Cet article a déja paru dans les Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, 125-1 | 2013 et mis en ligne par l’EFR ici. Nous remercions Agnès Pallini-Martin de nous avoir autorisé à le reproduire sur RHUTHMOS.
Résumé : La gestion de l’espace et du temps est au cœur de la pratique des marchands, ici florentins, spécialisés dans le grand commerce. Cette pratique marchande, étudiée ici pour les premières années de la compagnie Salviati de Lyon, est un élément d’une culture marchande commune aux grandes compagnies marchandes florentines de la fin du Moyen Age et du début de l’époque moderne.
Abstract : Managing space and time is a pivotal practice for florentine merchants involved with great trade. It is a part of the merchant culture, common to the great trade companies of the late Middle Ages and Early Modernity. This paper explores for the first time the way in which the companie Salviati, in the early days of its activity, managed the space and time factors.
La maîtrise et la gestion de l’espace et du temps dans la pratique marchande est la condition nécessaire pour assurer la solidité des affaires commerciales, surtout quand il s’agit de faire des échanges entre des lieux éloignés. Tous les marchands sont confrontés à cette nécessité et prennent en compte cette problématique dans leurs activités. Les débuts de la compagnie Salviati à Lyon au début du XVIe siècle en sont un exemple. En 1508, deux cousins, membres de l’aristocratie florentine, ouvrent en leur nom, une compagnie à Lyon sous la raison sociale « Alamanno e Jacopo Salviati » et dirigée pour eux, par Francesco Naldini [1]. C’est la première des compagnies, pendant tout le XVIe siècle, les Salviati sont attestés à Lyon et sont un des exemples de l’insertion d’une grande famille florentine dans la société française. Marchands spécialisés dans la vente des soieries italiennes, de Florence et Lucques surtout, ils ont aussi un rôle important dans le commerce des épices. Leurs clients sont très nombreux, en Espagne, en France, aux Pays-Bas, en Allemagne.
Au cours du siècle, la compagnie Salviati revêt tellement d’importance qu’elle devient le symbole de la présence des marchands-banquiers florentins à Lyon spécialisés dans le commerce des tissus et de la soie, comme l’écrit notamment Richard Gascon dans son étude fondamentale de Lyon et de ses marchands [2]. S’ils sont marchands, ils sont également banquiers et participent au Grand Parti, la structure financière créée pour prêter de l’argent au roi de France en 1555-1556 [3]. Une autre branche de la famille se fixe au même moment en France avec Bernardo Salviati qui épouse Françoise Doucet et achète la seigneurie de Talcy en 1517 [4].
Pour la première période de l’installation de la compagnie, trois livres de comptabilité ont été conservés et déposés dans l’archive de la famille à Pise, ils délimitent le cadre chronologique de notre étude. Le premier est le grand livre de la compagnie, qui couvre un peu plus de deux ans de 1508 à 1510, avec plus de quatre cent comptes ouverts à des clients. Tenu en partie double, il enregistre les mouvements créditeurs et débiteurs de la compagnie, que ce soient pour des personnes physiques ou pour des marchandises [5]. Le livre secret, ouvert en 1508 et clôt en 1528, complète le grand livre. Il est divisé en deux sections, une partie de débiteurs et créditeurs, tenue en partie double, dans laquelle sont inscrits les participants au capital, les contrats en commandites de la compagnie [6]. Dans la deuxième partie sont consignés les ricordanze. L’évolution de la raison sociale de la compagnie s’y lit au fil des années. Le dernier livre enfin est le livre des Ricordanze [7]. Celui-ci comporte six sections : la première est celle des ricordanze proprement dits, la deuxième est celle des promesses de paiements, la troisième et la quatrième enregistrent les entrées et les sorties de marchandises, une section est consacrée aux seuls draps de soie et de laine. La cinquième partie recense les compagnies qui travaillent avec la compagnie lyonnaise et la dernière, les factures des expéditions de tissus.
L’installation à Lyon de la compagnie Salviati répond à une nécessité commerciale. Pour développer la vente de tissus de soie notamment mais aussi des épices et du cuir, la famille a besoin d’une implantation en France pour pouvoir mieux développer les circuits commerciaux [8]. Depuis le transfert des compagnies italiennes de Genève à Lyon à partir des années 1450, cette ville est nécessaire pour faire transiter les marchandises en provenance d’Italie vers le reste de l’Europe. Les Salviati ont, également, besoin des facilités financières et de l’extraordinaire offre que fournissent les foires de la ville.
Comment la maîtrise et la gestion de l’espace et du temps, qui sont indispensables à la pratique marchande, peuvent-elles devenir des éléments constitutifs de la culture marchande ? Nous nous attacherons à montrer la spécificité des Salviati dans la maîtrise et la gestion de l’espace et du temps, pour ensuite comprendre ce que cela révèle de leur compagnie lyonnaise.
De Florence à Lyon, comment constituer une compagnie à distance ?
Les Salviati, famille d’oligarques à Florence
Présenter rapidement la famille Salviati et la personnalité d’Alamanno Salviati est difficile tant sont nombreux les éléments à rapporter pour cette famille très connue de Florence. Le portrait dressé par Francesco Guicciardini dans son livre des Ricordanze à la mort d’Alamanno, donnent un aperçu très élogieux de l’importance et du rôle social de son beau-père [9]. Alamanno Salviati avait de nombreuses qualités et de grandes capacités physiques, morales et intellectuelles, il était de plus, animé d’un grand sens civique et d’un fort attachement à la ville de Florence. C’était aussi un marchand habile et un homme politique de premier plan. Sa disparition mit en difficulté ses enfants et un large cercle de clients composé de parents, de connaissances et de voisins dont Guicciardini fait indiscutablement partie [10].
Les Salviati originaires de Fiesole, sont présents à Florence depuis le XIIe siècle. Avant d’être une famille de patriciens florentins reconnus comme tels au XVIIIe siècle, les Salviati sont des marchands, actifs surtout dans la production drapière et le commerce de la laine. La famille possède des compagnies marchandes et bancaires du XIVe siècle au XVIIIe siècle. Cette longue permanence montre l’importance et la solidité de ses affaires. À partir des années 1440, les secteurs d’activités se diversifient avec la fabrication et le commerce de la soie, et la banque. Les Salviati ouvrent des filiales dans plusieurs villes en Italie puis hors du pays, à Pise avec Francesco Neroni pour la première compagnie en 1454, puis à Bruges avec Giovanni da Rabatta où la compagnie fit des affaires de 1461 à 1470, à Londres de 1445 à 1466, à Lisbonne de 1445 à 1479 avec Giovanni da Colle, à Constantinople de 1491 à 1494 [11]. Cette dernière compagnie était dirigée par Giovanni di Marco Salviati qui meurt à Pera en 1493 [12]. Dans la dernière décennie du XVe siècle, ils deviennent aussi producteur de soie : setaioli. La famille possède de nombreuses compagnies en Italie et en Europe : Florence, Pise, Naples, Bruges et Lyon [13]. À cette période, deux hommes sont à la tête de la famille : les deux cousins Alamanno et Jacopo. L’un et l’autre ont conclu des alliances matrimoniales qui les lient avec des familles de riches marchands florentins : Alamanno se marie avec Lucrezia Capponi et Jacopo avec Lucrezia de’ Medici, la fille de Laurent le Magnifique. Jacopo est considéré comme le chef de la branche romaine de la famille, après son transfert à Rome pour suivre son beau-frère, Giovanni de’ Medici, devenu pape sous le nom de Léon X. Deux de ses fils, Giovanni et Bernardo deviennent par ailleurs cardinaux. Jacopo obtient du pape en 1514, la trésorerie de Romagne et la ferme du sel pour tout l’État pontifical. Les revenus importants qu’il tire de ces deux charges sont à l’origine de la fortune de la branche romaine de la famille [14]. A Florence, Alamanno est un personnage central de la vie civique. Il est chef des oligarques et soutient Savonarole dans un premier temps, avant de lui retirer son appui. Il s’oppose à Piero Soderini, un autre membre du patriciat florentin, quand celui-ci devient gonfalonier à vie en 1502 [15]. Alamanno Salviati occupe cependant pendant le gonfalonat des fonctions officielles, il est ainsi envoyé comme ambassadeur auprès de Maximilien en 1507 avec Machiavel. Il est aussi le représentant des Florentins en 1508 à Pise au moment où Florence tente une dernière opération militaire pour récupérer la ville. Il meurt dans cette ville le 24 mars 1510.
La création de la filiale Salviati de Lyon
L’ouverture et le fonctionnement de la compagnie de Lyon sont au cœur de la problématique des rapports de l’espace et du temps [16]. En l’absence d’un contrat de compagnie passé devant notaire, ce sont les enregistrements au livre secret qui permettent de comprendre la structure de la compagnie ; nous avons retranscrit ces enregistrements dans le tableau ci-joint [17].
La compagnie est créée en avril 1508 pour 5 ans avec pour raison sociale « Alamanno e Jacopo Salviati e compagnie ». Les premiers apports de capitaux sont enregistrés à la foire de la Toussaint 1508 puis augmentés à la foire « d’apparition » de l’année civile suivante, c’est-à-dire en janvier 1509 (1508 selon le style florentin) [18]. Quatre hommes participent au capital : Alamanno et Jacopo Salviati et leur compagnie de Florence, Lanfredino Lanfredini et sa compagnie de Florence ainsi que Francesco Naldini de Lyon [19]. À la mort d’Alamanno, en mars 1510, la raison sociale de la compagnie change et devient « Jacopo e erede di Alamanno Salviati » [20].
Ce tableau permet de voir l’importance qu’a prise Francesco Naldini au sein de la compagnie. Lors de l’ouverture en 1508, les associés sont à parts égales mais cinq ans plus tard, Francesco Naldini, qui en est toujours le directeur, a un poids financier plus important que les autres associés. Francesco occupe la fonction de directeur jusqu’à sa mort, en 1518. Pour la période 1508-1510, le personnel est composé de quatre personnes, outre le directeur Francesco Naldini, Pagholo di Pagholo Mini, Piero Cerretani, Lorenzo di Giovanbattista Bracci et Tegghiaio di Francesco Davanzati qui tient la caisse. Ces hommes sont tous membres de grandes familles de marchands banquiers florentins qui accomplissent ici leur apprentissage du métier.
L’importance de Francesco Naldini se mesure aussi dans la confiance que lui accordent les Salviati. En 1508, lorsque s’ouvre la compagnie dans la ville, il est seul à Lyon, ni Alamanno ni Jacopo ne sont présents. Ils n’y viendront d’ailleurs jamais. Alamanno assume à Pise des fonctions politiques pour le compte de la ville de Florence [21]. Quant à Jacopo, il est plus préoccupé par sa prochaine installation à Rome que par l’ouverture et le fonctionnement d’une filiale lyonnaise. Les circonstances particulières de la création de la filiale témoignent de la puissance des Salviati. La solidité de leurs affaires ne fait pas de doute et la confiance qu’ils inspirent dans le monde des marchands et des financiers en Italie et en Europe est très importante. En effet, il leur suffit d’ouvrir une compagnie à leur nom pour être crédibles et ils n’auront pas besoin de se déplacer pour rassurer leurs clients [22]. L’éloignement de la maison-mère agit comme un révélateur de la prospérité et de la solidité de l’ensemble des compagnies Salviati, mais aussi de la force de leur réputation.
La participation à d’autres compagnies
À son tour, la compagnie lyonnaise conclut des accords avec d’autres compagnies. C’est le cas le 5 juin 1508, du contrat passé entre Francesco Naldini et son cousin, Domenico Naldini installé à Toulouse [23]. Ce dernier vient de solder une compagnie de pastel dans laquelle il était associé aux marchands allemands Vöhlin et Welser [24]. Domenico réinvestit 7000 livres tournois dans une compagnie en commandite avec son frère en tant que mandataire des Salviati. Cette compagnie doit durer 3 ans à partir de la foire de la Toussaint de 1508 [25]. La raison sociale en est « Francesco e Domenico Naldini in Tolosa » [26]. Les gains et les pertes seront répartis par moitié à la fin de l’exercice et chaque année Domenico Naldini s’engage à adresser le bilan à son cousin. La compagnie de Lyon se charge ainsi de vendre sur le marché lyonnais de la laine teinte de Perpignan envoyée par Domenico Naldini. Le premier envoi est composé de 14 balles de laine teinte qui sont reçues à Lyon pour la foire d’août 1508 et réexpédiées ensuite à Milan [27]. La compagnie de Toulouse se spécialise dans la commercialisation du pastel à destination des villes espagnoles, des Pays-Bas et de la Toscane.
La gestion à distance de la compagnie rend nécessaire la prise en compte de l’espace et du temps : l’éloignement de la maison mère par rapport à la filiale lyonnaise implique un délai dans la transmission des informations. De ce fait, deux éléments sont constitutifs de la filiale de Lyon. Celle-ci jouit d’une grande indépendance par rapport à celle de Florence mais, plus encore, c’est la confiance accordée aux Salviati par les marchands qui fréquentent la place de Lyon et, à leur tour, celle que les Salviati de Florence accordent à Francesco Naldini qui permet la création même de la compagnie et son bon fonctionnement.
La gestion de l’information dans la compagnie : la complémentarité des livres de compte
Tenir ses livres de compte, le grand livre
La maîtrise du temps et de l’espace est la nature même du travail du marchand-banquier. La différence de temps et de lieux est source bien souvent de son profit. C’est le cas notamment pour le prêt remboursé avec un intérêt, ou bien dans le trajet de la lettre de change [28]. De la même manière, le grand marchand fonde son profit sur l’importation et l’exportation de marchandises pour les vendre. Tenir ses livres de comptes est nécessaire pour poursuivre une activité marchande sur de longues distances qui immobilise les capitaux pendant des mois [29]. C’est d’autant plus vrai quand la compagnie est loin de la compagnie-mère comme pour les Salviati. Les trois livres conservés pour cette période sont complémentaires entre eux, ils ont tous une fonction différente. Le grand livre, écrit en partie double et tenu par le caissier de la compagnie Salviati, enregistre tous les mouvements des comptes des clients, à peine l’opération accomplie. Les opérations courent sur plusieurs mois, car c’est le temps de la transaction financière qui est retranscrit dans ce livre. Pour reprendre l’exemple des assurances, l’une de celles-ci est contractée le 16 mai 1508 et soldée le 25 novembre de la même année. Entre ces deux dates, le voyage a eu lieu et le rédacteur du livre laisse en suspens son compte, immobilise son argent pour plusieurs mois avant de pouvoir écrire la contrepartie.
Les Ricordanze, livre d’enregistrement des activités de la compagnie
Dans les Ricordanze, c’est un autre rapport au temps et à l’espace qui s’exprime. Ce livre est écrit en partie simple et est divisé en plusieurs sections, il est tenu par trois personnes, dont le caissier qui tenait le grand livre et Francesco Naldini [30]. Les dernières sections du livre comportent les listes des draps de soie et de laine vendues à Lyon, les marchandises envoyées de Lyon et reçues dans cette même ville et les factures de celles-ci. C’est dans ces sections que la gestion et la maîtrise de l’espace et du temps pour les marchands apparaissent le mieux.
Ces deux dernières parties sont complémentaires, le marchand enregistre les balles de marchandises au fil de leur arrivée ou de leur départ de la ville. L’écriture comporte le nom de l’expéditeur, celui du voiturier et la date de la réception de la marchandise. Bien souvent, pour la même balle, l’écriture inclut aussi sa réexpédition dans une autre direction. C’est toute l’activité sur le plan matériel de la compagnie de Lyon que nous lisons dans ces pages avec le nombre de balles qui arrivent, le nom des voituriers, le nom du marchand qui l’envoie et du marchand qui a réellement effectué le voyage. À la fin de la partie bien souvent, une ou deux lignes permettent de savoir si la marchandise est bien arrivée et éventuellement l’inscription au grand livre [31]. Le 23 novembre 1508, deux balles de draps de Perpignan sont envoyées à Giovanni Pandolfini à Rome. Cet envoi est suivi d’un autre, le 9 décembre 1508, qui est composé d’une caisse de nappes et de serviettes [32]. En février 1509, le rédacteur du livre écrit que les marchandises ont bien été reçues. Une lettre de Pandolfini en témoigne. Cette opération fait l’objet alors d’une inscription dans le grand livre : « Scrissono i detti Pandolfini avere ricevuty la sudetta roba p(er) loro lett (era) del mese di febraio et ne furo(no) fatty debit(ore) a[l] lib(r)o rosso s(egnato) A. »
Ce sont plus de 80 trajets qui sont référencés entre 1508 et 1509 [33]. Lyon joue un rôle de plate-forme de redistribution de la marchandise. Dans une vingtaine de cas, les balles sont réexpédiées dans les deux jours qui suivent leur réception par la compagnie lyonnaise. Les destinations les plus fréquentes sont Bruges, Florence et Burgos. Mais on trouve aussi des villes françaises comme Marseille ou Perpignan et aussi la mention de balles de soie envoyées depuis Florence par Lanfredino Lanfredini vers Constantinople. Le contenu précis de la balle est très rarement inscrit, cette section des Ricordanze enregistre les mouvements de marchandises mais ne les décrit pas. Il faut aller dans d’autres sections comme celle des listes de draps, qui détaille les draps de soie ou bien la section des factures pour connaitre avec précision la nature des tissus, leur provenance, la couleur, la dimension de la pièce et parfois le prix. La compagnie devait posséder des magasins assez grands pour pouvoir entreposer toutes ces marchandises.
Le rythme des arrivées et des départs et le volume des marchandises ainsi que leur diversité : fer, épices, tissus communs ou de grand prix, expliquent la rigueur avec laquelle les livres sont tenus. Sans une organisation de ce type, il serait impossible de continuer ce commerce en évitant des erreurs importantes. Ces écritures sont indispensables au marchand pour contrôler et rationaliser le commerce.
Le livre secret
Le dernier livre, qui a été conservé de la compagnie lyonnaise, est le livre secret [34]. De dimension beaucoup plus modeste que le grand livre ou le livre des ricordanze, il a une toute autre fonction. Dans la première partie tenue en partie double, les associés inscrivent dans le livre secret les premières participations au capital, les nouveaux apports éventuels et les participations dans une autre compagnie [35]. À la différence des autres livres, il n’enregistre pas les activités commerciales de la compagnie. C’est dans ce livre que sont inscrites les informations les plus importantes de la compagnie : celles relatives à la constitution de la compagnie elle-même. Ce livre secret comporte aussi une partie de mémoires, appelées ricordanze qui concerne uniquement les évolutions touchant aux statuts de la compagnie. Là encore, la tenue du livre intègre les paramètres de l’espace et du temps. L’éloignement géographique entre Florence et Lyon entraîne un délai dans la circulation des informations. Ainsi, entre la mort d’Alamanno survenue le 24 mars 1510 et l’enregistrement de celle-ci, quelques semaines s’écoulent [36]. L’ordre de changer la raison sociale de la compagnie intervient à ce moment précis [37]. Le livre secret est la mémoire de la compagnie, son écriture se fait sur une longue durée car il est ouvert en 1508 et s’arrête en 1528.
Les trois livres n’ont donc pas la même fonction dans la compagnie. Le grand livre, parfois complété d’un journal, a une fonction comptable, les ricordanze enregistrent toutes les activités sous forme synthétique, le livre secret recueille les mouvements de capitaux de la raison sociale, et la participation de profits à la fin de l’exercice. C’est dans ce dernier livre aussi, par les ricordanze, que transparaissent les liens entre la maison mère et la filiale de la compagnie.
La confiance dans l’activité marchande
Ventes et achats de marchandises qui transitent par Lyon
La compagnie lyonnaise s’est spécialisée dans le commerce de tissus à distance, utilisant les techniques commerciales et financières de la place de Lyon et les possibilités offertes par les foires [38]. Comme nous l’avons dit précédemment, la ville est utilisée pour les Salviati comme une plate-forme de redistribution des marchandises, essentiellement des draps de laine et de soie, même si l’on trouve aussi dans leurs comptes d’autres produits comme des épices, du cuir et du fer. Les marchandises utilisent les circuits classiques pour les tissus de soie et de laine à cette période [39]. Partent d’Italie des produits finis et de grande qualité : de la laine, de la soie, de l’or et de l’argent filé. Pour la soie, ce sont des satins, des velours, des damas de Lucques et de Florence, parmi les plus chers de l’époque [40]. Ces marchandises alimentent à la fois le marché local et national à Lyon et en France et un grand marché européen : la Flandre, l’Angleterre, l’Espagne et l’Allemagne.
Des produits finis de moins bonne qualité partent de la France : laine de Perpignan, draps de laine commune envoyés à Lyon par Domenico Naldini ou des serviettes de Lyon qui sont envoyées à Burgos [41]. D’Espagne, sont acheminées des matières premières comme la grana : un colorant utilisé pour le rouge, du cuir et des tissus de soies. Ces produits sont vendus à des Italiens à Florence et Milan [42]. Ce sont des toiles de Flandres et des draps de laine ainsi que du fer qui partent du Nord de l’Europe.
Ce qui fait la spécificité des Salviati à Lyon par rapport aux autres marchands florentins installés dans la ville, c’est sans aucun doute le volume de leurs affaires, l’importance des sommes engagées et les clients avec lesquels ils sont en relation. En deux ans, soit la durée de ce premier livre de compte, ce sont plus de 400 clients qui possèdent un compte ouvert dans ce grand livre et en un mois, ce sont en moyenne 40 balles de tissus qui passent par Lyon [43]. Les Salviati servent de relais à Lyon pour bon nombre de setaioli florentins et Lucquois. Ils vendent de la soie, des taffetas, du satin, de l’or et de l’argent filé pour le compte de Lanfredino Lanfredini leur associé et pour les membres des plus grandes familles de marchands florentines et lucquoises : Guicciardini, Bracci, Corsini, Bonvisi. De même, ils sont en lien avec les compagnies marchandes les plus importantes de nombreuses villes d’Italie : Sienne, Rome, Naples.
Les conditions du transport
Les Salviati expédient et reçoivent leurs marchandises dans une vaste zone géographique qui s’étend sur plusieurs milliers de kilomètres de Bruges à Burgos ou à Naples. La question des parcours est un problème important quand le trajet des marchandises se fait sur d’aussi longues distances et prend plusieurs semaines entre Florence, Lyon, Burgos et Bruges pour ne citer que les parcours les plus fréquents pour les marchandises des Salviati. Ceux-ci doivent organiser les transports par voies terrestres ou maritimes [44]. Le choix des voituriers ou des capitaines qui vont effectuer le voyage est primordial pour s’assurer du bon déroulement du trajet des marchandises. Dans le cas des transports maritimes plus risqués que les transports terrestres, les Salviati passent des contrats d’assurances qu’ils inscrivent dans leur grand livre [45]. C’est le cas pour des transports maritimes entre Aigues Mortes et Alessandria ou Alessandria et Marseille [46].
Les correspondants des Salviati : les éléments essentiels du commerce
Le choix des correspondants est tout aussi fondamental. Ceux-ci doivent en effet à la fois recevoir les balles de marchandises pour pouvoir ensuite les vendre, mais aussi acheter à leur tour des tissus, des cuirs et des épices pour les envoyer aux Salviati. La confiance doit être grande entre tous ces hommes, car ce sont des sommes très importantes qui sont engagées et les trajets demeurent très risqués.
Dans chaque ville, qui sert à la fois de point de réception et de distribution des marchandises, les Salviati possèdent un ou plusieurs correspondants de confiance. Il s’agit de Biagio Balbani à Bruges, Lanfredino Lanfredini à Florence, Francesco Salamanca à Burgos. Ces hommes ne sont pas des associés, à l’exception de Lanfredino Lanfredini.
Les Salviati envoient aussi des marchands chargés d’aller chercher des informations et des produits qu’ils pourront vendre par la suite. Piero Rondinelli est un de ceux-là [47]. Il envoie une lettre à la compagnie lyonnaise dans laquelle il rend compte de son voyage en Espagne [48]. Il se rend notamment à Barcelone et à Valence et, avec des marchands sur place, il négocie les conditions selon lesquelles le commerce de cuir espagnol et de soie italienne peut se faire, via Lyon.
Dès l’ouverture de la compagnie en 1508, le rythme des affaires de la compagnie Salviati est très soutenu. Cela montre la puissance de la compagnie et la solidité des liens commerciaux et financiers qui fonctionnaient déjà efficacement. Pour les Salviati, il était nécessaire de se rapprocher des lieux de commercialisation européens tout en profitant des avantages qu’offraient la ville de Lyon et ses foires. Ce nouveau déploiement géographique ne peut se faire cependant que par une maîtrise de l’espace et du temps, à commencer par la distance entre Florence, lieu d’implantation de la compagnie-mère et Lyon. La force de la réputation de la famille des Salviati est incontestablement un point en leur faveur, tout comme l’est le contrôle rigoureux de la tenue des livres de comptes et la constitution d’un réseau de correspondants commerciaux fiables et efficaces, qui sont parfois des associés au capital de la compagnie. Réputation, technicité et confiance participent pleinement de la culture de ce grand marchand. La gestion, nécessaire pour le marchand, de l’espace et du temps crée ainsi des pratiques nouvelles, à la fois spatiales et sociales qui aboutissent à la création d’un réseau de commerce, alliant marchandises et marchands. Un réseau, qui dans cet exemple lyonnais, dépasse le cadre familial.
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