Entretien avec Randall Collins

Gérôme Truc
Article publié le 8 septembre 2013
Pour citer cet article : Gérôme Truc , « Entretien avec Randall Collins  », Rhuthmos, 8 septembre 2013 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article964

Cet entretien et le texte de présentation qui l’accompagne ont déjà paru dans la revue Tracés, n° 19, Lyon, ENS, 2010. Nous remercions Gérôme Truc de nous avoir donné l’autorisation de le reproduire sur RHUTHMOS. Il est remarquable qu’en cherchant à articuler micro- et macrosociologie, Randall Collins retrouve un certain nombre d’idées concernant l’individuation singulière et collective déjà entrevues par Tarde, d’un côté, Mauss, de l’autre, et qu’à leur instar il débouche sur la notion de rythme [1]. Cette dynamique conceptuelle apparaît de même très nettement dans la remarquable recension d’Interaction Ritual Chains par Xavier Marquez, qu’on lira aussi avec beaucoup de profit.

 Introduction

Randall Collins (né en 1941) est l’un des plus importants sociologues américains contemporains. Il est Dorothy Swaine Thomas Professor de sociologie à l’Université de Pennsylvanie (Philadelphie) depuis 1997, et vient tout récemment d’être élu 102e président de l’Association américaine de sociologie. Dans les années 1960, il fut l’étudiant de Talcott Parsons à Harvard, puis d’Herbert Blumer et Erving Goffman à Berkeley. Ses manuels d’histoire de la pensée sociologique – The Discovery of Society (huit rééditions depuis 1972), écrits avec Michael Makowsky, et Four Sociological Traditions (1994) – sont depuis plus d’une vingtaine d’années des références incontournables pour tout étudiant en sociologie. Pourtant son œuvre, traduite dans de multiples langues et embrassant les principaux domaines de la sociologie, reste malheureusement mal connue en France [2]


Randall Collins se signale d’abord par une tentative de synthèse théorique autour des questions du conflit et de la stratification sociale (Conflict Sociology, 1975), puis par des travaux consacrés au système scolaire (The Credential Society, 1979), et à la famille (Sociology of Marriage and Family, 1985). Ces premières publications témoignent d’un intérêt certain pour l’œuvre de Max Weber, dont il proposera une lecture personnelle (Weberian Sociological Theory, 1986) ; influence wébérienne qui se retrouve encore dans ses publications touchant à la sociologie des relations internationales, des révolutions et des changements sociaux. Mais ce sont surtout ses réflexions sur les fondations microsociologiques de la macrosociologie (Collins, 1981) et la publication en 1998 de son livre majeur, The Sociology of Philosophies, qui l’ont rendu célèbre. Il lui a fallu vingt-cinq ans pour rédiger cet imposant ouvrage, dont l’intuition initiale lui était venue lorsque, au cours de ses études, il fit la rencontre du sociologue des sciences Joseph Ben David, professeur invité à Berkeley. C’est avec lui qu’il publia son premier article dans l’American Sociological Review en 1966, où la théorie des changements intellectuels qu’il appliquera ensuite à la philosophie se voyait pour la première fois esquissée à propos de l’émergence de la psychologie (Ben David et Collins, 1966).


Ces dernières années, Randall Collins s’est tourné vers des recherches microsociologiques, dans une veine plus interactionniste. Dans le sillage du Goffman des Rites d’interaction (1967) et du Durkheim des Formes élémentaires de la vie religieuse (2008), il a proposé dans Interaction Ritual Chains (Collins, 2004) une ambitieuse théorie sociologique à portée générale fondée microsociologiquement. Son point de départ revendiqué est la situation sociale plutôt que l’individu. Selon Randall Collins, la vie sociale peut être conçue comme un enchaînement perpétuel de situations d’interactions rituelles au sein desquelles circulent des flux d’« énergie émotionnelle », qui constituent le principal moteur de nos activités sociales. L’essentiel de son propos réside alors dans l’analyse du rôle joué par les émotions et de ces rites d’interaction où se joue en définitive l’intégration sociale de chacun.


Randall Collins considère que le succès de l’accomplissement de ces rites dépend de quatre éléments : la co-présence en situation de plusieurs personnes, l’érection d’une clôture entre eux et le monde extérieur, la focalisation de leur attention mutuelle sur un même but ou objet, et le partage d’un même état d’esprit, d’une même humeur. À partir de ces ingrédients, la promiscuité physique aidant, les interactants en viennent à suivre un même rythme, leurs esprits se mettent au diapason les uns des autres, et des émotions circulent au sein du groupe. De là émerge une forme d’« effervescence collective », qui est la clé du succès du rite d’interaction : grâce à elle, le groupe ressort plus uni de l’interaction, chaque individu s’en va vers d’autres interactions plein d’enthousiasme, chargé d’énergie émotionnelle, tandis que des symboles se voient investis durablement de la trace de cette interaction sociale réussie, et que les normes de comportement qui en sont issues gagnent en légitimité. Ainsi va la vie sociale, tant que se déroulent et s’enchaînent sans anicroche les rites d’interaction. Mais, bien entendu, tout ne se passe pas toujours aussi bien. Des tensions peuvent apparaître au cœur de certaines situations d’interactions, et c’est ainsi que, selon Randall Collins, la violence surgit parfois. Après la publication d’Interaction Ritual Chains, c’est donc tout naturellement qu’il décida de se consacrer à ce versant de la vie sociale où les interactions dégénèrent au lieu de réussir.


Dans Violence. A Micro-sociological Theory, publié en 2008, Randall Collins entend par conséquent démontrer les vertus d’une analyse interactionniste de la violence, fondée sur des matériaux ethnographiques et une étude minutieuse des situations. C’est pour lui l’occasion à la fois de revenir sur ses premiers travaux théoriques sur ce sujet qu’il juge rétrospectivement bien trop peu fondés d’un point de vue microsociologique (Collins, 1974, 1975) et de proposer une synthèse des multiples travaux ethnographiques existant sur les situations et les milieux violents, en premier lieu Code of the Street d’Elijah Anderson (1999), qu’il cite abondamment, mais aussi les travaux de Bill Buford (1993) et d’Anthony King (1995, 2003) sur le hooliganisme, de Curtis Jackson-Jacobs (2004) sur les combats de rue, et d’autres encore. Il mobilise aussi le travail d’historiens, en particulier celui de Samuel L. A. Marshall sur le comportement des soldats américains lors des combats de la seconde guerre mondiale, Men against Fire (Marshall, 1947), qui a suscité des débats nourris sur lesquels Randall Collins revient en détail dès le début de son livre. Enfin, par sa façon d’apporter, dans ses descriptions, une attention particulière aux expressions faciales et aux attitudes corporelles des personnes engagées dans des situations violentes, ainsi qu’aux sons qu’elles émettent et aux rythmes qu’elles suivent, Randall Collins s’inspire également beaucoup de Jack Katz (1999), déjà très présent dans Interaction Ritual Chains, et d’ailleurs placé en tête des remerciements de Violence.


L’argument principal du livre de Randall Collins est que les causes de la violence ne sont pas à rechercher dans les profils des personnes mais dans les dynamiques des situations. Toutes les situations violentes seraient caractérisées par une même configuration émotionnelle : l’existence d’une « tension confrontationnelle », qu’il faut savoir gérer pour parvenir à agir violemment. Recourir à la violence serait dès lors plus une question de techniques et de savoir-faire que de motivation ou d’agressivité. Cette idée de « tension confrontationnelle » découle directement de la théorie développée dans Interaction Ritual Chains : si, comme on l’a vu, le régime normal des rites d’interaction implique la poursuite d’un même objectif et le partage d’un même rythme par les personnes en présence, la tension est susceptible d’émerger au sein de l’interaction dès lors que celle-ci se mue en confrontation, c’est-à-dire dès lors que ceux qui y sont impliqués ont des objectifs contradictoires et suivent des rythmes dissociés. C’est lorsque l’harmonie fait défaut au rite d’interaction que la question du recours à la violence se pose, et sa résolution n’a jamais rien d’évident [3]


Fidèle à sa volonté d’articuler microsociologie et macrosociologie, Randall Collins conçoit Violence comme le premier volet d’une recherche bientôt complétée par un second livre, qui adoptera sur les phénomènes violents une perspective macrosociologique, fondée sur cette théorie microsociologique des situations violentes. Il devrait y être question, entre autres, des formes institutionnalisées de la violence ainsi que des réseaux et des groupes d’acteurs violents (mafias, gangs, armées, groupes terroristes, etc.). C’est sur l’ensemble de cette recherche que Randall Collins a accepté de revenir avec nous, en mai 2009, dans son bureau à l’Université de Pennsylvanie.

 Entretien

Tracés : Randall Collins, vous avez récemment publié en anglais un livre intitulé Violence. A Micro-sociological Theory. Pour commencer, pourriez-vous expliquer en quelques mots au public français quelle en est la thèse principale ?


Randall Collins : Je pense que la quasi-totalité des théories dont nous disposons au sujet de la violence sont incomplètes. Elles se focalisent sur les conditions sociales, les motivations individuelles ou sur des éléments plus structuraux, comme la pauvreté ou les conflits ethniques. J’ai préféré partir de ce qui se passe effectivement, au niveau microsocial, celui des situations. Et ce qu’on observe à ce niveau, c’est principalement deux faits. Premièrement, la plupart des gens, dans des situations violentes, sont visiblement en proie à une tension, et parfois à de la peur. Et pour cette raison, bien souvent, ils ne passent pas à l’acte. Le plus probable est qu’ils vont en rester à des menaces. Et même si des actes violents ont lieu, seule une faible part des gens présents y participent. Le premier à l’avoir souligné est un sociologue américain qui a étudié les soldats durant la seconde guerre mondiale [4] : il a découvert qu’entre 15 et 25 % seulement des soldats faisaient effectivement usage de leurs armes à feu durant les combats. On observe la même chose dans bien d’autres situations, que ce soit dans la police, dans les gangs, ou lors d’émeutes. Quelle que soit la forme de violence, on constate que rares sont les personnes qui y prennent part activement, même lorsqu’elles font partie d’un groupe.


Le deuxième enseignement que l’on tire des faits, c’est que la majorité des actes violents ne se déroulent pas correctement. Il n’y a que dans les films ou à la télévision que les tireurs parviennent à atteindre leur cible. La plupart du temps, ils les ratent, en touchent une autre, ou blessent quelqu’un de leur propre camp. C’est vrai avec des armes à feu ou des armes blanches, mais aussi pour les combats de rue. Peu importe l’arme utilisée, le résultat est rarement celui escompté. C’est l’ensemble de ces éléments que j’essaye de combiner au travers de ce que j’appelle la « tension confrontationnelle » [5] La confrontation en elle-même produit un degré élevé de tension, qui rend difficile toute action violente. Cela ne signifie pas que l’être humain soit par nature non violent, génétiquement opposé au conflit, mais plutôt que le conflit est plus facile à organiser à distance, verbalement ou symboliquement. Quand des individus sont proches les uns des autres, dans une interaction sociale immédiate, il est en fait très dur d’aller jusqu’au bout d’une action violente. Dans mon livre, je distingue différentes manières de contourner la barrière de la tension confrontationnelle, qui sont autant de types de violence.


Tracés : Comment définiriez-vous cette tension confrontationnelle ?


R. Collins : La tension confrontationnelle émerge dans des situations d’hostilité. Peut-être que la situation en elle-même n’implique pas nécessairement la mise en danger d’une personne, la volonté de blesser quelqu’un, ou le recours à des armes. En fait, je pense qu’une simple conversation conflictuelle peut être une situation de ce type, même si elle ne conduit pas à des actes violents. En ce sens, les situations violentes sont des prolongements de situations qui ne sont pas en elles-mêmes violentes : des situations a-violentes. Je préfère recourir à ce terme de « a-violent », dans la mesure où celui de « non violent » désigne pour tout le monde aujourd’hui une certaine manière de manifester, de protester, d’organiser la confrontation politique, en mettant délibérément en avant des symboles qui disent au camp d’en face : « Je ne serai pas violent. Et si quelqu’un fait preuve de violence, ce sera vous. Et dès lors, vous devrez en assumer la responsabilité. » Or, ce n’est pas la même chose. Je pense donc que nous avons besoin d’un terme comme « a-violent », pour désigner des types de confrontations où aucun des deux camps ne brandit véritablement la menace de la violence.


Tracés : Est-ce que cela signifie que la violence est plus une question de techniques que de motivation ?


R. Collins : Oui, je pense que pour faire preuve de violence, être motivé ne suffit absolument pas. Il faut en plus qu’il y ait dans la situation immédiate un élément qui permette le passage à l’acte violent. C’est une combinaison d’opportunités situationnelles, et parfois aussi une question de techniques interactionnelles qu’il faut avoir acquises. Les gens qui sont doués pour la violence ont appris à reconnaître des situations d’interaction et savent quelles méthodes fonctionnent ou non, selon les situations. Ces méthodes, ce sont celles qui permettent le contournement de la barrière de la tension confrontationnelle. La première consiste à attaquer le faible. Cela s’impose comme une évidence lorsque l’on jette un œil à des photos de violence lors de manifestations ou d’émeutes : on retrouve très souvent cinq ou six personnes qui s’attaquent à une seule. Ils s’en prennent toujours à une victime isolée. La police le fait, les groupes de toute sensibilité politique le font. Tout le monde fait ça… Les femmes aussi, même si c’est dans une moindre mesure. Les femmes ne se battent pas autant que les hommes, mais lorsqu’elles le font, on retrouve généralement le même schéma.


Une autre méthode consiste à donner la violence en spectacle. Tel est par exemple le cas de ces formes plus idéalisées de violence que sont les duels ou les combats à armes égales, entre deux adversaires, que ce soit dans une cour d’école, lors d’un match de boxe, ou lorsque parfois, au cours d’une rencontre sportive, deux joueurs en viennent aux mains. Dans ces cas-là, mon argument consiste à dire que la majeure partie de l’attention des belligérants porte sur le public. Ils sont avant tout concernés par les gens qui les regardent, et non par leur adversaire. Et cela les aide à passer outre la tension confrontationnelle. Ce que nous enseignent ainsi les faits issus d’enquêtes ethnographiques, c’est que l’attitude du public a beaucoup d’influence sur les situations violentes. Si celui-ci encourage les belligérants, les chances d’avoir un combat long et avec des blessures sérieuses sont assez élevées. Si au contraire le public est réticent ou opposé au combat (et a fortiori s’il intervient pour séparer les belligérants), celui-ci s’arrête presque toujours. Enfin si le public est neutre ou indifférent, cela aussi rend souvent difficile la poursuite du combat. Un public proactif semble donc être un facteur relativement important du déclenchement, de la durée et de l’ampleur de la violence [6]


Il y a encore deux autres modalités expliquant le contournement de la barrière de tension confrontationnelle. L’une d’entre elles consiste à la mettre à distance. Ainsi, la violence militaire la plus efficace est généralement produite par l’artillerie, où les tireurs sont placés si loin de leurs cibles qu’ils n’ont qu’une très vague perception de leurs victimes. D’une manière assez significative, ce dont les soldats ont le plus peur, ce sont les baïonnettes et les armes blanches, même si elles sont très peu utilisées dans les faits, parce que cela implique une confrontation immédiate et rapprochée. Cette technique de la mise à distance est très importante et explique encore, par exemple, l’efficacité des snipers. Ils tirent le plus souvent depuis une distance qui est assez considérable. Au cours de l’année 2009, dans l’océan Indien, un sniper de l’US Navy a abattu plusieurs pirates somaliens, alors qu’ils étaient, je crois, à au moins vingt-cinq mètres de lui. Des entretiens avec des snipers militaires sur la façon dont ils dépersonnalisent leurs cibles sont très instructifs. Vous trouvez des citations qui disent : « Je ne regarde pas ça comme un être humain, mais comme une cible sur laquelle je dois me concentrer. » Ils sont préoccupés par la distance de la cible, l’angle de tir, le vent, etc., et non par l’être humain.


Une autre technique, enfin, est celle des tueurs professionnels : ils s’efforcent d’éviter la confrontation psychologique. Autrement dit, en faisant preuve de discrétion, ils préfèrent s’approcher le plus possible de leur cible sans se faire remarquer et l’attaquer par-derrière. Il est très difficile d’attaquer quelqu’un avec un couteau, et dans presque tous les cas, quand quelqu’un doit le faire, il le fait par-derrière. Dans mon livre, dans le chapitre où je traite des tueurs professionnels, j’évoque aussi les terroristes qui commettent des attentats suicide, parce qu’ils utilisent la même technique. Ils sont experts en évitement de la confrontation. Ils jouent une comédie : ils se présentent à leurs victimes comme étant parfaitement innocents, ils n’ont l’air de rien. Pour réussir leur attaque, ils doivent se donner un air normal, non agressif, jusqu’à la toute dernière minute [7]


Tracés : Si l’on élargit maintenant le sujet, dans quelle mesure peut-on dire que la violence est un objet d’analyse sociologique ? Au début de l’entretien, vous parliez de « faits » qui s’imposent à nous au niveau microsocial : est-ce que cela signifie que la violence est quelque chose d’évident, qui se donne spontanément à l’observation et à l’analyse, ou bien est-ce au contraire un objet d’étude qu’il faut construire à partir d’une définition préalable ?


R. Collins : Nous partons toujours d’une définition de sens commun : la violence, c’est faire physiquement du mal à quelqu’un. Et au fur et à mesure que l’analyse progresse, nous pouvons la préciser en fonction de ce qui nous apparaît comme le plus intéressant. Il me semble toujours préférable de partir d’une définition un peu trop large. Je trouve que c’est l’une des beautés du travail d’observation sociologique : vous vous efforcez constamment de théoriser ce que vous voyez, au fur et à mesure de vos découvertes. Ce n’est pas si évident de voir ce qu’on a sous les yeux. Je vais vous donner un exemple. J’ai des centaines de photos de violences et d’émeutes, et je me souviens d’une, prise dans un journal, dont la légende dit : « Un groupe de Palestiniens jette des pierres sur l’armée israélienne. » Et si vous regardez la photo, vous voyez douze personnes, dont l’une jette des pierres, tandis que les autres ont des postures très passives, regardent ailleurs, etc. C’est typique : la personne qui a sélectionné la photo pour la publier dans le journal n’a pas vu ce qu’il y avait réellement à voir dans cette photo ! Elle l’a d’emblée assimilée à une scène d’émeute. Or, nous pensons qu’une émeute doit être quelque chose où les gens se battent dans tous les sens. En réalité, je n’ai vu quasiment aucune photo où plus de six personnes à la fois agissent violemment ensemble. Nous devons donc nous entraîner à faire attention à ce que nous voyons réellement.


Tracés : Peut-on dire que la violence est toujours quelque chose de physique, ou qui a des manifestations matérielles ?


R. Collins : Oui, je pense qu’il faut prendre cela comme le noyau dur de la définition de la violence. Mais dans cette dimension physique, le rôle joué par les émotions est décisif. Lorsque vous observez des personnes qui brandissent un couteau, une arme à feu, ou une épée, vous constatez qu’il y a un élément émotionnel très important dans la situation, et que la majorité de ces personnes ne sont en fait pas capables de passer à l’acte physique de la violence tant qu’elles ne dominent pas émotionnellement la situation. Et je prétends que c’est vrai même pour les combats aux armes lourdes, avec des canons, des chars, des hélicoptères, etc. Il y a toujours un effort qui est fait pour briser la solidarité du camp adverse et parvenir ainsi à le dominer émotionnellement. Si vous vous penchez sur les dommages provoqués lors de batailles militaires, vous constatez qu’en général, ils ne sont pas très importants tant que les deux camps conservent leur organisation. Mais dès qu’un camp craque et perd sa cohésion émotionnelle, c’est à ce moment qu’il commence à être laminé. La domination émotionnelle précède par conséquent la destruction physique.


Cette domination émotionnelle a une dimension dramaturgique importante, elle se joue dans la situation : vous pouvez voir parfois l’instant où, en une fraction de seconde, quelqu’un craque lors d’une confrontation. Une autre chose décisive concernant la violence est qu’il s’agit d’une activité physique : c’est un corps, ou plusieurs, contre un autre. L’élément clé, dans l’analyse de la violence, est donc le rythme selon lequel les gens bougent leur corps (y compris à travers leurs expressions faciales) et les autres manières par lesquelles ils communiquent corporellement : la vitesse des contacts oculaires, des sons émis, etc. Établir une domination dans une situation d’interaction, cela consiste essentiellement à faire tomber son adversaire dans son propre rythme. Dans les situations particulièrement conflictuelles, celui qui l’emporte brise le rythme corporel de l’autre, il l’empêche d’avoir son propre rythme en lui imposant le sien.


Il est vrai qu’il en existe des versions non violentes. Lorsque des gens se disputent, vous pouvez observer la façon dont l’un d’entre eux prend l’ascendant. Assez fréquemment, personne ne l’emporte, ce qui signifie qu’ils parlent tous en même temps, et que personne ne parvient à diriger la conversation. Cela finit par dégoûter tout le monde, et la dispute s’épuise d’elle-même. Mais la plupart des situations de confrontation comportent cet élément dramaturgique : un moment où l’un des deux camps parvient à établir sa domination. Je pense que, globalement, quand un camp perd la domination de la situation, il lui est extrêmement difficile de la récupérer, parce que dès qu’un camp réussit à l’emporter, il va chercher à approfondir son emprise, sans jamais laisser la possibilité à son adversaire de reprendre l’initiative.


Je relisais récemment Gustave Le Bon [8] Ses théories sont assez obsolètes, mais certains de ses matériaux empiriques sont magnifiques. Il décrit notamment un jeune politicien qui doit faire un discours devant l’Assemblée nationale. Il est très concentré, convaincu de l’intérêt de son sujet, et commence donc son discours plein de confiance. Mais le public, au lieu de manifester son désaccord, se met à l’ignorer : chacun lit le journal, discute avec son voisin, etc. Du coup, l’orateur perd la maîtrise de son discours et se met à faire des fautes, ce qui ramène l’attention de l’audience vers lui. Ils se mettent à taper des pieds, à dire à haute voix « vivement qu’il en finisse », certains se mettent à le siffler… Ils parviennent ainsi à le dominer totalement. Je pense que, même s’il ne s’agit pas d’une situation violente, c’est un assez bon exemple de la manière dont fonctionnent les micro-techniques grâce auxquelles une domination s’exerce.


Tracés : Selon vous, qu’est-ce qui fait naître la tension confrontationnelle ?


R. Collins : Il y a deux ou trois possibilités qui peuvent en expliquer l’émergence. La première est que les gens ont peur d’être blessés. Mais ce n’est qu’une possibilité. Bien des faits, et en particulier des micro-détails, suggèrent que la confrontation elle-même est tendue, indépendamment de la question de savoir si les gens ressentent un danger ou la peur d’être blessé. Un psychologue de l’armée américaine, Dave Grossman, qui a beaucoup travaillé sur ces questions, a mis en évidence le rôle que joue la peur dans différents types de combats (Grossman, 1995). Il affirme que cette peur est plus une peur de tuer que la peur d’être tué soi-même. Il existerait d’après lui en l’homme une sorte d’aversion fondamentale au fait de blesser d’autres hommes. Je pense qu’on ne peut pas totalement adhérer à cet argument, parce que sous certaines conditions et dans certaines circonstances, des soldats, et bien d’autres personnes, peuvent tuer quelqu’un sans pour autant nécessairement ressentir pour cela un sentiment de culpabilité. C’est plus quelque chose de momentané : ce moment précis où il faut passer outre la tension immédiate qu’implique le fait de s’engager dans une confrontation avec quelqu’un.


Mais cette idée m’a conduit à approfondir ma théorie. Dans mon précédent livre, Interaction Ritual Chains (Collins, 2004), je décrivais cette tendance qu’ont les gens, dans des interactions normales, à focaliser leur attention les uns sur les autres, et à adopter ainsi le même rythme d’interaction. C’est ce que j’appelle un phénomène d’entraînement émotionnel. De ce point de vue, une interaction antagoniste est contradictoire : d’un côté, c’est une interaction très focalisée – les gens portent toujours beaucoup d’attention à un conflit dont ils sont les acteurs ou les témoins directs –, mais de l’autre, les personnes engagées dans le conflit poursuivent des buts opposés, et pour cette raison cherchent à éviter l’effet d’entraînement mutuel. Une explication raisonnable de la tension confrontationnelle me semble résider là : poursuivre des buts opposés, se focaliser sur la même chose mais sans pour autant être solidaire dans l’interaction, est quelque chose d’assez difficile à réaliser pour un corps humain. La finitude de notre système neuronal et émotionnel est telle que nous avons besoin d’un rythme commun dans l’interaction. Et si celui avec qui vous interagissez résiste, vous essayez de lui imposer votre propre rythme. Je pense que c’est une tension de ce type, qui est plus psychologique que purement physique, qui permet d’expliquer, lorsqu’elle dure longtemps, qu’il peut parfois y avoir des explosions de violence. C’est-à-dire que si la tension dure et monte en intensité jusqu’à être soudainement relâchée par l’effondrement de l’un des deux adversaires, l’autre se rue alors dans ce que j’ai appelé une « fuite en avant » ( forward panic). C’est par exemple ce qui arrive lorsque, au bout d’un certain temps d’affrontement sur un champ de bataille, une armée se trouve bloquée dans sa progression par un embouteillage ou l’accumulation au sol des corps de soldats blessés. Dès lors, cette armée tend à se figer dans une attitude passive, tandis que son adversaire va se déchaîner sur elle furieusement. Un schéma de ce type est par exemple aussi à l’œuvre, bien qu’à bien plus petite échelle, dans certains cas de violence domestique… C’est comme cela que se produisent des massacres, ou ce qui ressemble à des formes assez irrationnelles de tueries, où des assaillants continuent à taper, à crier, à s’acharner, bien après que leur victime soit déjà morte. Ils sont prisonniers de leur rythme corporel, ils ne peuvent plus le contrôler, ils sont emportés…


 Voir la violence telle qu’elle est


Tracés : D’un point de vue méthodologique, vous avez recours dans votre livre à de nombreuses méthodes différentes : des entretiens, des observations ethnographiques, des photographies, des enregistrements vidéo, etc. Vous vous appuyez aussi sur des travaux d’historiens et de médecins, ainsi que sur des statistiques. Quelles sont selon vous les implications épistémologiques de ce pluralisme méthodologique pour l’étude de la violence ?


R. Collins : Mon approche est avant tout pragmatiste ! Je considère que le pragmatisme est autant une philosophie qu’une méthode de travail. Les débats épistémologiques relèvent de questions philosophiques guère utiles au sociologue… Si vous explorez l’histoire des sciences sociales en ne vous concentrant que sur les questions épistémologiques, vous ratez l’essentiel. Je crois que c’est Wright Mills qui disait que le plus important est de ne jamais cesser de travailler à sa recherche, et d’inventer sa propre méthode en travaillant. Je suis frappé par la façon dont les sociologues que j’admire le plus, comme Erving Goffman, ou les pionniers de l’ethnométhodologie, ont inventé des méthodes. C’est ce que je veux dire quand je parle d’être pragmatiste à la fois d’un point de vue philosophique et dans la façon dont vous menez votre vie intellectuelle.


Tracés : Ce qui veut donc dire qu’il faut utiliser les méthodes qui marchent le mieux en fonction de ce sur quoi on travaille. Et y a-t-il donc selon vous des méthodes plus efficaces que d’autres pour décrire la violence ?


R. Collins : Je vais vous répondre en adoptant une perspective historique. Au départ, la plupart des faits dont nous disposions sur la violence portaient sur des crimes. Mais cela n’a rien d’évident, parce que la violence concerne aussi la guerre, la police, les sportifs… Il existe en fait quantité de formes de violence acceptables, qui ne sont pas criminalisées. Ne s’intéresser qu’à la violence criminelle, c’est donc rater une partie du tableau. Mais c’est ce que l’on a d’abord fait, quand les statistiques sont apparues au XIXe siècle, et jusqu’à la moitié du XXe siècle environ. La police avait des statistiques sur les crimes qui ont été très utiles pour étudier la violence. Dans les années 1960, on a commencé à réfléchir à la manière dont ces statistiques étaient produites, aux biais qu’introduisaient le traitement bureaucratique et les besoins de la police. On a ainsi fini par se rendre compte que n’interroger qu’une seule personne à propos de ce qui est presque toujours une situation d’interaction ne donnait accès qu’à une seule version de l’histoire. On en est donc venu à penser qu’il pourrait être intéressant d’observer directement les situations violentes. En un certain sens, mon travail n’aurait pas été possible sans l’invention des enregistrements vidéo et sans l’existence de la photographie. Toutes ces méthodes se complètent les unes les autres. Si vous découvrez, en regardant une vidéo, des choses que vous n’aviez pas remarquées avant, cela influence aussi votre regard lorsque plus tard vous observez directement ce qui se passe autour de vous. J’ai ainsi fait un certain nombre d’observations dans les rues de Boston, de Philadelphie, et ailleurs.


Tracés : Pourquoi pensez-vous que la vidéo soit si utile pour étudier la violence ?


R. Collins : Vous souvenez-vous de la célèbre arrestation de Rodney King, après une course poursuite sur une autoroute à Los Angeles ? Lorsqu’il fut finalement interpellé, il y avait plus de vingt policiers présents. Quelqu’un qui habitait juste à côté a filmé la scène, où l’on voyait Rodney King passé à tabac par les officiers de police. C’est la première fois que le grand public a pu voir à quoi la violence policière ressemble vraiment. Tout le monde a vu dans ce passage à tabac un acte raciste, parce que Rodney King était noir, et tous les policiers, des Blancs ou des Latinos. Et c’est ainsi qu’on a eu une importante émeute raciale à Los Angeles, lorsque les policiers ont été acquittés par le tribunal [9] Je pense que ce qui a en fait le plus choqué les gens, c’était qu’ils étaient quatre policiers en train de frapper en même temps un homme à terre. Depuis, j’ai examiné des centaines de photos de scènes violentes, et je me suis rendu compte que c’est en fait assez typique. Le plus souvent, la violence prend la forme d’une attaque de groupe sur une personne isolée. Pourtant, nous avons une idée reçue selon laquelle la violence est supposée ressembler à quelque chose comme deux hommes forts se battant à armes égales. C’est une conception idéalisée de la violence. Lorsque l’on voit sur une vidéo à quoi ressemble vraiment la violence, c’est évidemment très choquant. C’est pourquoi la plupart des gens ne réalisent pas vraiment ce qui les choque : ils imposent sur ce qu’ils voient certaines grilles de perception, et disent que c’est du racisme. Mais selon moi, s’il y avait certes sans doute un élément racial qui a contribué à construire et à augmenter la tension, ce n’était pas la clé. Les photos montrent systématiquement la même configuration : quatre, cinq ou six agresseurs contre une seule victime, y compris lorsque ce sont des Noirs contre un Noir, des Blancs contre un Blanc, et pas seulement donc des Blancs contre un Noir. Ce qui compte plutôt, c’est donc le rapport de supériorité numérique.


Tracés : Une des choses importantes aussi, dans votre livre, c’est cette affirmation selon laquelle il n’y a pas vraiment de personnes violentes, mais seulement des situations violentes. Est-ce que cela implique seulement un changement de point de vue ou plus profondément une conception différente de la violence ?


R. Collins : Mon argument consiste à dire que la cause de la violence ne réside pas dans la trajectoire individuelle d’un individu ; ce ne sont pas des caractéristiques personnelles qui conduisent à un comportement violent. Je lisais récemment dans le journal une histoire à propos d’un meurtre dans une petite ville au nord de la Pennsylvanie. Un soir, six jeunes hommes blancs, membres de l’équipe de football locale, ont croisé un jeune immigré mexicain qui était avec sa petite amie. Une sorte de dispute a éclaté : un des membres du groupe lui a lancé une insulte, le Mexicain a répondu, et le groupe l’a alors attaqué. La petite amie constituait un public qui faisait qu’il était presque impossible pour le Mexicain de s’écraser ou de faire marche arrière. Deux personnes dans le groupe semblent avoir donné la plupart des coups, tandis que les autres restaient plus en arrière. Et cela a fini en meurtre parce qu’à un moment donné, l’un des deux a mis un coup de pied dans la tête du Mexicain tandis qu’il était au sol. Y a-t-il quoi que ce soit, dans le passé ou l’origine sociale de ces individus, qui permettait de prédire ce meurtre ? Pour autant que je sache, ils n’avaient aucun casier judiciaire. Ce n’était pas un gang, mais juste un groupe d’amis issus de la même équipe de football… Mais il y a eu une escalade dans la violence, et ils étaient six contre un, ce qui est la situation la plus dangereuse. Je suis quasi certain que s’ils n’avaient été que deux Blancs contre le Mexicain, ils n’auraient probablement pas eu assez d’énergie émotionnelle, d’effervescence collective si vous voulez, pour passer à l’acte. Ils en seraient restés à des échanges d’insultes. De nombreux criminologues font remarquer que la seule différence entre un meurtre et une simple agression consiste bien souvent à avoir la malchance d’être au mauvais endroit au mauvais moment.

 Vers une macrosociologie de la violence micro-fondée

Tracés : Vous êtes actuellement en train d’écrire un second livre, adoptant cette fois-ci une approche macrosociologique sur la violence. Est-ce que vous pourriez nous expliquer en quoi consiste précisément la différence entre les niveaux micro et macro concernant un objet d’étude tel que la violence ?


R. Collins : Le niveau microsociologique, ce sont de très petites unités de temps et d’espace. À partir des matériaux avec lesquels j’ai travaillé jusqu’à présent, et en m’entraînant à faire de plus en plus attention aux micro-détails dans mes observations, j’ai découvert que l’on pouvait en définitive repérer des moments décisifs qui ne durent que quelques secondes. L’analyse des émotions est beaucoup plus pertinente dès lors que vous faites vraiment attention aux détails infimes, et que vous vous concentrez sur des segments de quelques minutes, voire quelques secondes. Parce que les émotions les plus vives, bien souvent, ne durent même pas quelques secondes. Donc pour travailler là-dessus, vous êtes obligés de faire de la microsociologie. Le rapport micro/macro, ensuite, n’est en fait qu’un continuum. Le macro, c’est simplement ce qui dure plus longtemps. Ce sont des jours et des années, plutôt que des minutes et des secondes. Ainsi, des émeutes ne durent généralement pas plus de trois jours, et si jamais c’est le cas, c’est qu’elles se déplacent, et se renouvellent en prenant une nouvelle cible. Ce qui ressemble à une seule et même émeute est en fait plutôt une série d’émeutes en chaîne. Dans le cas des révolutions aussi… Je songe à la chute de l’Union soviétique, fin 1991 : il y a d’abord une période très intense, de trois ou quatre jours, puis beaucoup d’enthousiasme, pendant peut-être deux semaines, mais ensuite, cela retombe. Et pensez encore aux guerres. On ne peut pas simplement dire que la durée typique d’une guerre est de tant de mois ou de tant d’années, mais une de mes hypothèses est que moins un conflit est destructif et plus il peut durer. Ainsi, les guérillas peuvent durer très longtemps, dix, vingt ans ou plus, tandis que les guerres conventionnelles entre des armées semblent avoir du mal à durer plus de quatre ans. La question de savoir jusqu’à quel point on peut aller au niveau macrosociologique reste pour moi ouverte… Autrement dit, je n’ai pas d’idée arrêtée sur ce qui relève du micro ou du macro, la frontière entre les deux reste incertaine. C’est surtout une manière de mettre en exergue les dynamiques que l’on peut repérer en faisant attention à des séquences très courtes.


Tracés : Mais la distinction n’est pas qu’une question de temps…


R. Collins : Non, en effet. Comme je l’ai expliqué dans mon article sur ce sujet en 1981, c’est à la fois une question de temps, mais aussi d’espace et de nombre de personnes (Collins, 1981). L’une des idées principales, en fait, c’est que les choses qui existent à un niveau macro sont composées d’éléments micro. Il s’agit principalement d’un argument ontologique, qui consiste à dire que la réalité, en définitive, est toujours micro, c’est-à-dire composée de choses dont nous pouvons faire directement l’expérience. C’est d’ailleurs le sens premier du terme « empirique ». Ainsi, les États, les systèmes capitalistes, les marchés globaux, etc., sont des choses construites, produites par diverses interactions que l’on ne perçoit jamais comme formant un ensemble. Les ethnométhodologues ont été d’ardents promoteurs de cette idée. Mais ils ont une assez mauvaise réputation chez les sociologues, car ils disaient souvent que leur travail consistait à éliminer la sociologie, à la réduire entièrement à de l’ethnométhodologie ! Lorsque j’ai écrit mon article sur les micro-fondations de la macrosociologie, mon but n’était pas d’éliminer les choses macro, comme les États ou les classes sociales, mais plutôt de montrer que nous avions besoin de les fonder sur une meilleure compréhension des processus qui se déroulent à un niveau micro. Traduire les concepts macro à un niveau micro n’est pas toujours très efficace ni pertinent. Par exemple, j’ai essayé de le faire avec les classes sociales dans les années 1970 [10], et cela n’a pas été très concluant. Lorsque vous traduisez le concept d’État en des milliers de micro-interactions, il n’est pas sûr en fin de compte que vous accomplissiez grand-chose, si ce n’est peut-être rendre le sujet encore plus ennuyeux ! Il faut donc toujours se demander si cela nous apporte quelque chose.


Tracés : Et par conséquent, qu’y gagne-t-on dans le cas de l’étude de la violence ?


R. Collins : La violence est l’objet à propos duquel j’ai trouvé, pour la première fois, que cela était très concluant. Il y a des éléments cruciaux, au niveau micro, qui permettent de comprendre au niveau macro si la violence a lieu ou pas, et si elle est efficace ou non. En particulier dans le cas des guerres : les guerres sont avant tout des macro-processus, qui impliquent des centaines de milliers de soldats, parfois des millions, sur des milliers de kilomètres carrés, et on peut montrer que les raisons pour lesquelles une armée gagne ou perd une bataille ne résident pas dans le nombre de soldats engagés ou la qualité de leur équipement, mais dans ce que les stratèges militaires appellent le « brouillard de la guerre », ce que Clausewitz nomme aussi la « friction » : c’est-à-dire le fait qu’au cours du combat, rien ne se déroule comme prévu. Gagner une bataille, cela consiste avant tout à réduire au minimum la friction dans votre camp et à la généraliser chez l’adversaire. Et je pense que la clé ici est avant tout émotionnelle : c’est la question de la tension confrontationnelle. Les armées victorieuses tirent profit de la tension confrontationnelle éprouvée par l’adversaire tout en parvenant à la réguler dans leurs rangs au moyen de certains rituels. Je pense donc que l’on tient là un assez bel exemple de connexion micro/macro.


Tracés : La guerre est une forme de conflit violent. Mais nous savons qu’il existe aussi des formes de conflits non violents. Pour finir, j’aimerais vous interroger sur la nature des relations entre conflit et violence. Pensez-vous qu’il puisse exister des situations violentes qui ne soient pas conflictuelles ?


R. Collins : Oui, car en définitive, la violence est plus une question de domination que de conflit. Pour pouvoir être violent, il faut avant tout imposer sa domination émotionnelle sur la situation. Et parfois, cela peut se faire sans conflit, comme dans le cas que j’ai évoqué des tueurs professionnels, ou celui des attentats suicide. La clé du succès, pour un terroriste qui veut réaliser un attentat suicide, c’est justement de parvenir à s’approcher le plus possible de ses victimes en évitant tout conflit jusqu’à la dernière seconde. Il n’y a aucun conflit entre le terroriste qui fait exploser sa bombe et ses victimes. Il y a juste tout d’un coup l’explosion, la violence.

 Bibliographie

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— 1985, Sociology of Marriage and Family. Gender, Love and Property, Chicago, Nelson-Hall.

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Collins Randall et Makowsky Michael, 1972, The Discovery of Society, New York, Random House.


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Truc Gérôme, 2010, « Compte rendu : Randall Collins, Violence. A Micro-Sociological Theory », Revue française de sociologie, vol. 51, no 1, p. 158-161.

Notes

[1Sur les approches tardienne et maussienne de la question du rythme, voir P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005.

[2Son seul article disponible à ce jour en français porte sur « Les traditions sociologiques » (Collins, 1995).

[3Pour un résumé plus détaillé de Violence, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à la recension que nous avons publiée dans la Revue française de sociologie (Truc, 2010).

[4Randall Collins fait ici allusion aux travaux de Samuel L. A. Marshall (1947).

[5Outre les travaux de Marshall sur les soldats américains, Randall Collins puise aussi l’intuition de cette idée de « tension confrontationnelle » dans les travaux de Dave Grossman (1995) (voir infra). Il repère les indices réels de cette tension dans les expressions faciales de personnes impliquées dans des situations violentes, à partir d’un corpus de photographies, enregistrements vidéos et observations ethnographiques, qu’il analyse à la manière de Jack Katz (1999). Il étaye ensuite cette notion à partir de la théorie développée dans son précédent livre, Interaction Ritual Chains (voir Introduction). Une telle approche lui permet d’insister sur ce qui, dans une situation donnée, peut servir de ressource pour le passage à l’acte violent, dans sa dimension purement physique et émotionnelle – indépendamment de toute considération socio-psychologique sur le profil des personnes faisant acte de violence.

[6Sur ce point, on pourra consulter utilement les pages 198-207 et 413-430 de Violence (Collins, 2008a). Collins ne méconnaît bien évidemment pas les difficultés qu’il y a à vouloir imputer des émotions ou un « état d’esprit » collectif à l’ensemble d’un public ou d’une foule. Toujours à partir d’une étude minutieuse des expressions faciales et attitudes corporelles sur matériaux ethnographiques, il propose une hiérarchie des divers degrés d’implication personnelle dans une situation violente, allant de la minorité qui fait effectivement acte de violence à la majorité de spectateurs passifs créant un « espace d’attention » à l’acte violent, en passant par la position intermédiaire des supporters qui encouragent la minorité violente. L’importance que Collins accorde, dans son analyse, à « l’attention » et à la « focalisation mutuelle » des personnes rassemblées n’est du reste pas sans évoquer Robert E. Park (1972) et le legs de l’École de Chicago.

[7Sur cette question des attentats suicide, on peut aussi se référer à un petit article de Randall Collins (2008b).

[8Voir Le Bon (2003).

[9Rodney King fut arrêté par la police de Los Angeles le 3 mars 1991. Les émeutes de Los Angeles éclatèrent le 29 avril 1992 et durèrent six jours. La vidéo évoquée par Randall Collins est visible sur internet.

[10Randall Collins fait notamment ici allusion à Conflict Sociology (Collins, 1975), où il s’essaie à analyser les classes sociales en termes goffmaniens : les classes supérieures occuperaient le devant de la scène sociale, tandis que les classes populaires feraient le « sale boulot » en coulisses, et seraient de fait exclues de la scène sociale.

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