; (4) comme Rossbach, ils se sont évertués à faire coïncider ces deux nombres en recourant au témoignage de Bacchios l’Ancien ; (5) comme Cæsar, ils ont recouru à la section d’Aristide sur les différences spécifiques des pieds (i, 14) pour compléter l’énoncé des douze tropes de la métabole.
(1) Il est plusieurs manières de nier l’existence d’un problème : comme Christ ou Jahn [24], on peut par exemple le taire ; comme Winnington-Ingram (voir ci-dessus), Mathiesen, Duysinx et Moretti, on peut aussi n’en pas mesurer l’étendue ni l’importance et le traiter à la légère. À sa traduction du passage [25], Mathiesen n’a ainsi ajouté que cette remarque : « Aristide mentionne seulement huit de ces modulations. Les quatre autres sont : incomposé à incomposé, incomposé à composé, composé à composé, composé à mixte » (Mathiesen, 1983 : 102). Il ne s’est visiblement pas aperçu que le passage « d’un [rapport] à plusieurs » ne peut former un trope séparé, puisque ce n’est jamais que le passage d’un rapport (a) à un rapport (b) associé au passage de ce rapport (b) à un rapport (c), etc. Comme il n’existe pas de rapports arithmétiques mixtes, composés et incomposés, mais seulement des rythmes mixtes, composés et incomposés, les sept derniers tropes ne peuvent en outre pas être considérés comme des espèces du genre que forment les métaboles « selon le rapport du pied métrique ». Le supplément proposé en note, dont l’évidence apparente n’a d’égal que l’arbitraire, ne pousse ainsi qu’à onze le nombre des tropes de la métabole, dont plusieurs sont, qui plus est, redondants. Duysinx a pour sa part remarqué qu’en comptant pour des modes séparés de la métabole les réciproques respectives de ceux qui sont explicités par Aristide, on obtenait le nombre voulu (douze), mais sa traduction du passage (« Il existe douze sortes de modulation [rythmiques] : a. selon le tempo ; b. selon le rapport rythmique propre à un pied, par exemple quand on passe : 1. d’un rapport unique à un autre rapport unique ; 2. d’un rapport unique à plusieurs rapports ; 3. d’un rythme incomposé à un rythme mixte ; 4. d’un rythme rationnel à un irrationnel ; 5. d’un rythme irrationnel à un autre rythme irrationnel ; 6. d’un rythme donné à un autre qui diffère de lui par opposition ; 7. d’un rythme mixte à un autre rythme mixte »), où le terme de rythme se substitue dès le « 3. » à celui de rapport, rendant ainsi caduque l’existence de la classe générique des métaboles « selon le rapport rythmique propre à un pied » (Duysinx, 1999 : 94 et n. 3), manifeste assez que ce tour de passe-passe ne résout qu’arithmétiquement le problème posé : la combinatoire dont résultent les derniers tropes des métaboles reste incomplète. Cela n’a pas empêché Moretti de rapporter cette dernière interprétation sans émettre la moindre critique et de traduire le texte tel qu’il est édité par Winnington-Ingram [26]. Bien préférable me paraît être l’aveu d’impuissance des traducteurs espagnols d’Aristide : « L’énumération est incomplète » (Colomer, 1996 : 95, n. 146).
(2) En 1652, Meibom, qui publiait le traité d’Aristide d’après le Lugdunensis Scal. 47, en a édité la leçon fautive (γίνονται δὲ μεταβολαὶ κατὰ τρόπους δεκατέσσαρα) et l’a ainsi traduite : Fiunt autem mutationes per modos quatuordecim (Meibom, 1652 : 42). Ainsi s’explique qu’en 1854, Rossbach se soit échiné à trouver quatorze espèces de métaboles rythmiques, en recourant au témoignage de Bacchios l’Ancien (Rossbach, 1854 : 167-169) [voir (4)], et que Jullien ait pu écrire en 1861 : « Le changement rhythmique est l’altération des rhythmes ou de la conduite rhythmique. Ces changements se font de quatorze manières » (Jullien, 1861 : 298). Malheureusement, cette leçon n’a par elle-même aucune valeur [27], puisqu’elle est propre au Lugdunensis Scal. 47 (16e s.), qui n’est qu’une copie du Parisinus gr. 2532 (15e s.), lui même copié sur le Monacensis gr. 215 (15e s.), l’un des deux apographes du Venetus Marcianus app. cl. VI 10 (13e s.), lesquels présentent tous la leçon ιβ’ (δώδεκα). Il ne s’agit probablement pas d’une correction, puisqu’elle ne résout pas le problème de la discordance entre le nombre d’espèces annoncées et celui des espèces effectivement énoncées, mais d’une vulgaire faute : en lisant (ι)β’, le copiste aura pensé au mot δύο (ou δώδεκα) et inconsciemment substitué son initiale à la lettre numéraire originale. Le même argument suffit à réfuter la thèse proposée en 1866 par Susemihl, puisqu’elle vise elle aussi à reconstituer la liste des prétendues quatorze tropes de la mélopée, « en prenant les termes κατὰ λόγον ποδικόν au sens large, comme synonymes de κατὰ ῥυθμόν » : « Si tout cela est vrai, seule est donc admissible la leçon du codex Leidensis δεκατέσσαρα à la place de δώδεκα » (Susemihl, 1866 : 13-14). Le même argument s’applique encore à l’hypothèse de Schäfke [28], qui s’est appuyé sur le témoignage de Bacchios [voir (4)] et sur la leçon κατὰ τρόπους δεκατέσσαρα pour restituer κατὰ τρόπους ἁρμονικοὺς τέσσαρα : il a ainsi distingué trois tropes génériques (les μεταβολαὶ κατὰ τρόπους ἁρμονικοὺς τέσσαρα, κατ᾽ ἀγωγήν et κατὰ λόγον ποδικόν) et a subordonné au dernier d’entre eux (κατὰ λόγον ποδικόν) les sept derniers cas énoncés par Aristide. Inutile d’insister sur les autres défauts de cette reconstitution, qui ne règle nullement, par exemple, le problème posé par l’incomplétude de la combinatoire dont résultent ces sept derniers cas.
(3) Confronté au texte peu satisfaisant des manuscrits, Meibom l’a conjecturalement rectifié en conformant arbitrairement le nombre des tropes annoncés à celui des tropes effectivement énoncés (neuf, selon lui), au lieu de faire le contraire : « l. 19 : δεκατέσσαρα.] Oxon. δώδεκα. Aristide n’en recense ici que neuf ; je ne pense cependant pas qu’il en manque un seul, si bien que je suis d’avis qu’une faute d’écriture a transformé le nombre θ’en ιβ’ ou en ιδ’ » (Meibom, 1652 : 271). On verra plus loin que la rythmique d’Aristide implique l’existence de davantage de tropes, mais ce n’est pas là le seul défaut de la diorthose de Meibom. Cæsar lui a par exemple reproché de séparer en deux espèces de métaboles distinctes celles qui procèdent κατὰ λόγον ποδικόν et celles qui ont lieu ὅταν ἐξ ἑνὸς εἰς ἕνα μεταβαίνῃ λόγον, alors que ce sont précisément les mêmes [29]. Reprenant une suggestion de Bœckh, suivant laquelle « est modifié, soit le tempo, soit le rythme lui-même » (Bœckh, 1811 : 79), Bellermann a d’autre part « estimé préférable d’écrire δύο, de sorte qu’un genre de métabole procède κατ᾽ ἀγωγήν, l’autre κατὰ λόγον ποδικόν » (Bellermann, 1841 : 34, n. 27) : γίνονται δὲ μεταβολαὶ κατὰ τρόπους δύο · κατ᾽ ἀγωγήν · κατὰ λόγον ποδικόν. Son exemple a été suivi par Segato [30] et par Ruelle [31]. Cette correction, outre qu’elle ne justifie pas l’arbitraire du choix entre les espèces possibles de la μεταβολὴ κατὰ λόγον ποδικόν, confère une extension beaucoup trop grande au concept de λόγος ποδικός, ainsi que Cæsar n’a pas manqué de le remarquer : « Mais, que l’expression κατὰ λόγον ποδικόν englobe tous les τρόποι qui suivent et que pour cette raison il faille substituer 2 à 12, comme le veut Bellermann, nous ne pouvons l’admettre, car aussi loin que l’on veuille étendre encore le concept de λόγος ποδικός, c’est la moindre des choses que de refuser que lui soit subsumée la διαφορὰ κατὰ ἀντίθεσιν » (Cæsar, 1861 : 244). Gevaert a enfin donné une traduction en français du passage d’Aristide, où il fait curieusement état de huit tropes de la métabole [32]. Dans l’exposé systématique qui suit, le musicologue belge ne justifie cependant nulle part cette particularité. Il semble donc qu’il ait admis la conjecture de Meibom (θ’) et l’ait par erreur lu ὀκτώ, à cause de la ressemblance entre le chiffre arabe 8 et la lettre θ. Le seul avantage que présente sa correction est que le texte ainsi obtenu ne prête plus le flanc à l’objection que Cæsar faisait à Meibom d’avoir « admis à tort que κατὰ λόγον ποδικόν pouvait être un τρόπος indépendant de celui qui le suit immédiatement » (Cæsar, 1861 : 244).
(4) On a vu plus haut (2) que Rossbach s’était efforcé de trouver quatorze espèces de métaboles rythmiques, en recourant au témoignage du catéchisme musical de Bacchios l’Ancien (§ 50) : Μεταβολὰς οὖν πόσας λέγομεν εἶναι ; — ζ’. — Τίνας ταύτας ; —Συστηματικὴν, γενικὴν, κατὰ τρόπον, κατὰ ἦθος, κατὰ ῥυθμὸν, κατὰ ῥυθμοῦ ἀγωγὴν, κατὰ ῥυθμόποιίας θέσιν (Jan, 1895 : 304). De ces sept espèces de métaboles, les trois premières relèvent de l’harmonique, les trois dernières de la rythmique, la quatrième, qui sert de lien entre les deux séries, est commune aux deux disciplines. Bacchius définit ainsi les quatre dernières (§ 54-57) : Ἡ δὲ κατὰ ἦθος ; — Ὅταν ἐκ ταπεινοῦ εἰς μεγαλοπρεπὲς, ἢ ἐξ ἡσύχου καὶ σύννου εἰς παρακεκινηκὸς γένηται. — Ἡ δὲ κατὰ ῥυθμὸν ποιά ; — Ὅταν ἐκ χορείου εἰς δάκτυλον ἢ εἴς τινα τῶν λοιπῶν μεταβῇ. — Ἡ δὲ κατὰ ῥυθμοῦ ἀγωγὴν ποιά ; — †…† Ὅταν ῥυθμὸς ἀπ᾽ ἄρσεως ἢ θέσεως γένηται. — Ἡ δὲ κατὰ ῥυθμοποιίας θέσιν ποιά ; — †…† Ὅταν ὅλος ῥυθμὸς κατὰ βάσιν ἢ κατὰ διποδίαν βαίνηται (Jan, 1895 : 304-305). Armé des témoignages de Bacchios et d’Aristide Quintilien, qui sont manifestement aussi corrompus l’un que l’autre, Rossbach (Rossbach, 1854 : 167-169) a donc reconstitué la prétendue source commune où chacun des deux musicographes aurait puisé des éléments différents et a ainsi expliqué la discordance entre le nombre des τρόποι annoncés et celui des τρόποι énoncés. Selon lui, aux deux classes de métaboles reconnues par Bœckh et Bellermann (les métaboles κατ᾽ ἀγωγήν et les sept formes de la métabole κατὰ λόγον ποδικόν), seules conservées dans le texte d’Aristide transmis par la tradition manuscrite, le rythmicien grec en aurait à l’origine ajouté deux autres (les métaboles κατὰ ἦθος et κατὰ ῥυθμοποιίας θέσιν), conservées chez Bacchios et présentant l’une et l’autre trois espèces : κατὰ μέγεθος, κατὰ διαίρεσιν et κατὰ σχῆμα, pour les métaboles κατὰ ῥυθμοποιίας θέσιν, ἐκ συσταλτικοῦ εἰς διασταλτικόν, ἐκ συσταλτικοῦ εἰς ἡσυχαστικόν et ἐκ διασταλτικοῦ εἰς ἡσυχαστικόν, pour les métaboles κατὰ ἦθος. Cette explication a été vertement critiquée par Cæsar, qui a fait remarquer que les métaboles κατὰ ἦθος et κατὰ ῥυθμοποιίας θέσιν ne relevaient ni l’une ni l’autre de la rythmique, c’est-à-dire « d’un traité technique des éléments constitutifs de la musique », mais concernaient leur usage et « l’effet produit par celui-ci » (la rythmopée), que le choix « des trois διαφοραὶ κατὰ μέγεθος, κατὰ διαίρεσιν et κατὰ σχῆμα était absolument arbitraire » et qu’il était « impossible d’admettre qu’après avoir fixé un nombre déterminé de métaboles, Aristide en ait énoncé la première moitié en en explicitant l’ordre et ait purement et simplement laissé tomber la seconde » (Cæsar, 1861 : 243-245). Rien ne manifeste plus clairement le caractère arbitraire de la reconstitution de Rossbach que la modification que lui a apportée son propre collaborateur, quand Cæsar eut démontré que le nombre des tropes de la métabole ne pouvait être quatorze : pour retomber sur le δώδεκα des manuscrits, Westphal s’est en effet contenté de ne pas subdiviser en trois espèces la μεταβολὴ κατὰ ῥυθμοποιίας θέσιν de Bacchios, tout en continuant à le faire pour la μεταβολὴ κατὰ ἦθος [33]. La chose n’a d’ailleurs pas échappé à Susemihl (Susemihl, 1866 : 12).
(5) Avec Cæsar, la question prend pour la première fois une allure scientifique (Cæsar, 1861 : 243-248). Avant de proposer son interprétation du passage, il inflige aux essais de ses prédécesseurs une sévère correction critique, dont on a reproduit ci-dessus quelques extraits. Le point de départ de son exégèse est que la leçon δεκατέσσαρα est fautive. Ce n’est nullement un jugement a priori, mais la conclusion à laquelle l’a conduit son étude génétique des manuscrits : « Le nombre des μεταβολαί, déclare à présent Aristide, s’élève à 12 : cette leçon a en effet pour elle d’être attestée par les différentes classes de manuscrits elles-mêmes, cependant que le codex Scalig., s’il présente vraiment ici la leçon ιδ’, n’est pas même soutenu par le Monac. qui se tient généralement à ses côtés. Nous devons donc nous employer à découvrir le nombre 12 dans les catégories énoncées par Aristide » (Cæsar, 1861 : 244-245). Comme « la métabole κατ᾽ ἀγωγήν forme une classe à part », il ne lui reste plus qu’à trouver « 11 métaboles des rythmes eux-mêmes ». Sans prendre la peine d’expliquer pourquoi, il les recherche donc « dans les sept διαφοραὶ ποδῶν » et son étude extrêmement approfondie de la question aboutit à un échec : tel qu’il l’a reconstitué, « le schématisme d’Aristide souffre encore de défauts logiques » (Susemihl, 1866 : 13-14). De son aveu même, « pour aller jusqu’à douze », il a par exemple été obligé d’user d’un expédient qu’il affirme être « prêt à sacrifier à une meilleure information » (Cæsar, 1861 : 245-247). Avec Cæsar, sont néanmoins établis trois faits : (a) le consensus des manuscrits fait état de douze tropes de la métabole ; (b) le texte même du développement relatif à ces douze tropes est corrompu ; (c) ces tropes relevant de la rythmique théorique, non de la pratique de la rythmopée, le texte de Bacchios l’Ancien ne saurait être d’aucun secours pour la restauration de celui d’Aristide. Tant qu’on s’appuie sur la section des différences spécifiques des pieds, on aboutit cependant à la même conclusion que Barker : « on peut compléter le texte de plusieurs manières, mais aucune n’est satisfaisante » (Barker, 1989 : 444).
4. Solution du problème
Pour sortir de cette aporie, il convient de renoncer tout d’abord à compléter l’énoncé des douze tropes de la métabole à l’aide de la section d’Aristide sur les sept différences des pieds (i, 14) : si trois d’entre elles y sont en effet définies à l’aide des termes ἀσύνθετος, ῥητός, ἄλογος et surtout ἀντίθεσις, qui figurent également dans le chapitre relatif à la métabole rythmique, trois autres (les διαφοραὶ κατὰ μέγεθος, κατὰ διαίρεσιν et κατὰ σχῆμα) sont au contraire absentes de ce dernier ; et si celui-ci évoque l’ ἀσύνθετος et le μικτός, il n’en est en revanche pas fait mention dans la section d’Aristide sur les différences des pieds. Ces deux textes reposent donc sur une théorie semblable et sur une terminologie similaire, mais ils ne sont pas superposables : inutile donc de s’entêter à vouloir restituer l’un à partir de l’autre. Il faut ensuite revenir à la définition aristidienne de la modulation rythmique (μεταβολὴ δέ ἐστι ῥυθμικὴ ῥυθμῶν ἀλλοίωσις ἢ ἀγωγῆς) et constater qu’Aristide n’y parle pas de pieds, mais de rythmes : il ne définit ainsi pas ladite métabole comme ποδῶν ἀλλοίωσις ἢ ἀγωγῆς, mais comme ῥυθμῶν ἀλλοίωσις ἢ ἀγωγῆς (« Une métabole rythmique est une altération des rythmes ou du tempo »). C’est nous autres modernes qui confondons depuis Rossbach et Westphal les pieds et les rythmes, subsumés les uns et les autres sous le concept moderne de mesure (Takt) : comme Aristoxène lui-même, Aristide distingue en revanche clairement le πούς et le ῥυθμός, auxquels il consacre des sections distinctes (WI 33, 12-28 et 33, 29-35, 2), même si elles se font suite. En bonne logique, les tropes de la métabole devraient donc être fondés sur ce que l’on pourrait appeler les différences des rythmes, non sur celles des pieds. Or il est précisément une section d’Aristide qui se réfère à de telles différences des rythmes et présente le double avantage de n’énoncer que les espèces de rythmes auxquelles renvoie le chapitre sur les métaboles et de mentionner, tout comme lui, des ῥυθμοὶ σύνθετοι, ἀσύνθετοι et μικτοί (WI 34, 19-35, 2) : c’est la section des genres rythmiques et des rythmes (WI 33, 12-28 et 33, 29-35, 2). On peut la résumer ainsi : certains rythmes (division a), dits ῥητοί (rationnels), sont caractérisés par un rapport arithmétique simple (1/1, 2/1 et 3/2), d’autres ne peuvent l’être (division b) et sont appelés ἄλογοι (irrationnels) ; parmi les ῥητοί, les uns (subdivision c) sont ἀσύνθετοι (simples), c’est-à-dire formés d’un seul rapport arithmétique, d’autres (subdivision d) sont σύνθετοι (composés), c’est-à-dire qu’ils associent plusieurs rapports arithmétiques, les derniers (subdivision e) sont μικτοί (mixtes), c’est-à-dire assimilables tantôt aux premiers, tantôt aux seconds ; parmi les ἀσύνθετοι, les uns (classe f) sont ἴσοι, c’est-à-dire ont une arsis et une thesis dont les durées sont dans un rapport égal (1/1), d’autres (classe g) sont διπλάσιοι, c’est-à-dire ont une arsis et une thesis dont les durées sont dans un rapport double (2/1), les derniers (classe h) sont ἡμιόλιοι, c’est-à-dire ont une arsis et une thesis dont les durées sont dans un rapport hémiole (3/2) ; parmi les σύνθετοι, les uns (classe i) sont composés κατὰ συζυγίαν (par syzygies), c’est-à-dire par couples, les autres (classe j) κατὰ περίοδον (par périodes), c’est-à-dire par ensemble de pieds plus nombreux. Tout cela peut être illustré par le schéma suivant :
Si l’on rapporte cette classification des rythmes aux onze derniers tropes de la métabole, conçue comme une ῥυθμῶν ἀλλοίωσις ἢ ἀγωγῆς — le premier (κατ᾽ ἀγωγήν) consistant en une ἀγωγῆς ἀλλοίωσις — on obtient le système combinatoire suivant : les tropes (2, 3 et 4), énoncés d’abord génériquement (κατὰ λόγον ποδικόν, ὅταν ἐξ ἑνὸς εἰς ἕνα μεταβαίνῃ λόγον), concernent, au sein de la subdivision (c) de la division (a), les passages d’un rythme d’une des classes (f, g ou h) à un rythme d’une autre de ces classes (<ἢ ἐξ ἴσου εἰς ἡμιόλιον, ἢ ἐξ ἴσου εἰς διπλάσιον, ἢ ἐξ ἡμιολίου εἰς διπλάσιον>) ; le trope (5) concerne, au sein de la division (a), les passages d’un rythme de la subdivision (c) à un rythme de la subdivision (d) (ἢ ὅταν ἐξ ἑνὸς εἰς πλείους) ; le trope (6) concerne, au sein de la division (a), les passages d’un rythme de la subdivision (c) à un rythme de la subdivision (e) (ἢ ὅταν ἐξ ἀσυνθέτου εἰς μικτὸν ῥυθμόν) ; le trope (7) concerne, au sein de la division (a), les passages d’un rythme de la subdivision (d) à un autre rythme de la même subdivision (<ἢ ἐκ συνθέτου εἰς σύνθετον>) ; le trope (8) concerne, au sein de la division (a), les passages d’un rythme de la subdivision (d) à un rythme de la subdivision (e) (<ἢ ἐκ συνθέτου εἰς μικτόν>) ; le trope (9) concerne, au sein de la division (a), les passages d’un rythme de la subdivision (e) à un autre rythme de la même subdivision (ἢ ἐκ μικτοῦ εἰς μικτόν) ; le trope (10) concerne le passage d’un rythme de la division (a) à un rythme de la division (b) (ἢ ἐκ ῥητοῦ εἰς ἄλογον) et le trope (11) celui d’un rythme de la division (b) à un autre rythme de la même division (ἢ ἐξ ἀλόγου εἰς ἄλογον). Ainsi sont épuisées les combinaisons que permet le classement des rythmes selon leurs propres différences : pour (ax) à (ay), voir (c), (d) et (e) ; de (ax) à (bx) : trope 10 ; de (bx) à (by) : trope 11 ; pour (cx) à (cy), voir (f), (g) et (h) ; de (cx) à (dx) : trope 5 ; de (cx) à (ex) : trope 6 ; de (dx) à (dy) : trope 7 ; de (dx) à (ex) : trope 8 ; de (ex) à (ey) : trope 9 ; de fx à fy : trope 1 ; de (f) à (g) : trope 2 ; de (f) à (h) : trope 3 ; de gx à gy : trope 1 ; de (g) à (h) : trope 4 ; et de hx à hy : trope 1.
Quoi qu’il en puisse à première vue paraître, une telle interprétation ne nécessite qu’une transposition et la restitution de deux lacunes produites par deux petits sauts du même au même : μεταβολὴ δέ ἐστι ῥυθμικὴ ῥυθμῶν ἀλλοίωσις ἢ ἀγωγῆς. γίνονται δὲ μεταβολαὶ κατὰ τρόπους δώδεκα · κατ᾽ ἀγωγήν · κατὰ λόγον ποδικόν, ὅταν ἐξ ἑνὸς εἰς ἕνα μεταβαίνῃ λόγον, (<ἢ ἐξ ἴσου εἰς ἡμιόλιον ἢ ἐξ ἴσου εἰς διπλάσιον ἢ ἐξ ἡμιολίου εἰς διπλάσιον> · ἢ ὅταν ἐξ ἑνὸς εἰς πλείους, ἢ ὅταν ἐξ ἀσυνθέτου εἰς μικτὸν <ῥυθμόν, ἢ ἐκ συνθέτου εἰς σύνθετον, ἢ ἐκ συνθέτου εἰς μικτόν>, ἢ ἐκ μικτοῦ εἰς μικτόν ἢ ἐκ ῥητοῦ εἰς ἄλογον ἢ ἐκ τῶν ἀντιθέσει διαφερόντων εἰς ἀλλήλους. Or l’homéotéleute est extrêmement courante dans les traités qui présentent des listes : on en a déjà supposé une quantité considérable au seul livre i du traité d’Aristide. Je ne dirai rien de la première (<ἢ ἐξ ἴσου εἰς ἡμιόλιον, ἢ ἐξ ἴσου εἰς διπλάσιον, ἢ ἐξ ἡμιολίου εἰς διπλάσιον>), qui a déjà été proposée par Cæsar (Cæsar, 1861 : 247). La seconde, qui va de μικτὸν à μικτόν, est plus intéressante : elle a en effet causé la perte non seulement de ῥυθμόν, si indispensable à l’intelligence de l’ensemble du texte, mais aussi de deux tropes de la métabole, ἢ ἐκ συνθέτου εἰς σύνθετον, ἢ ἐκ συνθέτου εἰς μικτόν. Ce saut du même au même avait initialement dû causer aussi la perte du trope suivant, ἢ ἐκ μικτοῦ εἰς μικτόν. Mais le copiste, sorti de la torpeur dans laquelle il avait sombré, s’est aperçu de son erreur, alors qu’il avait déjà copié la ligne suivante, et l’a corrigée en marge. Il l’a cependant mal corrigée, puisqu’il n’est alors remonté que jusqu’au μικτόν précédent, et non jusqu’au μικτόν initial. Comme aucun μικτόν n’apparaissait plus dans le texte et que la restitution marginale était peut-être placée un peu trop bas, un copiste en aura inséré le texte à la fin de l’énumération. Le système serait ainsi parfait, si le douzième trope de la métabole (ἢ ἐκ τῶν ἀντιθέσει διαφερόντων εἰς ἀλλήλους) ne s’en trouvait exclu. Il en est cependant tout autrement, si l’on considère que le § 980 de Martianus est la traduction d’un passage perdu d’Aristide, qui constituait la conclusion de la section (i, 14, WI 35, 2). Le trope (12) concernerait ainsi, au sein de la subdivision (d) de la division (a), le passage d’un rythme des classes (i et j) à un autre rythme des mêmes classes ayant une composition symétrique, c’est-à-dire dont les éléments auraient permuté (ix> ixperm ou jx> jxperm) : per oppositionem, id est per antithesin, cum aut primos disemos ponimus insequentibus longe potioribus aut tetrasemos disemis insequentibus applicamus.
De la sorte, la rythmique de Martianus, qui serait le témoin d’un état du texte d’Aristide assez différent de celui de l’archétype de nos manuscrits médiévaux, ne présenterait plus la moindre innovation doctrinale et ne se distinguerait substantiellement de l’original grec que par la division de la matière en sept parties au lieu de cinq.
5. La deuxième innovation majeure de Martianus : le πίναξ du traité de rythmique
Il convient donc désormais d’examiner précisément les deux versions du πίναξ du traité de rythmique (WI 32, 8-10 et § 970). Le texte d’Aristide en est transmis, sous la forme suivante, dans les manuscrits et les éditions modernes [34] : μέρη δὲ ῥυθμικῆς πέντε · διαλαμβάνομεν γὰρ περὶ πρώτων χρόνων, περὶ γενῶν ποδικῶν, περὶ ἀγωγῆς ῥυθμικῆς, περὶ μεταβολῶν, περὶ ῥυθμοποιίας. En lui-même, il ne pose aucun problème et se laisse aisément traduire : « La rythmique a cinq parties : car nous traitons de temps premiers, de genres podiques, de tempo, de métaboles et de rythmopée ». Il est cependant largement corrompu, ainsi que l’attestent deux « indices concordants, bien qu’irréductibles entre eux » (Havet, 1911 : 29) : (a) son désaccord flagrant avec le modèle que suppose sa traduction en latin par Martianus Capella (divergence entre la tradition directe et la tradition indirecte) et (b) son inadéquation à l’organisation du traité de rythmique qu’il introduit (incohérence interne de la tradition directe).
(a) Le texte grec du πίναξ d’Aristide est donc en désaccord flagrant avec celui que suppose sa traduction en latin par Martianus Capella (§ 970). Celui-ci fait en effet état non de cinq, mais de sept chapitres de la rythmique : Verum numeri genera sunt septem : primum de temporibus ; secundum de enumeratione temporum (corr. Petersen Deiters Dick Cristante Guillaumin : verborum codd.) :
(b) Le Περὶ μουσικῆς d’Aristide Quintilien est un ouvrage systématique. Ses parties sont séparées par des marques formelles qui en soulignent les articulations. Sa partie technique est ainsi composée de trois traités (λόγοι) — harmonique (7, 15-31, 2 WI), rythmique (31, 3-40, 27 WI) et métrique (40, 28-52, 22 WI) —, qui sont tous introduits par une phrase de transition, suivie par un πίναξ, c’est-à-dire une table des matières (7, 8-13 ; 32, 8-10 et 40, 28-41, 1), et qui se terminent par une formule de conclusion et une phrase de transition qui sert d’introduction au traité suivant (WI 31, 1-2 ; 40, 26-27 et 52, 21-23). Les subdivisions de chacun de ces traités ne sont pas moins clairement marquées : chacune d’entre elles commence ainsi par la définition du terme simple figurant dans l’intitulé correspondant de la table des matières. La chose ressort clairement de la comparaison du πίναξ (WI 7, 9-12) du traité d’harmonique (Π1, Π2, etc.) et du commencement de chacune des sections du λόγος (Λ1, Λ2, etc.) :
(Π1) πρῶτον περὶ φθόγγων | (Λ1) φθόγγος μὲν οὖν ἐστι κ. τ. λ. (WI 7, 15) |
---|---|
(Π2) δεύτερον περὶ διαστημάτων | (Λ2) διάστημα δὲ λέγεται διχῶς κ. τ. λ. (WI 10, 16) |
(Π3) τρίτον περὶ συστημάτων | (Λ3) σύστημα δέ ἐστι κ. τ. λ. (WI 13, 4) |
(Π4) τέταρτον περὶ γενῶν | (Λ4) γένος δέ ἐστι κ. τ. λ. (WI 15, 21) |
(Π5) πέμπτον περὶ τόνων | (Λ5) τανῦν δὲ περὶ τόνων κ. τ. λ. (WI 20, 1) |
(Π6) ἕκτον περὶ μεταβολῶν | (Λ6) μεταβολὴ δέ ἐστι κ. τ. λ. (WI 22, 11) |
(Π7) ἕβδομον περὶ μελοποιίας | (Λ7) μέλος δέ ἐστι κ. τ. λ. (WI 28, 8) |
Le traité de métrique d’Aristide n’est pas moins systématique, ainsi que le montre la comparaison de son πίναξ (WI 40, 28-41, 2) et du début de chacune de ses sections :
(Π1) ὁ περὶ στοιχείων λόγος | (Λ1) στοιχεῖον μὲν οὖν ἐστι (WI 41, 3) |
---|---|
(Π2) ὁ περὶ συλλαβῶν | (Λ2) τούτων συντιθεμένων γίνονται συλλαβαί (WI 41, 18) |
(Π3) ὁ περὶ ποδῶν | (Λ3) τούτων δὲ συντιθεμένων ἀλλήλαις γίνονται πόδες (WI 44, 11-12) |
(Π4) ὁ περὶ τῶν μέτρων | (Λ4) ἐκ δὴ τῶν ποδῶν συνίστανται τὰ μέτρα (WI 45, 18) |
(Π5) ὁ περὶ ποιήματος | (Λ5) τὸ δ᾽ ἐκ τῶν μέτρων εὐπρεπὲς σύστημα καλεῖται ποίημα (WI 52, 8) |
Dans de telles conditions, on ne voit pas bien pourquoi, dans le cas de la rythmique, Aristide n’aurait pas opéré de la même manière et aurait introduit une disjonction entre les intitulés de la table des matières, tels qu’on les trouve dans les manuscrits, et leur traitement dans le corps du traité. Car, en présentant le λόγος περὶ ῥυθμικῆς comme on vient de le faire pour les λόγοι περὶ ἁρμονικῆς et περὶ μετρικῆς, on obtient le résultat suivant, qui pêche par un net déséquilibre entre les cinq sections annoncées (WI 32, 8-10) et les sept ou huit développements effectifs (WI 32, 11 ; 32, 25 ; 33, 12 ; 33, 29 ; 34, 19 ; 39, 26 ; 40, 1 et 40, 8) :
(Π1) περὶ πρώτων χρόνων
(Π2) περὶ γενῶν ποδικῶν | (Λ1α) πρῶτος μὲν οὖν ἐστι χρόνος κ. τ. λ. (WI 32, 11)
(Λ1β) σύνθετος δέ ἐστι χρόνος κ. τ. λ. (WI 32, 25) (Λ2) ποὺς μὲν οὖν ἐστι μέρος κ. τ. λ. (WI 33, 12) (Λ3) γένη τοίνυν ἐστὶ ῥυθμικά κ. τ. λ. (WI 33, 29) (Λ4) τῶν ῥυθμῶν τοίνυν εἰσι σύνθετοι κ. τ. λ. (WI 34, 19) |
---|---|
(Π5) περὶ ἀγωγῆς ῥυθμικῆς | (Λ5) ἀγωγή δ᾽ἐστι ῥυθμική κ. τ. λ. (WI 39, 26) |
(Π4) περὶ μεταβολῶν (Π5) περὶ ῥυθμοποιίας |
(Λ6) μεταβολὴ δέ ἐστι ῥυθμική κ. τ. λ. (WI 40, 1) (Λ7) ῥυθμοποιία δέ ἐστι κ. τ. λ. (WI 40, 8) |
Plusieurs philologues ont déjà remarqué cette incohérence. Dans l’apparat critique de son édition, Cæsar a ainsi noté que « πρώτων pourrait bien être fautif, étant donné que la première partie traite des temps en général » et il a ajouté dans son commentaire que « l’intitulé περὶ χρόνων convenait mieux à la première section que περὶ πρώτων χρόνων » et qu’« on avait dû perdre le titre d’une section περὶ ποδῶν » (Cæsar, 1861 : 47 et 81-82). Westphal a également souligné que « les intitulés de la première et de la deuxième sections ne conviennent qu’au début desdites parties » (Westphal, 1861 : 94 et Westphal, 1885 : 65-67) et il a commis un lapsus calami extrêmement révélateur de son embarras : « Pour la première de ces sept divisions (Für den ersten dieser sieben Abschnitte), Aristide a choisi un titre conforme au commencement de celle-ci » (Westphal, 1883 : 158). Deiters s’est même étonné que Cæsar et Westphal « aient laissé intacte la lettre du texte » (Deiters, 1881 : 22-23). Il convient ainsi de repartir des constats de Meibom, Westphal, Cæsar et Deiters : le texte du πίναξ d’Aristide est corrompu et devait à l’origine faire état de sept chapitres de la rythmique (les temps, les pieds, les genres rythmiques [ou podiques ?], les rythmes, le tempo, les métaboles et la rythmopée). Il n’y a donc aucune raison de supposer que le traducteur latin, doctrinalement fidèle à son modèle grec, ait innové en la matière. Tout paraît plutôt indiquer qu’à la suite d’une série d’accidents survenus lors de la transmission du texte grec (et peut-être aussi de sa version latine), le πίναξ d’Aristide et l’indiculus de Martianus ont fini par diverger considérablement [38].
Conclusion
Les deux prétendues innovations théoriques de la rythmique de Martianus Capella une fois rendues à Aristide Quintilien, il ne reste plus d’original dans le traité latin que les modifications et les éclaircissements de détail destinés à accommoder le Λόγος περὶ ῥυθμικῆς de celui-ci à un public latin ignorant des choses de la rythmique grecque. Sa traduction, d’un tel littéralisme qu’il s’apparente parfois au calque, est en cela tout à fait représentative des pratiques de son époque. Que l’on songe à Boèce, écrivant à propos de sa traduction de l’Isagogè de Porphyre : vereor ne subierim fidi interpretis culpam cum verbum verbo expressum comparatumque reddiderim (CSEL 48 : 135) [39]. Mais ce qui distingue le premier du second, c’est que Martianus ne mentionne nulle part le nom de l’auteur qu’il a traduit : si on lui refuse ainsi le titre de traducteur, on doit lui octroyer celui de plagiaire. Quoi qu’il en soit, l’histoire et la critique des textes, sans lesquelles il ne saurait être d’étude sérieuse de la littérature ancienne, sont plus que jamais requises dans l’analyse des traductions antiques, afin que soient évitées les fautes de jugement les plus grossières. On ne le répètera jamais assez : « Nous ne disposons pas de manuscrits autographes des classiques grecs et latins, pas même de copies des originaux, mais seulement de copies qui remontent aux originaux par l’entremise d’un nombre inconnu de copies intermédiaires et sont ainsi d’une fidélité douteuse » (Maas, 1950 : 5). Les textes grecs, comme leurs traductions latines, nous sont parvenus au terme d’une histoire mouvementée dont les uns comme les autres sont rarement sortis indemnes : « cela signifie qu’une grande partie de notre travail consiste à chercher à nous rapprocher autant que possible de l’original à l’aide des moyens dont nous disposons, lesquels ne sont en général ni décisifs ni rassurants » (Canfora, 2012 : 19).
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