Ce texte clôt les deux volumes des Problèmes de rythmanalyse qui viennent de paraître :
P. Michon, Problèmes de rythmanalyse, vol. 1, Paris, Rhuthmos, 2022, 270 p. – ISBN : 979-10-95155-33-1.
P. Michon, Problèmes de rythmanalyse, vol. 2, Paris, Rhuthmos, 2022, 256 p. – ISBN : 979-10-95155-34-8.
Nos chantiers
6. Renonçant aux visions surplombantes familières des philosophes, je me suis astreint dans ces deux volumes à parcourir, dans leurs méandres et dynamiques propres, un certain nombre de propositions rythmanalytiques venant de disciplines assez variées. Toutefois, pour éviter d’être emporté par chacun de ces courants et au contraire tirer parti, autant que faire se pouvait, de leurs différentes forces, j’ai systématiquement croisé les perspectives. Pour le dire autrement, j’ai essayé de rester attentif aux spécificités des rhuthmoi propres à chaque discipline, tout en favorisant leurs confrontations mais aussi leurs rapprochements. J’espère de la sorte avoir montré, sans forçage ni naïveté, à partir de quelques cas, les profits que nous pourrions tirer de la rupture des blocus disciplinaires et d’une interaction véritable des points de vue.
6.1 Sur cette base, on l’a vu, il a été possible de prolonger la perspective sociologique présentée dans le premier volume en recourant à certains apports de l’anthropologie et de la poétique, d’étendre la perspective poétique en utilisant la philosophie de l’information, enfin, de proposer aux sciences de la vie quelques idées puisées dans la philosophie des sciences et la poétique. Ces croisements nous ont déjà permis de dessiner les contours d’une rhuthmanalyse prenant en compte à la fois le social, le langage et les corps. Or, on peut raisonnablement penser que beaucoup d’autres sont encore envisageables et que la rhuthmanalyse connaîtra grâce à eux de nombreux développements inattendus.
6.2 Ces expériences ont toutefois également montré que multiplier ce type de croisements ne sera vraiment possible que si nous arrivons à surmonter un certain nombre d’obstacles ou de blocages méthodologiques et pratiques qui restent aujourd’hui prégnants, en dépit des progrès accomplis.
6.2.1 Le premier, assez général, tient au déséquilibre actuel entre les études rythmanalytiques et les réflexions rythmologiques. On a noté que ce déséquilibre était inverse sur le continent et dans le monde anglo-saxon ou ses marges, mais quel que soit son sens il n’en pose pas moins des problèmes importants. Beaucoup de nouvelles idées surprenantes sont aujourd’hui en train d’émerger, or si nous voulons rester ouverts à cet inconnu qui vient vers nous, il nous faut absolument rééquilibrer les rapports entre ces deux approches du rythme. À l’évidence, il n’y aura pas de rythmologie valide sans une connaissance des multiples rythmanalyses qui ont été développées ces dernières années. Et l’inverse est bien sûr vrai aussi : aucune de ces rythmanalyses ne saurait progresser sans recourir à une réflexion rythmologique générale. À nous de tenir ensemble ces deux exigences.
6.2.2 Un autre obstacle, lui aussi très commun, tient à la persistance de la définition traditionnelle du concept de rythme qui tend à effacer les spécificités des phénomènes étudiés. Si certaines manières de fluer sont régulières, cycliques ou périodiques, beaucoup d’autres on l’a vu, que ce soit dans les sciences de la société, en linguistique et en poétique, dans les différentes arts, et même dans certaines sciences de la vie, ne suivent pas ce modèle. La conception de la rythmanalyse proposée par Lefebvre est certainement en partie responsable de ce problème mais elle est loin d’être la seule, c’est pourquoi la domination métrique reste aujourd’hui l’un des tout premiers obstacles qu’il nous faut surmonter.
6.2.3 Un troisième obstacle d’envergure, mais qui perpétue cette fois une faiblesse déjà présente dans l’ensemble de la « constellation rythmique » des années 1970, concerne le rejet par les conceptions naturalistes démocritéennes des conceptions anthropologico-historiques aristotéliciennes de l’analyse des rythmes. Entre Serres, Morin, Deleuze et Guattari, d’une part, et Benveniste, Barthes, Meschonnic, de l’autre, les rapports ont été très conflictuels ou bien inexistants. Or, il en est malheureusement de même aujourd’hui. La plupart des approches rythmanalytiques ignore la dimension langagière des rythmes ainsi que les travaux disponibles concernant cet aspect fondamental. Cet obstacle ne sera probablement pas très facile à surmonter, mais quelques exemples célèbres tirés du passé suggèrent que cela ne doit pas être tout à fait impossible – on peut citer à cet égard au moins Aristote, Diderot, Goethe et même, peut-être, Nietzsche – mais aussi quelques exemples plus proches de nous, comme on l’a vu en confrontant la sociologie et les neurosciences à l’anthropologie et à la poétique, mais aussi la poétique elle-même aux philosophies de l’information et de la connaissance et aux sciences sociales.
6.2.4 Une difficulté, plus qu’un obstacle, concerne les ressources que le mouvement rythmanalytique actuel pourrait trouver dans les réflexions anti-dualistes des années 1980 et 1990. La rythmanalyse pourrait en effet certainement tirer profit, sur les plans méthodologique comme axiologique, de l’importance que ces travaux ont accordée aux interactions, aux boucles, aux spirales et aux va-et-vient dans la constitution des phénomènes qu’ils essayaient de décrire. Mais il lui faudra prendre garde à l’aspect un peu abstrait de ces considérations qui, pour la plupart, négligeaient les spécificités concrètes des flux organisés qu’ils avaient pourtant commencé à identifier. Il y a là certainement un autre chantier qu’il faudra ouvrir pour mieux relier les rythmanalyses actuelles avec certains des mouvements théoriques novateurs de la fin du XXe siècle.
6.2.5 Une dernière difficulté, d’ordre pratique celle-là, est liée à la résistance très forte que rencontre encore aujourd’hui le mouvement rythmanalytique dans les institutions d’enseignement supérieur et de recherche, tout particulièrement sur le continent.
6.2.5.1 Du côté des sciences de la nature, on note la difficulté de beaucoup de spécialistes de chronobiologie à relier la thématique rythmique avec des usages non métriques pourtant en expansion dans certaines sciences de la vie comme l’éthologie, la microbiologie et les sciences neuronales. Selon ces spécialistes, les « rythmes biologiques » ne pouvant être que d’ordre métrique, toute extension de la définition même du rythme est exclue. Mais il devient du coup impossible d’articuler au sein d’une même perspective les phénomènes cadencés qu’ils observent et les phénomènes fluants étudiés par d’autres.
6.2.5.2 Du côté des sciences sociales et humaines, cela fait maintenant plus d’une vingtaine d’années que des études rythmanalytiques de grande qualité paraissent régulièrement, et une bonne dizaine que leur flot a considérablement gonflé, pourtant il n’existe encore aucun centre de recherche, aucun laboratoire dédié à ce nouveau mouvement. Beaucoup de travail sur ce thème est chaque jour réalisé, mais l’essentiel est mené dans des centres disciplinaires spécialisés. L’intérêt pour le rythme est toujours confiné à des départements particuliers et celui-ci n’a pas encore acquis dans l’esprit de la communauté scientifique le statut qu’il mérite. Il est assez significatif à cet égard que tous les jeunes chercheurs qui, lors de leur thèse, se sont risqués sur ce terrain ont pour la plupart dû passer à autre chose pour obtenir un poste, quand ils ont pu en obtenir un.
6.2.5.3 On le voit, le défi ici n’est pas seulement théorique mais bien pratique, institutionnel et donc, d’une certaine manière, politique. Quand disposerons-nous de lieux et de financements susceptibles de soutenir cette recherche émergente ?
6.3 Il me faut, pour finir, évoquer un certain nombre de problèmes qui concernent cette fois l’aspect axiologique de la rythmanalyse.
6.3.1 Tout d’abord, même s’ils ont eu tendance à s’éloigner de nous dans un passé de plus en plus lointain, il ne faut pas se cacher les dangers éthiques et politiques que continuent à faire peser la croyance à une naturalité des outils métriques fabriqués par l’esprit humain pour décrire et mesurer des phénomènes empiriques, et les possibilités d’exportations indues vers les sphères sociales et culturelles, que cette croyance implique. Dans ces deux essais, j’ai volontairement laissé de côté ces problèmes qui étaient déjà bien documentés, mais il n’est pas inutile de rappeler ici, au moins rapidement, les problèmes soulevés, dans la première moitié du XXe siècle, par la transposition sauvage des modèles métrologiques des sciences de la nature et des techniques sur les champs psychologique, social, culturel et historique. Grâce à des recherches de grande qualité, on connaît bien aujourd’hui les modèles, en général autoritaires, qui ont été tirés de ce genre d’extension abusive.
6.3.2 Par ailleurs, nous avons noté que l’aspect éthique et politique de la rythmanalyse, tel que l’envisageaient très explicitement Bachelard et Lefebvre, a souvent été écarté dans les essais contemporains au profit de simples descriptions d’esprit positiviste. Il faut donc à ce propos rappeler que le programme rythmanalytique constituait aux yeux de ses deux fondateurs, en dépit parfois de présupposés méthodologiques assez traditionnels, une réactualisation des critiques freudienne et marxiste de l’aliénation dans les sociétés et les villes capitalistes modernes, mais aussi de leurs promesses de réalisation de soi et d’émancipation sociale.
6.3.3 Concernant maintenant le monde d’aujourd’hui, la rythmanalyse ne pourra déployer toute sa puissance critique si elle se limite à incriminer « l’Empire » ou le « Système » mondial. Il lui faut se départir de l’idée selon laquelle le monde d’aujourd’hui constituerait un immense organisme autoreproducteur fermé, dans lequel rien ne pourrait être changé et qui courrait donc à sa perte, ou bien au contraire où tout pourrait être changé par la seule grâce d’une « révolution par le bas ». Ce à quoi nous avons affaire constitue plutôt un ensemble des dispositifs de domination rythmiques plus ou moins bien emboîtés les uns dans les autres, plus ou moins en concurrence, plus ou moins stables. Sans même parler des fortes tensions et de la fragmentation en cours, ce qui domine à l’évidence, c’est plutôt la diversité, l’instabilité, la fluidité, les mutations et les bifurcations brusques.
6.3.3.1 Cette situation implique, d’une part, de renoncer à un certain nombre de rêves mélancoliques. Nous ne pouvons pas faire abstraction de la réalité fluide telle qu’elle est aujourd’hui, même si elle nous est de plus en plus insupportable. Outre le fait que l’on se trompe presque toujours en idéalisant le passé, il est de toute façon impossible de revenir en arrière et d’espérer que l’on pourrait reconstruire le monde structuré et métrifié tel qu’il a existé autrefois.
6.3.3.2 Mais nous ne pouvons pas non plus attendre une transformation radicale voire un renversement du monde flexréticulaire sur la seule base d’une « déconstruction des normes » ou d’une « politique des multitudes » qui, l’une et l’autre, ont été rattrapées par la fluidification rapide des systèmes socio-économiques. Toute ces formes d’anti-systémisme sont non seulement devenues inadéquates à la réalité mais se sont progressivement transformées en supplétifs plus ou moins consentants du néolibéralisme.
6.3.4 Notre problème n’est donc pas de revenir aux rythmes métriques de la grande période du capitalisme classique, ni de mythifier le capitalisme néolibéral d’aujourd’hui, ni d’espérer le déconstruire ou le différencialiser tout en lui rendant un hommage quotidien, mais, à l’exemple d’un certain nombre d’artistes et de poètes, d’inventer les nouveaux rythmes de l’avenir.