Ce texte a paru initialement dans ANNALES ESC. Vol. 13, n° 4, oct.-déc. 1958, p. 725-753, puis a été réédité dans Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969. p. 44-83. Il est également disponible, mais dans une version assez fautive, ici.
Il y a crise générale des sciences de l’homme : elles sont toutes accablées sous leurs propres progrès, ne serait-ce qu’en raison de l’accumulation des connaissances nouvelles et de la nécessité d’un travail collectif, dont l’organisation intelligente reste à mettre sur pied ; directement ou indirectement, toutes sont touchées, qu’elles le veuillent ou non, par les progrès des plus agiles d’entre elles, mais restent cependant aux prises avec un humanisme rétrograde, insidieux, qui ne peut plus leur servir de cadre. Toutes, avec plus ou moins de lucidité, se préoccupent de leur place dans l’ensemble monstrueux des recherches anciennes et nouvelles, dont se devine aujourd’hui la convergence nécessaire.
De ces difficultés, les sciences de l’homme sortiront-elles par un effort supplémentaire de définition ou un surcroît de mauvaise humeur ? Peut-être en ont-elles l’illusion, car (au risque de revenir sur de très vieux rabâchages ou de faux problèmes) les voilà préoccupées, aujourd’hui plus encore qu’hier, de définir leurs buts, leurs méthodes, leurs supériorités. Les voilà, à l’envi, engagées dans des chicanes sur les frontières qui les séparent, ou ne les séparent pas, ou les séparent mal des sciences voisines. Car chacune rêve, en fait, de rester ou de retourner chez elle... Quelques savants isolés organisent des rapprochements : Claude Lévi-Strauss [1] pousse l’anthropologie « structurale » vers les procédés de la linguistique, les horizons de l’histoire « inconsciente » et l’impérialisme juvénile des mathématiques « qualitatives ». Il tend vers une science qui lierait, sous le nom de science de la communication, l’anthropologie, l’économie politique, la linguistique... Mais qui est prêt à ces franchissements de frontière et à ces regroupements ? Pour un oui, pour un non, la géographie elle-même divorcerait d’avec l’histoire !
Mais ne soyons pas injustes ; il y a un intérêt à ces querelles et à ces refus. Le désir de s’affirmer contre les autres est forcément à l’origine de curiosités nouvelles : nier autrui, c’est déjà le connaître. Bien plus, sans le vouloir explicitement, les sciences sociales s’imposent les unes aux autres, chacune tend à saisir le social en son entier, dans sa « totalité » ; chacune empiète sur ses voisines en croyant demeurer chez elle. L’économie découvre la sociologie qui la cerne, l’histoire, – peut-être la moins structurée des sciences de l’homme, – accepte toutes les leçons de son multiple voisinage et s’efforce de les répercuter. Ainsi, malgré les réticences, les oppositions, les ignorances tranquilles, la mise en place d’un « marché commun » s’esquisse ; elle vaudrait la peine d’être tentée au cours des années qui viennent, même si, plus tard, chaque science avait avantage, pour un temps, à reprendre une route plus étroitement personnelle.
Mais se rapprocher tout d’abord, l’opération est urgente. Aux États-Unis, cette réunion a pris la forme de recherches collectives sur les aires culturelles du monde actuel : les area studies étant, avant tout, l’étude par une équipe de social scientists, de ces monstres politiques du temps présent : Chine, Inde, Russie, Amérique latine, États-Unis. Les connaître, question de vie ! Encore faut-il, lors de cette mise en commun de techniques et de connaissances, que chacun des participants ne reste pas enfoncé dans son travail particulier, aveugle ou sourd, comme la veille, à ce que disent, écrivent, ou pensent les autres ! Encore faut-il que le rassemblement des sciences sociales soit complet, que l’on ne néglige pas les plus anciennes au bénéfice des plus jeunes, capables de tant promettre, sinon de toujours tenir. Par exemple, la place faite à la géographie dans ces tentatives américaines est pratiquement nulle, extrêmement mince celle que l’on concède à l’histoire. Et d’ailleurs, de quelle histoire s’agit-il ?
De la crise que notre discipline a traversée au cours de ces vingt ou trente dernières années, les autres sciences sociales sont assez mal informées et leur tendance est de méconnaître, en même temps que les travaux des historiens, un aspect de la réalité sociale dont l’histoire est bonne servante, sinon toujours habile vendeuse : cette durée sociale, ces temps multiples et contradictoires de la vie des hommes, qui ne sont pas seulement la substance du passé, mais aussi l’étoffe de la vie sociale actuelle. Raison de plus pour signaler avec force dans le débat qui s’instaure entre toutes les sciences de l’homme, l’importance, l’utilité de l’histoire, ou plutôt de la dialectique de la durée, telle qu’elle se dégage du métier, de l’observation répétée de l’historien ; rien n’étant plus important, d’après nous, au centre de la réalité sociale, que cette opposition vive, intime, répétée indéfiniment, entre l’instant et le temps lent à s’écouler. Qu’il s’agisse du passé ou de l’actualité, une conscience nette de cette pluralité du temps social est indispensable à une méthodologie commune des sciences de l’homme.
Je parlerai donc longuement de l’histoire, du temps de l’histoire. Moins pour les lecteurs de cette revue, spécialistes de nos études, que pour nos voisins des sciences de l’homme : économistes, ethnographes, ethnologues (ou anthropologues), sociologues, psychologues, linguistes, démographes, géographes, voire mathématiciens sociaux ou statisticiens, – tous voisins que, depuis de longues années, nous avons suivis dans leurs expériences et recherches parce qu’il nous semblait (et il nous semble encore) que, mise à leur remorque ou à leur contact, l’histoire s’éclaire d’un jour nouveau. Peut-être, à notre tour, avons-nous quelque chose à leur rendre. Des expériences et tentatives récentes de l’histoire, se dégage – consciente ou non, acceptée ou non – une notion de plus en plus précise de la multiplicité du temps et de la valeur exceptionnelle du temps long. Cette dernière notion, plus que l’histoire elle-même – l’histoire aux cent visages – devrait intéresser les sciences sociales, nos voisines.
I. Histoire et durées
Tout travail historique décompose le temps révolu, choisit entre ses réalités chronologiques, selon des préférences et exclusives plus ou moins conscientes. L’histoire traditionnelle attentive au temps bref, à l’individu, à l’événement, nous a depuis longtemps habitués à son récit précipité, dramatique, de souffle court.
La nouvelle histoire économique et sociale met au premier plan de sa recherche l’oscillation cyclique et elle mise sur sa durée : elle s’est prise au mirage, à la réalité aussi des montées et descentes cycliques des prix. Il y a ainsi, aujourd’hui, à côté du récit (ou du « récitatif » traditionnel), un récitatif de la conjoncture qui met en cause le passé par larges tranches : dizaines, vingtaines ou cinquantaines d’années.
Bien au-delà de ce second récitatif se situe une histoire de souffle plus soutenu encore, d’ampleur séculaire cette fois : l’histoire de longue, même de très longue durée. La formule, bonne ou mauvaise, m’est devenue familière pour désigner l’inverse de ce que François Simiand, l’un des premiers après Paul Lacombe, aura baptisé histoire événementielle. Peu importent ces formules ; en tout cas c’est de l’une à l’autre, d’un pôle à l’autre du temps, de l’instantané à la longue durée que se situera notre discussion.
Non que ces mots soient d’une sûreté absolue. Ainsi le mot événement. Pour ma part, je voudrais le cantonner, l’emprisonner dans la courte durée : l’événement est explosif, « nouvelle sonnante », comme l’on disait au XVIe siècle. De sa fumée abusive, il emplit la conscience des contemporains, mais il ne dure guère, à peine voit-on sa flamme.
Les philosophes nous diraient, sans doute, que c’est vider le mot d’une grosse partie de son sens. Un événement, à la rigueur, peut se charger d’une série de significations ou d’accointances. Il porte témoignage parfois sur des mouvements très profonds, et par le jeu factice ou non des « causes » et des « effets » chers aux historiens d’hier, il s’annexe un temps très supérieur à sa propre durée. Extensible à l’infini, il se lie librement ou non, à toute une chaîne d’événements, de réalités sous-jacentes, et impossibles, semble-t-il à détacher dès lors les uns des autres. Par ce jeu d’additions, Benedetto Croce pouvait prétendre que, dans tout événement, l’histoire entière, l’homme entier s’incorporent et puis se redécouvrent à volonté. À condition, sans doute, d’ajouter à ce fragment ce qu’il ne contient pas au premier abord et donc de savoir ce qu’il est juste – ou non – de lui adjoindre. C’est ce jeu intelligent et dangereux que proposent des réflexions récentes de Jean-Paul Sartre [2].
Alors disons plus clairement, au lieu d’événementiel : le temps court, à la mesure des individus, de la vie quotidienne, de nos illusions, de nos prises rapides de conscience – le temps par excellence du chroniqueur, du journaliste. Or, remarquons-le, chronique ou journal donnent, à côté des grands événements, dits historiques, les médiocres accidents de la vie ordinaire : un incendie, une catastrophe ferroviaire, le prix du blé, un crime, une représentation théâtrale, une inondation. Chacun comprendra qu’il y ait, ainsi, un temps court de toutes les formes de la vie, économique, social, littéraire, institutionnel, religieux, géographique même (un coup de vent, une tempête), aussi bien que politique.
À la première appréhension, le passé est cette masse de menus faits, les uns éclatants, les autres obscurs et indéfiniment répétés, ceux même dont la micro-sociologie ou la sociométrie, dans l’actualité, font leur butin quotidien (il y a aussi une micro-histoire). Mais cette masse ne constitue pas toute la réalité, toute l’épaisseur de l’histoire sur quoi peut travailler à l’aise la réflexion scientifique. La science sociale a presque horreur de l’événement. Non sans raison : le temps court est la plus capricieuse, la plus trompeuse des durées.
D’où chez certains d’entre nous, historiens, une méfiance vive à l’égard d’une histoire traditionnelle, dite événementielle, l’étiquette se confondant avec celle d’histoire politique, non sans quelque inexactitude : l’histoire politique n’est pas forcément événementielle, ni condamnée à l’être. C’est un fait cependant que sauf les tableaux factices, presque sans épaisseur temporelle, dont elle coupait ses récits [3], sauf les explications de longue durée dont il fallait bien l’assortir, c’est un fait que, dans son ensemble, l’histoire des cent dernières années, presque toujours politique, centrée sur le drame des « grands événements », a travaillé dans et sur le temps court. Ce fut peut-être la rançon des progrès accomplis, pendant cette même période, dans la conquête scientifique d’instruments de travail et de méthodes rigoureuses. La découverte massive du document a fait croire à l’historien que dans l’authenticité documentaire était la vérité entière. « Il suffit, écrivait hier encore Louis Halphen [4], de se laisser en quelque sorte porter par les documents, lus l’un après l’autre, tels qu’ils s’offrent à nous, pour voir la chaîne des faits se reconstituer presque automatiquement. » Cet idéal, « l’histoire à l’état naissant », aboutit vers la fin du XIXe siècle à une chronique d’un nouveau style, qui, dans son ambition d’exactitude, suit pas à pas l’histoire événementielle telle qu’elle se dégage de correspondances d’ambassadeurs ou de débats parlementaires. Les historiens du XVIIIe siècle et du début du XIXe avaient été autrement attentifs aux perspectives de la longue durée que seuls, par la suite, de grands esprits, un Michelet, un Ranke, un Jacob Burckhardt, un Fustel surent redécouvrir. Si l’on accepte que ce dépassement du temps court a été le bien le plus précieux, parce que le plus rare, de l’historiographie des cent dernières années, on comprendra le rôle éminent de l’histoire des institutions, des religions, des civilisations, et, grâce à l’archéologie à qui il faut de vastes espaces chronologiques, le rôle d’avant-garde des études consacrées à l’antiquité classique. Hier, elles ont sauvé notre métier.
La rupture récente avec les formes traditionnelles de l’histoire du XIXe siècle n’a pas été une rupture totale avec le temps court. Elle a joué, on le sait, au bénéfice de l’histoire économique et sociale, au détriment de l’histoire politique. D’où un bouleversement et un indéniable renouveau ; d’où, inévitablement, des changements de méthode, des déplacements de centres d’intérêt avec l’entrée en scène d’une histoire quantitative qui, certainement, n’a pas dit son dernier mot.
Mais surtout, il y a eu altération du temps historique traditionnel. Une journée, une année pouvaient paraître de bonnes mesures à un historien politique, hier. Le temps était une somme de journées. Mais une courbe des prix, une progression démographique, le mouvement des salaires, les variations du taux d’intérêt, l’étude (plus rêvée que réalisée) de la production, une analyse serrée de la circulation réclament des mesures beaucoup plus larges.
Un mode nouveau de récit historique apparaît, disons le « récitatif » de la conjoncture, du cycle, voire de l’« intercycle », qui propose à notre choix une dizaine d’années, un quart de siècle et, à l’extrême limite, le demi-siècle du cycle classique de Kondratieff. Par exemple, compte non tenu des accidents brefs et de surface, les prix montent, en Europe, de 1791 à 1817 ; ils fléchissent de 1817 à 1852 : ce double et lent mouvement de montée et de recul représente un intercycle complet à l’heure de l’Europe et, à peu près, du monde entier. Sans doute ces périodes chronologiques n’ont-elles pas une valeur absolue. À d’autres baromètres, celui de la croissance économique et du revenu ou du produit national, François Perroux [5] nous offrirait d’autres bornes, plus valables peut-être. Mais peu importent ces discussions en cours ! L’historien dispose sûrement d’un temps nouveau, élevé à la hauteur d’une explication où l’histoire peut tenter de s’inscrire, se découpant suivant des repères inédits, selon ces courbes et leur respiration même.
C’est ainsi qu’Ernest Labrousse et ses élèves ont mis en chantier, depuis leur manifeste du dernier Congrès historique de Rome (1955), une vaste enquête d’histoire sociale, sous le signe de la quantification. Je ne crois pas trahir leur dessein en disant que cette enquête aboutira forcément à la détermination de conjonctures (voire de structures) sociales, rien ne nous assurant, à l’avance, que ce type de conjoncture aura la même vitesse ou la même lenteur que l’économique. D’ailleurs ces deux gros personnages, conjoncture économique et conjoncture sociale, ne doivent pas nous faire perdre de vue d’autres acteurs, dont la marche sera difficile à déterminer, peut-être indéterminable, faute de mesures précises. Les sciences, les techniques, les institutions politiques, les outillages mentaux, les civilisations (pour employer ce mot commode) ont également leur rythme de vie et de croissance, et la nouvelle histoire conjoncturelle sera seulement au point lorsqu’elle aura complété son orchestre.
En toute logique, ce récitatif aurait dû, par son dépassement même, conduire à la longue durée. Mais, pour mille raisons, le dépassement n’a pas été la règle et un retour au temps court s’accomplit sous nos yeux ; peut-être parce qu’il semble plus nécessaire (ou plus urgent) de coudre ensemble l’histoire « cyclique » et l’histoire courte traditionnelle que d’aller de l’avant, vers l’inconnu. En termes militaires, il s’agirait là de consolider des positions acquises. Le premier grand livre d’Ernest Labrousse, en 1933, étudiait ainsi le mouvement général des prix en France au XVIIIe siècle [6], mouvement séculaire. En 1943, dans le plus grand livre d’histoire paru en France au cours de ces vingt-cinq dernières années, le même Ernest Labrousse cédait à ce besoin de retour à un temps moins encombrant, quand, au creux même de la dépression de 1774 à 1791, il signalait une des sources vigoureuses de la Révolution française, une de ses rampes de lancement. Encore mettait-il en cause un demi-intercycle, mesure large. Sa communication au Congrès international de Paris, en 1948, Comment naissent les révolutions ? s’efforce de lier, cette fois, un pathétisme économique de courte durée (nouveau style), à un pathétisme politique (très vieux style), celui des journées révolutionnaires. Nous revoici dans le temps court, et jusqu’au cou. Bien entendu, l’opération est licite, utile, mais comme elle est symptomatique ! L’historien est volontiers metteur en scène. Comment renoncerait-il au drame du temps bref, aux meilleures ficelles d’un très vieux métier ?
Au delà des cycles et intercycles, il y a ce que les économistes appellent, sans toujours l’étudier, la tendance séculaire. Mais elle n’intéresse encore que de rares économistes et leurs considérations sur les crises structurelles, n’ayant pas subi l’épreuve des vérifications historiques, se présentent comme des ébauches ou des hypothèses, à peine enfoncées dans le passé récent, jusqu’en 1929, au plus jusqu’aux années 1870 [7]. Elles offrent cependant une utile introduction à l’histoire de longue durée. Elles sont une première clef.
La seconde, bien plus utile, est le mot de structure. Bon ou mauvais, celui-ci domine les problèmes de la longue durée. Par structure, les observateurs du social entendent une organisation, une cohérence, des rapports assez fixes entre réalités et masses sociales. Pour nous, historiens, une structure est sans doute assemblage, architecture, mais plus encore une réalité que le temps use mal et véhicule très longuement. Certaines structures, à vivre longtemps, deviennent des éléments stables d’une infinité de générations : elles encombrent l’histoire, en gênent, donc en commandent, l’écoulement. D’autres sont plus promptes à s’effriter. Mais toutes sont à la fois soutiens et obstacles. Obstacles, elles se marquent comme des limites (des enveloppes, au sens mathématique) dont l’homme et ses expériences ne peuvent guère s’affranchir. Songez à la difficulté de briser certains cadres géographiques, certaines réalités biologiques, certaines limites de la productivité, voire telles ou telles contraintes spirituelles : les cadres mentaux aussi sont prisons de longue durée.
L’exemple le plus accessible semble encore celui de la contrainte géographique. L’homme est prisonnier des siècles durant, de climats, de végétations, de populations animales, de cultures, d’un équilibre lentement construit, dont il ne peut s’écarter sans risquer de remettre tout en cause. Voyez la place de la transhumance dans la vie montagnarde, la permanence de certains secteurs de vie maritime, enracinés en tels points privilégiés des articulations littorales, voyez la durable implantation des villes, la persistance des routes et des trafics, la fixité surprenante du cadre géographique des civilisations.
Mêmes permanences ou survivances dans l’immense domaine culturel. Le livre magnifique d’Ernst Robert Curtius [8], qui a enfin paru dans une traduction française, est l’étude d’un système culturel qui prolonge, en la déformant par ses choix, la civilisation latine du Bas-Empire, accablée elle-même sous un lourd héritage : jusqu’aux XIIIe et XIVe siècles, jusqu’à la naissance des littératures nationales, la civilisation des élites intellectuelles a vécu des mêmes thèmes, des mêmes comparaisons, des mêmes lieux communs et rengaines. Dans une ligne de pensée analogue, l’étude de Lucien Febvre, Rabelais et le problème de l’incroyance au XVIe siècle [9], s’est attachée à préciser l’outillage mental de la pensée française à l’époque de Rabelais, cet ensemble de conceptions qui, bien avant Rabelais et longtemps après lui, a commandé les arts de vivre, de penser et de croire, et a limité durement, à l’avance, l’aventure intellectuelle des esprits les plus libres. Le thème que traite Alphonse Dupront [10] se présente lui aussi comme une des plus neuves recherches de l’École historique française. L’idée de croisade y est considérée, en Occident, au-delà du XIVe siècle, c’est-à-dire bien au-delà de la « vraie » croisade, dans la continuité d’une attitude de longue durée qui, sans fin répétée, traverse les sociétés, les mondes, les psychismes les plus divers et touche d’un dernier reflet les hommes du XIXe siècle. Dans un domaine encore voisin, le livre de Pierre Francastel, Peinture et Société [11], signale, à partir des débuts de la Renaissance florentine, la permanence d’un espace pictural « géométrique » que rien n’altérera plus jusqu’au cubisme et à la peinture intellectuelle des débuts de notre siècle. L’histoire des sciences connaît, elle aussi, des univers construits qui sont autant d’explications imparfaites, mais à qui des siècles de durée sont accordés régulièrement. Ils ne sont rejetés qu’après avoir longuement servi. L’univers aristotélicien se maintient sans contestation, ou presque, jusqu’à Galilée, Descartes et Newton ; il s’efface alors devant un univers profondément géométrisé qui, à son tour, s’effondrera, mais beaucoup plus tard, devant les révolutions einsteiniennes [12].
La difficulté, par un paradoxe seulement apparent, est de déceler la longue durée dans le domaine où la recherche historique vient de remporter ses succès indéniables : le domaine économique. Cycles, intercycles, crises structurelles cachent ici les régularités, les permanences de systèmes, certains ont dit de civilisations [13] – c’est-à-dire de vieilles habitudes de penser et d’agir, de cadres résistants, durs à mourir, parfois contre toute logique.
Mais raisonnons sur un exemple, vite analysé. Voici, près de nous, dans le cadre de l’Europe, un système économique qui s’inscrit dans quelques lignes et règles générales assez nettes : il se maintient à peu près en place du XIVe au XVIIIe siècle, disons, pour plus de sécurité, jusque vers 1750. Des siècles durant, l’activité économique dépend de populations démographiquement fragiles, comme le montreront les grands reflux de 1350-1450 et, sans doute, de 1630-1730 [14]. Des siècles durant, la circulation voit le triomphe de l’eau et du navire, toute épaisseur continentale étant obstacle, infériorité. Les essors européens, sauf les exceptions qui confirment la règle (foires de Champagne déjà sur leur déclin au début de la période, ou foires de Leipzig au XVIIIe siècle), tous ces essors se situent au long des franges littorales. Autres caractéristiques de ce système : la primauté des marchands ; le rôle éminent des métaux précieux, or, argent et même cuivre, dont les heurts incessants ne seront amortis, et encore, que par le développement décisif du crédit, avec la fin du XVIe siècle ; les morsures répétées des crises agricoles saisonnières ; la fragilité, dirons-nous, du plancher même de la vie économique ; le rôle enfin, disproportionné à première vue, d’un ou deux grands trafics extérieurs : le commerce du Levant du XIIe au XVIe siècle, le commerce colonial au XVIIIe.
J’ai défini ainsi, ou plutôt évoqué à mon tour après quelques autres, les traits majeurs, pour l’Europe occidentale, du capitalisme marchand, étape de longue durée. Malgré tous les changements évidents qui les traversent, ces quatre ou cinq siècles de vie économique ont eu une certaine cohérence, jusqu’au bouleversement du XVIIIe siècle et de la révolution industrielle dont nous ne sommes pas encore sortis. Des traits leur sont communs et demeurent immuables tandis qu’autour d’eux, parmi d’autres continuités, mille ruptures et bouleversements renouvelaient le visage du monde.
Entre les temps différents de l’histoire, la longue durée se présente ainsi comme un personnage encombrant, compliqué, souvent inédit. L’admettre au cœur de notre métier ne sera pas un simple jeu, l’habituel élargissement d’études et de curiosités. Il ne s’agira pas, non plus, d’un choix dont il serait le seul bénéficiaire. Pour l’historien, l’accepter c’est se prêter à un changement de style, d’attitude, à un renversement de pensée, à une nouvelle conception du social. C’est se familiariser avec un temps ralenti, parfois presque à la limite du mouvant. À cet étage, non pas à un autre – j’y reviendrai – il est licite de se déprendre du temps exigeant de l’histoire, en sortir, puis y revenir, mais avec d’autres yeux, chargés d’autres inquiétudes, d’autres questions. En tout cas, c’est par rapport à ces nappes d’histoire lente que la totalité de l’histoire peut se repenser, comme à partir d’une infrastructure. Tous les étages, tous les milliers d’étages, tous les milliers d’éclatements du temps de l’histoire se comprennent à partir de cette profondeur, de cette semi-immobilité ; tout gravite autour d’elle.
Dans les lignes qui précèdent, je ne prétends pas avoir défini le métier d’historien – mais une conception de ce métier. Heureux, et bien naïf, qui penserait, après les orages des dernières années, que nous avons trouvé les vrais principes, les limites claires, la bonne École. En fait, tous les métiers des sciences sociales ne cessent de se transformer en raison de leurs mouvements propres et du mouvement vif de l’ensemble. L’histoire ne fait pas exception. Aucune quiétude n’est donc en vue et l’heure des disciples n’a pas sonné. Il y a loin de Charles Victor Langlois et Charles Seignobos à Marc Bloch. Mais depuis Marc Bloch, la roue n’a pas cessé de tourner. Pour moi, l’histoire est la somme de toutes les histoires possibles, – une collection de métiers et de points de vue, d’hier, d’aujourd’hui, de demain.
La seule erreur, à mon avis, serait de choisir l’une de ces histoires à l’exclusion des autres. Ce fut, ce serait l’erreur historisante. Il ne sera pas commode, on le sait, d’en convaincre tous les historiens et, moins encore, les sciences sociales, acharnées à nous ramener à l’histoire telle qu’elle était hier. Il nous faudra beaucoup de temps et de peine pour faire admettre tous ces changements et nouveautés sous le vieux nom d’histoire. Et pourtant, une « science » historique nouvelle est née, qui continue à s’interroger et à se transformer. Elle s’annonce, chez nous, dès 1900 avec la Revue de Synthèse historique et avec les Annales à partir de 1929. L’historien s’est voulu attentif à toutes les sciences de l’homme. Voilà qui donne à notre métier d’étranges frontières et d’étranges curiosités. Aussi bien, n’imaginons pas entre l’historien et l’observateur des sciences sociales les barrières et différences d’hier. Toutes les sciences de l’homme, y compris l’histoire, sont contaminées les unes par les autres. Elles parlent le même langage ou peuvent le parler.
Qu’on se place en 1558 ou en l’an de grâce 1958, il s’agit, pour qui veut saisir le monde, de définir une hiérarchie de forces, de courants, de mouvements particuliers, puis de ressaisir une constellation d’ensemble. À chaque instant de cette recherche, il faudra distinguer entre mouvements longs et poussées brèves, celles-ci prises dès leurs sources immédiates, ceux-là dans la lancée d’un temps lointain. Le monde de 1558, si maussade à l’heure française, n’est pas né au seuil de cette année sans charme. Et pas davantage, toujours à l’heure française, notre difficile année 1958. Chaque « actualité » rassemble des mouvements d’origine, de rythmes différents : le temps d’aujourd’hui date à la fois d’hier, d’avant-hier, de jadis.
II. La querelle du temps court
Ces vérités sont certes banales. Cependant, les sciences sociales ne sont guère tentées par la recherche du temps perdu. Non que l’on puisse dresser contre elles un réquisitoire ferme et les déclarer coupables, toujours, de ne pas accepter l’histoire ou la durée comme dimensions nécessaires de leurs études. Elles nous font même, en apparence, bon accueil ; l’examen « diachronique » qui réintroduit l’histoire n’est jamais absent de leurs préoccupations théoriques.
Pourtant ces acquiescements écartés, il faut bien convenir que les sciences sociales, par goût, par instinct profond, peut-être par formation, tendent à échapper toujours à l’explication historique ; elles lui échappent par deux démarches quasi opposées : l’une « événementialise », ou si l’on veut « actualise » à l’excès les études sociales, grâce à une sociologie empirique, dédaigneuse de toute histoire, limitée aux données du temps, court, de l’enquête sur le vif ; l’autre dépasse purement et simplement le temps en imaginant au terme d’une « science de la communication » une formulation mathématique de structures quasi intemporelles. Cette dernière démarche, la plus neuve de toutes, est évidemment la seule qui puisse nous intéresser profondément. Mais l’événementiel a encore assez de partisans pour que les deux aspects de la question vaillent d’être examinés tour à tour.
Nous avons dit notre méfiance à l’égard d’une histoire purement événementielle. Soyons juste : s’il y a péché événementialiste, l’histoire, accusée de choix, n’est pas la seule coupable. Toutes les sciences sociales participent à l’erreur. Économistes, démographes, géographes sont partagés entre hier et aujourd’hui (mais mal partagés) ; il leur faudrait pour être sages maintenir la balance égale, ce qui est facile et obligatoire pour le démographe ; ce qui va presque de soi pour les géographes (particulièrement les nôtres nourris de la tradition vidalienne) ; ce qui n’arrive que rarement, par contre, pour les économistes, prisonniers de l’actualité la plus courte, entre une limite arrière qui ne va guère en deçà de 1945 et un aujourd’hui que les plans et prévisions prolongent dans l’avenir immédiat de quelques mois, au plus de quelques années. Je soutiens que toute la pensée économique est coincée par cette restriction temporelle. Aux historiens, disent les économistes, d’aller en deçà de 1945 à la recherche des économies anciennes ; mais, ce faisant, ils se privent d’un merveilleux champ d’observation, qu’ils ont abandonné d’eux-mêmes, sans en nier pour autant la valeur. L’économiste a pris l’habitude de courir au service de l’actuel, au service des gouvernements.
La position des ethnographes et ethnologues n’est pas aussi nette, ni aussi alarmante. Quelques-uns d’entre eux ont bien souligné l’impossibilité (mais à l’impossible, tout intellectuel est tenu) et l’inutilité de l’histoire à l’intérieur de leur métier. Ce refus autoritaire de l’histoire n’aura guère servi Malinowski et ses disciples. En fait, comment l’anthropologie se désintéresserait-elle de l’histoire ? Elle est la même aventure de l’esprit, comme aime à le dire Claude Lévi-Strauss [15]. Il n’y a pas de société, si fruste soit-elle, qui ne révèle à l’observation « les griffes de l’événement », pas de société non plus dont l’histoire ait fait entièrement naufrage. De ce côté, nous aurions tort de nous plaindre, ou d’insister.
Par contre, notre querelle sera assez vive aux frontières du temps court, à l’égard de la sociologie des enquêtes sur l’actuel, les enquêtes aux mille directions, entre sociologie, psychologie et économie. Elles provignent chez nous, comme à l’étranger. Elles sont, à leur façon, un pari répété sur la valeur irremplaçable du temps présent, sa chaleur « volcanique », sa richesse foisonnante. À quoi bon se retourner vers le temps de l’histoire : appauvri, simplifié, dévasté par le silence, reconstruit, – insistons bien : reconstruit. En vérité, est-il si mort, si reconstruit qu’on veut bien le dire ? Sans doute, l’historien a-t-il trop de facilité à dégager d’une époque révolue l’essentiel ; pour parler comme Henri Pirenne, il en distingue sans peine les « événements importants », entendez « ceux qui ont eu des conséquences ». Simplification évidente et dangereuse. Mais que ne donnerait le voyageur de l’actuel pour avoir ce recul (ou cette avance dans le temps) qui démasquerait et simplifierait la vie présente, confuse, peu lisible parce que trop encombrée de gestes et signes mineurs ? Claude Lévi-Strauss prétend qu’une heure de conversation avec un contemporain de Platon le renseignerait, plus que nos discours classiques, sur la cohérence ou l’incohérence de la civilisation de la Grèce antique [16]. J’en suis bien d’accord. Mais c’est qu’il a, des années durant, entendu cent voix grecques sauvées du silence. L’historien a préparé le voyage. Une heure dans la Grèce d’aujourd’hui ne lui apprendrait rien, ou presque rien, sur les cohérences ou incohérences actuelles.
Plus encore, l’enquêteur sur le temps présent n’arrive jusqu’aux trames « fines » des structures qu’à condition, lui aussi, de reconstruire, d’avancer hypothèses et explications, de refuser le réel tel qu’il se perçoit, de le tronquer, de le dépasser, toutes opérations qui permettent d’échapper au donné pour le mieux dominer, mais qui, toutes, sont reconstructions. Je doute que la photographie sociologique du présent soit plus « vraie » que le tableau historique du passé, et d’autant moins qu’elle se voudra plus éloignée du reconstruit.
Philippe Ariès [17] a insisté sur l’importance du dépaysement, de la surprise dans l’explication historique : vous butez, au XVIe siècle, sur une étrangeté, étrangeté pour vous, homme du XXe. Pourquoi cette différence ? Le problème est posé. Mais je dirai que la surprise, le dépaysement, l’éloignement – ces grands moyens de connaissance – ne sont pas moins nécessaires pour comprendre ce qui vous entoure, et de si près que vous ne le voyez plus avec netteté. Vivez à Londres une année, et vous connaîtrez fort mal l’Angleterre. Mais, par comparaison à la lumière de vos étonnements, vous aurez brusquement compris quelques-uns des traits les plus profonds et originaux de la France, ceux que vous ne connaissiez pas à force de les connaître. Face à l’actuel, le passé, lui aussi, est dépaysement.
Historiens et social scientists pourraient donc éternellement se renvoyer la balle sur le document mort et le témoignage trop vivant, le passé lointain, l’actualité trop proche. Je ne crois pas ce problème essentiel. Présent et passé s’éclairent de leur lumière réciproque. Et si l’on observe exclusivement dans l’étroite actualité, l’attention ira vers ce qui bouge vite, brille à tort ou à raison, ou vient de changer, ou fait du bruit, ou se révèle sans peine. Tout un événementiel, aussi fastidieux que celui des sciences historiques, guette l’observateur pressé, ethnographe qui donne rendez-vous pour trois mois à une peuplade polynésienne, sociologue industriel qui livre les clichés de sa dernière enquête, ou qui pense, avec des questionnaires habiles et les combinaisons des fiches perforées, cerner parfaitement un mécanisme social. Le social est un gibier autrement rusé.
En vérité, quel intérêt pouvons-nous prendre, nous, sciences de l’homme, aux déplacements, dont parle une vaste et bonne enquête sur la région parisienne [18], d’une jeune fille entre son domicile, dans le XVIe arrondissement, son professeur de musique et les Sciences-Po ? On en tire une jolie carte. Mais eût-elle fait des études d’agronomie ou pratiqué le ski nautique que tout eût été changé de ses voyages triangulaires. Je me réjouis de voir, sur une carte, la répartition des domiciles des employés d’une grosse entreprise. Mais si je n’ai pas une carte antérieure de la répartition, si la distance chronologique entre les relevés n’est pas suffisante pour permettre de tout inscrire dans un vrai mouvement, où est le problème sans quoi une enquête reste peine perdue ? L’intérêt de ces enquêtes pour l’enquête, c’est, au plus, d’accumuler des renseignements ; encore ne seront-ils pas tous valables ipso facto pour des travaux futurs. Méfions-nous de l’art pour l’art.
Je doute pareillement qu’une étude de ville, quelle qu’elle soit, puisse être l’objet d’une enquête sociologique comme ce fut le cas pour Auxerre [19], ou Vienne en Dauphiné [20], sans s’inscrire dans la durée historique. Toute ville, société tendue avec ses crises, ses coupures, ses pannes, ses calculs nécessaires, est à replacer dans le complexe des campagnes proches qui l’entourent, et aussi de ces archipels de villes voisines dont, l’un des premiers, aura parlé l’historien Richard Häpke ; et donc dans le mouvement, plus ou moins éloigné dans le temps, souvent très éloigné dans le temps, qui anime ce complexe. Est-il indifférent, n’est-il pas essentiel au contraire, si l’on enregistre tel échange campagne-ville, telle rivalité industrielle ou marchande, de savoir qu’il s’agit d’un mouvement jeune en plein élan, ou d’une fin de course, d’une lointaine résurgence, ou d’un monotone recommencement ?
Concluons d’un mot : Lucien Febvre, durant les dix dernières années de sa vie, aura répété : « histoire science du passé, science du présent ». L’histoire, dialectique de la durée, n’est-elle pas à sa façon explication du social dans toute sa réalité ? et donc de l’actuel ? Sa leçon valant en ce domaine comme une mise en garde contre l’événement : ne pas penser dans le seul temps court, ne pas croire que les seuls acteurs qui font du bruit soient les plus authentiques ; il en est d’autres et silencieux, — mais qui ne le savait déjà ?
III. Communication et mathématiques sociales
Peut-être avons-nous eu tort de nous attarder à la frontière agitée du temps court. Le débat s’y déroule, en vérité, sans gros intérêt, du moins sans utile surprise. Le débat essentiel est ailleurs, chez nos voisins qu’emporte l’expérience la plus neuve des sciences sociales, sous le double signe de la « communication » et de la mathématique.
Mais ici le dossier ne sera pas facile à plaider, je veux dire qu’il sera peu aisé de situer ces tentatives par rapport au temps de l’histoire dont, apparemment du moins, elles s’échappent entièrement. En fait, aucune étude sociale n’échappe au temps de l’histoire.
Dans cette discussion, en tout cas, le lecteur fera bien, s’il veut nous suivre (pour nous approuver ou se séparer de notre point de vue), de peser à son tour, et un à un, les termes d’un vocabulaire, pas entièrement neuf, certes, mais repris, rajeuni dans des discussions nouvelles et qui se poursuivent sous nos yeux. Rien à redire, évidemment, au sujet de l’événement, ou de la longue durée. Pas grand-chose au sujet des structures, bien que le mot – et la chose – ne soit pas à l’abri des incertitudes et des discussions [21]. Inutile aussi d’insister beaucoup sur les mots de synchronie et diachronie ; ils se définissent d’eux-mêmes, bien que leur rôle, dans une étude concrète du social, soit moins facile à cerner qu’il n’y paraît. En effet, dans le langage de l’histoire (tel que je l’imagine), il ne peut guère y avoir de synchronie parfaite : un arrêt instantané, suspendant toutes les durées, est presque absurde en soi, ou, ce qui revient au même, très factice ; de même une descente selon la pente du temps n’est pensable que sous la forme d’une multiplicité de descentes, selon les diverses et innombrables rivières du temps.
Ces brefs rappels et mises en garde suffiront, pour l’instant. Mais il faut être plus explicite en ce qui concerne l’histoire inconsciente, les modèles, les mathématiques sociales. Ces commentaires nécessaires se rejoignent d’ailleurs, ou – je l’espère – ne tarderont pas à se rejoindre, dans une problématique commune aux sciences sociales.
L’histoire inconsciente, c’est, bien entendu, l’histoire des formes inconscientes du social. « Les hommes font l’histoire, mais ils ignorent qu’ils la font [22]. » La formule de Marx éclaire, mais n’explique pas le problème. En fait, sous un nom nouveau, c’est, une fois de plus, tout le problème du temps court, du « micro-temps », de l’événementiel qui se repose à nous. Les hommes ont toujours eu l’impression, en vivant leur temps, d’en saisir le déroulement au jour le jour. Cette histoire consciente, claire, est-elle abusive, comme bien des historiens, depuis longtemps déjà, s’accordent à le penser ? La linguistique croyait, hier, tout tirer des mots. L’histoire a eu l’illusion, elle, de tout tirer des événements. Plus d’un de nos contemporains croirait volontiers que tout est venu des accords de Yalta ou de Potsdam, des accidents de Dien-Bien-Phu ou de Sakhiet-Sidi-Youssef, ou de cet autre événement, autrement important, il est vrai, le lancement des spoutniks. L’histoire inconsciente se déroule au delà de ces lumières, de leurs flashes. Admettez donc qu’existe, à une certaine distance, un inconscient social. Admettez, par surcroît, en attendant mieux, que cet inconscient soit considéré comme plus riche, scientifiquement, que la surface miroitante à laquelle nos yeux sont habitués ; plus riche scientifiquement, c’est-à-dire plus simple, plus aisé à exploiter, – sinon à découvrir. Mais le départ entre surface claire et profondeurs obscures – entre bruit et silence – est difficile, aléatoire. Ajoutons que l’histoire « inconsciente », domaine à moitié du temps conjoncturel et, par excellence, du temps structurel, est souvent plus nettement perçue qu’on ne veut bien le dire. Chacun de nous a le sentiment, au delà de sa propre vie, d’une histoire de masse dont il reconnaît mieux, il est vrai, la puissance et les poussées que les lois ou la direction. Et cette conscience ne date pas seulement d’hier (ainsi en ce qui concerne l’histoire économique), si elle est, aujourd’hui, de plus en plus vive. La révolution, car c’est une révolution en esprit, a consisté à aborder de front cette demi-obscurité, à lui faire sa place de plus en plus large à côté, voire au détriment, de l’événementiel.
Dans cette prospection où l’histoire n’est pas seule (au contraire elle n’a fait que suivre en ce domaine et adapter à son usage les points de vue des nouvelles sciences sociales), des instruments nouveaux de connaissance et d’investigation ont été construits : ainsi, plus ou moins perfectionnés, parfois artisanaux encore, les modèles. Les modèles ne sont que des hypothèses, des systèmes d’explications solidement liées selon la forme de l’équation ou de la fonction : ceci égale cela, ou détermine cela. Telle réalité n’apparaît pas sans que telle autre ne l’accompagne et, de celle-ci à celle-là, des rapports étroits et constants se révèlent. Le modèle établi avec soin permettra donc de mettre en cause, hors du milieu social observé – à partir duquel il a été, en somme, créé – d’autres milieux sociaux de même nature, à travers temps et espace. C’est sa valeur récurrente.
Ces systèmes d’explications varient à l’infini suivant le tempérament, le calcul ou le but des utilisateurs : simples ou complexes, qualitatifs ou quantitatifs, statiques ou dynamiques, mécaniques ou statistiques. Je reprends à C. Lévi-Strauss cette dernière distinction. Mécanique, le modèle serait à la dimension même de la réalité directement observée, réalité de petites dimensions n’intéressant que des groupes minuscules d’hommes (ainsi procèdent les ethnologues à propos des sociétés primitives). Pour les vastes sociétés, où les grands nombres interviennent, le calcul des moyennes s’impose : elles conduisent aux modèles statistiques. Mais peu importent ces définitions, parfois discutables !
L’essentiel, pour ma part, c’est, avant d’établir un programme commun des sciences sociales, de préciser le rôle et les limites du modèle, que certaines initiatives risquent de grossir abusivement. D’où la nécessité de confronter les modèles, eux aussi, avec l’idée de durée ; car de la durée qu’ils impliquent dépendent assez étroitement, à mon sens, leur signification et leur valeur d’explication.
Pour être plus clair, prenons des exemples parmi des modèles historiques [23], j’entends fabriqués par des historiens, modèles assez grossiers, rudimentaires, rarement poussés jusqu’à la rigueur d’une véritable règle scientifique et jamais soucieux de déboucher sur un langage mathématique révolutionnaire, — modèles toutefois à leur façon.
Nous avons parlé plus haut du capitalisme marchand entre XIVe et XVIIIe siècle : il s’agit là d’un modèle, entre plusieurs, que l’on peut dégager de l’œuvre de Marx. II ne s’applique pleinement qu’à une famille donnée de sociétés, pendant un temps donné, s’il laisse la porte ouverte à toutes les extrapolations.
Il en va autrement déjà du modèle que j’ai esquissé, dans un livre ancien [24], d’un cycle de développement économique, à propos des villes italiennes entre XVIe et XVIIIe siècle, tour à tour marchandes, « industrielles », puis spécialisées dans le commerce de la banque ; cette dernière activité, la plus lente à s’épanouir, la plus lente aussi à s’effacer. Plus restreinte, en fait, que la structure du capitalisme marchand, cette esquisse serait, plus facilement que celle-là, extensible dans la durée et dans l’espace. Elle enregistre un phénomène (certains diraient une structure dynamique, mais toutes les structures de l’histoire sont au moins élémentairement dynamiques) apte à se reproduire dans un nombre de circonstances aisées à retrouver. Peut-être en serait-il de même de ce modèle, esquissé par Frank Spooner et par moi-même [25] à propos de l’histoire des métaux précieux, avant, pendant et après le XVIe siècle : or, argent, cuivre – et crédit, ce substitut agile du métal – sont, eux aussi, des joueurs ; la « stratégie » de l’un pèse sur la « stratégie » de l’autre. Il ne sera pas difficile de transporter ce modèle hors du siècle privilégié et particulièrement mouvementé, le XVIe, que nous avons choisi pour notre observation. Des économistes n’ont-ils pas essayé, dans le cas particulier des pays sous-développés d’aujourd’hui, de vérifier la vieille théorie quantitative de la monnaie, modèle, elle aussi, à sa façon [26] ?
Mais les possibilités de durée de tous ces modèles sont brèves encore si on les compare à celles du modèle imaginé par un jeune historien sociologue américain, Sigmund Diamond [27]. Frappé du double langage de la classe dominante des grands financiers américains contemporains de Pierpont Morgan, langage intérieur à la classe et langage extérieur (ce dernier, au vrai, plaidoirie vis-à-vis de l’opinion publique à qui l’on représente le succès du financier comme le triomphe typique du self-made man, la condition de la fortune de la nation elle-même), frappé de ce double langage, il y voit la réaction habituelle à toute classe dominante qui sent son prestige atteint et ses privilèges menacés ; il lui faut, pour se masquer, confondre son sort avec celui de la Cité ou de la Nation, son intérêt particulier avec l’intérêt public. Sigmund Diamond expliquerait volontiers, de la même manière, l’évolution de l’idée de dynastie ou d’Empire, dynastie anglaise. Empire romain... Le modèle ainsi conçu est évidemment capable de courir les siècles. Il suppose certaines conditions sociales précises, mais dont l’histoire a été prodigue : il est valable par suite pour une durée beaucoup plus longue que les modèles précédents, mais en même temps il met en cause des réalités plus précises, plus étroites.
À la limite, comme diraient les mathématiciens, ce genre de modèle rejoindrait les modèles favoris, quasi intemporels, des sociologues mathématiciens. Quasi intemporels, c’est-à-dire, en vérité, circulant par les routes obscures et inédites de la très longue durée.
Les explications qui précèdent ne sont qu’une insuffisante introduction à la science et à la théorie des modèles. Et il s’en faut que les historiens occupent là des positions d’avant-garde. Leurs modèles ne sont guère que des faisceaux d’explications. Nos collègues sont autrement ambitieux et avancés dans la recherche, qui essaient de rejoindre les théories et les langages de l’information, de la communication ou des mathématiques qualitatives. Leur mérite — qui est grand — étant d’accueillir dans leur domaine ce langage subtil, les mathématiques, mais qui risque à la moindre inattention d’échapper à notre contrôle et de courir, Dieu sait où ! Information, communication, mathématiques qualitatives, tout se rassemble assez bien sous le vocable autrement large des mathématiques sociales. Encore faut-il, comme nous le pourrons, éclairer notre lanterne.
Les mathématiques sociales [28], ce sont au moins trois langages et qui peuvent encore se mêler et n’excluent pas une suite. Les mathématiciens ne sont pas à bout d’imagination. En tout cas, il n’y a pas une mathématique, la mathématique (ou alors c’est une revendication). « On ne doit pas dire l’algèbre, la géométrie, mais une algèbre, une géométrie » (Th. Guilbaud), ce qui ne simplifie pas nos problèmes, ni les leurs. Trois langages donc : celui des faits de nécessité (l’un est donné, l’autre suit), c’est le domaine des mathématiques traditionnelles ; le langage des faits aléatoires, depuis Pascal, – c’est le domaine du calcul des probabilités ; le langage enfin des faits conditionnés, ni déterminée, ni aléatoires, mais soumis à certaines contraintes, à des règles de jeux, dans l’axe de la « stratégie » des jeux de Von Neumann et Morgenstern [29], cette stratégie triomphante, qui n’en est pas restée aux seuls principes et hardiesses de ses fondateurs. La stratégie des jeux, par l’utilisation des ensembles, des groupes, du calcul même des probabilités, ouvre la voie aux mathématiques « qualitatives ». Dès lors le passage de l’observation à la formulation mathématique ne se fait plus obligatoirement par la voie difficile des mesures et des longs calculs statistiques. De l’analyse du social on peut passer directement à une formulation mathématique, à la machine à calculer, dirons-nous.
Évidemment, il faut préparer la besogne de cette machine qui n’avale ni ne triture toutes les nourritures. C’est d’ailleurs en fonction de véritables machines, de leurs règles de fonctionnement, pour les communications au sens le plus matériel du mot, que s’est ébauchée et développée une science de l’information. L’auteur de cet article n’est nullement un spécialiste en ces domaines difficiles. Les recherches en vue de la fabrication d’une machine à traduire, qu’il a suivies de loin, mais tout de même suivies, le jette, comme quelques autres, dans un abîme de réflexions. Cependant un double fait demeure : 1° que de telles machines, de telles possibilités mathématiques existent ; 2° qu’il faut préparer le social aux mathématiques du social, qui ne sont plus seulement nos vieilles mathématiques habituelles : courbes de prix, de salaires, de naissances...
Or, si le mécanisme mathématique nouveau nous échappe très souvent, la préparation de la réalité sociale pour son usage, son taraudage, son découpage, ne peuvent tromper notre attention. Le traitement préalable, jusqu’ici, a presque toujours été le même : choisir une unité restreinte d’observation, ainsi une tribu « primitive », ainsi un « isolât » démographique, où l’on puisse presque tout examiner et toucher directement du doigt ; établir ensuite entre les éléments distingués toutes les relations, tous les jeux possibles. Ces rapports rigoureusement déterminés donnent les équations mêmes dont les mathématiques tireront toutes les conclusions et prolongements possibles, pour aboutir à un modèle qui les résume toutes, ou plutôt tienne compte de toutes.
En ces domaines s’ouvrent évidemment mille possibilités de recherches. Mais un exemple vaudra mieux qu’un long discours. Claude Lévi-Strauss s’offre à nous comme un excellent guide, suivons-le. Il nous introduira dans un secteur de ces recherches, disons celui d’une science de la communication [30].
« Dans toute société, écrit Cl. Lévi-Strauss [31], la communication s’opère au moins à trois niveaux : communication des femmes ; communication des biens et des services ; communication des messages. » Admettons que ce soient là, à des niveaux différents, des langages différents, mais des langages. Dès lors, n’aurons-nous pas le droit de les traiter comme des langages, ou même comme le langage, et de les associer, de façon directe ou indirecte, aux progrès sensationnels de la linguistique ou mieux de la phonologie, qui « ne peut manquer de jouer, vis-à-vis des sciences sociales, le même rôle rénovateur que la physique nucléaire, par exemple, a joué pour l’ensemble des sciences exactes [32] » ? C’est beaucoup dire, mais il faut beaucoup dire, quelquefois. Comme l’histoire prise au piège de l’événement, la linguistique prise au piège des mots (relation des mots à l’objet, évolution historique des mots) s’en est dégagée par la révolution phonologique. En deçà du mot, elle s’est attachée au schéma de son qu’est le phonème, indifférente dès lors à son sens, mais attentive à sa place, aux sons qui l’accompagnent, aux groupements de ces sons, aux structures infra-phonémiques, à toute la réalité sous-jacente, inconsciente de la langue. Sur quelques dizaines de phonèmes que l’on retrouve ainsi dans toutes les langues du monde, le nouveau travail mathématique s’est mis en place, et voici la linguistique, au moins une partie de la linguistique qui, au cours de ces vingt dernières années, s’échappe du monde des sciences sociales pour franchir « le col des sciences exactes ».
Étendre le sens du langage aux structures élémentaires de parenté, aux mythes, au cérémonial, aux échanges économiques, c’est rechercher cette route du col difficile mais salutaire, et c’est la prouesse qu’a réalisée Claude Lévi-Strauss, à propos d’abord de l’échange matrimonial, ce langage premier, essentiel aux communications humaines, au point qu’il n’y a pas de sociétés, primitives ou non, où l’inceste, le mariage à l’intérieur de l’étroite cellule familiale, ne soit prohibé. Donc, un langage. Sous ce langage, il a cherché un élément de base correspondant si l’on veut au phonème, cet élément, cet « atome » de parenté dont notre guide a fait état dans sa thèse de 1949 [33], sous sa plus simple expression : entendez l’homme, l’épouse, l’enfant, plus l’oncle maternel de l’enfant. A partir de cet élément quadrangulaire et de tous les systèmes de mariages connus en ces mondes primitifs — et ils sont nombreux — les mathématiciens chercheront les combinaisons et solutions possibles. Aidé du mathématicien André Weill, Lévi-Strauss a réussi à traduire en termes mathématiques l’observation de l’anthropologue. Le modèle dégagé doit prouver la validité, la stabilité du système, signaler les solutions que ce dernier implique.
On voit quelle est la démarche de cette recherche : dépasser la surface de l’observation pour atteindre la zone des éléments inconscients ou peu conscients, puis réduire cette réalité en éléments menus, en touches fines, identiques, dont on puisse analyser précisément les rapports. C’est à cet étage « microsociologique [d’un certain genre, c’est moi qui ajoute cette réserve] qu’on espère apercevoir les lois de structure les plus générales, comme le linguiste découvre les siennes à l’étage infraphonémique et le physicien à l’étage inframoléculaire, c’est-à-dire au niveau de l’atome » [34]. Le jeu peut se poursuivre, évidemment, dans bien d’autres directions. Ainsi, quoi de plus didactique que de voir Lévi-Strauss aux prises, cette fois, avec les mythes et, manière de rire, avec la cuisine (cet autre langage) : il réduira les mythes à une série de cellules élémentaires, les mythèmes ; il réduira (sans trop y croire) le langage des livres de cuisine en gustèmes. Chaque fois, il est à la recherche de niveaux en profondeur, subconscients : je ne me préoccupe pas, en parlant, des phonèmes de mon discours ; à table, sauf exception, je ne me préoccupe pas davantage, culinairement, de « gustèmes », si gustèmes il y a. Et chaque fois, cependant, le jeu de rapports subtils et précis me tient compagnie. Ces rapports simples et mystérieux, le dernier mot de la recherche sociologique serait-il de les saisir sous tous les langages, pour les traduire en alphabet Morse, je veux dire l’universel langage mathématique ? C’est l’ambition des nouvelles mathématiques sociales. Mais puis-je dire, sans sourire, que c’est là une autre histoire ?
Réintroduisons en effet la durée. J’ai dit que les modèles étaient de durée variable : ils valent le temps que vaut la réalité qu’ils enregistrent. Et ce temps, pour l’observateur du social, est primordial, car plus significatifs encore que les structures profondes de la vie sont leurs points de rupture, leur brusque ou lente détérioration sous l’effet de pressions contradictoires.
J’ai comparé parfois les modèles à des navires. L’intérêt pour moi, le navire construit, est de le mettre à l’eau, de voir s’il flotte, puis de lui faire monter ou descendre, à mon gré, les eaux du temps. Le naufrage est toujours le moment le plus significatif. Ainsi l’explication imaginée par F. Spooner et moi-même pour les jeux entre métaux précieux, ne me semble guère valable avant le XVe siècle. En deçà, les chocs des métaux sont d’une violence que l’observation ultérieure n’avait pas signalée. Alors, à nous d’en chercher la cause. Comme il est nécessaire de voir pourquoi, vers l’aval cette fois, la navigation de notre vaisseau trop simple devient difficile, puis impossible, avec le XVIIIe siècle et la poussée anormale du crédit. Pour moi, la recherche doit être sans fin conduite de la réalité sociale au modèle, puis de celui-ci à celle-là et ainsi de suite, par une suite de retouches, de voyages patiemment renouvelés. Le modèle est ainsi, tour à tour, essai d’explication de la structure, instrument de contrôle, de comparaison, vérification de la solidité et de la vie même d’une structure donnée. Si je fabriquais un modèle à partir de l’actuel, j’aimerais le replacer aussitôt dans la réalité, puis le faire remonter dans le temps, si possible, jusqu’à sa naissance. Après quoi, je supputerais sa vie probable, jusqu’à la prochaine rupture, d’après le mouvement concomitant d’autres réalités sociales. A moins que, m’en servant comme d’un élément de comparaison, je ne le promène dans le temps ou l’espace, à la recherche d’autres réalités capables de s’éclairer grâce à lui d’un jour nouveau.
Ai-je tort de penser que les modèles des mathématiques qualitatives, tels qu’on nous les a présentés jusqu’ici [35], se prêteraient mal à de tels voyages, avant tout parce qu’ils circulent sur une seule des innombrables routes du temps, celle de la longue, très longue durée, à l’abri des accidents, des conjonctures, des ruptures ? Je reviendrai, une fois de plus, à Claude Lévi-Strauss parce que sa tentative, en ces domaines, me parait la plus intelligente, la plus claire, la mieux enracinée aussi dans l’expérience sociale dont tout doit partir, où tout doit revenir. Chaque fois, remarquons-le, il met en cause un phénomène d’une extrême lenteur, comme intemporel. Tous les systèmes de parenté se perpétuent parce qu’il n’y a pas de vie humaine possible au delà d’un certain taux de consanguinité, qu’il faut qu’un petit groupe d’hommes, pour vivre, s’ouvre sur le monde extérieur : la prohibition de l’inceste est une réalité de longue durée. Les mythes, lents à se développer, correspondent, eux aussi, à des structures d’une extrême longévité. On peut, sans se préoccuper de choisir la plus ancienne, collectionner les versions du mythe ďŒdipe, le problème étant de ranger les diverses variations et de mettre en lumière, au-dessous d’elles, une articulation profonde qui les commande. Mais supposons que notre collègue s’intéresse non pas à un mythe, mais aux images, aux interprétations successives du « machiavélisme », qu’il recherche les éléments de base d’une doctrine assez simple et très répandue, à partir de son lancement réel vers le milieu du XVIe siècle. A chaque instant, ici, que de ruptures, que de renversements, jusque dans la structure même du machiavélisme, car ce système n’a pas la solidité théâtrale, quasi éternelle du mythe ; il est sensible aux incidences et rebondissements, aux intempéries multiples de l’histoire. D’un mot, il n’est pas seulement sur les routes tranquilles et monotones de la longue durée... Ainsi le procédé que recommande Lévi-Strauss dans la recherche des structures mathématisables, ne se situe pas seulement à l’étage microsociologique, mais à la rencontre de l’infiniment petit et de la très longue durée.
Au demeurant, les révolutionnaires mathématiques qualitatives sont-elles condamnées à suivre ces seules routes de la très longue durée ? Auquel cas nous ne retrouverions, après ce jeu serré, que des vérités qui sont un peu trop celles de l’homme éternel. Vérités premières, aphorismes de la sagesse des nations, diront des esprits chagrins. Vérités essentielles, répondrons-nous, et qui peuvent éclairer d’une lumière nouvelle les bases mêmes de toute vie sociale. Mais là n’est pas l’ensemble du débat.
Je ne crois pas, en fait, que ces tentatives – ou des tentatives analogues – ne puissent pas être poursuivies hors de la très longue durée. Ce qu’on fournit aux mathématiques sociales qualitatives, ce ne sont pas des chiffres, mais des rapports, des relations qui doivent être assez rigoureusement définis pour que l’on puisse les affecter d’un signe mathématique à partir duquel seront étudiées toutes les possibilités mathématiques de ces signes, sans plus même se préoccuper de la réalité sociale qu’ils représentent. Toute la valeur des conclusions dépend donc de la valeur de l’observation initiale, du choix qui isole les éléments essentiels de la réalité observée et détermine leurs rapports au sein de cette réalité. On conçoit dès lors la préférence des mathématiques sociales pour les modèles que Claude Lévi-Strauss appelle mécaniques, c’est-à-dire établie à partir de groupes étroits où chaque individu, pour ainsi dire, est directement observable et où une vie sociale très homogène permet de définir à coup sûr des relations humaines, simples et concrètes, peu variables.
Les modèles dits statistiques s’adressent au contraire aux sociétés larges et complexes où l’observation ne peut être conduite que grâce aux moyennes, c’est-à-dire aux mathématiques traditionnelles. Mais, ces moyennes établies, si l’observateur est capable d’établir, à l’échelle des groupes et non plus des individus, ces rapports de bases dont nous parlions et qui sont nécessaires aux élaborations des mathématiques qualitatives, rien n’empêche dès lors d’y recourir. Il n’y a pas eu encore, que je sache, de tentatives de ce genre. Mais nous sommes au début d’expériences. Pour l’instant, qu’il s’agisse de psychologie, d’économie, d’anthropologie, toutes les expériences ont été faites dans le sens que j’ai défini à propos de Lévi-Strauss. Mais les mathématiques sociales qualitatives n’auront fait leur preuve que lorsqu’elles se seront attaquées à une société moderne, à ses problèmes enchevêtrés, à ses vitesses différentes de vie. Gageons que l’aventure tentera un de nos sociologues mathématiciens ; gageons aussi qu’elle provoquera une révision obligatoire des méthodes jusqu’ici observées par les mathématiques nouvelles, car celles-ci ne peuvent se confiner dans ce que j’appellerais cette fois la trop longue durée : elles doivent retrouver le jeu multiple de la vie, tous ses mouvements, toutes ses durées, toutes ses ruptures, toutes ses variations.
IV. Temps de l’historien, temps du sociologue
Au terme d’une incursion au pays des intemporelles mathématiques sociales, me voilà revenu au temps, à la durée. Et, historien incorrigible, je m’étonne, une fois de plus, que les sociologues aient pu s’en échapper. Mais c’est que leur temps n’est pas le nôtre : il est beaucoup moins impérieux, moins concret aussi, jamais au cœur de leurs problèmes et de leurs réflexions.
En fait, l’historien ne sort jamais du temps de l’histoire : le temps colle à sa pensée comme la terre à la bêche du jardinier. Il rêve, bien sûr, de s’en échapper. L’angoisse de 1940 aidant, Gaston Roupnel [36] a écrit à ce propos des mots qui font souffrir tout historien sincère. C’est le sens également d’une réflexion ancienne de Paul Lacombe, historien de grande classe, lui aussi : « le temps n’est rien en soi, objectivement, il n’est rien qu’une idée à nous » [37]... Mais s’agit-il là de vraies évasions ? J’ai personnellement, au cours d’une captivité assez morose, beaucoup lutté pour échapper à la chronique de ces années difficiles (1940-1945). Refuser les événements et le temps des événements, c’était se mettre en marge, à l’abri, pour les regarder d’un peu loin, les mieux juger et n’y point trop croire. Du temps court, passer au temps moins court et au temps très long (s’il existe, ce dernier ne peut être que le temps des sages) ; puis, arrivé à ce terme, s’arrêter, tout considérer à nouveau et reconstruire, voir tout tourner autour de soi : l’opération a de quoi tenter un historien.
Mais ces fuites successives ne le rejettent pas, en définitive, hors du temps du monde, du temps de l’histoire, impérieux parce qu’irréversible et parce qu’il court au rythme même où tourne la Terre. En fait, les durées que nous distinguons sont solidaires les unes des autres : ce n’est pas la durée qui est tellement création de notre esprit, mais les morcellements de cette durée. Or, ces fragments se rejoignent au terme de notre travail. Longue durée, conjoncture, événement s’emboîtent sans difficulté, car tous se mesurent à une même échelle. Aussi bien, participer en esprit à l’un de ces temps, c’est participer à tous. Le philosophe, attentif à l’aspect subjectif, intérieur de la notion du temps, ne sent jamais ce poids du temps de l’histoire, d’un temps concret, universel, tel ce temps de la conjoncture qu’Ernest Labrousse dessine, au seuil de son livre [38], comme un voyageur partout identique à lui-même, qui court le monde, impose les mêmes contraintes, quel que soit le pays où il débarque, le régime politique ou l’ordre social qu’il investit.
Pour l’historien, tout commence, tout finit, par le temps, un temps mathématique et démiurge, dont il serait facile de sourire, temps comme extérieur aux hommes, « exogène », diraient les économistes, qui les pousse, les contraint, emporte leurs temps particuliers aux couleurs diverses : oui, le temps impérieux du monde.
Les sociologues, bien entendu, n’acceptent pas cette notion trop simple. Ils sont beaucoup plus proches de la Dialectique de la Durée, telle que la présente Gaston Bachelard [39]. Le temps social est simplement une dimension particulière de telle réalité sociale que je contemple. Intérieur à cette réalité comme il peut l’être à tel individu, il est un des signes – entre autres – dont elle s’affecte, une des propriétés qui la marquent comme un être particulier. Le sociologue n’est pas gêné par ce temps complaisant qu’il peut à volonté couper, écluser, remettre en mouvement. Le temps de l’histoire se prêterait moins, je le répète, au double jeu agile de la synchronie et de la diachronie : il ne permet guère d’imaginer la vie comme un mécanisme dont on peut arrêter le mouvement pour en présenter, à loisir, une image immobile.
Ce désaccord est plus profond qu’il n’y paraît : le temps des sociologues ne peut être le nôtre ; la structure profonde de notre métier y répugne. Notre temps est mesure, comme celui des économistes. Quand un sociologue nous dit qu’une structure ne cesse de se détruire que pour se reconstituer, nous acceptons volontiers l’explication que l’observation historique confirme au demeurant. Mais nous voudrions, dans l’axe de nos exigences habituelles, savoir la durée précise de ces mouvements, positifs ou négatifs. Les cycles économiques, flux et reflux de la vie matérielle, se mesurent. Une crise structurelle sociale doit également se repérer dans le temps, à travers le temps, se situer exactement, en elle-même et plus encore par rapport aux mouvements des structures concomitantes. Ce qui intéresse passionnément un historien, c’est l’entrecroisement de ces mouvements, leur interaction et leurs points de rupture : toutes choses qui ne peuvent s’enregistrer que par rapport au temps uniforme des historiens, mesure générale de tous ces phénomènes, et non au temps social multiforme, mesure particulière à chacun de ces phénomènes.
Ces réflexions à contrepied, un historien les formule, à tort ou à raison, même lorsqu’il pénètre dans la sociologie accueillante, presque fraternelle de Georges Gurvitch. Un philosophe [40] ne le définissait-il pas, hier, comme celui qui « accule la sociologie à l’histoire » ? Or, même chez lui, l’historien ne reconnaît ni ses durées, ni ses temporalités. Le vaste édifice social (dirons-nous le modèle ?) de Georges Gurvitch s’organise selon cinq architectures essentielles [41] : les paliers en profondeur, les sociabilités, les groupes sociaux, les sociétés globales — les temps, ce dernier échafaudage, celui des temporalités, le plus neuf, étant aussi le dernier construit et comme surajouté à l’ensemble.
Les temporalités de Georges Gurvitch sont multiples. Il en distingue toute une série : le temps de longue durée et au ralenti, le temps trompe-l’œil ou le temps surprise, le temps de battement irrégulier, le temps cyclique ou de danse sur place, le temps en retard sur lui-même, le temps d’alternance entre retard et avance, le temps en avance sur lui-même, le temps explosif [42]... Comment l’historien se laisserait-il convaincre ? Avec cette gamme de couleurs, il lui serait impossible de reconstituer la lumière blanche, unitaire, qui lui est indispensable. Il s’aperçoit vite, aussi, que ce temps caméléon marque sans plus, d’un signe supplémentaire, d’une touche de couleur, les catégories antérieurement distinguées. Dans la cité de notre ami, le temps, dernier venu, se loge tout naturellement chez les autres ; il se met à la dimension de ces domiciles et de leurs exigences, selon les « paliers », les sociabilités, les groupes, les sociétés globales. C’est une manière différente de réécrire, sans les modifier, les mêmes équations. Chaque réalité sociale sécrète son temps ou ses échelles de temps, comme de vulgaires coquilles. Mais qu’y gagnons-nous, historiens ?
L’immense architecture de cette cité idéale reste immobile. L’histoire en est absente. Le temps du monde, le temps historique s’y trouve, comme le vent chez Éole, mais enfermé dans une peau de bouc. Ce n’est pas à l’histoire qu’en ont, finalement et inconsciemment, les sociologues, mais au temps de l’histoire, — cette réalité qui reste violente, même si l’on cherche à l’aménager, à la diversifier. Cette contrainte à laquelle l’historien n’échappe jamais, les sociologues, eux, y échappent presque toujours : ils s’évadent, ou dans l’instant, toujours actuel, comme suspendu au-dessus du temps, ou dans les phénomènes de répétition qui ne sont d’aucun âge ; donc par une démarche opposée de l’esprit, qui les cantonne soit dans l’événementiel le plus strict, soit dans la durée la plus longue. Cette évasion est-elle licite ? Là est le vrai débat entre historiens et sociologues, même entre historiens d’opinions différentes.
Je ne sais si cet article trop clair, trop appuyé, selon l’habitude des historiens, sur des exemples, aura l’accord des sociologues et de nos autres voisins. J’en doute. Il n’est guère utile en tout cas de répéter, en guise de conclusion, son leitmotiv exposé avec insistance. Si l’histoire est appelée, par nature, à porter une attention privilégiée à la durée, à tous les mouvements entre quoi elle peut se décomposer, la longue durée nous paraît, dans cet éventail, la ligne la plus utile pour une observation et une réflexion communes aux sciences sociales. Est-ce trop demander à nos voisins que de souhaiter qu’à un moment de leurs raisonnements, ils ramènent à cet axe leurs constatations ou leurs recherches ?
Pour les historiens, qui ne seront pas tous de mon avis, il s’ensuivrait un renversement de la vapeur : c’est vers l’histoire courte que va d’instinct leur préférence. Celle-ci a la complicité des sacro-saints programmes de l’Université. Jean-Paul Sartre, dans de récents articles [43] renforce leur point de vue quand, voulant protester contre ce qui, dans le marxisme, est à la fois trop simple et trop pesant, il le fait au nom du biographique, de la réalité foisonnante de l’événementiel. Tout n’est pas dit quand on aura « situé » Flaubert comme un bourgeois, ou Tintoretto comme un petit bourgeois. J’en suis bien d’accord. Mais chaque fois l’étude du cas concret – Flaubert, Valéry, ou la politique extérieure de la Gironde – ramène finalement Jean-Paul Sartre au contexte structural et profond. Cette recherche va de la surface à la profondeur de l’histoire et rejoint mes propres préoccupations. Elle les rejoindrait mieux encore si le sablier était renversé dans les deux sens – de l’événement à la structure, puis des structures et des modèles à l’événement.
Le marxisme est un peuple de modèles. Sartre proteste contre la rigidité, le schématisme, l’insuffisance du modèle, au nom du particulier et de l’individuel. Je protesterai comme lui (à telles ou telles nuances près), non contre le modèle, mais contre l’utilisation que l’on en fait, que l’on s’est cru autorisé à en faire. Le génie de Marx, le secret de son pouvoir prolongé tient à ce qu’il a été le premier à fabriquer de vrais modèles sociaux, et à partir de la longue durée historique. Ces modèles, on les a figés dans leur simplicité en leur donnant valeur de loi, d’explication préalable, automatique, applicable en tous lieux, à toutes les sociétés. Alors qu’en les ramenant sur les fleuves changeants du temps leur trame serait mise en évidence car elle est solide et bien tissée, elle réapparaîtrait sans cesse, mais nuancée, tour à tour estompée ou avivée par la présence d’autres structures, susceptibles, elles aussi, d’être définies par d’autres règles, et donc d’autres modèles. Ainsi a-t-on limité le pouvoir créateur de la plus puissante analyse sociale du siècle dernier. Elle ne saurait retrouver force et jeunesse que dans la longue durée... Ajouterai-je que le marxisme actuel me paraît l’image même du péril qui guette toute science sociale éprise du modèle à l’état pur, du modèle pour le modèle ?
Ce que je voudrais souligner aussi pour conclure, c’est que la longue durée n’est qu’une des possibilités de langage commun en vue d’une confrontation des sciences sociales. Il en est d’autres. J’ai signalé, bien ou mal, les tentatives des nouvelles mathématiques sociales. Les nouvelles me séduisent, mais les anciennes, dont le triomphe est patent en économie – la plus avancée peut-être des sciences de l’homme – ne méritent pas telle ou telle réflexion désabusée. D’immenses calculs nous attendent dans ce domaine classique, mais il y a des équipes de calculateurs et des machines à calculer, de jour en jour plus perfectionnées. Je crois à l’utilité des longues statistiques, à la nécessaire remontée de ces calculs et recherches vers un passé chaque jour plus reculé. Le XVIIIe siècle européen, dans son entier, est semé de nos chantiers, mais déjà le XVIIe, et plus encore le XVIe. Des statistiques d’une longueur inouïe nous ouvrent, par leur langage universel, les profondeurs du passé chinois [44]. Sans doute la statistique simplifie-t-elle pour mieux connaître. Mais toute science va ainsi du compliqué au simple.
Cependant, que l’on n’oublie pas un dernier langage, une dernière famille de modèles, à vrai dire : la réduction nécessaire de toute réalité sociale à l’espace qu’elle occupe. Disons la géographie, l’écologie, sans trop nous arrêter à ces formules pour choisir entre elles. La géographie se pense trop souvent comme un monde en soi, et c’est dommage. Elle aurait besoin d’un Vidal de La Blache qui, cette fois, au lieu de penser temps et espace, penserait espace et réalité sociale. C’est aux problèmes d’ensemble des sciences de l’homme que, dès lors, serait donné le pas dans la recherche géographique. Écologie : le mot, pour le sociologue, sans qu’il se l’avoue toujours, est une façon de ne pas dire géographie, et, du coup, d’esquiver les problèmes que pose l’espace et, plus encore, qu’il révèle à l’observation attentive. Les modèles spatiaux, ce sont ces cartes où la réalité sociale se projette et partiellement s’explique, modèles au vrai pour tous les mouvements de la durée (et surtout de la longue durée), pour toutes les catégories du social. Mais la science sociale les ignore de façon étonnante. J’ai souvent pensé qu’une des supériorités françaises dans les sciences sociales était cette école géographique de Vidal de La Blache dont nous ne nous consolerions pas de voir trahis l’esprit et les leçons. Il faut que toutes les sciences sociales de leur côté fassent place à une « conception [de plus en] plus géographique de l’humanité » [45], comme Vidal de La Blache le demandait déjà en 1903.
Pratiquement – car cet article a un but pratique – je souhaiterais que les sciences sociales, provisoirement, cessent de tant discuter sur leurs frontières réciproques, sur ce qui est ou n’est pas science sociale, ce qui est ou n’est pas structure... Qu’elles tâchent plutôt de tracer, à travers nos recherches, les lignes, si lignes il y a, qui orienteraient une recherche collective, les thèmes aussi qui permettraient d’atteindre une première convergence. Ces lignes, je les appelle personnellement : mathématisation, réduction à l’espace, longue durée... Mais je serais curieux de connaître celles que proposeraient d’autres spécialistes. Car cet article, est-il besoin de le dire, n’a pas été par hasard placé sous la rubrique Débats et Combats [46]. Il prétend poser, non résoudre des problèmes où malheureusement chacun de nous, pour ce qui ne concerne pas sa spécialité, s’expose à des risques évidents. Ces pages sont un appel à la discussion.