Ce texte a été présenté à l’Alliance française de Buenos Aires le 25 avril 2019 lors de la Conferencia Internacional sobre el Ritmo en el Arte 2019 organisée par Melisa Galarce (UNA), Gabriela D’Odorico (UBA), Leticia Miramontes (UNA), Silvia Pritz (DGEART), et Aníbal Zorrilla (UNA).
Au 19e siècle, on trouve depuis les années 1840 des historiens de l’art qui s’intéressent au rythme. Mais le nombre d’études utilisant ce concept a commencé à enfler à partir des années 1890, jusqu’à ce qu’il devienne une espèce de cliché universitaire dans les années 1900 et 1910. Pour éviter de tomber dans un simple catalogue des travaux réalisés à l’époque, je me propose de vous présenter trois points de vue rythmiques sur l’art qui ont été développés à l’époque et dont certains aspects font encore aujourd’hui écho à nos préoccupations : ceux de Karl Bücher (1847-1930), d’Alois Riegl (1858-1905), et d’August Schmarsow (1853-1936). Le premier était économiste, les deux autres historiens de l’art.
Présentons tout d’abord la scène et les personnages principaux de cette histoire assez extraordinaire. À la fin du 19e siècle, l’Université de Leipzig est devenue une sorte de Mecque de la théorie du rythme. Wilhelm Wundt (1832-1920), qui est l’un de ceux qui ont introduit la question du rythme en psychologie, s’y est vu proposer un poste dès 1875 et il y a ouvert, en 1879, un laboratoire de psychologie expérimentale, qu’il a dirigé jusqu’à sa retraite en 1917. Le psychologue Ernst Meumann (1862-1915), un élève de Wundt qui a consacré sa thèse de doctorat à la question du rythme en 1894, y a également commencé sa carrière (1891), avant d’accepter un poste à l’Université de Zürich en 1895, tout en restant en relation très étroite avec son Alma Mater. August Schmarsow (1853-1936), l’un des spécialistes qui ont systématisé l’emploi du concept de rythme en histoire de l’art, y a été promu en 1893 sur un poste sur lequel il est resté jusqu’à sa retraite en 1919. Hugo Riemann (1849-1919), le plus grand théoricien de la musique de la deuxième moitié du 19e siècle, y a été nommé en 1895. Enfin, Karl Bücher (1847-1930), un économiste et statisticien, dont les travaux ont introduit le rythme dans l’économie germanique, y a été nommé en 1892. Au début des années 1890, l’intérêt pour le rythme fédère ainsi des disciplines aussi diverses que la physiologie, la psychologie, l’histoire de l’art, la théorie de la musique, et l’économie.
En 1893, Bücher consacre son premier travail d’envergure, Origine de l’économie nationale, à une théorie évolutionniste de la constitution de la sphère économique telle que nous la connaissons dans le monde moderne. Or, pour aussi bizarre que cela puisse sembler aujourd’hui, Bücher s’y intéresse déjà à la question du rythme. Il le voit lentement émerger à la fin de la période pré-économique — la préhistoire — avec les premières formes « d’activité industrielle », c’est-à-dire — et la progression de son argument est frappante — dans « la peinture du corps, le tatouage, le perçage », les expressions plastiques comme les « ornements, les masques, les dessins sur écorce, les pétrogrammes », puis dans « la construction d’objets d’usage quotidien », enfin « dans les danses des peuples primitifs ». En d’autres termes, la production d’ornements corporels, les expressions religieuses, les objets d’usage quotidien, et même les danses, partagent désormais la même forme processuelle nouvelle et régulière. Toutes, contrairement à l’activité lâche et chaotique de l’homme naturel, sont organisées dans le temps par des « rythmes », clairement conçus par Bücher sur le modèle métrique platonicien.
Dès lors la question qui se pose est de savoir pourquoi une telle émergence. Sa réponse est économique. Après une période intermédiaire, l’homme se sépare finalement de la nature et entre dans une première phase de son histoire économique dominée par le foyer domestique, l’oikos. Certains biens sont désormais produits artisanalement mais uniquement pour répondre aux besoins intérieurs du foyer. Ils passent du producteur au consommateur sans échange intermédiaire et sont consommés là où ils sont produits. Toutefois, comme le principal moyen de production est désormais la terre et que la technologie reste très primitive, une quantité importante de travail doit être accomplie en commun. Le rythme trouve ainsi deux origines, les mouvements alternatifs du travail domestique où il est encore embryonnaire, et ceux des travaux agricoles où il règle déjà tous les travaux collectifs.
Au cours de la deuxième phase du développement économique, fondée sur la ville et le travail artisanal spécialisé, une sphère de l’échange se constitue. Le travail commence à être divisé tout en restant manuel. Le rythme, qui était à l’origine essentiellement agricole et domestique, pénètre massivement dans le travail artisanal, tout en se diversifiant en fonction des besoins des travaux réalisés par chaque branche. Avec la ville et la nouvelle économie productive, le rythme devient un aspect central de la vie humaine.
Le rythme permet la « concaténation du travail » et transforme les travailleurs indépendants en « un organisme fonctionnant automatiquement ». Mais il peut être de deux formes : soit synchronisée soit alternée. Le « rythme synchronisé », par exemple celui de travailleurs hissant une charge avec un treuil, permet d’accomplir « une tâche dépassant de loin la force d’une personne, avec le moins d’ouvriers possible ». En revanche, le « rythme alternatif », par exemple celui de trois forgerons frappant en cadences décalées la même pièce de fer chauffée à blanc, ou celui de trois femmes battant avec des pilons verticaux des céréales dans un mortier, permet d’exécuter une tâche pouvant être accomplie par un seul individu mais dont l’exécution est extrêmement pénible. Avec l’ajout d’un deuxième ou d’un troisième ouvrier, « les mouvements se règlent sur le son rythmique que les instruments produisent en frappant le matériau travaillé ». « Dans la mesure où [ce type de concaténation du travail] règle aussi bien la dépense d’énergie que les pauses et les repos », le résultat est un« rythme plus rapide », engendrant moins « de fatigue », et suscitant même parfois une certaine « rivalité » qui entraîne les travailleurs à se surpasser. Le travail étant désormais régulé par le rythme — ici clairement défini par Bücher comme Takt – battement régulier — la productivité des ouvriers augmente et la production en est accrue d’autant.
On trouve dans le livre de Bücher bien d’autres considérations, mais en ce qui nous concerne, retenons le point suivant : en raison des mouvements corporels qu’il implique et des sons qu’il produit, le travail induit toujours un rythme ; en retour, grâce à sa qualité formelle, ce rythme aide en retour à organiser le travail.
En 1896, Bücher publie Arbeit und Rhythmus – Travail et Rythme, un essai de 130 pages qu’il étend en 1899 à 411 pages et qui va connaître un succès extraordinaire. Il sera réédité quatre fois jusqu’en 1924, traduit en russe en 1899, mais pas en anglais ni en français, très probablement du fait de l’opposition de l’école anglo-française d’économie politique aux conceptions évolutionnistes de Bücher mais aussi à son intérêt pour l’art. Très peu de livres ont eu un impact similaire sur la propagation du rythme non seulement dans les sciences sociales, mais aussi dans les arts. Comme vous le savez peut-être, ce livre a particulièrement fasciné une génération de pédagogues, de gymnastes, de danseurs, parmi lesquels on peut citer Émile Jaques-Dalcroze (1865-1950), Rudolf Laban (1879-1958), Mary Wigman (1886-1973).
Cette fois, Bücher veut concentrer son attention sur la relation entre travail et rythme qu’il a évoquée, de manière encore assez marginale, dans son étude précédente. Notons qu’il s’agit principalement du rythme sous sa forme acoustique, puisque la peinture ou les rythmes plastiques n’étaient que marginalement mentionnés.
La science psychologique la plus récente, note Bücher, montre que notre effort psychique est plus intense lorsque nous changeons fréquemment d’outils ou de méthodes. En revanche, il devient beaucoup plus léger lorsque les mouvements, grâce à leur « régulation » stricte, deviennent « automatiques » et ne nécessitent plus l’intervention de la volonté. Le travail devient ainsi plus facile et génère plus de plaisir si nous le soumettons à des exercices réguliers [Übung (entraînement musical mais aussi militaire)]. « Afin de soulager l’esprit, il est nécessaire de soumettre les mouvements à une règle répétitive qui harmonise les moments de repos avec ceux d’activité. »
Dans l’esprit de Bücher, cette règle est clairement conçue sur le modèle métrique classique de la musique occidentale. La rythmisation du travail repose — et doit être fondée — en premier lieu sur la division du mouvement en sections les plus courtes possibles ; deuxièmement, sur l’alternance de « deux éléments, un plus fort et un plus faible », qui en fournit la « structure » ; troisièmement, sur la génération d’un « rythme » au moyen de la répétition de ces sections élémentaires.
Comme dans son précédent ouvrage, Bücher remarque que les sons produits par les divers outils utilisés dans l’artisanat guident et soulagent l’esprit des travailleurs. Le rythme est alors principalement composé de « coups » distribués selon une « mesure » régulière et des « intervalles de temps égaux ». De nombreux mouvements donnent lieu à des rythmes simples, composés de sons similaires, mais il remarque que certains mouvements de travail peuvent parfois produire des suites sonores beaucoup plus complexes qu’il appelle Ton-Rhythmus, c’est-à-dire formant une « sorte de mélodie » quand « les tonalités diffèrent en force, en hauteur, ou en durée. »
Après ces considérations psychologiques, Bücher se tourne vers des descriptions anthropologiques et ethnographiques du travail agricole et artisanal dont je ne peux évidemment rendre compte ici. Notons simplement que le rythme est plus courant, selon lui, chez les « primitifs » — du moins ceux qui ont déjà atteint le premier stade économique — que chez les hommes « civilisés » pour deux raisons principales : premièrement, du fait de la plus grande inclination et de la plus grande aisance de « l’homme nu » [sic] à l’égard des mouvement rythmiques du corps ; deuxièmement, du fait « du plus grand nombre de tâches fastidieuses et répétitives » à effectuer à cause du manque de technologie développée. Il fournit également un grand nombre d’exemples de travail rythmé pris chez divers peuples tels que, je cite, les Noirs, les Arabes, les Polynésiens, les Tongiens, les Africains de l’Est, les Malais , et même les Allemands.
Le chapitre 3 d’Arbeit und Rhythmus est consacré aux « chants de travail ». Selon Bücher, il n’y avait à l’origine aucun rythme « ni dans la musique ni dans le langage ». Le rythme résulte donc uniquement et directement des « mouvements du corps » ; il est entièrement corporel, c’est-à-dire fondé sur un substrat physiologique et psychologique humain.
Fidèle à sa méthode évolutionniste, Bücher imagine alors les formes de chant les plus simples et prétendument les plus anciennes. Originellement, dit-il, lorsque le travail ne produisait pas de lui-même « ein Taktschal – un son rythmique », de simples cris étaient utilisés pour rythmer le travail comme les « hopp et hopla lorsqu’on hissait une charge avec un palan, le hohoi des marins qui levaient l’ancre, ou encore le simple compte : un, deux, trois ! ». Puis des instruments ont été introduits pour « remplacer la voix humaine » comme « le battement du tam-tam » suivi par les rameurs dans les pays malais, ou « der Takt der Flöte – la cadence de la flûte » dans la Grèce antique. L’instrument de musique le plus courant et le plus efficace à cette fin était « sans aucun doute le tambour que l’on trouve chez les peuples primitifs partout et sous les formes les plus riches », en particulier en Afrique. Enfin, des chansons rythmiques complètes ont été composées et couramment chantées lors de travaux chez les peuples primitifs mais aussi chez les civilisés. Le rythme est ainsi devenu, à travers le travail, une caractéristique universelle de l’humanité.
Les trois premiers chapitres d’Arbeit und Rhythmus ouvraient la voie à une grande vision évolutionniste mettant en corrélation le développement du travail et celui du rythme. Tous deux ont trouvé leur origine physiologique dans le corps humain et tous deux ont commencé, à un certain stade, à interagir à travers les chants de travail et les mouvements corporels correspondants. Les chapitres suivants développent les conséquences de ces prémisses : si les chants de travail et les mouvements corporels ont constitué les tout premiers ponts entre le rythme et le travail, ils doivent logiquement être considérés comme la forme la plus originale de la musique, de la danse, et de la poésie.
Je me limiterai ici à la danse car les contributions de Bücher concernant la musique et la poésie sont beaucoup moins originales et n’ont, du reste, pas été saluées de la même manière par les musiciens et les poètes que celle concernant la danse par les danseurs. Notons que la danse est placée au sein d’une série d’autres types de mouvements organisés par des chants rythmiques : le bercement des enfants, le sortilège, l’exorcisme, la bénédiction, et les pratiques thérapeutiques. Mais la section qui lui est consacrée est particulièrement riche, c’est pourquoi elle a immédiatement attiré l’attention de certains pédagogues, « réformateurs de la vie », et danseurs, qui l’ont utilisée comme base scientifique pour leur propre recherche artistique et éthique sur le rythme. Il est facile d’imaginer leur enthousiasme lorsqu’ils ont découvert dans Bücher des formes d’usage du corps beaucoup plus larges et expressives que celles pratiquées au 19e siècle dans les exercices sportifs, les salles de bal, ou encore les cours de ballet.
L’attrait du récit de Bücher reposait au moins sur trois aspects. Tout d’abord, au lieu de mettre l’accent sur la mélodie et l’harmonie, Bücher insistait sur la centralité du rythme dans les danses primitives. Selon lui, toutes ces danses représentaient des « processus et des actions » productives parfois très complexes sous des formes rythmiques. Ce commentaire anticipait remarquablement sur les recherches imminentes concernant les rythmes et les polyrythmies menées par des danseurs tels que Laban ou des musiciens tels que Stravinsky (1882-1971).
Deuxièmement, en reconnaissant la nature pleinement artistique des danses primitives, Bücher était en phase avec l’esthétique primitiviste qui était en train de se développer à l’époque. Contrairement à ce que prétendaient beaucoup d’universitaires, d’écrivains et de journalistes, l’homme moderne n’était pas le seul capable de produire de l’art. Mieux encore : ce dernier pouvait trouver de nouvelles ressources expressives dans les cultures primitives ; l’art était un médium commun qui reliait l’homme civilisé à son ancêtre.
Troisièmement, en soulignant le caractère indissociable de la musique, de la poésie et de la danse dans les cultures primitives ainsi que, du reste, dans certaines traditions folkloriques européennes, Bücher fournissait des preuves ethnographiques et anthropologiques soutenant le programme artistique désormais largement répandu, lancé par Wagner sous le nom de Gesamtkunstwerk – l’œuvre totale dans laquelle tous les types d’art peuvent être intégrés.
Concluons. 1. Selon nos normes actuelles, la reconstruction évolutionniste proposée par Bücher peut naturellement être considérée comme tout à fait spéculative et peu fondée. De plus, il s’en tient, comme nous l’avons vu, à une conception du rythme très simple empruntée aux théoriciens les plus traditionnels. Il ignore complètement les dernières contributions en musicologie, même celles de son collègue Hugo Riemann, ainsi que les réflexions déjà plus anciennes des poètes et des artistes, qui se sont développées au cours de la seconde moitié du 19e siècle. Sa perspective reste dans le cadre métrique platonicien.
2. Mais, en dépit de ces insuffisances, Bücher a fourni à toute une génération d’artistes et de pédagogues une reconstruction « scientifique » de l’origine des trois principaux « Künste der Bewegung – les arts du mouvement », comme il les appelait. Or, si la danse, la poésie et la musique proviennent toutes, plus ou moins directement, des mouvements corporels et des chants de travail, leur rythme, qui encore aujourd’hui porte témoignage de cette origine, leur assure une relation naturelle avec le monde du travail et des travailleurs. Mieux même : les artistes travaillant sur le rythme peuvent se considérer comme des intermédiaires indispensables entre un monde du travail dégradé par l’industrialisation moderne et une vie artistique d’autant plus nécessaire. Bücher fournit ainsi tous les arguments dont ont besoin les participants au mouvement de Lebensreform – la « réforme de la vie » qui se développe dans les dernières années avant la Première Guerre mondiale.
Je passe maintenant à Alois Riegl (1858-1905). Étudiant à l’université de Vienne, Riegl a suivi des cours de philosophie et d’histoire dispensés par Franz Brentano (1838-1917) et Alexius Meinong (1853-1920). Comme beaucoup d’historiens de l’art, il a commencé sa carrière en étudiant l’architecture. Mais par la suite, il est passé aux arts appliqués. En 1886, il a été nommé conservateur au département des textiles du musée autrichien impérial et royal pour les arts et l’industrie de Vienne et, en 1889, il a terminé son habilitation sur les calendriers médiévaux. En 1894, il a finalement obtenu un poste à l’Université de Vienne où il est resté jusqu’à sa mort en 1905.
De nos jours, Riegl est considéré comme l’un des principaux contributeurs à l’établissement de l’histoire de l’art en tant que discipline universitaire autosuffisante mais aussi, avec Wölfflin, comme l’un des précurseurs du courant formaliste. On peut ajouter que son souci novateur pour la forme a entraîné une transformation significative du concept de rythme que je vais essayer de vous présenter succinctement maintenant.
En 1893, Riegl publie son premier ouvrage intitulé Problèmes de Style : fondements d’une histoire de l’ornement. Dans l’introduction, il y donne quelques indications épistémologiques et philosophiques. Il a essayé, dit-il, de réfuter le récit matérialiste, courant dans la deuxième moitié du 19e siècle, attribuant l’origine des motifs décoratifs aux travaux en osier et au tissage textile, c’est-à-dire la théorie selon laquelle « toutes les formes d’art sont toujours les produits directs des matériaux et des techniques ». Au lieu de cela, précise-t-il, il a tenté de décrire une « histoire de l’ornement » fondée sur un principe de « développement » continu et autonome des formes, tout en se concentrant sur quatre motifs ornementaux principaux : le « style géométrique », le « style héraldique », « l’ornement végétal » et « l’arabesque », dont il a suivi la transformation et la permanence depuis la préhistoire jusqu’à l’Antiquité et le haut Moyen Âge chrétien et islamique.
S’inscrivant ainsi dans une filiation hégélienne, Riegl affirme que chacun de ces motifs a été produit et continuellement réélaboré par « ein bestimmtes Kunstwollen – par une volonté artistique particulière » ou « ein immanenter künstlerischer Trieb – une tendance artistique immanente ». Depuis les temps les plus reculés, affirme-t-il, l’homme « lutte avec la matière » et exprime dans l’art la réalité telle qu’il la souhaite. En conséquence, le développement stylistique a été guidé par des tendances contingentes dépourvues de tout lien avec des préoccupations technologiques mais qui étaient propres à chaque âge et à chaque groupe social.
Toutefois, Riegl rejette la prétention spéculative hégélienne selon laquelle tout développement artistique exprime et est dirigé par l’Histoire de l’Esprit. C’est pourquoi il plaide finalement pour un pur relativisme historique : en fait, il n’y a aucune supériorité des expressions artistiques postérieures sur les expressions antérieures ; il n’y a aucun progrès en art ; chaque production résulte d’un Kunstwollen particulier et incommensurable. Du coup, ce point de vue déplace l’attention du contenu ou du sens vers la forme. Étant donné que chaque type d’art est animé d’une volonté artistique unique, propre à une époque et à un peuple, toutes les œuvres produites au cours de cette période et par ce peuple ont les mêmes caractéristiques formelles. Par conséquent, l’histoire de l’art ne doit pas se limiter — comme c’est l’usage au 19e siècle — à rechercher les significations historiques, culturelles ou religieuses des éléments composant un ornement, une peinture, une sculpture ou un morceau d’architecture. Il doit se concentrer sur les similitudes formelles entre les différentes expressions d’une époque ou d’un peuple.
Paradoxalement, nous allons le voir, cette nouvelle orientation formaliste a beaucoup contribué à la propagation de la thématique du rythme, mais d’une manière assez différente de celle Bücher. Chacun des motifs ornementaux principaux — le « style géométrique », le « style héraldique », « l’ornement végétal » et « l’arabesque » — repose en effet sur le rythme.
Les habitants des cavernes, affirme Riegl, ont commencé à organiser des lignes selon « les lois artistiques fondamentales de la symétrie et du rythme », et à constituer des formes géométriques telles que « des triangles, des carrés, des losanges, et des cercles », ou des figures répétitives telles que « des motifs en zigzag [...] des lignes ondulantes, et des spirales. » Toutes ces formes nous sont familières, fait-il remarquer, « grâce à la géométrie plane » et elles nous sont inspirées par nos capacités géométriques innées.
Cet accent mis sur la géométrie plutôt que sur la musique explique pourquoi la nouvelle extension du concept de rythme par Riegl implique encore plus que chez Bücher — d’une manière qui fait écho à la physiologie de l’époque — une régularité absolue, que ce soit celle du motif lui-même ou celle de ses modifications. Un ornement rythmique peut impliquer une alternance régulière de direction, comme dans les motifs en zigzag et les lignes ondulantes, ou un changement régulier de direction, comme dans les spirales.
L’origine historique du style géométrique est matérialisée dans les séries régulières de perles ou d’objets, interrompues ou non par des éléments différents, que retrouvent les archéologues dans leurs fouilles. Riegl cite également des observations réalisées par des anthropologues australiens et néo-zélandais pour suggérer une possible génération des motifs rythmiques à partir des tatouages de la peau dans les sociétés préhistoriques.
Riegl poursuit, dans le reste de son livre, son étude des développements historiques des autres motifs ornementaux : l’héraldique, le végétal, et l’arabesque, mais les principes qui le guide alors restent les mêmes et il n’est pas nécessaire, dans le cadre de cet exposé, d’aller plus loin. Je me permets de vous renvoyer à son ouvrage, si vous êtes intéressés par ces questions.
En 1901, Riegl publie son œuvre la plus célèbre : Spätrömische Kunstindustrie – L’industrie d’art romaine tardive. Ce livre se concentre sur la période « transitionnelle », très négligée, de la fin de l’Antiquité, une période généralement considérée comme témoin de « l’effondrement » des normes classiques sous « la pression barbare » des peuples germaniques. Fidèle au relativisme esthétique présenté dans Problème de style, Riegl aborde le changement artistique au cours de cette période non pas comme un symptôme de la décadence de l’art civilisé mais comme la simple conséquence de l’interaction entre l’héritage des périodes précédentes et un Kunstwollen entièrement nouveau.
En raison de ses recherches antérieures sur les ornements, Riegl souhaitait initialement se concentrer sur « l’artisanat d’art », c’est-à-dire sur de petits objets tels que des fibules, des broches, des boucles de ceinture, des bijoux de toutes sortes, produits en série pour un grand marché couvrant, jusqu’au 7e siècle, l’ensemble du bassin méditerranéen. Cependant, comme ces artefacts étaient considérés par la plupart des historiens comme reflétant directement la « barbarisation » de la culture romaine pendant la « période de migration », il a finalement choisi de commencer son étude avec trois types d’arts moins controversés : l’architecture avec des bâtiments tels que le Panthéon romain, des basiliques païennes et chrétiennes, et des monuments comme l’Arc de Constantin ; la sculpture avec des bas-reliefs de sarcophages, des bustes d’empereurs, et des diptyques en ivoire ; et enfin, si ce n’est la peinture qui fait défaut à la fin de l’époque romaine, du moins les mosaïques telles que celles qui décorent certaines des églises et des palais tardifs de Ravenne et de Rome.
Selon Riegl, dans l’Antiquité, le « but ultime » de la création artistique, le principe le plus important de son Kunstwollen, est de « reproduire les choses extérieures [qu’il s’agisse d’objets, d’animaux ou d’hommes] dans leur individualité matérielle distincte ». Mais « l’espace rempli d’air atmosphérique, par lequel ces derniers semblent être séparés les uns des autres », ne leur apparaît pas comme « matériel » ; bien au contraire, c’est « la négation de la matérialité, un néant ». Par conséquent, « l’espace ne peut pas être le sujet de la création artistique » et l’architecture antique insiste sur la « construction de limites » au détriment de la « création d’espace ». L’art ancien privilégie la hauteur et la largeur, c’est-à-dire le plan, alors que la profondeur, c’est-à-dire l’espace, est limitée au maximum, bien que selon des modalités qui varient dans le temps, nous allons le voir.
Cependant, afin de comprendre la position de Riegl dans sa globalité, nous devons garder à l’esprit que même s’il fonde ses analyses sur cette association de l’individu matériel et du plan de représentation, il propose néanmoins de reconstruire l’évolution de l’art ancien jusqu’à la toute fin de l’Antiquité, sous la pression d’une « émancipation de l’espace » progressive, bien que limitée.
Le raisonnement de Riegl est le suivant : dans l’art égyptien, que ce soit dans les temples fermés ou les bas-reliefs peints utilisés dans les tombes, la présentation des choses extérieures est enfermée dans un « plan tactile » ou « haptique », résultant des sensations du toucher, qui correspond, en ce qui concerne la vue, à la « vision de près » ».
Dans une seconde phase illustrée par l’art classique grec, par exemple le Parthénon ou les bas-reliefs qui l’ornent, une certaine profondeur et donc quelques ombres sont introduites dans la représentation des choses et des êtres. Pour être correctement perçue, ces derniers nécessitent un recul de l’œil, toutefois « pas au point d’interrompre le lien tactile continu entre les parties ». Cette perception « optique-tactile » implique une sorte de vision « située entre la vision à distance et la vision de près », qui pourrait donc être qualifiée de « vision normale ».
Dans la troisième phase, spécifique de l’Antiquité tardive, l’existence de l’espace est finalement reconnue dans l’œuvre mais — et cette restriction est essentielle — « uniquement dans la mesure où elle adhère aux individus matériels, c’est-à-dire comme un espace impénétrable, cubique et mesurable, non pas comme une profondeur infinie s’étendant entre les choses matérielles individuelles ». Comme le but premier des artistes reste de « reproduire distinctement les individus matériels », les formes, étroitement entourées de leur espace cubique, restent positionnées « indépendamment de l’espace [global] dans lequel elles sont placées », c’est-à-dire par voie de conséquence, dans le plan.
Le statut du rythme varie donc selon ces trois périodes. Dans les temples égyptiens, l’espace est nié et le rythme est ainsi quasiment absent. Il n’existe que sous la forme d’un rythme des lignes ou des motifs ornementaux mais il ne participe pas encore de l’architecture.
Dans les temples ou les portiques grecs classiques, il y a un début de « reconnaissance de l’espace en tant que tel », c’est-à-dire de la profondeur, mais cette dernière n’est pas suffisante pour suggérer un rythme optique précis. Les colonnes sont toujours connectées visuellement avec le plan du fond.
Tout change à la période suivante inaugurée par le Panthéon de Rome dédié en 126 après JC. D’une manière très significative, Riegl s’abstient d’utiliser le terme rythme pour décrire la succession de colonnes soutenant son célèbre portique, alors qu’il l’utilise explicitement pour décrire son espace intérieur et son alternance régulière de surfaces claires et d’ombres obscures produites par les niches latérales.
De même, il souligne le fait que, sur l’arc de Constantin, construit à Rome entre 313 et 315, les bas-reliefs montrent des figures « projetées avec une précision méticuleuse sur un plan », « nettement séparées les unes des autres » par de profondes encoches, de manière à présenter une « alternance régulière » de « parties lumineuses » et d’« ombres obscures ». Le rythme est devenu un trait dominant de l’expression artistique.
Concluons. 1. Riegl fait du rythme, d’une manière très originale et intéressante, le résultat d’un plissement du plan de représentation. Tout se passe comme si la surface lisse et plate originale de l’œuvre d’art, quel que soit l’art auquel elle appartient, s’était petit à petit contractée, ce qui aurait entraîné tout d’abord l’apparition de sillons superficiels à l’époque classique, puis de cavités très profondes à la fin de l’époque romaine. En termes moins métaphoriques, la propagation des formes rythmiques dans l’Antiquité tardive résulterait du plissement progressif du plan originel de la représentation artistique. Le recul progressif de l’œil, le passage d’une vision rapprochée à une vision lointaine, et la primauté du plan qui accompagne cette mutation ne seraient par conséquent que des phénomènes subordonnés à l’introduction progressive de l’espace et au plissement de l’œuvre sur elle-même qui en résulte.
2. Le problème est que Riegl conçoit le rythme comme une simple alternance optique régulière. Le rythme est ein Wechsel – une alternance, ou ein Wiederkehr – une récurrence régulière de parties illuminées et obscures, claires et sombres, sur un plan observé à distance. D’une manière encore plus marquée que Bücher, Riegl ignore les apports anti-métriques des théoriciens de la musique et des poètes de son temps et s’inspire des modèles ultra-métriques proposés par les sciences de la vie.
Au cours des années 1900, le rythme a fait l’objet d’un vif débat entre les écoles d’histoire de l’art autrichienne, d’un côté, et, suisse et allemande, de l’autre. Le rythme, considéré par la première, nous venons de le voir, comme une forme spatiale plane, a été redéfini par la seconde comme une forme de processus dans l’espace. Pour évoquer cette controverse, je vais maintenant vous présenter la position du principal opposant à Riegl : l’historien de l’art allemand August Schmarsow (1853-1936).
Schmarsow a étudié la littérature, la philosophie et l’histoire de l’art à Zurich, Strasbourg et Bonn. En 1882, il a été nommé professeur à l’université de Göttingen et, après un séjour à Florence, où il a fondé le Kunsthistorisches Institut in Florenz – Institut d’histoire de l’art à Florence, il a été promu à la prestigieuse université de Leipzig, où il a enseigné l’histoire de l’art jusqu’en 1919.
Schmarsow a abordé pour la première fois la question du rythme dans deux brefs exposés : le premier en 1893, qui était son discours inaugural à l’université de Leipzig : L’essence de la création architecturale ; le deuxième en 1896, intitulé Valeur des dimensions dans la construction spatiale humaine. Il est revenu ensuite sur le sujet en 1905 dans son célèbre essai Concepts de base de la science de l’art : Discutés de manière critique lors du passage de l’Antiquité au Moyen Âge et présentés dans un contexte systématique. Puis, tout au long de sa vie, il n’a jamais cessé de présenter le rythme comme une catégorie centrale de l’art et a publié de nombreux ouvrages sur le sujet, principalement dans la revue Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft de Max Dessoir. Il semble par ailleurs que vers 1900, il ait eu l’intention de créer, avec d’autres collègues de l’Université de Leipzig tels que Wundt et Riemann, une sorte de centre du rythme qui, toutefois, n’a jamais vu le jour.
D’une manière qui est restée dans la mémoire des spécialistes, Schmarsow définit l’architecture comme étant une « Raumgestalterin », un néologisme qui pourrait se traduire par créatrice, configuratrice, ou même sculptrice d’espace, c’est-à-dire une définition totalement opposée à la définition habituelle fondée sur la construction de murs et de toits. L’architecture n’est pas l’art d’ériger des masses physiques, dit-il, mais celle de « créer ou de configurer des espaces » – à l’intérieur comme, du reste, à l’extérieur de ces masses.
Comme l’espace des physiciens, l’espace qui concerne l’architecte possède trois dimensions (hauteur, largeur, profondeur), mais il ne dépend pas initialement d’une conception purement mathématique. Il doit être conçu à partir des données que la science psychologique a pu récolter concernant sa construction par l’expérience et la synthèse intellectuelle. C’est un espace qui est d’abord perçu par les sens (vision, ouïe, perception des mouvements corps), puis emmagasiné par la mémoire, et enfin reconstruit par l’esprit et l’imagination. Cet espace est donc le produit d’une perception, d’une synthèse et d’une projection fondamentalement humaines.
Dans l’essai de 1896, Schmarsow développe encore un peu plus cette idée en substituant une perspective proto-phénoménologique à sa conception simplement psychologique antérieure. L’architecture crée des espaces sur la base du « conflit créatif [eine schöpferische Auseinandersetzung] du sujet humain avec son environnement spatial », qui implique « notre organisation aussi bien spirituelle que corporelle » et est déterminé par les règles de « l’existence dans l’espace ».
De ce point de vue existentiel, « pour l’homme, la première dimension est la hauteur », l’axe qui relie « le centre de gravité au site de l’intelligence » constitue son « méridien ». Il résulte de la posture droite qui nous différencie des animaux. Cette dimension est apparemment limitée vers le bas par le sol et vers le haut par notre tête, mais en fait notre capacité à étendre nos bras au-dessus de notre tête et à étendre notre regard au-dessus de nos bras permet à cette dimension de se développer à l’infini.
La dimension de la largeur est induite par la « juxtaposition de plusieurs hauteurs » ou, plus simplement, de la « présence d’un second corps près de moi ». Mais elle résulte aussi de « la largeur des épaules et des hanches, de notre façon de jouer des coudes pour nous situer dans un espace, et enfin de l’extension complète des bras », à quoi il faut naturellement ajouter la « largeur de notre champ de vision » et la possibilité d’agrandir encore celui-ci en tournant les yeux et la tête des deux côtés.
La troisième dimension, celle de la profondeur, est la plus importante pour l’architecture. D’abord, parce que la profondeur sous-entend, de par sa nature même, « l’idée de mouvement », et constitue donc la dimension fondamentale, « la racine psychologique de l’architecture ». Ensuite, parce que les deux autres ont besoin, pour se développer pleinement, de cette « idée de mouvement » qu’elles empruntent nécessairement à la troisième dimension dans laquelle elles sont ensuite « transformées ». La hauteur et la largeur ne prennent toute leur signification que lorsque nous imaginons que nous nous mouvons de haut en bas, ou d’un côté à l’autre, au cours d’un « processus progressif ». Enfin, parce que la profondeur est la dimension qui les tisse toutes ensemble en une « relation systémique ».
D’une manière assez traditionnelle, Schmarsow affirme que chacune de ces trois dimensions spatiales est régie par « ein Gestaltungsprincip – un principe de configuration » esthétique particulier : la hauteur par la « proportion » ; la largeur par la « symétrie » ; et la profondeur par le « rythme ». Mais en réalité, pour la raison que je viens d’expliquer, tout repose sur le rythme.
Le rythme n’est perceptible, fait-il remarquer, que par le « libre mouvement » du corps et dépend donc de la troisième dimension qui est « la direction la plus importante pour la construction spatiale réelle ». Il n’existe pas d’autre moyen d’apprécier l’espace d’une oeuvre architecturale que de la parcourir, ou d’imaginer s’y mouvoir, ou encore d’« attribuer aux lignes, surfaces et volumes statiques » le mouvement de nos yeux et de nos sensations kinesthésiques. Schmarsow souligne ainsi le fait que toutes les métaphores rythmiques couramment utilisées en architecture s’enracinent en fait dans le mouvement – réel ou imaginaire – de l’observateur ou du moins de ses yeux. Le rythme d’une architecture est donc le résultat du croisement de l’espace construit par l’architecte et du libre mouvement spatial du visiteur à l’intérieur de cet espace ; il n’est plus ni l’harmonie des proportions comme chez Vitruve ou Alberti, ni l’expression d’un mouvement interne dominant l’organisation d’un bâtiment, comme dans les spéculations vitalistes antérieures de Kugler (1808-1858) ou de Wölfflin (1864-1945), mais une donnée entièrement physico-psychologique.
Concernant la forme même de ce rythme, Schmarsow fait tout d’abord valoir que cette génération psychologique de l’espace suit notre « tendance naturelle à l’organisation », qui prend ses racines dans les oscillations de notre marche, le battement de notre cœur, ou l’alternance de notre respiration, mais qui est aussi illustrée par « la décoration de nos outils » ou « l’ornement de notre corps » par des « séries [de signes] similaires ou alternés, en répétition symétrique, ou en formes régulières. »
« Ordre », « récurrence » et « régularité abstraite » sont ainsi, pour Schmarsow, les règles essentielles que l’architecture reçoit de son substrat physico-psychologique humain. Tous ces principes sont, affirme-t-il, « des formes idéales de l’intuition humaine de l’espace ».
Toutefois, il note, cette fois-ci du point de vue des objets, que l’espace d’un bâtiment ne peut produire une impression agréable que s’il n’est pas trop « pur et rigide » et que s’il est rempli d’une « vie à soi ». « Animation » et « sensation humaine de la force » doivent être privilégiées à la « régularité abstraite », autrement dit, le rythme doit être privilégié au mètre. Schmarsow s’oppose ici nettement à Riegl et Bücher, et il rejoint Wölfflin dans son opposition entre Gesetzmässigkeit – légalité absolue et Regelmässigkeit – simple régularité.
Une forme pure et rigide serait à long terme tout à fait insupportable comme cadre quotidien de la vie humaine, même en tenant compte de la préférence humaine marquée pour la régularité et la règle. L’espace doit être rempli d’une vie propre pour nous satisfaire et nous rendre heureux. (L’essence de la création architecturale, 1894, trad. Harry F. Mallgrave & Eleftherios Ikonomou, p. 20)
Sans surprise, Schmarsow compare ainsi, en dernière analyse, les sentiments induits par l’architecture à ceux produits par la musique. En « élaborant de manière créative » notre sens tridimensionnel de l’espace, l’architecture produit, dit-il, un effet semblable à celui de la musique sur notre « maîtrise du monde des sons ». La « composition » résultant des sensations accompagnant le déplacement corporel et de l’observation visuelle de l’espace par l’observateur au cours de son déplacement dans la profondeur est semblable, dit-il, à une « composition musicale », à un morceau de poésie », voire à « un drame ».
En guise de conclusion, on peut déjà noter qu’entre 1890 et 1914, le rythme est devenu dans de très nombreuses disciplines un concept opératoire et parfois même un sujet de recherche en soi. Quand à la veille de la première guerre mondiale (1913), Christian Ruckmich, un jeune psychologue américain, publie une bibliographie des études concernant le rythme, celle-ci compte déjà plus de 200 titres. Le nombre de travaux augmente si vite, qu’il est obligé de compléter sa bibliographie en 1915, en 1918 et encore en 1924.
Par ailleurs, comme nous venons de le voir avec l’exemple de l’histoire de l’art, beaucoup de ces discours s’appuient, de près ou de loin, sur la conception platonicienne du rythme comme « ordre du mouvement » (Lois). Ils partagent un air de famille qu’il ne faut pas caricaturer mais qui est très prégnant.
Cela dit, on aurait tort de réduire l’apport du 19e siècle au modèle platonicien. L’exemple de Schmarsow est déjà assez suggestif d’une certaine distance par rapport au modèle, mais on pourrait encore évoquer bien d’autres sources de critique du paradigme platonicien. Cela nous demanderait toutefois un exposé supplémentaire que je vais vous épargner : citons simplement pour finir les pédagogues, gymnastes, danseurs, et philosophes comme, Jaques-Dalcroze, Laban, Steiner, et Klages ; les musiciens théoriciens, comme Wagner ou Stravinsky, et des théoriciens de la musique comme Hauptmann et surtout Riemann ; les philosophes des flux et des processus comme James, Bergson, et Whitehead ; enfin les théoriciens et praticiens du langage comme Humboldt, Nietzsche, Baudelaire, Hopkins, Mallarmé, qui tous se sont orientés vers une critique plus ou moins radicale du mètre. Ce sont ces contributions que je voudrais maintenant étudier et sur lesquelles, avis aux amateurs, il reste encore beaucoup à faire.