Véronique FABBRI – Rue Descartes, N° 51, Paris, PUF, 2006, p. 120 à 126.
P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, PUF, coll. Pratiques théoriques, 2005, 467 p.
Ce qu’on appelle communément aujourd’hui, et depuis peu, « mondialisation » semble être un phénomène tout récent, lié à la reconfiguration des échanges économiques, aux ruptures introduites dans un équilibre international jusqu’alors structuré en blocs, au développement de moyens de communication ultra-rapides (internet), à la mise en question des identités nationales mais aussi privées (famille, processus d’individuation et d’identification). Les concepts de réseau, de fluidification, la critique d’une conception systémique de la société et de l’État témoignent de la volonté de proposer de nouveaux modèles d’analyse pour une expérience inédite. Tout se passe comme si les anciens modèles d’analyse des modes d’organisation sociaux avaient été adéquats à la réalité qu’ils prétendaient décrire, et qu’il fallait leur en substituer d’autres calqués sur le langage qui les accompagne communément.
La force du livre de Pascal Michon est de montrer que, d’une part, ces modèles n’ont jamais été vraiment adéquats au mode d’organisation de la plupart des sociétés, et que d’autre part, depuis la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, nombre de sociologues et d’anthropologues ont tenté d’analyser les mouvements de transformation des sociétés modernes en mettant en évidence ces phénomènes de fluidification des structures, de dissolutions des individualités et des identités, qui nous semblent caractériser la période actuelle, mais semblent donc avoir été repérables dès cette période. L’exploration attentive de ces démarches permet de montrer la pertinence de la question des rythmes, concept-question plus que concept fonctionnel : la mondialisation s’analyse plutôt en termes de changement de rythmes qu’en termes de dissolution, de dispersion et de réticulation des formes (d’organisation, d’individuation…). La question des rythmes est celle même de la possibilité de penser une réalité en mouvement : il convient de rappeler ici que Benveniste avait à partir d’une analyse de ses sens présocratiques, montré que le terme de rythme s’emploie à propos des formes en mouvement, celles qui se laissent saisir comme configurations, réagencements en tension des divers éléments d’un mouvement. Poser la question du rythme des sociétés modernes revient à poser l’existence de formes, d’agencements qui constituent un mode de pouvoir mais aussi de subjectivation spécifique, un rapport nouveau à l’individuation, aux formes d’identités, à partir desquels on peut entrevoir les conditions d’une construction de ce qui est à venir.
Le premier temps de l’analyse est consacré à une critique du structuralisme en matière d’anthropologie, à partir d’une relecture précise des textes de Marcel Mauss, Marcel Granet, Edward Evans Prichard, qui met en évidence la portée de la question du rythme dans l’étude des sociétés dites traditionnelles. Les rythmes sont des modes d’organisation fluents ; cela signifie que même les sociétés qui passent pour traditionnelles ne sont pas organisées selon une structure qui reste identique dans le temps : selon les périodes de l’année, les formes de socialité changent. Mais ces changements ne sont pas organisés selon un modèle cosmique ou naturel transcendant, comme si les saisons chaudes devaient nécessairement induire une intensification des relations, et les saisons froides le gel des échanges. Le temps cosmique ou saisonnier sert de point de repère pour la mise en place de modes de socialité qui ne doivent rien à la nature, mais qui semblent devoir se succéder selon une alternance ou une périodicité qui a une fonction rythmique : il s’agit de provoquer des moments d’intensification de la vie collective et individuelle, en ménageant des moments de reprise ou de dissolution des formes. La notion de période pose problème au sens où elle semble référer à la métrique ou à la scansion ; dans la conception présocratique du rythme et dans la Critique du rythme d’Henri Meschonnic qui constitue une référence théorique majeure de ces recherches, le rythme est essentiellement dissocié de la métrique, non que tout rythme soit sans mètre, mais parce qu’il est possible de penser un rythme sans mètre. Périodes et alternances peuvent en réalité être pensées indépendamment de l’idée d’un mouvement cyclique qui induit le retour du même, plutôt comme une tension configuratrice qui ménage la possibilité d’une fluidification reconfiguratrice, mouvement ondulatoire, oscillatoire qui s’accompagne de refontes des relations humaines.
Un des temps forts de ce
premier mouvement de l’analyse
consiste à montrer la valeur
rythmique des modèles mathématiques
et duels de la Chine
Ancienne, à partir des études de
Marcel Granet et de François
Jullien : le Yin et le Yang, ou les
mathématiques chinoises,
peuvent avoir une fonction
emblématique, une valeur
symbolique et cosmique, mais il
ne s’agit pas d’organiser les
relations humaines selon un
principe transcendant ; plutôt de
trouver un principe régulateur
d’association et de dissociation,
de tissage qui produit des
consonances, plutôt que des
oppositions : « Ainsi la pensée
chinoise apparaît-elle comme asubstantialiste
ou a-ontologique,
mais elle l’est d’une
manière très différente du structuralisme.
Le système classificatoire
des oppositions
symboliques indexées sur les
deux emblèmes majeurs du Yin
et du Yang n’apparaît pas du
tout comme une structure
composée de relations purement
différentielles, comme
Levi-Strauss qui s’appuyait sur
le modèle réducteur de la
phonologie le croyait, mais
comme un ensemble d’oppositions,
non pas exclusives mais
inclusives, se réalisant rythmiquement
» (p.63). La combinatoire
produite articule des
modes d’organisation de
l’espace-temps concret, dans
lequel s’inscrivent des corps et
des postures, non pas un
système différentiel de relations.
En quel sens peut-on dire alors
que les sociétés modernes se
caractérisent par une « dérythmisation
» des relations interinviduelles
qui met en danger le
processus d’individuation ? On
pourrait penser en effet que le
propre de toute société est de
« fluer », de ne se définir par
aucune structure, ni aucun
système stable. Ce qui manque
aux sociétés modernes est cette
périodicité que nous venons
d’analyser comme articulation
d’espaces-temps concrets : les
sociétés capitalistes ont à la fois
le mérite de désamarrer les
modes de socialité de toute référence
à une hiérarchie naturelle
et cosmique, et l’inconvénient
de soumettre les individus à des
fluctuations purement quantitatives
et abstraites qui n’articulent
plus postures et gestes, en
ménageant des espaces-temps
d’intensification et de détentes
des relations individuelles. On
pense bien sûr aux analyses de
Deleuze et Guattari qui font du
capitalisme une circulation de
flux « décodés ». Mais c’est à
partir d’une relecture précise et
éclairante de Simmel, Freud,
Benjamin, Klemperer, que
Pascal Michon reprend l’étude
du caractère a-rythmique de ces
sociétés. L’intérêt de ces références
est d’éclairer le statut de
certains phénomènes corporels
et langagiers : le développement
de danses qui n’ont pas d’autres
sens que de soumettre le corps
à la scansion d’un rythme qui
n’est plus que nombre, les
modes de déplacements fondés
sur la vitesse, le choc (du
flâneur au passant, du voyage-formation
au voyage-dépaysement).
Surtout, la plupart de ces
études, notamment celle de
Klemperer, permettent de
mettre au centre des analyses
l’emprise croissante de la langue
sur la parole.
Le problème de ces sociétés est
en effet de tenter de créer une
re-rythmisation des modes de
vie collectifs qui se trouve alors
dissociée de la fluidification
abstraite des échanges : cette
re-rythmisation s’apparente
alors plutôt à une métrique.
Dans les sociétés démocratiques,
la scansion de l’espace-temps
social se décline à partir
des processus de rassemblements
électoraux, qui constituent
la société en « public » ; le
« public » se caractérise,
contrairement à la foule, et en
cela proche des masses, par
son caractère virtuel. Dans les
sociétés totalitaires, il s’agit de
faire alterner le rassemblement
des masses et celui des foules :
l’intensification est hystérisation.
Dans tous les cas, on a
affaire à une emprise de la
langue sur les corps : faute de
pouvoir s’énoncer à partir d’un
espace-temps local et topologique,
les individus communiquent
sur un mode en partie
désubjectivé, désamarré de
postures qui s’inventeraient
conjointement aux discours. Il y
a bien une forme de subjectivité
produite dans les régimes
totalitaires comme le montrent
les analyses de Klemperer et
Tchakhotine, mais qui n’est
qu’un simulacre de subjectivation,
une assurance du moi,
excluant l’autre en s’incluant
dans une communauté de
langue.
Inversement, l’analyse des
modes de discours qui se développent
dans cette période
peut faire apparaître des tentatives
plus heureuses de subjectivation :
Benjamin montre ainsi
comment, chez Baudelaire et
chez Proust, au défaut d’une
expérience directement authentique,
se construit dans les
rythmes d’un poème, d’une
écriture, une expérience de la
modernité qui est aussi une
forme de subjectivation.
En un sens, la fluidité des sociétés modernes rend possible des réappropriations singulières de l’expérience qui ne passent plus par le récit traditionnel, mais par le collage, le montage, procédés propres à la photographie et au cinéma, l’invention de gestes et de formes de socialité non centralisées (l’exploration de l’espace-temps urbain selon des modes de perception renouvelés, l’apparition de rythmes nouveaux dans la danse et le langage).
Le concept de réseau ne rend
que partiellement compte de
ces transformations : il consacre
la disparition de formes définies
d’individuation, de relations
inter-individuelles et de pouvoir.
Mais ce qu’il importe de penser,
et de tenir ensemble, c’est
l’émergence de nouvelles formes
de pouvoir rythmiques métriques,
et de nouvelles
formes de subjectivation
possibles, condition à laquelle
seulement on peut espérer sortir
des modèles anciens.
Les analyses des modes de socialité propres à la première moitié du XXe siècle éclairent les enjeux d’une sociologie des sociétés contemporaines : nous vivons certes dans un monde plus « fluide » mais les nœuds et points de connexion des réseaux n’ont pas la virtualité qu’on leur prête. C’est l’intensité de rencontres entre des singularités qui peut produire une rythmique propre, dissociée des schèmes cosmiques et emblématiques des sociétés antérieures.
Il appartient
à la sociologie et à l’anthropologie
d’en repérer les figures,
en les dissociant des formes de
re-rythmisation artificielles ou
autoritaires, auxquelles les
sociétés actuelles restent plus
que jamais exposées.