Les neurosciences face à la question de la pensée. Contribution à l’émergence d’un paradigme rythmique

Pascal Michon
Article publié le 7 avril 2011
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Les neurosciences face à la question de la pensée. Contribution à l’émergence d’un paradigme rythmique  », Rhuthmos, 7 avril 2011 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article601

Une observation des neurosciences même aussi superficielle que celle menée précédemment permet d’y mettre au jour une mutation fondamentale à la fois des objets, des modes d’observation et des formes conceptuelles. Il reste que cette mutation épistémologique est loin d’être achevée. Non seulement, nous observons dans ces sciences des hésitations et, parfois, quelques retours vers des positions antérieures, mais il n’est pas sûr que les solutions adoptées pour faire face au défi que leur lance le primat du rythme soient toutes aussi adéquates à la tâche qui leur est assignée.


Je voudrais montrer que les neurosciences gagneraient certainement de ce point de vue à s’inspirer de modèles utilisés dans des sciences apparemment très éloignées d’elles comme la poétique. Ce faisant j’espère convaincre de l’intérêt que nous aurions à généraliser les pratiques de confrontation, d’emprunt voire d’hybridation conceptuels entre disciplines et à participer ainsi, au deux sens du terme, à l’émergence du paradigme rythmique.

 Un problème en suspens : l’organisation de la pensée

Je partirai d’une discussion de la conception de la pensée proposée par Gerald Edelman et Giulio Tononi dans leur livre A Universe of Consciousness. How Matter Becomes Imagination paru en 2000. Bien que le modèle théorique présenté par ces derniers représente certainement une avancée épistémologique remarquable, il laisse toutefois un certain nombre de questions sans réponses : il nous fournit une description très puissante des processus neuronaux qui semblent soutenir la conscience ; il nous montre combien ces processus sont à la fois intégrés et différenciés, c’est-à-dire complexes ; il nous montre aussi comment ils progressent au sein du cœur dynamique à l’image de tourbillons de signaux pris dans d’autres tourbillons de signaux, liant cette fois le cœur à ses appendices extérieurs, et comment ils produisent finalement une « scène consciente ». Mais ils ne nous disent pas grand chose sur les moments de « choix » par lesquels, toutes les quelques centaines de millisecondes, le cerveau sélectionnerait un état de conscience particulier parmi des milliards d’autres possibles, assurant ainsi le progrès d’un procès de conscience particulier.


Edelman et Tononi rejettent avec raison toute idée d’un « homuncule » guidant les mouvements du cœur dynamique et sélectionnant chaque état suivant parmi tous les états de conscience possibles, ce qui constituerait une explication purement verbale du type de la « vertu dormitive » du pavot. Les raisons du « choix » doivent être comprises comme immanentes au système composé du cœur dynamique, des routines inconscientes qui lui sont associées, et, au-delà, du corps tout entier de l’individu voire de l’environnement dans lequel il évolue. Mais, sauf erreur de ma part, la seule représentation qu’ils donnent de ce processus de choix immanent se réfère à un procès adaptatif d’adéquation entre des circuits neuronaux plus ou moins stabilisés et la réalité extérieure : « L’ensemble de relations dynamiques entre des groupes de neurones fonctionnellement spécialisés doit d’abord être développé, sélectionné et raffiné au cours d’un long processus d’adaptation au monde extérieur. Ce processus prend place pendant l’évolution, le développement et l’expérience à travers de nombreux mécanismes de variation, sélection et amplification différentielle qui accompagnent les interactions continues entre le corps, le cerveau et l’environnement […] Il devient, au cours du temps, adapté et relié à la structure statistique de l’environnement. » (Edelman-Tononi, 2000, p. 137)


Il faut ouvrir ici une parenthèse : il est juste de signaler que pour Edelman et Tononi, contrairement à ce que soutient quant à lui Changeux sur des bases sélectionnistes par ailleurs relativement proches, ce processus d’adéquation ne se traduit pas par des représentations du monde extérieur qui seraient stockées et réutilisées quand cela est nécessaire, mais seulement par une transformation progressive et adaptative de l’ensemble de l’activité neuronale qui, bien qu’elle varie sans cesse, constitue, comme l’avait déjà vu Bergson, un flux continu depuis les premiers mois de la vie de l’embryon jusqu’à la mort de l’individu : « Les signaux extrinsèques convoient de l’information non pas tant par eux-mêmes que par la manière dont ils modulent les signaux intrinsèques échangés à l’intérieur d’un système neuronal résultant d’une expérience antérieure. En d’autres mots, un stimulus agit non pas tant en ajoutant d’importantes quantités d’information extrinsèques qui serait à intégrer qu’en amplifiant l’information intrinsèque résultant des interactions neuronales sélectionnées et stabilisées par la mémoire au cours des rencontres précédentes avec l’environnement. » (Edelman-Tononi, 2000, p. 137)


Autrement dit, la mémoire ne devrait pas être vue comme une fonction séparée du cerveau, localisée dans des zones précises, qui permettrait de stocker des souvenirs et de les retrouver lorsque cela serait nécessaire. Elle constitue une modalité parmi d’autres du travail de ce dernier qui, lorsqu’il est confronté aux nécessités d’une situation particulière, recrée un ou plusieurs états de conscience qu’il a déjà connu(s) dans le passé. Un souvenir serait donc « similaire » à des états de conscience précédents non pas dans le sens où il serait supporté par les mêmes circuits neuronaux – il est même très probable que des circuits à chaque fois différents soient impliqués lorsqu’un souvenir est « rappelé » – mais uniquement dans la mesure où il produirait les mêmes conséquences mentales et motrices. La similarité serait dans le résultat ou dans la « cause finale » comme aurait dit Aristote (Edelman-Tononi, 2000, p. 93).


Une telle similarité téléologique serait rendue possible, selon Edelman et Tononi, par le fait que le cerveau tisserait sans cesse de grandes quantités de circuits neuronaux plus ou moins redondants, qui constitueraient de très vastes « répertoires » dans lesquels il pourrait puiser lorsque, sous l’impulsion d’un signal venant du monde, d’une autre partie du cerveau ou du corps, il aurait besoin de reproduire un effet mental ou moteur particulier. Pour le dire autrement, le cerveau serait la source et le lieu d’une profusion de circuits qui auraient la capacité de produire le même résultat. Edelman et Tononi appellent cette propriété « dégénérescence » [degeneracy] (Edelman-Tononi, 2000, p. 86). Cette profusion de circuits serait, elle-même, soumise à un constant processus de transformation au gré des « expériences » qui s’accumulent tout au long de la vie, ainsi que de l’action d’un « système de valeurs » ayant son origine dans le locus coeruleus (Edelman-Tononi, 2000, p. 89). Celui-ci relâcherait des neuromodulateurs fournissant les contraintes nécessaires à ce que ce tri prioritairement destiné à améliorer les capacités de survie de l’individu se fasse également en accord avec les structures qui ont été sélectionnées pendant le temps long de l’évolution de l’espèce.


De ce point de vue, la mémoire serait clairement non représentationnelle (Edelman-Tononi, 2000, p. 93). La mémoire résulterait « d’un accord sélectif qui se produit entre une activité neuronale distribuée et incessante, et différents signaux qui proviennent du monde, du corps et du cerveau lui-même. Les altérations synaptiques qui s’en suivent affectent les réponses futures d’un cerveau particulier à des signaux similaires ou différents. Ces changements se reflètent dans la capacité à répéter un acte mental ou physique après quelque temps malgré un contexte changeant, par exemple, en “rappelant” une image » (Edelman-Tononi, 2000, p. 95). La mémoire aurait donc moins à voir avec un stockage et un déstockage de représentations d’objets ou d’événements qu’avec la création de répertoires de circuits en transformation constante et qui pourraient reproduire des effets passés. Elle constituerait « une forme de recatégorisation constructive pendant que l’expérience a lieu, plutôt qu’une réplique précise d’une séquence précise d’événements » (Edelman-Tononi, 2000, p. 95). Elle impliquerait au fond un capacité à se projeter dans l’avenir : « Tout acte de perception est, d’une certaine manière, un acte de création, et tout acte de mémoire est, en quelque sorte, un acte d’imagination. » (Edelman-Tononi, 2000, p. 101)


On voit en quoi cette conception corrobore les conclusions exposées dans l’article cité plus haut concernant l’évolution générale des études neuroscientifiques. Elle s’inscrit nettement en faux contre toutes les conceptions élémentaristes et prend le parti d’une conception intégralement dynamique et globalisante de la pensée. Mais – et je referme ici la parenthèse –, tout cela ne change rien au problème évoqué plus haut : le « choix » immanent au cœur dynamique et à ses dépendances, c’est-à-dire le principe même du développement de la pensée au sein de la conscience, reste lié à un processus d’adéquation purement statistique à la réalité intérieure ou extérieure.


En dernière analyse, rien dans cette théorie n’explique le fait qu’une pensée ne se développe pas seulement à travers une stratégie de reconnaissance par tâtonnements suivant une logique de l’essai et de l’erreur, mais qu’elle possède aussi une certaine consistance et une cohérence propres, c’est-à-dire une manière particulière de fluer qui ne doit pas nécessairement toutes ses qualités aux contraintes que fait peser sur l’individu la nécessité d’une adéquation correcte avec la réalité extérieure présente ou passée. Le processus de sélection qui permet au cœur dynamique de choisir son prochain état global parmi des milliards ne peut se résumer à un procès progressif d’adéquation avec la réalité ; il doit aussi comprendre des vérifications ou des comparaisons avec des états antérieurs du cœur dynamique, ainsi peut-être qu’avec des états potentiels qui ne sont pas encore actualisés.


En d’autres termes, même si nous acceptons une conception profusionniste et sélectionniste de la pensée, il reste encore à expliquer la cohérence et la consistance que celle-ci tire de la capacité du cerveau (ou plus largement du corps ?) de se rappeler, mais aussi, indissociablement, de vouloir, de désirer et d’imaginer. Ces dernières dimensions de la vie du cerveau sont à peine mentionnées par Edelman et Tononi, et des clés importantes manquent donc encore pour comprendre les forces qui donnent à une succession d’états de conscience une certaine direction, une certaine manière de se développer ou, pour le dire autrement, une suite de raisons de choisir le prochain état de conscience parmi des milliards d’autres.

 La pensée comme mélodie et harmonie d’ensemble

Bien qu’il conserve la douteuse notion de « représentation » qui vient sans cesse freiner le mouvement qui le porte vers une conception pleinement rythmique, et bien qu’il ne prête pas non plus beaucoup d’attention à la volonté, au désir et à l’imagination, Changeux a le mérite de proposer deux concepts pour rendre compte de cette organisation téléologique du flux de la conscience : les concepts de « mélodie » et d’« harmonie d’ensemble ».


Lorsqu’il aborde l’organisation du flux mental à l’intérieur de ce qu’il appelle « l’espace de travail conscient », Changeux commence par noter que « le flux de la conscience est dynamique et continuellement changeant » mais que « ce flux est tout sauf un chaos. Il est, comme Alfred Fessard l’a fait remarquer, “tout à la fois un et multiple en chacun de ses moments” ». Il s’agit d’une « synthèse unifiée et dynamique » qui est à la fois cohérente et diversifiée (Changeux, 2002, p. 116). Afin de rendre compte de ces caractéristiques organisationnelles, il propose alors le concept de « mélodie consciente » : « Les tâches de réponse différée comme la tâche de Stroop, les expériences de rappel de mémoire et d’autres tâches cognitives de planification consciente se développent séquentiellement dans le temps et donnent naissance à des enchaînements temporels, des “mélodies” assez brèves et simples. » (Changeux, 2002, p. 164) La succession des états de conscience n’est en rien un chaos et son organisation fluante serait du même ordre que celle d’une mélodie : « Les neurones de l’espace de travail peuvent entrer en activité de manière organisée [version anglaise : time-ordered sequences] et former des “mélodies” de représentations mentales. Avec la syntaxe, les mélodies du langage se servent de vastes possibilités combinatoires offertes par le réseau neuronal de l’espace de travail. » (Changeux 2002, p. 191)


Changeux reprend ici sans le dire une idée de Bergson exposée dans son Essai sur les données immédiates de la conscience en 1889. Comme on sait, celui-ci y fait remarquer que lorsque nous venons d’entendre une horloge d’une oreille distraite, nous sommes toutefois capables, par un effort d’attention rétrospective, de compter combien de coups ont été frappés jusqu’au moment où nous avons pris conscience de ce qui se passait. Ce phénomène montrerait que la conscience n’est pas composée d’éléments distincts qui seraient ensuite combinés les uns avec les autres mais qu’elle constitue une dynamique immédiatement et simultanément globale et diversifiée, « une durée », « une multiplicité qualitative », analogue à « une phrase musicale » (Bergson, 1889, p. 95) ou mieux encore à une « mélodie ». Une mélodie constitue en effet un type d’organisation qui est à la fois différenciée – on peut en égrener les notes une à une – et synthétique – qu’une seule note change et la mélodie entière est altérée : « Ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même de leur solidarité ? La preuve en est que si nous rompons la mesure en insistant plus que de raison sur une note de la mélodie, ce n’est pas sa longueur exagérée, en tant que longueur, qui nous avertira de notre faute, mais le changement qualitatif apporté par là à l’ensemble de la phrase musicale. » (Bergson, 1889, p. 75)


Mais Changeux ajoute à cette idée bergsonienne une seconde idée qui lui est propre et qui lui permet d’approfondir encore sa représentation du fonctionnement téléologique de la pensée. Non seulement la succession des états de conscience est organisée comme une mélodie, mais, à certains moments, cette mélodie peut déboucher sur une expérience très particulière : d’un coup, quelque chose fait sens, une illumination traverse le cerveau. La temporalité de la trajectoire mélodique fait place à un élargissement instantané de la pensée ; la progression linéaire se transforme en une sorte de progression en largeur, éphémère mais extrêmement gratifiante.


Pour expliquer ce phénomène Changeux rappelle, tout d’abord, les témoignages de Poincaré et d’Hadamard sur l’importance des incohérences du rêve dans l’élaboration des théories scientifiques : « Il est vraisemblable que le rêve favorise l’action du “générateur de diversité” mental et introduise des associations aléatoires entre représentations éloignées ou même sans lien entre elles. L’activité “paradoxale” du sommeil introduirait un surplus de “variabilité” au cours de l’évolution darwinienne des représentations qui intervient lors de la veille dans l’espace de travail neuronal. » (Changeux, 2002, p. 375) Il est probable par ailleurs qu’au cours de la réflexion « le bricolage des pré-représentations est confronté au projet scientifique visé, aux données disponibles et aux structures conceptuelles effectivement présentes dans le cerveau du scientifique, qu’elles soient innées ou bien qu’elles résultent de l’épigenèse » (Changeux, 2002, p. 375).


Or, grâce à ces confrontations incessantes, il peut parfois se produire – en général à l’improviste – une combinaison harmonique de quelques éléments qui se propage d’un coup – par « transduction » aurait dit Simondon – à tout le matériel mental mobilisé mais jusque-là resté sans liens : « Après de nombreux tâtonnements, à l’occasion d’une nouvelle observation ou d’une nouvelle combinaison de règles formelles, il peut se produire une sorte de “cristallisation” d’un ensemble de pré-représentations, qui envahit l’espace de travail conscient. À ce moment précis, des éléments qui étaient dispersés dans le cerveau une fraction de seconde auparavant se trouvent mis en relation d’un seul coup. Voilà l’illumination dont parle Hadamard dans le cas de la création mathématique. » (Changeux, 2002, p. 375)


La « mélodie » de la conscience se transformerait ainsi, parfois et de manière très fugace, en une « résonance intérieure » ou en un « accord » musical : « La dynamique de l’enchaînement des représentations dans l’espace conscient pourrait se comparer à une “mélodie”. Chaque “note” résultant de la mobilisation parallèle de processus distincts resterait quelque temps “en ligne” dans l’espace de travail jusqu’à l’“accord” final [version anglaise : until a moment of convergence or resolution is reached] […] La mise à l’épreuve d’un enchaînement de “raisons”, d’une mélodie de “formes” ou d’une argumentation de “règles de conduite” pourrait se manifester par une résonance intérieure, une perception organisée et envahissante, répondant à ce que l’architecte de la Renaissance Alberti appelait consensus partium ou le peintre Henri Matisse, “harmonie d’ensemble”. » (Changeux, 2002, p. 376)


Cette « mise en relation d’un seul coup » d’éléments qui étaient, une fraction de seconde auparavant, « dispersés dans le cerveau », la « résonance intérieure » et l’« harmonie mentale » qui en résulteraient seraient la cause du « sentiment de beauté » ressenti, au dire de Poincaré, par un mathématicien lorsqu’il observe une théorie nouvelle qui fonctionne ou de la « satisfaction » éprouvée par toute personne qui réfléchit, « à la vision qu’une idée “marche”, que “la clé ouvre la serrure”, qu’un schéma global fonctionne, que d’un seul coup des éléments divers se mettent en place de façon cohérente » (Changeux, 2002, p. 376). Et ce sentiment de « beauté » ou de « félicité » montrerait que cette résonance s’accompagne très probablement d’importantes gratifications : « Alors, la perception interne de ce phénomène se traduit par un sentiment de nouveauté et d’harmonie qui déclenche probablement un effet de récompense très puissant à l’échelle de l’ensemble du cerveau. » (Changeux, 2002, p. 376)


Ces remarques jettent indubitablement une lumière sur la façon dont la pensée semble se développer. En affrontant sans détours la question de la qualité spécifique d’un flux de conscience, c’est-à-dire de sa manière propre de fluer, Changeux apporte ici un complément très intéressant au travail d’Edelman et de Tononi. Il suggère un début de réponse à la question de ce qui explique les « choix » immanents établis par le cœur dynamique au sein de la profusion des ébauches qu’il produit sans cesse : ceux-ci seraient guidés par l’anticipation et la recherche active de moments d’intégration mentale apportant de fortes récompenses. Changeux ne le dit pas mais on le comprend facilement : l’organisation de la succession des états de conscience serait toujours déjà orientée téléologiquement par l’anticipation d’une intégration différenciée de la totalité des éléments traités. Si nous anticipons un peu, nous pouvons dire la chose suivante : plus la complexité de cette totalité serait grande, plus les gratifications qui lui seraient liées seraient puissantes.


Mais Changeux se heurte alors à de nouveaux problèmes. Les témoignages d’architectes, de peintres et même de mathématiciens qu’il utilise ont le défaut de faire penser que le « consensus partium » ou « l’harmonie d’ensemble », qui s’établissent parfois à l’intérieur de la conscience et qui lui fourniraient en quelque sorte une finalité interne, seraient du même ordre formel que le plan d’un bâtiment, la composition d’un tableau ou même la structure d’une théorie mathématique. Or, ces témoignages ne montrent en réalité rien de tel, mais seulement qu’un architecte, un peintre ou un mathématicien perçoivent un sentiment très fort de félicité quand un bâtiment, une peinture ou une théorie sont achevés d’une manière qui leur semble « harmonieuse ».


Par ailleurs, Changeux a tendance à séparer la question du « consensus partium » de celle des mélodies qui y conduiraient. On retire de sa description l’impression que celles-ci seraient linéaires et inscrites dans la successivité du temps alors que celui-là s’établirait dans l’instant d’une harmonie simultanée. On sent qu’il manque aux neurosciences les ressources théoriques qui leur permettraient de se libérer du dualisme qui les fait utiliser conjointement, mais sans pouvoir véritablement les relier les uns aux autres, des concepts d’organisation purement diachroniques : la mélodie, la phrase, l’enchaînement ; et des concepts purement synchroniques : le plan, la composition, la structure. Dans la mesure où c’est le « même » cœur dynamique qui prend successivement différentes formes, il faut bien que ce soit le même concept qui rende compte de ses états de recherche et de ses états harmoniques. Ainsi manque-t-il aux neurosciences un concept qui leur permette de penser ensemble l’organisation et le mouvement, la linéarité et l’anticipation constante d’une totalité transversale.

 Rythme et mélodie dans la révolution poétique symboliste – Mallarmé

Changeux lui-même suggère, au détour d’une page, que les neurosciences pourraient peut-être, afin de résoudre ce problème, regarder vers la poétique et les sciences sociales : « La consonance des représentations mentales aux objets du monde extérieur ou entre objets mentaux interviendrait de manière critique dans l’imagination scientifique, comme la résonance de la mélodie de sons, de formes ou de mots pour la création artistique, ou la mise en harmonie avec le bien commun d’hypothétiques règles de conduite de l’individu au sein du groupe social. » (Changeux, 2002, p. 377) Malheureusement, il ne va pas plus loin.


M’appuyant sur cette suggestion, je voudrais montrer les profits que les neurosciences pourraient retirer, au moins sur cette question, d’emprunts à la poétique – pour ne pas alourdir le propos, je laisserai ici de côté les sciences sociales.


Afin de bien comprendre en quoi pourraient consister ces emprunts, il nous faut tout d’abord remonter à la révolution poétique qui s’est déroulée au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. À cette époque, Wagner vient de libérer la musique des conventions quadratiques qui dominaient les productions de Mozart et de Beethoven. S’inspirant de son exemple, Baudelaire, puis Mallarmé et les symbolistes commencent à émanciper l’art poétique des formes d’organisation symétriques et répétitives. Dans la poésie de Mallarmé, fait remarquer l’un des grands historiens de cette mutation croisée, « des signifiants polyvalents sont construits à partir de symboles récurrents qui sont libérés de toute domination des structures hypotactiques [c’est-à-dire subordonnées, par opposition aux structures paratactiques organisées comme des juxtapositions]. “Rien”, “écume”, “musique”, “rêve”, “éventail”, “dentelle” sont quelques-unes des images isolées, arrachées à des contextes banals et juxtaposées avec d’autres images de manière à créer une forme de signifiance qui reste indéfiniment ouverte [an open-ended pattern of meaning] » (Hertz, 1987, p. 24). La métrique et l’organisation poétique traditionnelles en strophes et en vers régulièrement nombrés, ainsi que les manières anciennes dont sont corrélés sens et syntaxe, sont abandonnées car trop rigides pour rendre les « modulations individuelles de l’âme ».


Cette recherche poétique amène Mallarmé et les symbolistes à l’idée que l’effet poétique, dont on pensait jusque-là qu’il devait nécessairement être obtenu par le moyen d’une organisation métrique et versifiée régulière, pouvaient l’être également par d’autres types d’organisation du flux du discours. La symétrie, la succession réglée des temps forts et des temps faibles, le nombre des syllabes toujours identique ou alterné des vers, le retour régulier de la rime, la répartition périodique des strophes ne constituent qu’une forme d’organisation possible parmi des quantités infinies d’autres.


Mais cela ne veut pas dire non plus que toute organisation doive disparaître pour autant car, comme le note David Hertz, « [chez Mallarmé] les mots qui reviennent sont peu nombreux et très soigneusement contrôlés et régulés » (Hertz, 1987, p. 24). Le célèbre poème « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » (1897) associe ainsi une liberté totale à de nouveaux types de contraintes. Du reste, Mallarmé lui-même y insiste : « Très strict, numérique, direct, à jeux conjoints, le mètre, antérieur, subsiste […] Le vers, aux occasions, fulmine, rareté (quoiqu’ait été à l’instant vu que tout, mesuré, l’est). » (Mallarmé, 1894, p. 644)


Apparaît alors la nécessité de trouver un nouveau concept qui puisse faire droit à la fois à la fluidité nouvelle de la poésie acquise par le travail syntaxique mallarméen et l’introduction du « vers libre », et à la persistance du fait que cette liberté n’est en rien une plongée dans l’aléatoire et le non-sens mais qu’elle représente une nouvelle manière, plus individualisée mais pas moins partageable, d’organiser le flux du langage.


On le sait, le concept bergsonien de mélodie joue parfois ce rôle : « Toute âme est une mélodie, qu’il s’agit de renouer » proclame ainsi Mallarmé dans Crise de vers (Mallarmé, 1896, p. 363). Mais le rythme est celui qui est la plus souvent utilisé. Selon Mallarmé, le vers libre et l’organisation souple du flux langagier qu’il rend possible permettent mieux de saisir les dynamiques de « l’âme » que les formes cérémonielles et d’origine sacrale de la poésie traditionnelle, ce qu’il appelle « les grandes orgues générales et séculaires, où s’exalte, d’après un lent clavier, l’orthodoxie » (Mallarmé, Ibid.). Loin d’avoir une fixité et une unité absolues, l’âme est en effet à la fois oscillatoire et plurielle. Elle n’est pas, comme on l’a dit depuis des siècles, une « substance » ; elle constitue un « nœud rythmique » : « Une heureuse trouvaille avec quoi paraît à peu près close la recherche d’hier, aura été le vers libre, modulation (dis-je souvent) individuelle, parce que toute âme est un nœud rythmique. » (Mallarmé, 1894, p. 644) Dans la mesure où il est dominé par l’« instinct de rythmes » (Mallarmé, 1896, p. 383), le poète est ainsi celui qui est en relation la plus directe avec l’humain dans ses profondeurs les moins accessibles.


En adoptant le terme de rythme pour rendre compte de cette organisation du flux du langage poétique – désormais en « vers libres » – Mallarmé en transforme de facto le concept. Celui-ci ne peut plus être identifié, comme on le faisait traditionnellement depuis Platon, à la seule succession de temps forts et de temps faibles répartis suivant des proportions arithmétiques, et doit être compris comme une forme d’organisation pluridimensionnelle où la succession temporelle n’est qu’une dimension parmi d’autres d’un écheveau de séquences, d’associations, d’échos, d’oppositions entrecroisés et de silences. Un concept de forme bien plus complexe que celui de mélodie – et même que celui de rythme au sens musical traditionnel – émerge ainsi de cette lutte entre l’ordre et le hasard qu’illustre le poème du « coup de dés ».


En posant le primat du rythme, Mallarmé cherche, tout comme Bergson avec la mélodie, à penser l’unité d’un flux à la fois linéaire et différencié. Mais, comme ce flux est pour lui langagier, sa totalisation ne peut en aucun cas être analysée à partir de l’exemple d’une phrase sonore asignifiante, comme le fait Bergson. Du fait même qu’il réfléchit à la pratique poétique, il ne lui est pas possible de se placer du point de vue d’une conscience vide et d’une durée pure, et il lui faut adopter celui du développement d’un discours dans lequel chaque élément ne signifie qu’en écho à ce qui a déjà été dit mais aussi, par anticipation, au total de ce qui aura finalement été prononcé.


Du point de vue mallarméen, la focalisation bergsonienne sur la mélodie semble ainsi une réduction du concept d’organisation du flux de la conscience dans lequel la dimension de totalité est indûment soumise à un primat de la linéarité. L’âme, du fait de sa pluralité, de son caractère « oscillatoire » et de son intrication avec l’activité langagière, ne peut être décrite de cette manière et doit être saisie à partir d’un concept de rythme d’emblée pluridimensionnel : « Toute prose d’écrivain fastueux, soustraite à ce laisser-aller en usage, ornementale, vaut en tant qu’un vers rompu, jouant avec ses timbres et encore les rimes dissimulées : selon un thyrse plus complexe. » (Mallarmé, 1894, p. 644)

 La critique rythmanalytique du modèle mélodique – Bachelard

Dans les années 1930, Gaston Bachelard aboutit, à son tour, à une critique du modèle mélodique et à une promotion du concept de rythme. En s’attachant, à travers celui-là, à penser l’unité qualitative d’un processus linéaire différencié, Bergson, reconnaît Bachelard, cherche à combattre toutes les notions d’organisation uniforme et spatialisée du temps produites par la science. Et en ce sens, pourrions-nous ajouter, il poursuit un but qu’il partage avec les symbolistes et des penseurs contemporains comme Simmel ou Tarde. Mais il place cette recherche justifiée sous la lumière douteuse de la durée intime. Contre les abus analytiques, quantitatifs et dominateurs du scientisme du XIXe siècle, il adopte le parti inverse – tout aussi abusif – du continu essentiel, de la qualité pure et de la passivité.


Or, fait remarquer Bachelard, la durée ne peut se percevoir en dehors des instants qualitativement différents qui la peuplent. Ce n’est pas notre continuité intime qui est première et les instants de purs artefacts produits par l’intellect, mais bien la suite plus ou moins régulière des moments saillants de notre vie, qui nous permet de nous sentir durer : « Nous ne savons sentir le temps qu’en multipliant les instants conscients. Si notre paresse détend notre méditation, sans doute il peut rester encore suffisamment d’instants enrichis par la vie des sens et de la chair pour que nous ayons encore le sentiment plus ou moins vague que nous durons ; mais si nous voulons éclaircir ce sentiment, pour notre part, nous ne trouvons cet éclaircissement que dans une multiplication de pensées. » (Bachelard, 1931, p. 88) Autrement dit, ce sont les rythmes de notre vie qui permettent de percevoir la durée et non l’inverse : « Les phénomènes de la durée sont construits avec des rythmes, loin que les rythmes soient nécessairement fondés sur une base temporelle bien uniforme et régulière […] Pour durer, il faut donc se confier à des rythmes, c’est-à-dire à des systèmes d’instants. » (Bachelard, 1932, p. IX)


Par ailleurs, la durée est certes qualitative mais cela ne lui donne pas pour autant unité et pureté. Elle est une réalité multiple et diversifiée : « Dès que nous avons été un peu exercé, par la méditation, à vider le temps vécu de son trop-plein, à sérier les divers plans des phénomènes temporels, nous nous sommes aperçus que ces phénomènes ne duraient pas tous de la même façon et que la conception d’un temps unique, emportant sans retour notre âme avec les choses, ne pouvait correspondre qu’à une vue d’ensemble qui résume bien mal la diversité temporelle des phénomènes. » (Bachelard, 1932, p. VII) Et là encore, Bachelard montre la nécessité d’introduire le concept de rythme. La diversité des durées est une diversité des rythmes : « Bref, à notre avis, la continuité psychique pose un problème et il nous semble impossible qu’on ne reconnaisse pas la nécessité de fonder la vie complexe sur une pluralité de durées qui n’ont ni le même rythme, ni la même solidité d’enchaînement, ni la même puissance de continu [...] toute durée véritable est essentiellement polymorphe. » (Bachelard, 1932, p. VIII)


Enfin, le sentiment de durée est toujours le produit d’une reconstruction active et non pas d’une réception passive de ce qui se passe en nous : « La conscience du temps est toujours pour nous une conscience de l’utilisation des instants, elle est toujours active, jamais passive, bref la conscience de notre durée est la conscience d’un progrès de notre être intime. » (Bachelard, 1931, p. 88) Ainsi les moments de résolution et d’intégration du divers mental, auxquels Changeux faisait plus haut référence, doivent-ils se comprendre dans la perspective d’une construction rythmique progressive : « Si nous arrivons ensuite – par une construction savante – à l’uniformité de notre méditation, il nous semble que c’est alors une conquête de plus, car nous trouvons cette uniformité dans une mise en ordre des instants créateurs, dans une de ces pensées générales et fécondes par exemple qui tiennent sous leur dépendance mille pensée ordonnées […] La cohérence de la durée, c’est la coordination d’une méthode d’enrichissement. » (Bachelard, 1931, p. 88-89)


Au scientisme et à la spatialisation du temps pratiquée au XIXe siècle, il ne fallait donc pas opposer une durée continue, unitaire et passive, pensée sous l’égide du concept de mélodie, mais une durée où le continu impliquait toujours du discontinu, une durée multiple et active, organisée par des rythmes différenciés : « Le rythme est vraiment la seule manière de discipliner et de conserver les énergies les plus diverses. Il est la base de la dynamique vitale et de la dynamique psychique. Le rythme – et non pas la mélodie trop complexe – peut fournir les véritables métaphores d’une philosophie de la durée. » (Bachelard, 1932, p. 128)


Généralisant cette conclusion, Bachelard soutenait que l’ensemble de la réalité psychique, sociale et matérielle pouvait finalement être pensé sous l’égide du concept de rythme et il suggérait l’élaboration d’une « rythmanalyse » qui aurait envisagé toutes les difficultés de l’homme du point de vue des rythmes qui le construisent et le déconstruisent sans cesse. Quoi qu’on pense de cette ontologie et du type de projet critique qui lui est lié, du point de vue formel qui seul nous intéresse ici, ces conclusions allaient dans le sens de Mallarmé, qu’il citait d’ailleurs par deux fois en exergue dans L’Intuition de l’instant (Bachelard, 1931, p. 11 et 57). Comme la mélodie, le rythme fusionnait des éléments différenciés dans un tout, mais il comprenait lui-même des pluralités internes, neutralisait l’opposition du continu et discontinu, et opposait son activité et sa puissance de synthèse à la passivité de la réception de la durée.

 Le rythme sans mélodie – la poétique d’Henri Meschonnic

La dernière étape de cette élaboration du concept de rythme et de la déconstruction simultanée de celui de mélodie s’est produite au cours de la seconde moitié du XXe siècle. En dépit de l’avancée qu’elle représentait, la conception bachelardienne restait en effet au moins sur un point non négligeable bien en-deçà des résultats des recherches mallarméennes : le rythme y restait enfermé dans sa définition métrique traditionnelle et considéré comme une simple succession de temps forts et de temps faibles organisée arithmétiquement. Il revient, me semble-t-il, à Henri Meschonnic d’avoir opéré la synthèse des aspects les plus avancés de la conception bachelardienne et de la pointe des travaux symbolistes.


Selon celui-ci, la « littérarité » d’un discours, ce qui lui donne sa qualité littéraire, dépend en effet de ce qu’il appelle son « rythme », c’est-à-dire de « l’organisation des marques par lesquelles les signifiants, linguistiques et extra-linguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et [qu’il] appelle la signifiance : c’est-à-dire les valeurs propres à un discours et à un seul. Ces marques peuvent se situer à tous les “niveaux” du langage : accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques » (Meschonnic, 1982, p. 216-217).


Comparée à celle de Bachelard, cette conception apporte au moins deux nouveautés. La première concerne le langage. Bien que l’énonciation et le discours intérieur lui imposent tous deux un certain degré de linéarité, l’existence même de la littérature montre qu’il est certainement très superficiel d’aborder celui-ci à travers ce seul facteur, comme on le fait encore très couramment et en particulier dans les neurosciences lorsqu’elles le définissent comme un lexique associé à une série de règles syntaxiques. Ce qui fait sens et parfois nous bouleverse, c’est toujours le système entier des marques qui sont actives dans un discours. Ces marques peuvent être lexicales et syntaxiques, mais elles peuvent tout aussi bien être prosodiques et métriques. La plupart du temps, les sons, leurs oppositions et leurs échos au cours du temps, la disposition des silences, sont plus importants pour la signification et l’effet qu’ils ont sur nous que ce que l’on appelle habituellement le « contenu sémantique » (la référence à un objet, à un événement ou à une idée). Comme l’avait déjà entrevu Mallarmé, le sens est produit par un entrecroisement d’interactions entre les signifiants qui se superposent à la linéarité imposée par l’articulation.


La deuxième conséquence de cette conception concerne la littérature. Contrairement à ce qui est souvent affirmé à partir de considérations idéologiques ou esthétiques, celle-ci ne s’oppose en rien au langage ordinaire. Elle ne constitue qu’un usage maximalisé d’une activité signifiante rythmique, commune à l’ensemble des êtres humains. La puissance informationnelle et suggestive d’un discours dépend du système entier des signifiants qui constitue son « rythme », c’est-à-dire de l’organisation signifiante de son flux. Or, la qualité littéraire d’un discours est à son maximum quand ce rythme porte en soi suffisamment de tensions irrésolues pour que se créent une sorte de réverbération continue et donc un potentiel jamais épuisé pour de nouvelles lectures. Dans ce cas – et seulement dans ce cas –, le discours humain atteint un niveau rythmique grâce auquel il devient absolument unique mais aussi complètement partageable. Le présent contient alors non seulement le passé, mais aussi, au moins d’une manière potentielle, le futur. Et c’est ce qui donne son prix à la littérature pour les êtres humains.


En proposant de considérer les discours à partir de leurs « rythmes » et non plus de leurs « mélodies », Meschonnic se place – sans d’ailleurs vouloir le reconnaître – dans le sillage de Bachelard. Il en adopte clairement la position anti-bergsonienne et certaines de ses prémisses : la volonté de surmonter par le rythme l’opposition continu/discontinu, la pluralité des rythmes et leur caractère synthétisant et actif. Mais en redéfinissant le concept de rythme comme système de marques signifiantes produisant une sémantique spécifique, Meschonnic puise aussi directement à la source mallarméenne, ce qui le fait s’écarter assez vivement de la définition métrique conservée, en dépit de tout, par son prédécesseur. Mu par des questions soulevées par sa pratique de l’écriture et de la traduction, ainsi que par des suggestions provenant de la linguistique de l’énonciation, il introduit ainsi dans les idées bachelardiennes des conceptions provenant du travail de démétrification de la poésie accompli par Baudelaire, les symbolistes et Mallarmé au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.

 La pensée comme rhuthmos langagier

Le lecteur voit peut-être déjà en quoi le modèle formel qui s’esquisse ici peut intéresser les neurosciences. Il peut en effet leur permettre de dépasser la simple juxtaposition d’un bergsonisme plus ou moins conscient (la notion de « mélodie ») et d’un structuralisme plus ou moins avoué (la notion de « consensus partium »), juxtaposition qui leur sert pour le moment de cadre théorique dans leur réflexion sur les processus de pensée.


Tout d’abord, les neurosciences y trouveraient une théorie du langage beaucoup plus opérante que celles qu’elles utilisent couramment, dont les principes lexicalistes et syntaxiques sont pour la plupart obsolètes. Je passe rapidement sur cet aspect mais il est essentiel car on ne laisse pas de s’étonner du caractère plus que rudimentaire des conceptions du langage qui sont mobilisées par les neurosciences, à la fois dans leurs théories, comme chez Changeux, ou dans leurs expériences, comme dans les travaux d’imagerie mentale dont elles sont aujourd’hui friandes.


Ensuite, elles pourraient y puiser des concepts qui devraient leur permettre d’aller bien plus loin qu’elles n’ont pu le faire pour penser l’articulation des instants de conscience ordinaires et des instants d’illumination, de souvenir intense ou de percée imaginative. Vu de la poétique, on comprend mieux ce qui manque aux notions d’ordre empruntées à cet effet par les neurosciences aux différents arts et pourquoi elles restent sans liens avec les formes de progression mentale les plus banales : elles font toutes référence à des formes achevées qui ne possèdent aucune signification propre. Pour parler comme Benveniste, que ce soient les formes architecturales, picturales, mathématiques ou même musicales, ces formes mobilisent des sémiotiques sans sémantique. Autrement dit, elles sont toutes des formes d’organisation extra-langagières et d’une certaine manière extra-temporelles qui dépendent entièrement du langage qui les sémiotise. À partir de la poétique et du primat du langage qu’elle présuppose, on peut en revanche imaginer des solutions théoriques qui permettent de lier ensemble les instants de conscience ordinaires et les instants d’ « harmonie d’ensemble », comme sont liés les discours ordinaires et les discours littéraires.


Enfin, les neurosciences y retrouveraient des notions d’unité dynamique différenciée, d’écho ou de résonance des parties au sein d’un tout, auxquelles elles sont désormais attachées. Le rythme d’un discours, et en particulier d’un discours littéraire, se présente comme un phénomène dynamique hautement « complexe », très précisément au sens d’Edelman et Tononi : il constitue un système simultanément fluant, différencié et intégré ; il possède des sous-ensembles spécialisés mais chacun d’eux a un effet sur tous les autres, grâce à des interactions constantes (L. Bourassa, 2009). C’est un rhuthmos, pas un skhéma. Ce que sa définition poétique apporte en plus, toutefois, c’est l’idée que le rythme du discours ordinaire est capable de franchir un seuil de complexité qui le rend à la fois absolument unique mais aussi complètement partageable. Le présent contient alors non seulement le passé, mais, au moins d’une manière potentielle, aussi le futur. Une chaîne de réactualisations infinie et non déterminée à l’avance peut alors s’enclencher.


Résumons. Edelman et Tononi pensent, nous l’avons vu, que le développement de la pensée se fait au cours d’une trajectoire de quale en quale, c’est-à-dire d’état de conscience complexe en état de conscience complexe qui seraient spatialisables comme des points dans un espace à N-dimensions. Ils n’en disent pas plus et ne se prononcent pas sur les raisons qui, au fond, motivent cette trajectoire.


Bien qu’il pèche par un représentationnalisme dépassé, Changeux ajoute à cette première conception deux idées importantes : la première, d’origine clairement bergsonienne, est que cette trajectoire n’est pas quelconque, qu’elle ne relie pas seulement des qualia indifférents les uns aux autres, mais qu’elle a elle-même une certaine « qualité synthétique » qui la fait ressembler à une mélodie, c’est-à-dire qu’elle a une unité qui, sans vraiment faire « sens », possède une certaine « cohérence ». La deuxième est que cette trajectoire peut prendre parfois une « qualité synthétique » instantanée qui étend alors transversalement la notion d’un ordre qui n’était jusque-là apparemment que linéaire. De cela, nous avions déjà conclu que cette qualité synthétique instantanée est probablement toujours déjà anticipée dans les moments de conscience ordinaires et que c’est elle qui motive la recherche d’une solution aux problèmes posés. Mais il manque à Changeux un concept qui lui permette de penser ensemble l’organisation et le mouvement, la linéarité et l’anticipation constante d’une totalité transversale, c’est-à-dire la « qualité synthétique d’un flux d’interactions » ou ce que j’ai proposé ailleurs d’appeler tout simplement une « manière particulière de fluer » (Michon, 2007). Les concepts d’organisation diachroniques – la mélodie, la phrase, l’enchaînement – restent séparés des concepts synchroniques – le plan, la composition, la structure – et empêchent de penser l’unité des modulations du cœur dynamique.


Nous pouvons maintenant aller plus loin. La théorie du rythme poétique – au sens qui s’est petit à petit dégagé depuis Mallarmé – fournit, me semble-t-il, un modèle formel qui rend précisément possible de dépasser l’opposition de la mélodie et de la structure, de la diachronie et de la synchronie. Les processus de pensée ne sont probablement pas composés, comme le soutient Changeux, d’une succession de phrases musicales et d’accords, de suites linéaires et d’instants d’élargissement. Ils constituent, vraisemblablement et plus simplement, des séquences d’états du cœur dynamique de complexité variable, éventuellement progressives, dont les modulations sont guidées par la recherche des gratifications associées au dépassement de certains seuils d’intégration-différenciation. Ils se caractérisent donc comme des manières de fluer, des rhuthmoi, plus ou moins complexes. Rien au cours de ces processus ne permet de distinguer des formes d’organisation différentes du cœur : les moments de souvenir intense, d’illumination intellectuelle et d’enthousiasme créatif sont seulement aux séquences d’états de conscience qui les précédent ce que les textes littéraires sont aux discours ordinaires ; nous n’avons jamais affaire qu’à des différences de degré de complexité du cœur dynamique et à la possibilité que celui-ci prenne parfois un aspect sursaturé ou maximalisé.


Ainsi en arrivons-nous à la conclusion suivante : le souvenir intense, l’illumination intellectuelle ou le coup de génie imaginatif qui constituent les guides de tout processus de pensée ne peuvent pas se limiter à des moments d’adéquation réussie avec la réalité présente, ils doivent surtout représenter des moments d’intégration-différenciation maximalisés du cœur dynamique, des sortes de moments de surcomplexification, qui font bien surgir en son sein une forme d’adéquation, mais aussi bien avec le présent qu’avec le passé ou le futur. Dans cet état sursaturé, le cœur dynamique est alors doté d’une énergie potentielle particulière qui fait que l’un et l’autre, l’un ou l’autre, sont alors comme contenus dans le premier. Le cœur peut re-créer un état de conscience antérieur ou créer un état entièrement nouveau qui peut représenter la solution d’un problème actuel ou à l’inverse la production d’un problème qui prendra à l’avenir une importance déterminante.


Cette conclusion fait ressurgir, nous le voyons, une très vieille thèse : celle de la parenté profonde entre le langage et la pensée, mais elle le fait en plaçant celle-ci sous un jour entièrement nouveau. Si nous pouvons penser, ce n’est pas parce que le lexique nous permet de découper le monde en entités logiques manipulables que nous pourrions ensuite, grâce à la syntaxe, organiser en propositions. Ce n’est pas non plus parce que nous disposerions d’un système linguistique qui constituerait la matrice formelle de toute production de sens. C’est parce que le langage nous dote d’une puissance poétique, c’est-à-dire non pas de la capacité de créer des fictions plus ou moins plaisantes, mais de produire des discours dont la « complexité » ou le « rythme », c’est-à-dire la manière de fluer, sont tels qu’ils leur confèrent un potentiel sémantique indéfiniment ouvert, qui nous permet à la fois d’imaginer et de nous souvenir, de recréer le passé et, en un certain sens, de prophétiser le futur. Cette conclusion paraîtra peut-être audacieuse, mais elle n’est pas différente en son fond, non seulement de la position de Bachelard, qui voyait dans le rythme « des passages, des accords, des correspondances toutes baudelairiennes entre la pensée pure et la poésie pure » (Bachelard, 1932, p. X), mais aussi de celle d’Edelman et de Tononi qui notent pour leur part : « Tout acte de perception est, d’une certaine manière, un acte de création, et tout acte de mémoire est, en quelque sorte, un acte d’imagination. » (Edelman-Tononi, 2000, p. 101)

 Conclusions

On voit tout l’intérêt qu’il y aurait à faire à nouveau circuler les concepts transversalement, comme cela a été le cas dans la deuxième moitié du XXe siècle. L’exemple des théories récentes de la pensée produites par les neurosciences qui vient d’être analysé le montre suffisamment : celles-ci pourraient beaucoup gagner, du point de vue même des mutations épistémologiques qui les traversent, si elles acceptaient de s’intéresser à des ressources formelles existantes mais qui leur sont, pour le moment, restées totalement étrangères : par exemple, le concept de rythme tel qu’il a été réélaboré par la poétique, mais aussi, très probablement, tel qu’il commence à être reformulé dans les sciences sociales et sur lequel je n’ai rien pu dire ici faute de place (pour une première approche voir Michon, 2005 et 2007).


L’un des problèmes que les neurosciences n’arrivent pas à traiter concerne la qualité spécifique et pourtant partageable des flux organisés qu’elles observent. En réduisant la pensée à un processus d’adéquation purement statistique à la réalité intérieure ou extérieure, les neurosciences ne rendent pas compte du fait que toute expérience mentale possède une certaine consistance propre, c’est-à-dire une manière particulière de fluer, qui lui est assurée par le jeu de la mémoire, d’une part, de la volonté, du désir et de l’imagination, de l’autre. Or, le modèle formel proposé par la poétique pourrait certainement les aider à répondre à ce problème. En s’appuyant sur ce modèle, on pourrait proposer l’hypothèse suivante : l’illumination intellectuelle, le coup de génie imaginatif ou même le souvenir proustien, tous ces moments qui, par le fait qu’ils sont associés à de fortes gratifications, guident la sélection au sein de la profusion mentale, représenteraient des instants d’intégration-différenciation maximalisés du cœur dynamique qui feraient surgir en son sein une énergie potentielle d’un type particulier. L’imagination, la compréhension et la mémoire seraient ainsi liées à la capacité du cerveau d’atteindre des états neuronaux extrêmement complexes, dominés par une sorte de réverbération interne généralisée permettant, en quelque sorte, au passé, au présent et au futur de refluer les uns sur les autres. Ces états particuliers ne feraient toutefois que maximaliser des possibilités neuronales qui seraient déjà présentes dans les états ordinaires du cœur dynamique.


Les neurosciences pourraient donc trouver dans la poésie une alliée paradigmatique efficace pour comprendre la vie du cerveau. Mais une telle alliance devrait bien sûr être recherchée également dans l’autre sens – le narcissisme des littéraires dût-il en souffrir quelque peu. On pourrait se demander, de ce point de vue, si le lien entre la qualité poétique d’un discours et la maximalisation de sa complexité rythmique, tel qu’il a été repéré par les études de poétique depuis Mallarmé, ne pourrait pas s’expliquer, quant à lui, en fonction des formes de dynamiques neuronales. La poésie apparaîtrait comme une fonction langagière aussi nécessaire à la vie des hommes que les moments de forte complexité le sont à la vie de notre cerveau. On attendrait alors peut-être – qui sait ? – à l’un des fondements neurologiques de l’art.

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