Du temps cyclique au temps linéaire : l’entrée de la paysannerie dans la modernité

Jeanne Pourias
Article publié le 1er mars 2013
Pour citer cet article : Jeanne Pourias , « Du temps cyclique au temps linéaire : l’entrée de la paysannerie dans la modernité  », Rhuthmos, 1er mars 2013 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article827

Ce billet a déjà paru sur AgriUrbain. Veille scientifique sur la recherche et les projets en agriculture urbaine, le 24 février 2013. Nous remercions Jeanne Pourias de nous avoir autorisé à le reproduire sur RHUTHMOS. On trouvera également l’article dont il est tiré ici.

 Des années 80 aux années 2000 : la remise en question du modèle productiviste

En 1980, la France a largement atteint son objectif d’autosuffisance alimentaire. L’augmentation de la production nécessite la recherche de nouveaux débouchés au sein de l’UE : or, les prix du marché ne couvrent pas les coûts de production des exploitations françaises. Les coûts budgétaires du soutien à l’agriculture deviennent de plus en plus importants.


Pour pallier cette difficulté, on voit l’émergence de politiques différenciées liées à la notion de territoire, et qui remettent au coeur du débat l’identité des agriculteurs, réaffirmant leur rôle social et sociétal, et écartant – au moins dans le discours, la seule logique de production à moindre coût.


Dans les années 1990, les méfaits environnementaux, territoriaux et sociaux de la production agricole dite « industrielle » sont de plus en plus reconnus. Les inégalités des revenus entre exploitations d’une part et entre régions d’autre part, le dépeuplement des campagnes et les diverses pollutions engendrées par ce modèle agricole deviennent de moins en moins supportable.


Les politiques publiques abandonnent l’idée du développement quantitatif de la production agricole comme unique salut. Petit à petit, elles s’orientent vers la reconnaissance de modes de production garantissant la qualité des produits agricoles, le respect de l’environnement et l’entretien de l’espace rural.


En France, on assiste à l’élargissement progressif des acteurs impliqués dans la cogestion de la politique agricole : reconnaissance des « petits » syndicats agricoles, intégration d’association de consommateurs, de défense de la nature etc.

 Du temps cyclique au temps linéaire, du village à la ville, l’entrée de la paysannerie dans la modernité

Que reste-t-il aujourd’hui de cette classe paysanne ? Quelle est la place pour les agriculteurs dans les territoires ruraux contemporains ? Face à un monde qui change de plus en plus vite, l’entrée dans la modernité du monde paysan a été avant tout un changement de temporalité.


Le métier d’agriculteur l’oblige souvent à vivre à contre-rythme du rythme général – c’est à dire du rythme de la ville. Le rythme des saisons, les événements climatiques imprévisibles restent son lot quotidien au cœur d’une société qui a tout fait pour se détacher de ces aléas naturels. L’agriculteur continue d’évoluer dans un monde d’incertitudes, avec lesquelles il doit composer.


Le travail de la terre donne au paysan une conscience d’un temps très lié au temps long du climat et au temps historique, différent du temps vécu par les citadins. « Ces éléments de permanence sont le fondement même de la spécificité culturelle des paysans » rappelle Bertrand Hervieu. « Par certains côtés, le métier d’agriculteur s’apparente à un art du rituel. La plupart du temps, tous les ans, au même moment, au même endroit, les mêmes gestes sont accomplis… ». Henri Mendras le rappelait en 1967 dans son livre aux accents prophétiques La Fin des Paysans : « le fondement de la compétence d’agriculteur nait de la connaissance intime du champ » – une connaissance basée sur la fréquentation longue, tirée de plusieurs générations d’hommes qui en avaient fait de même avant lui.


La mobilité accrue des personnes qui transforme de façon radicale la relation à l’espace, l’arrivée des télécommunications qui abolissent les distances, la fréquentation des supermarchés ont contribué à l’entrée du monde paysan dans la modernité. Cette entrée dans la modernité a d’abord été l’entrée dans le temps linéaire de la vie urbaine, abandonnant le rythme cyclique qui caractérisait jusque là la ruralité.


L’individualisation du métier de paysan a également été une donnée forte des changements sociaux liés à cette « entrée en modernité ». Mendras écrivait : « Ce qui fait le paysan, c’est la communauté, l’appartenance à un groupe ». Aujourd’hui, l’agriculteur, le « chef d’exploitation » est le seul maître à bord – mais influencé par des conseillers de tout poil.


L’éclatement de la famille paysanne d’autrefois, qui intégrait à la fois les dimensions économique de l’entreprise et les dimensions patrimoniales et sociales de la famille est le dernier coup porté qui achève de déliter le modèle paysan construit dans la IIIe République.


Ceux qui étaient auparavant le cœur de la vie rurale se rapproche donc de plus en plus d’un mode de vie urbain… Tandis que dans le même temps, on voit arriver dans les territoires ruraux de nouveaux habitants travaillant en ville. À ce titre, les chiffres de l’évolution démographique des cantons ruraux français sont particulièrement éclairants. Un tiers des cantons ruraux français voient leur population diminuer et vieillir. Ce sont les villages isolés des grands axes de communication, dans des zones rurales « reculées ». À l’inverse, certains villages situées à proximité de villes, bien desservis par les réseaux de communication, ont connu les plus fort taux de croissance au niveau national au cours des vingt dernières années.


Face à ces changements profonds et relativement rapides à l’échelle de l’Histoire, l’un des défis qui nous attend sans doute pour la décennie à venir est de savoir repenser l’articulation entre les territoires ruraux et les villes.


Le débat porte d’abord sur la reconnaissance de la multifonctionnalité de l’agriculture tout en réaffirmant sa fonction alimentaire, et en particulier sa fonction d’approvisionnement des villes à proximité.


Il va probablement également falloir accepter l’idée de la disjonction entre lieux de vie, lieux de travail, et espaces identitaires. Un cadre travaillant en plein cœur de Paris, habitant dans la campagne francilienne et immatriculant sa voiture en Bretagne où il passe toutes ses vacances n’est ni un stéréotype, ni un cas isolé. C’est vous, c’est moi, et c’est peut-être ce qui permettra à la ville et à la campagne de remettre à plat les anciennes oppositions pour les dépasser et construire un monde « socialement acceptable, économiquement viable et écologiquement responsable ».

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