Damien Hirst – Cerisiers en Fleurs (2021)

Pascal Michon
Article publié le 16 avril 2022
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Damien Hirst – Cerisiers en Fleurs (2021)  », Rhuthmos, 16 avril 2022 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2838
[Ces toiles] sont excessives – presque vulgaires.

Comme Jackson Pollock abîmé par l’amour. Elles sont

ornementales mais peintes d’après nature. Elles évoquent

le désir et la manière dont on appréhende les choses qui

nous entourent et ce qu’on en fait, mais elles montrent

aussi l’incroyable et éphémère beauté d’un arbre en fleurs

dans un ciel sans nuages. C’était jouissif de travailler sur

ces toiles, de me perdre entièrement dans la couleur et la

matière à l’atelier. Les Cerisiers en Fleurs sont tape-à-

l’œil, désordonnées et fragiles, et grâce à elles je me suis

éloigné du minimalisme pour revenir avec enthousiasme

à la spontanéité du geste pictural. – Damien Hirst


Damien Hirst le dit lui-même : des toiles « excessives – presque vulgaires », des toiles « tape-à-l’œil, désordonnées et fragiles ». Beaucoup, beaucoup de fleurs en effet. La plupart rose comme des poupées Barbie Cutie. Et pourtant, quel plaisir de se retrouver un beau jour de décembre, ensoleillé et couvert de pétales. Un printemps à portée de neige. C’était à la fondation Cartier à Paris, un grand bâtiment de verre où la lumière et la nature pénètrent sans freins dans les immenses salles d’exposition du rez-de-chaussée.


Hirst y montrait une imposante série de toiles de très grands formats évoquant fort consciemment les impressionnistes en Normandie, Van Gogh en Provence et les peintres japonais d’Hanami. Il en avait peint plus d’une centaine nous dit-on, dont une trentaine était ici exhibée. Avec de telles références, le succès populaire était assuré mais il faut dire ce qui était en plus.

 Échanges de nuages

Il y eut d’abord le choc et la surprise d’être entouré par ces nuages roses et blancs, sur fond de ciel bleu et de quelques branches fourchues. Les quatre cloisons, qui avaient été installées jusqu’à mi-hauteur dans la première salle, étaient en partie couvertes d’effloraisons qui sortaient des toiles, flottaient un instant dans l’air puis allaient rejoindre la végétation et le ciel des jardins alentours.


Un jeu, intime et extrêmement bienfaisant, entre un extérieur encore plein des grisailles de l’hiver et un intérieur gazeux et traversé de rayons de lumière. Des ciels printaniers, pleins de soleil, d’arbres et de fleurs, une soudaine explosion de vie, capturés et mis, pour notre plus grand plaisir, à notre disposition.


Sur chacun des grands côtés de cette première salle, un diptyque et un triptyque composés de toiles de mêmes formats jouaient à diviser géométriquement le flot continu de points de couleurs variées qui formaient la matière de base de la peinture d’Hirst. Chacun représentait un cerisier, coupé par le milieu ou divisé en trois bandes verticales, où le regard se plaisait à suivre les raccords parfaits des branches qui passaient d’un cadre à l’autre.

 Coulées de glycines

Puis dans la très grande salle, vers laquelle on se dirigeait ensuite, plusieurs très grandes toiles de nouveau, dont une immense composée de quatre panneaux où les amas de taches colorées coulaient comme des glycines accrochées à un fond de branches tissées à l’horizontale sous un ciel bleu pâle. Plus vraiment des branches, d’ailleurs, mais des entrelacs sombres et solides, coulées paradoxales de peinture à la Pollock, soutenant comme dans une pergola des nuages de fleurs rose clair agrémentés de quelques feuilles vertes, ocres et oranges.


Cette fois, à cause de la hauteur même de la toile, on était comme en dessous des ramures et de leur extensions de confettis balancées par la brise. Assis sur les sièges cubiques qui se trouvaient au milieu de cette salle, on savourait ce nouvel instant où l’esprit était aspiré vers un azur paisible et déjà tiède, et où le corps se sentait, en même temps, plongé dans un bain fleuri et kitsch comme celui que l’on offre aux touristes à Bali.

 Condensations de brouillards

En allant au sous-sol, on arrivait finalement par un large escalier à deux salles allongées où étaient accrochées deux séries de toiles de mêmes coupes, verticales, plus petites que les précédentes mais de tailles toujours respectables, et qui couvraient les murs de leurs amas de fleurs. Parfois, quelques branches apparaissaient encore, quelques coins de ciel plus ou moins bleu, plus ou moins clair, mais souvent la toile était entièrement recouverte de myriades de points blancs ou roses, virant parfois à un rouge plus soutenu, qui vibraient quand le regard caressait leur abstraction. Des averses de pétales colorés tombaient dru comme des chutes entourées de gouttelettes tourbillonnant dans l’air chassé par la descente de l’eau.


Le dispositif sériel adopté dans ces deux salles évoquait de nouveau les impressionnistes mais il y prenait toutefois un tour original. Au lieu de chercher, comme l’avait fait Monet, à représenter un sujet extérieur toujours semblable à différentes heures de la journée, ou à saisir au vol une suite d’instants aériens éphémères, la mise en série, libérée de tout rapport avec un quelconque objet réel, induisait dans le spectateur une succession d’états intérieurs, qui étaient chacun comme un arrêt du temps, une suspension ou, plus exactement, un ralentissement de la durée intime. La succession parfaitement simple et régulière des toiles, leurs variations chromatiques ou cinétiques, contrebalançaient justement la surabondance pointilliste et permettaient à chaque efflorescence gazeuse de trouver son unité intérieure. Variations, coupures et contrepoints introduisaient dans le fleuve floral des formes de condensation, d’intensification, qui transformaient chaque brouillard, au départ indistinct, en un corps souple et aimable.


La suite de ces moments suspendus plongeait le spectateur dans un état proche de celui que l’on ressent dans un onsen japonais après avoir parcouru des bassins remplis d’eaux de températures différentes. Comme chez le tout dernier Monet, celui des Nymphéas de l’Orangerie, l’approche optique propre à la peinture cédait la place, d’une manière tout à fait surprenante, à une espèce de kinesthétique. Et cette mutation de l’expérience visuelle en expérience corporelle apportait un plaisir rare.

 Peindre les rythmes de nos vies

Au-delà du rose, des mignardises et des effets de citation très attendus, il y a, dans les Cerisiers en fleurs d’Hirst, un souci paradoxal pour l’atmosphérique, le volume et l’expérience corporelle. Mais aussi pour les mouvements, les flux, les échanges qui les tissent sans cesse. C’est peut-être là l’aspect le plus intéressant de cette peinture qui, sinon, pourrait sembler dater et sombrer dans le pastiche et le kitsch.


Que ce soit par le jeu avec les courants de lumière allant et venant entre l’espace d’exposition intérieur et l’espace extérieur des jardins, par l’attention aux continuités ténues des branches entre les panneaux découpant un même arbre, par les croisements indistincts des corpuscules colorées flottant entre les cascades de fleurs qui se déversent autour des visiteurs, ou par les variations et contrepoints distinguant souplement des corps et des figures dans les nuages de brouillards blancs et roses emplissant le sous-sol, Hirst nous offre une série remarquable de transpositions artistiques, dont le caractère tape-à-l’œil cache souvent la subtilité, d’une expérience intime contemporaine. Sous couvert d’une célébration facile du printemps, les Cerisiers en fleurs ne cessent de mettre en mouvement des flux entremêlés, des courants visuels et des formes d’expérience plus ou moins denses, plus ou moins tendus, analogues, à leur manière souriante et légère, à ceux qui, aujourd’hui, nous façonnent ou nous étouffent ou, en se retirant, nous ménagent parfois de nouveaux espaces à occuper. Une peinture qui, d’une manière tout à fait extraordinaire, sort du plan et de l’immobilité, pour se projeter en trois dimensions au cœur des fluements qui s’entrelacent et tissent les rythmes de nos vies.

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