Cher Sylvain, je vous remercie de votre recension extrêmement scrupuleuse. C’est un réconfort de voir qu’il existe encore, dans nos corporations de sciences sociales, des lecteurs curieux. J’ai plus l’habitude des débats internes, dans l’entre-soi disciplinaire qui permet à la fois de facilement se comprendre et d’éviter de se frotter aux savoirs des autres disciplines. De nombreux lecteurs de mon livre précédent, par exemple, se sont arrêtés aux chapitres qui les « concernaient », passant du même coup à côté du mouvement de pensée qui les liaient les uns aux autres – les sociologues ont lu les sections sociologiques, les psy les sections psy, les littéraires les sections littéraires… Tout ce petit monde est resté chez soi et les vaches ont été bien gardées. J’ai aussi aimé la façon dont vous avez procédé, présentant, tout d’abord, le texte dans ses grandes lignes puis proposant, dans un deuxième temps, une lecture critique. C’est de très bonne méthode et je vous en remercie également, car cela donne à entendre aux lecteurs, sans interférences, une grande partie des enjeux de mon travail. Je vais me concentrer dans cette réponse sur ceux de ces enjeux que vous n’avez pu complètement traiter, soit parce qu’on ne peut tout dire dans une recension, soit parce qu’il reste toujours des angles moins bien éclairés quel que soit le point de vue que l’on adopte.
1. Mon livre est un essai. Bien qu’il tente, comme vous le remarquez, de construire méthodiquement ses concepts à partir du matériel analytique disponible, il ne prétend pas répondre à tous les problèmes qui se posent, ni fournir une théorie complète de son objet : les rythmes de l’individuation singulière et collective. Il voudrait juste faire émerger celui-ci dans la conscience scientifique. Si cet objectif était atteint, cela me suffirait grandement. Mon livre constitue plus une proposition de recherche, l’esquisse d’un programme de travail, qu’une réponse globalisante qui donnerait une clé pour toutes les serrures contemporaines. On m’a déjà reproché cette « ambition », comme vous dîtes, ou même le côté « totalisant » de ma démarche.
À cela je réponds habituellement : A. que nous ne pouvons plus nous satisfaire, de par la nature même du nouveau monde dans lequel nous sommes entrés, de déclarations d’intention concernant la transdisciplinarité, il nous faut la mettre en pratique activement et individuellement (c’est-à-dire pas seulement par une juxtaposition de spécialistes) car aucune discipline ne peut, encore plus aujourd’hui qu’hier, comprendre à elle seule ce qui est train d’émerger. Mauss, qui était passé à travers une période historique par bien des points semblables à la nôtre, l’avait d’ailleurs bien compris : « C’est aux confins des sciences, à leurs bords extérieurs, aussi souvent qu’à leurs principes, qu’à leur noyau et à leur centre que se font leurs progrès » (« Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », 1924) ;
B. que les sciences sociales ne peuvent progresser que par un déplacement radical de point de vue. Je milite, pour cette raison, comme Alain Caillé mais sans m’en faire la même conception, en faveur d’un changement de paradigme. En simplifiant outrageusement, on peut dire qu’après l’affaissement des paradigmes structuralistes et systémistes, l’individualisme méthodologique, sous différentes formes, a pris le dessus. Or, cette mutation n’a pas apporté les résultats escomptés. En fait, ni l’un ni l’autre de ces paradigmes ne peut rendre compte de la période présente. Il est vrai qu’un certain nombre de « théories intermédiaires » ou « centristes » dans la classification de Margaret Archer, (Elias, Bourdieu, Foucault, Touraine, Habermas, Giddens, Bauman, Caillé, Boltanski, Thévenot, entre autres) ont essayé, partant du même constat, de dépasser les dualismes traditionnels des sciences sociales. Mais elles connaissent aujourd’hui des ratés qui tiennent, me semble-t-il, essentiellement à leur difficulté à conjuguer primat de la temporalité, éthique et politique. D’où la nécessité d’un nouveau modèle général – comme celui que fournit le rythme – pour relancer la réflexion ;
C. qu’on confond souvent, de manière polémique, totalisation et puissance d’un concept. Le concept de rythme n’est pas globalisant ou totalisant, il possède tout simplement une puissance que j’essaie, avec mes moyens, d’explorer. C’est cette puissance de problématisation nouvelle qui dérange les habitudes de pensée et les partages du territoire institutionnel qui leur sont liés – et qui explique ces caricatures absurdes qui me sont parfois opposées.
2. Mon livre porte sur la question de l’individuation singulière et collective. Pour des raisons de précision et pour ne pas embrouiller l’exposé, j’ai expressément laissé de côté la question du ou des « sujets ». D’où un certain flou dans votre présentation qui confond, comme beaucoup de monde il est vrai, ces deux questions. Mais, si vous y prêtez attention vous le verrez aisément, le rapport entre les deux est loin d’être évident et devrait être analysé à nouveaux frais. Pour rester bref, on peut dire qu’un individu singulier ou collectif n’atteint le statut de sujet que lorsqu’il devient un agent d’un processus particulier. D’où une difficulté, une multiplicité, une discontinuité et une instabilité très grandes de la subjectivation, dont les rapports à l’individuation restent en fait entièrement à repenser. En tout état de cause, individuation est loin de signifier subjectivation (c’est, d’ailleurs, l’un des problèmes que posent les propositions d’AlainTouraine qui ne fait pas cette distinction).
3. J’ai beaucoup insisté sur un aspect décisif du concept de rythme qui n’apparaît pas dans votre recension : son aspect a-métrique. Le matériel très divers et assez abondant dont nous disposons (que ce soit au niveau des corps, du langage ou des interactions sociales) montre qu’il est impossible de se satisfaire de sa définition métrique traditionnelle. Si nous nous limitons à cette définition, nous réduisons la diversité des fluements du réel à un schéma binaire et numérique simpliste et nous introduisons sans même en avoir conscience une politique et une éthique anti-démocratiques. Une définition plus utilisable pour penser ce que nous devons penser aujourd’hui est celle qui avait cours avant que Platon associe rhuthmos et métron, et qui faisait du rythme une « manière de fluer ». J’ai aussi montré que cette définition peut être précisée grâce à la remotivation par Diderot de la notion de « manière », qu’il repense à partir de la question de la qualité (et donc de l’individuation) artistique, c’est-à-dire comme concept d’une forme qui reste active en dehors de son contexte originel. Ces précisions sont loin d’être des détails insignifiants, elles engagent toute la théorie des rythmes de l’individuation, aussi bien dans ses capacités heuristiques, que dans ses conséquences éthiques et politiques.
4. Ici, on le voit, la sociologie a un grand besoin de la linguistique (Benveniste), de la poétique (Meschonnic) et de la philosophie (Deleuze, Foucault, Simondon). Or, je note que vous accordez toute votre attention aux auteurs sociologiques ou anthropologiques que je cite, mais que vous ne dîtes rien des discussions philosophiques, poétiques et linguistiques, qui encadrent ces analyses (Benveniste, Meschonnic, Deleuze, Foucault et Simondon sont étrangement absents de votre CR). Je me demande si vous ne raisonnez pas encore ici, à votre insu, en termes disciplinaires, comme si poétique, linguistique ou philosophie n’avaient rien à apporter aux sciences sociales ou ne constituaient que des décorations non-essentielles d’un propos plus consistant qui reviendrait de droit à ces dernières.
5. Sur vos critiques maintenant. Vous trouvez que j’exagère en caractérisant Surveiller et punir comme un grand livre sur les rythmes de l’individuation. Je sais bien que la vulgate présente Foucault comme un auteur intéressé uniquement par l’espace, les répartitions, les quadrillages, etc. Mais, précisément, cette vulgate laisse totalement de côté le profond intérêt de Foucault pour tous les phénomènes temporels, en particulier pour toutes les techniques utilisées pour rythmer les corps, les discours et la vie des groupes. Il me semble que les descriptions qu’il fait de l’apprentissage militaire, des formes du travail dans les manufactures, de la vie en prison, des méthodes de dressage scolaires parlent d’elles-mêmes. Elles corroborent, du reste, des analyses engagées par Thompson au cours de la décennie précédente et constituent un ensemble d’analyses des rythmes de l’individuation qui n’a que peu d’équivalents dans la littérature scientifique disponible.
6. Pour Mauss (comme pour Foucault), vous trouvez ma lecture rythmique « peu usuelle ». Mais je voudrais vous faire remarquer que Mauss dit lui-même explicitement dans le Manuel d’ethnographie ceci : « Socialement et individuellement, l’homme est un animal rythmique ». Vous m’accorderez que cette phrase est une affirmation extrêmement forte. Or, tout le monde s’empresse de la laisser de côté. Je vous retourne donc (mais aussi à tous les Maussiens) la question : quel sort faites-vous à cette affirmation ? Ne pensez-vous pas que, sous cette forme condensée présentée sur un patron aristotélicien, elle indique une entrée à partir de laquelle on pourrait au moins relire une bonne part de son œuvre ? Ou bien pensez-vous que cette phrase a été proférée comme une simple fioriture rhétorique sans signification profonde.
Pour ma part, j’ai montré dans ma thèse (dont une partie a été publiée dans mes Éléments d’une histoire du sujet en 1999 et… dans la revue du MAUSS en 2005, mais qui n’a pas eu l’heur d’attirer l’attention des spécialistes – elle n’est jamais citée dans les livres sur Mauss), textes à l’appui, que Mauss n’a jamais engagé, comme l’a soutenu Lévi-Strauss pour des raisons de pure stratégie universitaire (sa concurrence après la mort de Mauss avec Gurvitch pour récupérer l’héritage), une théorie préstructuraliste du social, et que par voie de conséquence son intérêt pour le « symbolique » doit être réévalué et réintégré à un intérêt plus général pour le rythme. J’ai complété en 2005 ce travail dans Rythmes, pouvoir, mondialisation, qui malheureusement n’est pas cité non plus. Pourtant, dans son texte de 1924 « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », Mauss explique à son auditoire que la sociologie pourrait servir de modèle à la psychologie au moins pour l’étude de deux ordres de faits qui lui semblent les deux apports les plus importants des travaux sociologiques réalisés depuis le début du siècle : le « symbole » et le « rythme ».
On voit bien à travers cette affirmation que ces deux concepts sont liés dans son esprit ou tout au moins qu’ils possèdent une importance aussi grande l’une que l’autre. Or, que disent les commentateurs : toujours la même chose (qu’ils reprennent sans aucune distance critique de Lévi-Strauss), Mauss serait simplement l’inventeur ou la popularisateur du concept de « symbolique ». Le rythme là encore tombe à la trappe. D’où ma deuxième question : que faites-vous de cette nouvelle affirmation de l’importance du rythme ? Quel statut donnez-vous dans votre lecture à cet intérêt pour le rythme ? Je pense, pour ma part, que cette conférence nous montre une fois encore que Mauss n’était pas du tout en train de préparer une épistémologie ou une méthodologie structurale, ni même une science du symbolique au sens qui dominera par la suite chez les structuralistes, mais qu’il était, bien au contraire, dès le début, dominé par la question de la production des individus singuliers et collectifs dans le temps. Sa question n’était pas de trouver des constantes dans le fonctionnement des systèmes sociaux (il rejette explicitement la notion de structure), mais de comprendre ces systèmes en pénétrant l’organisation des flux qui les constituent (c’est pourquoi il oppose la « physiologie » à la simple et trompeuse « anatomie sociale »). Il est, du reste, en cela complètement de son époque et rejoint des préoccupations que l’on retrouve, sous des formes très diverses cela s’entend, chez ses adversaires (Bergson, Tarde) ou chez ses amis (Durkheim, Hubert, Granet).
7. Sur la question du rapport à « la tradition » et de ce que vous voyez dans mon travail comme une « posture de créativité radicale, quasiment nihiliste » qui ne serait au fond l’expression que d’un « mythe d’autoréalisation de soi emblématique de notre époque ». Je ne comprends pas votre critique. Y-a-t-il jamais invention conceptuelle qui ne soit négation d’une partie au moins des concepts en cours ? J’en doute. D’autre part, si je revendique une certaine radicalité, je ne vois aucun nihilisme dans ma démarche. Au contraire, j’ai grand soin du passé et, pour ce qui est du présent, j’ai plutôt l’impression de procéder par affirmations et avancées créatrices. Il me semble que vous confondez négation et nihilisme. Enfin, l’idée que mon travail verserait dans un « mythe d’autoréalisation » me semble doublement fausse : parce que l’autoréalisation n’est pas une notion que l’on devrait rejeter sans précaution ; mais aussi parce que c’est une caractérisation au fond psychologisante et donc réductrice d’une proposition théorique qui ne devrait faire l’objet, en bonne méthode scientifique, que de critiques théoriques.
8. Sur la question de la complexité inutile que vous voyez dans mes propositions (« Nous nous demandons si Pascal Michon n’aurait pas pu, tout de même, dire les choses plus simplement ») et sur le fait que vous tentiez de traduire mes propos en un langage plus simple (vous me demandez « si ce résumé omet quelque chose d’essentiel que les notions de rythme, de fluement, d’arythmie, d’idiorrythmie, d’eurythmie, etc. auraient fait apparaître »). C’est un essai dont je vous remercie sincèrement car cela pourra certainement aider à la compréhension de mon travail par de nombreux sociologues ou spécialistes de sciences sociales. Je suis également très sensible au fait que vous soyez le premier membre du MAUSS à reconnaître et à justifier de manière détaillée le fait que le rythme est une question fondamentale qui devrait être prise en considération.
En même temps, j’ai l’impression que votre réduction à un ensemble de communs dénominateurs comporte un danger : celui de laisser penser que ce que j’avance est réductible à du déjà connu ou à du déjà pensé par les sciences sociales : « Que dit-il au juste ? Que nos identités se construisent dans nos relations aux autres, qui engagent notre corps et notre langage […] Que dans ces relations se jouent des relations de pouvoir sur les personnes ». Au fond, la théorie du rythme n’apporterait rien de plus que ce que les sociologues-économistes savent déjà depuis fort longtemps. À savoir que les sociétés et les individus sont pris dans des interactions mouvantes qui les rendent plus instables et fluides qu’on ne le croit généralement. Pourquoi, dès lors, en effet, dire de manière si compliquée des choses si simples ?
Mais précisément, je ne me suis pas contenté de reprendre les différentes théories interactionnistes en cours, ou même de prolonger les auteurs qui se sont frottés, depuis ces trente dernières années, à la question des rapports réciproques entre individu singulier et individu collectif, individu et système. Je le reconnais bien volontiers, les auteurs très divers qui ont proposé des visions intermédiaires nous ont fait faire de grands progrès. Mais leurs conceptions ne suffisent plus au regard des réalités nouvelles du XXIe siècle ou bien elles rencontrent des difficultés qui les rendent moins efficaces.
En dehors du fait qu’on peut souvent repérer (comme dans la philosophie hobbesienne qui forme le socle de la pensée d’Elias) le lieu où le dualisme rejeté au départ se réintroduit subrepticement, je crois que leurs instruments sont déjà en partie inadaptés. Et la raison en est simple : si elles ont toutes été conçues comme des tentatives pour échapper aux dualismes traditionnels des sciences sociales, elles n’ont pas été pensées à partir du mouvement, des intensités, des flux et de leurs qualités eux-mêmes. Il nous faut donc accomplir ce qu’elles n’ont pas encore réussi à faire : une inversion radicale du regard qui pose le langage et le temps comme premiers et, à partir de là, repenser toutes les questions qui se posent à nous. Faute de quoi, soit nous retomberons vite dans les paradoxes et les difficultés que nous connaissons bien : le système et l’individu, la poule et l’œuf, soit nous resterons sans boussole quand il nous faudra juger de la qualité des « objets intermédiaires » que nous étudierons.
Le « don » est un exemple typique de cette deuxième difficulté : il permet de dynamiter le dualisme individualiste utilitariste, mais, tel qu’il reste pour le moment théorisé au sein du MAUSS, il ne permet pas encore de poser la question de l’organisation temporelle des flux de dons, des rythmes corporels, langagiers et sociaux qui sont déterminés par ces flux, et donc de la qualité de l’individuation singulière et collective qui en découle. On se contente le plus souvent d’une définition du don comme opposé de l’échange utilitariste, faisant de facto de celui-là une simple négation (et donc une certaine façon de conserver) celui-ci. On manque alors toute la diversité qualitative (souvent ambivalente) de la triple obligation donner-recevoir-rendre et l’on se retrouve avec une affirmation toute binaire de ce que serait le bien éthique et politique.
9. Sur ma redéfinition de la démocratie et son supposé fonds « utilitariste ». Vous citez une de mes propositions qui définit la démocratie comme le régime ou l’état social (c’est bien sûr les deux à la fois) qui permettra de « rechercher une eurythmie simultanément corporelle, discursive et sociale – une maximisation de l’individuation singulière et collective ». Et vous expliquez que vous ne « compren[ez] tout simplement pas qui maximise, qui calcule au mieux quoi, ni en vue de quoi ! ». Le problème avec la question qui, c’est qu’elle présuppose un sujet déjà là. Autrement dit, elle indique déjà sa réponse.
Pour ce qui me concerne, je l’ai dit plus haut, j’ai volontairement distingué la question de la subjectivation de celle de l’individuation. Cette position ne peut être tenue que jusqu’à un certain point, je vous l’accorde, mais je continue à penser qu’elle est nécessaire dans un premier temps, même s’il faudra réfléchir à l’avenir plus précisément à la façon de relier les deux aspects. Ma certitude à cet égard est que de toute façon la subjectivation ne réussit pas toujours, que le sujet ne peut donc être posé comme un principe antécédent à l’action et qu’il constitue plutôt une entité qui apparaît ou pas au cours de l’activité des corps-langages (au sens du génitif objectif, car pour moi c’est l’activité qui est première).
Vous reprochez, ensuite, à l’expression « maximisation » d’être trop marquée par le principe typiquement utilitariste d’un calcul du plus grand bien comme une simple addition des biens individuels. Si c’était ce que j’ai dit, je serais d’accord avec vous. Mais je maintiens l’expression « maximisation » car celle-ci est motivée par le système discursif dans lequel elle apparaît. Et comme vous l’avez senti, celui-ci est entièrement traversé par un souci de type spinoziste pour une maximisation (dans les conditions qui leurs sont faites) de ce que peuvent les corps-langages, maximisation qui ne peut en aucun cas être réduite à une augmentation additive des petits bonheurs personnels. L’utilitarisme se fonde sur un calcul des atomes de bonheur, alors que j’essaie (à l’instar de Mauss en réalité) de penser le bonheur (ou la « joie », si vous préférez, pour rester dans le ton du XVIIe siècle) comme exaltation de la puissance de vivre.
Pour finir sur ce point, je voudrais repréciser ce que j’ai déjà dit dans mon livre et écarter des malentendus qui pointent dans quelques-unes de vos remarques : les propos de Barthes sur le bonheur « idiorrythmique » sont très suggestifs (par la rareté même de tels propos) mais bien évidemment insuffisants (ne serait-ce que parce qu’il reconnaît lui-même qu’il s’agit d’une utopie domestique plus que sociale). Quant à ceux de Mauss sur « l’eurythmie », ils indiquent une piste à mon sens plus féconde, mais ils sont, quant à eux, plus qu’élémentaires et doivent être réélaborés rigoureusement. Ces exemples ne constituent donc pas des réponses aux questions éthiques et politiques que nous nous posons, mais des incitations à chercher dans la direction qu’ils pointent.
10. Sur Mauss qui ne « parviendrait tout simplement pas à penser l’histoire ». Je ne crois pas avoir dit cela. J’ai même montré dans Eléments d’une histoire du sujet que Mauss est l’un de ceux qui, dans la première moitié du XXe siècle, pense la question de l’historicité radicale des êtres humains, sans en revenir au néo-kantisme sociologique de Durkheim, mais sans tomber non plus dans les problèmes de la phénoménologie, du bergsonisme ou de la philosophie de l’historicité essentielle heideggérienne.
Ce que j’ai dit, c’est que Mauss, en dépit de son souci d’historisation constant, aboutit non seulement à une éthique et une politique fondées sur un principe anhistorique, celui-là même que vous citez quelques lignes plus loin : « le roc de la morale éternelle » – ce qui est en soi un problème. Mais aussi qu’il propose comme modèle, dans tout l’Essai sur le don et en particulier dans ses « conclusions de morale », le système de prestations totales de clan à clan, qui est « exactement, toutes proportions gardées, du même type que celui vers lequel nous voudrions voir nos sociétés se diriger ». Or, ce système « où tout est complémentaire » ne connaît pas le conflit, dont il parle pourtant tout au long de l’essai.
À vrai dire, cette subtile contradiction n’est pas à retenir contre Mauss, elle indique toutefois que c’est à partir de là qu’il faut reprendre la question. Si maintenant vous pensez que l’on peut trouver des textes allant dans un sens différent qui donnerait un sens agonistique à la démocratie, je serai le premier à m’en réjouir. Mais cela voudra dire que le problème relevait simplement de l’interprétation érudite des méandres d’une œuvre et que nous sommes d’accord sur la chose même – ce qui est pour moi la seule qui compte.
11. Sur le terme d’ « utopie maussienne ». Vous me reprenez en arguant que Mauss n’était pas un utopiste, mais un « possibiliste », attaché à des projets concrets. Vous avez certainement raison. Toutefois, mon usage du mot « utopie » n’était en rien négatif dans mon esprit, bien au contraire. Ensuite, personne ne pourra nier que l’idée que les sociétés modernes devraient réintroduire massivement le don au fondement de leur économie reste largement un projet d’avenir, c’est-à-dire dans le meilleur sens du terme… une utopie.
Sénèque. De la tranquillité de l’âme
Cher Pascal,
je viens de terminer la lecture de De la tranquillité de l’âme de Sénèque. Quelle ne fut pas ma surprise de voir l’un des derniers chapitres intitulé :
« Il faut alterner “temps forts” et “temps faibles” »
En voici un extrait :
[...] Solitude et société doivent se composer et se succéder. La solitude nous donnera le désir de fréquenter les hommes, la société, celui de nous fréquenter nous-mêmes, et chacune sera l’antidote de l’autre, la solitude nous guérissant de l’horreur de la foule, et la foule, de l’ennui de la solitude".
J’avais déjà lu de Sénèque Les bienfaits : un essai sur le don - sur la triple obligation de donner, recevoir et rendre - avant l’heure (jamais cité par Mauss).
Un indice de plus que pensée du don et pensée du rythme peuvent et même doivent se rencontrer ?