Ce texte ouvre les deux volumes des Problèmes de rythmanalyse qui viennent de paraître :
P. Michon, Problèmes de rythmanalyse, vol. 1, Paris, Rhuthmos, 2022, 270 p. – ISBN : 979-10-95155-33-1.
P. Michon, Problèmes de rythmanalyse, vol. 2, Paris, Rhuthmos, 2022, 256 p. – ISBN : 979-10-95155-34-8.
Depuis une dizaine d’années, la rythmanalyse connaît un essor remarquable. Chaque mois, de nouvelles publications lui sont consacrées dans de très nombreuses langues et il est fort probable que nous soyons en train d’assister à l’émergence d’un nouveau paradigme scientifique. [1] Pourtant, on sent aussi que ce mouvement n’est pas sans fragilités. Outre les obstacles extérieurs qui se dressent devant lui, un certain nombre de faiblesses et de problèmes internes non résolus grèvent encore son développement. L’objet de ce livre est d’examiner cette transformation afin d’en comprendre, le plus précisément possible, les forces, les limites mais aussi les potentiels encore inexprimés.
Comme on sait le terme « rythmanalyse » est emprunté à Henri Lefebvre, qui l’avait lui-même emprunté à Bachelard, qui disait l’avoir repris quant à lui des travaux de Pinheiro dos Santos. [2] Si, au début des années 1960, dans ses toutes premières réflexions sur la question, Lefebvre le considérait comme équivalent à celui de « rythmologie » [3], il a ensuite clairement et définitivement distingué leurs rôles respectifs : à la rythmologie, appelée désormais « rythmologie générale », reviendrait la tâche de fournir les « principes et [les] lois » de cette nouvelle forme de critique sociale ; à la rythmanalyse, celle de développer « l’analyse concrète » des rythmes mais aussi « peut-être » leur « usage » ou leur « appropriation », c’est-à-dire leur éventuelle emploi-transformation par une sorte de thérapie « plus concrète, plus efficace, plus proche » et surtout plus politique que la psychanalyse [4]. Dans les années 1970, Lefebvre a élargi son intérêt pour la vie quotidienne à l’analyse de l’espace urbain au sein duquel elle avait principalement lieu désormais. Il a alors redéfini la rythmanalyse comme une technique d’observation critique de la production et de l’appropriation de cet espace par les rythmes des corps et de la vie quotidienne. Enfin, dans ses ultimes réflexions sur le sujet publiées en 1992, il a encore élargi l’empan de cette nouvelle forme d’analyse en la transformant en « une critique de la chose et du processus de chosification (de réification) dans la pensée moderne », qui n’avait été menée jusque-là, disait-il, que de manière abstraite « au nom du devenir, du mouvement, de la mobilité en général » [5].
Ce programme n’était pas sans soulever de multiples interrogations, nous le verrons, mais on peut aujourd’hui aisément en reprendre au moins deux points : 1. L’objectif général d’une critique des rythmes de la vie que nous vivons mais aussi de la pensée telle que nous la pratiquons ; 2. L’articulation entre une rythmanalyse axée sur la critique de la vie sociale et une rythmologie essayant, pour sa part, de lui fournir sinon des lois, comme Lefebvre le disait dans le vocabulaire de son époque, du moins des principes méthodologiques et axiologiques généraux.
En même temps, le monde auquel nous avons affaire n’a plus grand chose à voir avec celui que Lefebvre a connu. Le monde systémique, hiérarchique et métrique dans lequel il a vécu toute sa vie a laissé la place, vers la fin du XXe siècle, à un monde flexréticulaire tendant vers le liquide, tout en connaissant de nouvelles formes de fracturations sociales et géopolitiques dont certaines sont en train de s’imposer sous nos yeux à très grande vitesse.
Même s’il existe, aujourd’hui comme hier, des inégalités sociales à l’égard de ces phénomènes qu’il ne faut pas négliger, les disciplines, les rythmes réguliers qui organisaient et souvent asservissaient les vies ont globalement laissé la place à des rythmes de plus en plus variés, voire de plus en plus chaotiques. Nous sommes constamment tiraillés par des exigences de rapidité, de flexibilité, de réactivité. Nous sommes soumis à des horaires décalés et parfois éclatés dans la journée. Le néomanagement, qui s’est infiltré partout, impose aux travailleurs de s’insérer et se désinsérer souplement dans des « équipes », parfois plusieurs en même temps. Simultanément, les communications sont devenues extrêmement invasives et nous sommes sans cesse sommés de répondre, parfois dans la minute, aux dizaines de messages qui nous sont envoyés chaque jour.
Ces mutations des rythmes de nos vies ont de nombreux effets délétères, inconnus dans l’ancien monde : du côté professionnel, un épuisement psychique de plus en plus fréquent ; un investissement minimal des individus dans l’interaction ; une certaine superficialité bienveillante et creuse dans les échanges ; et du coup, des difficultés de plus en plus importantes pour construire des actions en commun autres que celles déterminées par les objectifs immédiats de production. Du côté personnel et collectif, outre leurs effets dépressifs, ces mutations entraînent une rupture aussi bien avec les traditions qu’avec les futurs utopiques ; une réduction des valeurs à la consommation et à la reproduction à l’identique ; une compression de la vie dans un présent extrêmement étroit.
De leur côté, la rythmanalyse comme la rythmologie ont chacune connu, au cours de ces trente dernières années, des développements qui les ont profondément transformées. De très nombreuses contributions analytiques et théoriques ont apporté quantité d’éléments de réflexion nouveaux.
En France, le programme rythmanalytique est, il est vrai, resté longtemps sans écho. Ce n’est que très récemment qu’il a commencé à attirer de nouveau l’attention des chercheurs. [6] Quand elle s’est développée, en particulier en géographie et en sociologie, la rythmanalyse a exploité d’autres bases théoriques assez éloignées du modèle esquissé par Lefebvre. [7]
La réflexion rythmologique a en revanche connu un développement remarquable dès les années 1990. D’un côté, certains philosophes se sont réemparés d’une question qui avait déjà traversé le champ philosophique, dans l’entre-deux-guerres avec la critique par Bachelard de la notion bergsonienne de durée, puis à partir des années 1960 avec les travaux de Maldiney sur les formes d’expérience picturale et architecturale. [8] Cette double lignée bachelardienne et phénoménologique s’est depuis lors illustrée par de nombreuses publications qui ont contribué très vigoureusement à la discussion en cours. [9]
Parallèlement, au cours de ces mêmes années 1990, partant cette fois de questions d’anthropologie historique induites principalement par les travaux de Jean-Pierre Vernant et de Jacques Le Goff, mais aussi par un fort intérêt pour la linguistique du discours élaborée par Émile Benveniste et la poétique des discours développée par Henri Meschonnic, j’ai commencé, pour ma part, à m’intéresser à la notion de rythme comme forme des processus d’individuation et de subjectivation singulière et collective. [10] À la suite de ces travaux, j’ai cherché à comprendre, au tout début des années 2000, le rôle que la question du rythme avait eu depuis la fin du XIXe siècle dans les études concernant la société et la culture, et, par extension, les profits que nous pourrions en tirer pour aborder les transformations qui étaient en train de façonner le premier XXIe siècle. [11] Cette approche a fait ressurgir brusquement une sorte d’« inconscient des sciences sociales » de l’époque mais elle a aussi montré qu’il ne pourrait y avoir de nouveaux usages analytiques et critiques de la notion de rythme orientés vers le XXIe siècle, sans connaître l’histoire longue de la notion elle-même. C’est pourquoi je me suis alors engagé dans une enquête au long cours, dont les résultats ont été présentés ces dernières années dans les cinq volumes publiés des Elements of Rhythmology. [12] Cette enquête a mis en lumière la complexité des usages passés de la notion de rythme, mais aussi les grands paradigmes qui les ont tour à tour motivés, depuis leurs origines en Grèce archaïque jusqu’aux dernières décennies du siècle dernier. Est ainsi apparu un certain nombre d’assises théoriques, éthiques et politiques susceptibles de nous aider à affronter le nouveau monde à la fois flexréticulaire et fracturé dans lequel nous vivons depuis maintenant deux bonnes décennies.
Dans le monde anglo-saxon et les pays nordiques, le rapport entre rythmologie et rythmanalyse s’est développé d’une manière quasiment inverse à celui qui s’est mis en place sur le continent. Alors que la première est restée jusqu’à aujourd’hui assez limitée [13], la seconde est, pour sa part, devenue une force motrice remarquable. À la suite de leur traduction en anglais en 2004, les Éléments de rythmanalyse d’Henri Lefebvre ont inspiré un nombre croissant de commentaires et d’études de terrain nouvelles. [14] Le succès international que cet essai a rencontré au cours de la dernière décennie a même induit, plus ou moins indirectement, son retour dans le courant des études rythmanalytiques continentales qui l’avaient ignoré jusque-là.
Du fait des profondes transformations du monde comme des remarquables développements des études analytiques et théoriques qui se sont produits durant ces trente dernières années, il est donc devenu clair aujourd’hui que la rythmanalyse ne peut plus se limiter au programme esquissé par Lefebvre dans une tout autre époque et sur de tout autres bases philosophiques. Il lui faut s’adapter au XXIe siècle et trouver une voie nouvelle aussi bien du point de vue méthodologique que du point de vue axiologique.
Si nous laissons de côté, pour le moment, les problèmes spécifiques à chacune de ses branches, sur lesquels nous reviendrons en détail au fur et à mesure de cet essai, la rythmanalyse doit commencer par se libérer au moins de deux entraves qui ne laissent aujourd’hui de peser sur son développement.
Tout d’abord, son éclatement en une multiplicité de perspectives disciplinaires qui s’ignorent mutuellement. Pour nous limiter à quelques exemples, les études sociologiques des rythmes sociaux, qui sont de loin aujourd’hui les plus développées, sont pour la plupart indifférentes aux études anthropologiques des rythmes des corps. Mais les premières comme les secondes ne prêtent aucune attention aux études linguistiques et poétiques des rythmes du langage qui, quant à elles, ignorent souvent les précédentes. Ces approches restent elles-mêmes sans liens avec les approches développées par les sciences de la nature qui, pour leur part, ne leur prêtent aucune attention en retour. Et toutes ces formes d’observation et de critique sont, à leur tour, largement insensibles aux pratiques et théories rythmiques des artistes qui, pourtant, pourraient certainement leur en apprendre beaucoup sur le social, le corps, le langage et même la nature.
Par ailleurs, en dépit du nombre de ses manifestations récentes, la rythmanalyse n’a pas encore réussi à proposer une perspective théorique clairement organisée. Mis à part un hommage obligé à Lefebvre et quelques références à sa pensée ou à son vocabulaire, les études qui s’en réclament restent pour le moment assez hétérogènes et reliées par ce que l’on pourrait appeler, en s’inspirant d’un concept forgé autrefois par Granovetter pour parler des nouvelles formes d’interaction individuelle en émergence à son époque, des « liens faibles ». On cite Lefebvre, mais cela n’engage pas à grand chose, tout particulièrement en ce qui concerne la critique du capitalisme qui était, beaucoup l’oublient, son objectif principal. Tout se passe comme si les études rythmanalytiques reproduisaient à leur niveau, parfois pour le meilleur mais parfois aussi pour le pire, la forme flexréticulaire qui caractérise le monde actuel. Il leur manque encore, sinon des fondements communs, du moins des possibilités de circuler des unes aux autres et de faire fructifier les concepts empruntés au passage.
Pour qu’elle se libère de cet éclatement disciplinaire et de ce manque de cohérence théorique, la rythmanalyse ne peut naturellement se contenter de refroidir voire de figer les mouvements observables, d’en abstraire quelques principes communs, puis de jeter sur les fossés béant entre les disciplines, comme entre les perspectives théoriques, des passerelles aussi vite conçues qu’effondrées. Il lui faut au contraire se glisser dans les mouvements en cours, s’astreindre à en suivre les méandres parfois tortueux, pour tenter d’en capter au moins une partie de leur dynamisme et de leur puissance critiques. Plutôt que de me proposer d’abstraire des pratiques des « solutions » théoriques stabilisées, en quelque sorte de nouvelles « règles de la méthode rythmanalytique », j’ai donc préféré partir des « problèmes », des difficultés, voire des entraves que le mouvement en cours a déjà rencontrés, mais aussi des ouvertures déjà suggérées dans les travaux existants, pour essayer de proposer dans cet essai et le suivant quelques perspectives pour l’avenir.