Ce compte rendu a déjà paru dans Lavoisier. Géographie, économie, société, n° 20, 2018.
Luc Gwiazdzinski, La Nuit, dernière frontière de la ville, Paris, Rhuthmos, 2016,
248 pages.
Les premières pages de l’ouvrage pourraient désarçonner : car si la couverture annonce un travail universitaire fort sérieux de géographie urbaine, c’est avec un petit récit très personnel que l’on entre en matière. L’auteur y romance la fascination de son regard d’enfant pour la nuit, jalousement gardée par les adultes, bientôt suivie de ses premiers pas dans l’obscurité, puis de ses expériences interdites et initiatiques, et enfin de la croissance d’un goût bien affirmé pour elle, qui deviendra finalement un intérêt de recherche. Ces expériences feront sourire le lecteur, qui n’aura aucun mal à s’y identifier. Car bien entendu, et c’est là tout l’intérêt de cette introduction autobiographique, la nuit est une expérience collective, on ne se la représente et on ne la fréquente que dans le social et son rapport à elle ; nos aventures nocturnes individuelles ont donc de fortes chances d’avoir été vécues par d’autres. Et c’est ainsi que le problème auquel on aura affaire pour le reste de l’ouvrage apparaît : si la nuit est bien évidemment un temps social, si la société ne disparaît pas sous l’horizon avec le soleil, elle a pourtant jusqu’ici été curieusement dénigrée par les sciences sociales – et nous partageons la position de l’auteur : c’est à tort ! Pour étudier le social, comment faire abstraction du rythme cosmique fondamental, celui de l’alternance du jour et de la nuit, qui structure les différents types de vie collective depuis les premières religions agraires du mésolithique ? La nuit est une donnée anthropologique, et donc sociale, fondamentale, sans laquelle certaines des structures sociales et symboliques des plus persistantes dans l’histoire restent inintelligibles.
L’auteur nous propose donc une visite guidée de la nuit ; et plus précisément, de la
nuit urbaine. En 5 chapitres, il prend d’abord le temps de nous immerger dans les mystères de la nuit, que les sciences sociales ont à peine commencé à dissiper, pour mieux faire ensuite la lumière sur ses aspects urbains : conquête progressive de la nuit urbaine à travers l’histoire, caractéristiques des activités de la ville nocturne, typologies des noctambules, schémas des trafics de nuit, contraintes spécifiques qui pèsent sur ce temps de liberté etc. Ces considérations descriptives, copieusement documentées sur une base pluridisciplinaire, laissent peu de place à une perspective normative dans le dernier chapitre, où l’auteur propose d’étendre à la nuit cette évidence diurne du « droit à la ville ».
L’auteur nous attire tout d’abord dans la confusion symbolique de la nuit : qu’on la
vive ou qu’on la fantasme, la nuit est avant tout pour chacun un objet de valorisations
contradictoires. Elle est tantôt associée à la peur-panique philosophique du sommeil de la raison, elle est alors l’envers d’une Aufklärung dont on espère la victoire sur les monstres qu’elle engendre ; tantôt à la liberté et à la transgression des anciennes contraintes ; elle se situe à la fois du côté du danger et de l’abîme ; à la fois de celui du plaisir et de la fête. Vues de loin, les pratiques nocturnes sont tout autant diversifiées et contradictoires que les valeurs qui y sont associées : la nuit urbaine est tout à la fois un lieu d’escapade et de réclusion, d’angoisse de l’agresseur, de prestige social et de luxe, de grande misère et d’exclusion des sans-abris, d’initiation à la transgression policée et consumériste, de travail, de fête… Il y a donc toute une vie sociale luxuriante et complexe qui disparaît le jour et qui mérite toute l’attention du chercheur. Cette vie nocturne multiforme ne se laisse d’ailleurs pas contenir dans des bornes temporelles qui réduisent la nuit au nonjour, telles le temps de sommeil moyen, la nuit juridico-légale ou la nuit économique. Le tableau présenté à cette étape a de quoi mettre le lecteur dans les meilleures dispositions envers les charmes et les mystères de la nuit, et susciter la curiosité des profanes envers les activités des initiés ; ce sentiment lui fera vraisemblablement approuver l’étonnement dont l’auteur nous fait part dans le second chapitre pour le caractère « peu exploré » du territoire nocturne.
Pourquoi, si la nuit fascine la peinture, le cinéma, la photographie, la poésie, la
musique, reste-t-elle alors presque absente des investigations en sciences humaines, hormis quelques exceptions ? Même les recherches liées à l’aménagement du territoire sont exagérément centrées sur le jour, et ignorent la pluralité des temporalités des villes, si ce n’est à propos de la question de l’éclairage. De façon provocante, l’auteur avance pour interpréter cet oubli l’hypothèse de la place du sommeil, de la consommation élevée de somnifères et de télévision en France, mais aussi de l’incapacité des travaux cartographiques à intégrer une représentation du temps : l’on aurait affaire à un sommeil de la raison des sciences sociales.
S’ensuit l’élaboration d’une vaste frise chronologique qui démarre auprès du feu préhistorique et qui s’achève aux panneaux publicitaires lumineux en passant par le développement laborieux de l’éclairage des villes ; cette victoire progressive de la lumière sur les ténèbres se redouble de la conquête difficile de la sécurité sur le désordre, depuis le couvre-feu médiéval jusqu’aux dispositifs de vidéosurveillance et d’agences de sécurité privées. Ce récit de la conquête de la nuit urbaine, et de la victoire sur le danger et l’incertitude qui la caractérisent (c’est presque une conquête technique qui est présentée, et on passera sur l’idée persistante d’un progrès dans l’histoire qui la sous-tend), est en même temps celui du développement du divertissement nocturne qu’elle rend possible, et de sa massification progressive : la nuit est d’abord un temps de distinction, de mise en scène de l’oisiveté ; le rythme de la société tout entière tend alors progressivement vers le tard, suivant le modèle donné par la bourgeoisie (cette description est focalisée sur la ville de Paris). Ces transitions aboutissent à la fin du XXe siècle sur le peuplement de la nuit par les mouvements contestatatires, suivis par les jeunes et les adolescents, dans le cadre de sorties tantôt consuméristes (boîtes de nuit) tantôt déviantes (soundsystems, free-parties), qui dans tous les cas font l’objet d’une panique médiatico-morale sur le thème du désordre nocturne troublant le repos des honnêtes gens. L’auteur, après un démarrage enthousiaste à propos du « progrès » technique, conclut sur un ton nostalgique : si le « by-night est devenu une dimension propre de la vie urbaine », c’est au prix d’une logique consumériste et homogénéisante, qui a fini par substituer à la profondeur des mystères de la nuit, un vulgaire « parc d’attraction global » sans saveur.
Cette idée d’une colonisation de la nuit par le jour, qui risque de la priver de ses
charmes envoûtants, est explicitée dans le troisième chapitre. Car cette colonisation est essentiellement économique, au détriment d’autres aspects possibles de la vie sociale. L’auteur a recours à une large documentation statistique pour montrer que c’est bien le travail, la production, la circulation des marchandises, l’information, les services, qui aujourd’hui font fi de l’alternance du jour et de la nuit. Conjointement, la vie urbaine se dote d’une culture nocturne, avec son esthétique et ses rites, qui est majoritairement organisée par le haut, sous la forme d’un marketing territorial intensifié et hautement concurrentiel, par l’incitation à un tourisme nocturne, la mise en lumière systématique du patrimoine offiiciel, ou encore un ensemble de politiques normatives qui incitient les noctambules aux bons comportements. Le droit lui-même (commerces, travail, perquisitions, etc.) perd sa spécificité nocturne. Les individus sont de mieux en mieux disposés à étendre leur agendas dans la nuit, soutenus par la consommation d’excitants. Ces transformations sociales, qui correspondent avant tout, l’auteur insiste, à une emprise croissante de la société de consommation sur le rapport des individus au temps et à l’espace, s’observent déjà sur l’évolution des rythmes biologiques et la diminution du temps de sommeil moyen. Et là où l’activité sociale diurne déborde sur la nuit, elle y transpose des marchandises...) (entre la ville qui dort, la ville qui travaille, celle qui s’amuse, celle qui transporte des marchandises…)
– mais aussi ses contraintes, c’est l’objet du quatrième chapitre.
L’auteur y expose d’abord différents éléments de géographie urbaine nocturne ; suivant plusieurs indicateurs, un coeur de la nuit se dessine en tant que baisse d’activité généralisée, de 1h30 à 4h30. La nuit urbaine connaît un rythme spécifique, avec ses activités et sa géographie propres : l’intérêt est ici de penser la géographie urbaine dans le temps, car la nuit met en évidence son caractère dynamique plutôt que stable et atemporel. Se dessine, dans cette perspective, un archipel de plusieurs pôles d’activités isolés, que l’auteur illustre par plusieurs cartes schématiques (parsemées dans tout l’ouvrage, elles ne sont pas toujours claires, et pas toujours utiles en surcroît des descriptions) – tout cela laisse apparaître une inégalité exacerbée entre les territoires, en termes d’offre urbaine continue.
Cette géographie urbaine nocturne, dont l’auteur offre une description détaillée, présente des espaces qui en outre sont occupés par des groupes spécifiques, dont il élabore une typologie : il compte des reclus devant leurs téléviseurs, des citoyens aux nuits politiques, des jouisseurs, des travailleurs, et les sans-abris qui réinvestissentt certains lieux d’où ils sont chassés le jour. Quant à la question de l’insécurité, il est intéressant d’apprendre qu’elle n’est pas plus importante la nuit que le jour, sauf en ce qui concerne les « incivilités » et des violences urbaines qui ont lieu davantage en début de nuit ; mais nous ne suivrons pas l’auteur et son interprétation de sens commun sur les « jeunes livrés à eux-mêmes ». Ainsi, la nuit n’est pas plus un temps d’insécurité que de liberté : parce que l’espace-temps nocturne est manipulé par les pouvoirs économiques et politiques qui saturent nos perceptions de publicité mais occultent des pans entiers de la ville ; parce que l’offre urbaine se résorbe dans des espaces de moins en moins larges et de plus en plus contrôlés et socialement sélectifs à mesure que la nuit s’avance ; parce que les activités de nuit sont plus coûteuses, que le mobilier urbain est souvent de qualité médiocre, que les transports en commun sont à l’arrêt et que les îlots d’activités sont isolés entre eux. Le nuiteux voit donc son panel d’options se résorber, la nuit est bel et bien un système sous contrainte. La démarche de ce chapitre n’est pas ethnographique, mais on y ressent tout l’intérêt qu’il y aurait à entreprendre une ethnographie des noctambules et de leur investissement de l’espace.
L’auteur achève son travail par une critique de ce constat : il plaide pour une politique
publique qui remédierait à la désertion nocturne des fonctions urbaines qui le jour
garantissent un « droit à la ville » : en se référant à la charte urbaine européenne, l’auteur affirme que tout le monde ne peut pas jouir pleinement de son statut de citoyen une fois la nuit tombée sur la ville. Mais ici l’on pourrait retourner contre l’auteur, en la reformulant, la question qu’il posait en amont : faut-il abolir la nuit au nom des droits de l’homme ? Que l’on partage ou non la position de l’auteur, la question de la citoyenneté de nuit est posée, et nous sommes invités à l’intégrer à nos questionnements politiques et citoyens. Car, suivant la métaphore du « front pionnier », l’auteur affirme que la conquête de la nuit est un processus de conflit et de discontinuité : tout reste à construire, et le débat est ouvert, ainsi que le rapport de force. La réflexion est d’ailleurs conduite jusqu’au registre de l’anticipation : sont imaginés plusieurs futurs possibles pour la nuit urbaine, qui varient entre la perte de l’alternance entre la nuit et le jour, et leur conciliation par une citoyenneté continue. Pour finir, l’auteur dresse en un programme détaillé les prémisses d’une nouvelle urbanité, qui consisterait à intégrer la nuit dans la république et à en améliorer la qualité, à la ré-enchanter et la réanimer artificiellement ; pour notre part, ces principes annoncent une dangereuse normalisation de la nuit, une désagréable perspective de
gouvernementalité « biopolitique » de la nuit qui en chassera pour de bon les charmes et les mystères : que deviendrait alors l’attrait du nuiteux pour ce temps moins fonctionnel, moins aménagé, ce temps où la société ne lui suggère pas (ou moins) de bonnes conduites ou d’activités organisées particulières ? À chacun de jauger les suggestions de l’auteur, de réfléchir avec lui (mais pour autant en accord avec lui) au devenir de nos nuits.
Un autre débat, cette fois épistémologique, émerge de cette traversée de la nuit car il
semblerait que les concepts ordinaires en géographie (les différents types de territoires selon leurs usages ; notions de pouvoir et d’espace) soient insuffisants pour en rendre compte : pour superposer le temps à l’espace et faire apparaître la nuit, l’auteur propose provisoirement d’appréhender la nuit urbaine « en termes d’espace vécu, éphémère, et cyclique ».
Tel était l’enjeu principal de l’ouvrage : ouvrir les yeux des sciences sociales sur les
transformations imposées de nos nuits, notamment par la sphère économique, pour penser collectivement un aménagement urbain davantage égalitaire et citoyen. Finalement, on ne saurait que recommander ces 220 pages, au ton jovial, et à la lecture desquelles l’enthousiasme de l’auteur pour la nuit est franchement communicatif. Un lecteur sociologue y trouvera aussi bien son compte, car il y retrouvera ses problématiques privilégiées : individualisme, « désencastrement », salariat, distinction, désenchantement, rapport du citoyen au politique, classes sociales dans leur dimension socio-spatiale, et enfin « bio-pouvoir » se déclinent de façon originale au coeur de la nuit.