Cet article a paru pour la première fois dans la revue Multitudes N° 30, 2007, p. 219-226, sous le titre : « Les rythmes des multitudes. Mondialisation et nouvelles formes d’individuation »
P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005.
Le phénomène désormais irréversible de la mondialisation soulève
sans cesse de nouvelles questions auxquelles on fournit souvent des réponses partielles et inadéquates. Que faire face à la rapidité et la violence
avec lesquelles la finance globale gouverne et détermine la vie de
milliards d’individus ? Comment répondre d’une manière efficace et active
aux nouveaux modes de production capitalistes ? Quelles sont les
formes de vie capables de produire de véritables politiques de liberté
et d’émancipation ?
Pascal Michon s’interroge sur l’ensemble de ces problématiques dans
un ouvrage à maints égards magistral et d’une rare envergure conceptuelle
: Rythmes, pouvoir, mondialisation (Presses universitaires de France,
coll. « Pratiques théoriques », 2005). Le point de départ de l’auteur est
le suivant : « Face à la nature dynamique et souvent fugace des formes
qui caractérisent ce nouveau monde, les approches systémiques et individualistes
typiques de la seconde moitié du XXe siècle s’avèrent désormais
inopérantes mais nous ne savons pas encore par quoi les remplacer,
d’où une certaine confusion dans nos façons d’orienter notre
regard et notre action. Il nous faut donc élaborer un nouveau type d’approche,
mieux ajusté aux conditions sociales et historiques actuelles —
une pensée adaptée au monde fluide dans lequel nous venons d’entrer. »
Les approches théoriques que nous avons connues jusqu’à présent ne
nous permettent pas de saisir les mutations et les changements induits
par la mondialisation. En effet, « nous sommes désormais entrés dans
un univers dominé par des modes d’organisation fluides en grande partie
inconnus de la période précédente, mélangeant conceptions nomades
de l’individuation, modes de travail réticulaires, règles économiques héritées
du vieux laisser-faire, laisser-passer libéral et formes politiques internationales
totalement inédites. Une nouvelle ère de l’histoire vient
de commencer » (p. 4).
Dès le début de son ouvrage, Pascal Michon se démarque très nettement
des analyses les plus répandues, en particulier des conceptions
« réticularistes » de la mondialisation. Ce type d’analyses souffrirait à
ses yeux d’une surestimation politique de la technologie. Pour les tenants
des hypothèses réticularistes, les nouvelles technologies (information,
transports, communication, finance) seraient censées produire
de nouvelles formes de subjectivation, déterminées par les connexions
et l’assemblage des réseaux. Or, « les analyses réticularistes sont tout à
fait discutables. [...] Le pouvoir qui vient d’émerger se caractérise par
une unicité de puissance imposée à des peuples multiples qui fait penser
aux empires du passé ; comme jadis, il organise autour de lui un
monde composé de vassaux et d’obligés ; comme jadis, il utilise son hégémonie pour extraire des quantités prodigieuses de richesse du monde
qu’il domine et pour assurer artificiellement à une plèbe impériale un
niveau de vie supérieur à ce qu’elle produit ; comme jadis, il possède
un centre névralgique, constitué aujourd’hui par les États-Unis ; comme
jadis, il utilise régulièrement la force et la violence là où cela lui semble
nécessaire » (p. 11).
En définitive, « les analyses en termes individualistes et systémiques
sont obsolètes, mais les analyses réticularistes, tout en reconnaissant
un certain nombre des réalités auxquelles nous avons affaire, ne sont
pas entièrement satisfaisantes. Il nous faut donc les remplacer par un
nouveau type d’approche qui tienne compte du rôle joué par les techniques
réticulaires sans minorer l’importance du contexte social et langagier
dans lequel elles interviennent ; une approche qui ne se contente
pas d’inverser les paradigmes méthodologiques précédents et qui soit
apte à reconnaître les formes du mouvement de l’individuation ; une
approche, enfin, qui permette d’articuler les formes de micropouvoirs
pénétrant les corps avec les formes macropolitiques étatiques et aujourd’hui
impériales » (p. 13-14).
Quel est donc ce « nouveau type d’approche » à même de nous faire
comprendre les nouveaux enjeux de la mondialisation ? La réponse fournie
par Pascal Michon est à cet égard tout fait originale et novatrice :
« la thèse que je voudrais soutenir dans ce livre est qu’au moins une
partie de ces besoins pourrait être satisfaite si nous appliquions aux réalités
actuelles un regard instruit au contact de réalités sociales déjà anciennes
mais, paradoxalement, à nouveau très proches de nous ». En
effet, « à quelques différences près, tous ces phénomènes sont communs
à notre époque et à celle qui s’est déroulée lors de ce que l’on a appelé
la “première mondialisation” » (p. 14-15). Comme le souligne l’auteur,
« entre 1890 et 1940, tout un ensemble d’études se sont intéressées à
des phénomènes de dissolution rapide des organisations psychiques et
collectives et de concentration du pouvoir, qui étaient relativement similaires
à ceux que nous observons actuellement » (p. 16).
Or, comment peut-on interpréter la nouvelle mondialisation à la lumière
de l’ancienne ? Quel est le facteur ou le concept reliant les deux
époques ? À partir de quels paramètres peut-on jeter un pont à travers
l’histoire ? De l’avis de Pascal Michon, c’est la notion de rythme qui permet
d’effectuer une telle transition. Cette notion se retrouve en effet
déjà au centre des analyses consacrées à la première mondialisation.
Les questions que de nombreux auteurs se sont posées au début du
XXe siècle étaient très proches des nôtres : « comment décrire, comprendre,
critiquer des organisations sociales et des formes de vie apparemment emportées dans un flux incessant de transformations ?
Comment expliquer les nouvelles concentrations de force qui apparaissent
dans un monde pourtant fluide ? Quels modes d’actions imaginer
pour s’y opposer ? Quelles formes sociopolitiques alternatives
proposer ? » (p. 16). La notion de rythme a représenté dans cette perspective
un outil conceptuel extrêmement efficace pour tenter de résoudre
les problèmes posés par la première mondialisation. Elle peut aujourd’hui
à nouveau jouer un rôle décisif dans la constitution d’un appareil
critique et théorique en mesure de nous faire comprendre la nouvelle
mondialisation ; cette notion « permet de penser à la fois la forme
et le mouvement, la liberté de l’action et la dynamique du pouvoir. Elle
respecte l’aspect flottant de la nouvelle réalité tout en échappant aux
conceptions anomiques et apolitiques » (p. 17).
À ce propos, une première question s’impose. Que doit-on entendre
par rythme ? Quel est le concept de rythme commun à la première et à
la deuxième mondialisation ? Selon Pascal Michon, le rythme peut être
défini comme étant « une forme de mouvement de l’individuation, ou
encore comme organisation temporelle complexe des processus par lesquels
sont produits les individus psychiques et collectifs » (ibidem).
C’est précisément cette définition du rythme qui nous permet d’interpréter
la nouvelle mondialisation à partir des expériences et des observations
réalisées pendant et à la suite de la première mondialisation.
Le pari théorique de Pascal Michon est à ce propos passionnant et audacieux.
Il s’agit en effet ni plus ni moins que de traverser une immense
littérature suivant les règles d’une méthodologie interdisciplinaire extrêmement ouverte et féconde.
La « découverte » des rythmes de l’individuation commence selon
Pascal Michon avec les travaux de Mauss et de Durkheim. Pour ce dernier
en particulier, le rythme de la vie collective détermine et façonne
l’ensemble des faits sociaux. Chez Mauss, les rythmes de l’individuation
sociale sont d’origine historique, se déroulant selon une logique
spécifique et déterminée. Pascal Michon montre d’une manière tout à
fait convaincante la constitution progressive chez Mauss d’une définition
du rythme comme forme du mouvement de l’individuation. En
ce sens, chez Durkheim et chez Mauss, mais également chez Evans-
Pritchard, le rythme possède une dimension politique fondamentale,
affectant directement la morphologie de la société et l’intensité de l’individuation
psychique et collective.
Cette conception politique du rythme se retrouve également dans
l’oeuvre sociologique de Gabriel Tarde, dont Pascal Michon fournit une
interprétation extrêmement riche et articulée. « Les travaux de Tarde
montrent une rupture dans un fonctionnement social traditionnel au
moins trimillénaire. Ils en esquissent les principales caractéristiques et
en indiquent les causes les plus importantes. » En effet, « selon Tarde,
très proche en cela de Simmel, l’invention, la création, l’innovation dépendent
d’une rupture de l’équilibre et de la stabilité rythmiques vers
lesquels tend tout système social par des “variations dissymétriques”
qui viennent en rompre les cycles et les cadences » (p. 112-118). Dans
cette optique, les phénomènes sociaux dépendent des « lois de l’imitation
», c’est-à-dire de l’interaction permanente des séries imitatives et
des synthèses créatrices traversant les individus. Ainsi, « la société, les
groupes et les individus sont donc composés d’une multitude de forces
ou d’ondes imitatives qui, tantôt courent parallèlement les unes aux
autres, tantôt se croisent et s’affrontent, tantôt se chevauchent et s’entraident
» (p. 125). C’est l’ensemble de ces formes imitatives qui oriente
en permanence l’individuation psychique et collective, en constituant
des groupes ou des assemblages de désirs et de croyances communs.
C’est pourquoi, pour Tarde, à la différence de Durkheim, la société
n’est pas donnée mais produite par la communauté des actes individuels
d’invention et d’imitation. Le « social » est toujours le résultat mouvant
et métamorphosant de la multitude disséminée des désirs et des
idées s’entrecroisant dans les actes imitatifs accomplis par les individus.
« La société contemporaine [...] est un milieu arythmique formé
d’atomes individuels en perpétuelle oscillation interne et sans cesse potentialisés / dépontentialisés par des croisements de flux qui se déplacent
en tous sens. Ainsi la sociologie de tardienne apparaît-elle comme
l’un des premiers essais de grande envergure pour tenter de rendre
compte des nouvelles formes d’organisation sociale en train de naître
du fait de la dérythmisation induite par le développement des techniques
médiatiques » (p. 130).
L’analyse comparatiste des œuvres de Mauss, Durkheim et Tarde permet
à Pascal Michon de mettre en évidence la complexité des thématiques
liées à la notion de rythme. Les travaux de ces anthropologues
et sociologues montrent le double processus caractérisant les sociétés
modernes, axé en même temps sur la rythmisation et la dérythmisation
de l’individuation psychique et collective.
À cet égard, « le premier travail de grande ampleur qui ait relié la
question des rythmes de l’individuation psychique et collective et celle
de la dérythmisation des sociétés modernes a été celui de Sigmund
Freud » (p. 133). Plus spécifiquement, c’est la conception freudienne
de l’appareil psychique qui permet d’établir ce rapport ; en effet, l’appareil
psychique apparaît comme un système qui doit en permanence
régler ces oscillations à partir des lois dictées par les cycles sociaux, et
cela malgré l’action réitérée produite par ses forces de désorganisation
internes. C’est la raison pour laquelle l’appareil psychique tel qu’il est
décrit par Freud peut être défini comme un « rythme des rythmes »,
autrement dit comme une dynamique rythmique capable de faire coexister
et interagir des phénomènes opposés (lois sociales — désirs individuels).
En ce sens, « les rythmes ne sont pas seulement des moyens
de contrôle et d’organisation du chaos des mondes intérieur et extérieur.
Ils sont à la fois des occasions d’institutionnalisation sociale,
d’organisation psychique, et de désorganisation, d’entropie du psychisme
et du groupe » (p. 153).
La problématique politique du rythme acquiert néanmoins une dimension
proprement philosophique avec l’œuvre de Walter Benjamin.
Pascal Michon fonde en particulier son analyse sur les textes consacrés
par Benjamin à Baudelaire. Dans cette perspective, la thématique
du « rythme » de la langue acquiert une importance fondamentale. Ce
qui est au centre de la réflexion philosophique et littéraire de Benjamin
est le statut politique de l’art dans son rapport avec l’appareillage technique
de la modernité. Dans sa lecture de Baudelaire, Benjamin essaye
de faire apparaître la nécessité indépassable d’une véritable « politisation
de l’art ». Pour Benjamin, « ce qui est désormais en jeu dans le
monde moderne, c’est le déploiement d’une activité politique : 1°) qui
puisse remplir l’espace laissé vide par la dérythmisation et mette à profit
la relativisation, la dénaturalisation et la désacralisation de l’expérience
pour mettre en place des formes d’individuation psychiques et
collectives plus humaines ; 2°) cela sans revenir, comme le font les régimes
fascistes, aux rythmes traditionnels, naturels et cultuels, ni se laisser
dominer, comme dans les sociétés capitalistes, par les nouveaux
rythmes techniques » (p. 240).
La politisation de l’art répond précisément à ces deux exigences : en
effet, « seul l’art qui rejette simultanément, en vertu de sa nature même,
toute incantation et toute mécanisation, peut permettre de jouir de l’infini
des possibilités qu’offre désormais un monde désacralisé et de proposer
des rythmes véritablement subjectivants. En ce sens, “communisme”
et “art” sont, pour Benjamin, une seule et même chose.Toute
pratique artistique est du communisme en acte et tout communisme
un art politique [...]. Une société communiste serait une société où tous
les individus seraient les artistes de leur vie et où tous les groupes se
constitueraient et vivraient dans une création de soi permanente »
(p. 242-244). Dans ses études sur Baudelaire, Benjamin fait émerger
le caractère et la puissance subversives de la politique de l’art ; une telle
politique passe par la constitution d’une poétique de la société capable
de développer les interactions existant entre les nouvelles formes de vie
et les mouvements de la signifiance dans la langage. C’est pourquoi la
politisation de l’art est inséparable d’une problématisation du langage
et d’une mise en perspective de sa fonction déterminante dans le processus
de l’individuation psychique et collective. Ainsi, le « communisme
de l’art » et la « pratique littéraire » baudelairienne se révèlent comme
étant la condition de possibilité majeure pour fonder et pour légitimer
une démocratie de l’action et de l’expression, c’est-à-dire une démocratie
en mesure de relier la libre création langagière à l’institution de
nouvelles formes de vie rendues désormais possibles par la complexité
et la richesse des outils technologiques.
À la lumière de cet immense travail d’exégèse et d’interprétation, qui
traverse également l’œuvre de Simmel, de Kracauer et de Klemperer,
Pascal Michon nous livre ses conclusions quant à la nécessité théorique
d’une « pensée du rythme », indispensable pour éclairer les enjeux de
la nouvelle mondialisation. En effet, « il existe des formes du mouvement
de l’individuation et ce sont ces formes — ce que j’appelle les
rythmes —, leur intrication et leur devenir, en interaction avec les nouveaux
pouvoirs, qu’il nous faut chercher à comprendre et à critiquer »
(p. 421). Ces formes du mouvement de l’individuation déterminent la
puissance véritable du réel, descriptible et compréhensible dans les processus
d’interaction permanente — rythmique — entre des « êtres » en
acte et des « pouvoirs ». C’est pourquoi « ce que nous appelons un “individu”
est en réalité un corps-langage dont la puissance est en permanentes
transformations, mais [...] ces modifications ne sont pas totalement
erratiques et suivent des formes sociales et historiques qui sont
partagées par de nombreux autres corps-langages. La thèse que je défends
ici est que le pouvoir — que celui-ci soit le macropouvoir de l’État,
les pouvoirs des dispositifs foucaldiens ou les micropouvoirs dispersés
dans les multitudes — consiste à organiser, contrôler, influencer ses
transformations » (p. 424-425).
La force politique du rythme de l’individuation psychique et collective
réside ainsi dans sa « manière de fluer », c’est-à-dire dans sa capacité
de transformation et d’innovation des actes pratico-linguistiques. Cela
permettrait en définitive de « redonner aux multitudes le rôle qu’elles
n’auraient jamais dû cesser d’avoir dans la définition du pouvoir en général
et de l’État en particulier » (p. 429).
Dans le contexte de la nouvelle mondialisation, la notion de rythme
peut ainsi représenter un outil conceptuel et politique absolument indispensable
pour répondre aux défis du XXIe siècle, en particulier en
ce qui concerne la définition d’une « démocratie des multitudes ».
Selon Pascal Michon, « les démocratie libérales ont [...] remplacé les
“corps disciplinés” d’autrefois par des “corps fluides”, dont on peut légitiment
douter qu’ils aient acquis au cours de cette mutation une quelconque
puissance supérieure d’agir — voire simplement d’être. Sur le
plan corporel, les modèles rythmiques mécaniques et disciplinaires ont
été en partie abandonnés pour laisser la place à une asthénie et une arythmie
qui ne sont pas moins dommageables pour l’individuation. À cet
égard, la dissolution est aujourd’hui si avancée et les risques de voir se
développer des formes de rerythmisation autoritaires que l’on voit déjà
poindre si élevés, qu’un rerythmisation démocratique de la corporéité
est l’un des grands enjeux politiques du siècle qui commence » (p. 452).
Outre celui-ci, deux autres enjeux se révèlent décisifs pour Pascal
Michon dans la constitution d’une démocratie des multitudes : 1°) une
nouvelle façon de rerythmer l’économie capitaliste à travers une plus
juste répartition des richesses et une légitimation politique de nouveaux
modes de production (immatériels et langagiers) ; 2°) l’invention rapide
de nouvelles alternances morphologiques, fondées sur une variation
significative de l’intensité de la socialité. Dans cette optique, il est
évident que « le rythme reste un problème déterminant pour comprendre
et critiquer le monde d’aujourd’hui » (p. 458).
Dans ce travail d’une portée théorique incontestable, Pascal Michon
réussit ainsi à conjuguer les analyses littéraires de Meschonnic et de
Benjamin aux réflexions sociologiques les plus novatrices de Gabriel
Tarde et de Gilbert Simondon, en nous ouvrant des perspectives politiques
d’une densité conceptuelle rare et raffinée.