Ce texte est un extrait de P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005, p. 220-226.
En 1935, Benjamin publie la première version de son célèbre texte « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » [1]. Comme Kracauer, Benjamin commence par rappeler, contre le marxisme orthodoxe – et il le répétera encore dans la dernière version de 1939 – l’importance d’une étude des superstructures. Celles-ci avaient, à l’époque de Marx, une importance beaucoup moins grande qu’au XXe siècle et celui-ci était donc justifié à les considérer comme de simples reflets de l’infrastructure économique, mais leur développement fantastique, à travers notamment l’apparition d’appareillages techniques nouveaux, impose désormais de les prendre en compte comme facteur agissant à part entière : « La transformation de la superstructure, plus lente que celle de l’infrastructure, a demandé plus d’un demi-siècle pour faire valoir dans tous les domaines culturels le changement des conditions de production. Sous quelle forme s’est fait ce changement, on ne peut le préciser qu’aujourd’hui » [2].
Depuis le début du XIXe siècle, la succession de plus en plus rapide et l’empilement de nouvelles techniques de reproduction de l’image et de la voix ont bouleversé la superstructure. Successivement, la lithographie, la photographie, l’enregistrement du son, puis le cinéma muet et enfin parlant, ont fini par créer une sphère particulière qui est devenue une force historique dont il est maintenant essentiel de mesurer l’impact. Or ce qui, en première analyse, caractérise cette nouvelle sphère, c’est son caractère massif et son tempo de plus en plus rapide : « À peine quelques dizaines d’années s’étaient-elles écoulées depuis la découverte de la lithographie que la photographie, à son tour, allait la supplanter dans ce rôle [accompagner la vie quotidienne de ses illustrations]. Avec elle pour la première fois, dans le processus de reproduction des images, la main se trouva déchargée des tâches artistiques les plus importantes, lesquelles désormais furent réservées à l’œil rivé sur l’objectif. Et comme l’œil saisit plus vite que la main ne dessine, la reproduction des images put se faire désormais à un rythme si accéléré qu’elle parvint à suivre la cadence de la parole » (p. 272). Apparaissent alors l’image animée et la reproduction des sons : « L’opérateur de cinéma, en filmant, fixe les images en studio, aussi vite que l’acteur dit son texte. Si la lithographie contenait virtuellement le journal illustré, la photographie contenait virtuellement le cinéma. Vers la fin du siècle dernier, on s’attaqua au problème que posait la reproduction des sons. Tous ces efforts convergents permettaient de prévoir une situation que Valéry caractérise ainsi : “Comme l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin, dans nos demeures, répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe” » (version de 1939, p. 273).
Dès la fin du XIXe siècle, Tarde et Simmel avaient mis en évidence les effets émollients des techniques de communication et de transport sur les alternances de la socialité. Ils notaient que l’argent et la presse en particulier, mais aussi les chemins de fer, la machine à vapeur, le télégraphe et le téléphone ont en partie libéré les individus et les groupes de la nécessité de se rassembler périodiquement. De nouvelles formes arythmiques d’individuation psychique et collective, comme les publics, sont ainsi nées, avec leurs avantages mais aussi leurs nombreux travers. Le travail de Benjamin s’inscrit en partie dans ces problématiques inédites qu’il tente d’injecter dans le marxisme.
Toutefois, un certain nombre de points différencie son analyse de celle de ses prédécesseurs. Tout d’abord, Tarde et Simmel ne s’étaient intéressés aux appareils techniques qu’en tant qu’ils permettaient de communiquer. De ce point de vue, leurs recherches inauguraient une sociologie des médias. Pour sa part, Benjamin réfléchit, au moins dans ce premier texte et à une exception près où il parle de la presse, sur les appareils non pas d’abord comme moyens de communication et éventuellement de transport, mais comme moyen de reproduction. C’est leur capacité de reproduire en masse et en un temps de plus en plus court une image ou un son [3] qui forme l’objet de son essai. Benjamin met ainsi le doigt sur un aspect des techniques modernes qui était resté en dehors du champ de la sociologie. Alors que celle-ci avait jusque-là cherché, essentiellement à travers l’exemple de la presse, à comprendre les techniques comme des prothèses qui prolongent l’homme en communiquant son contenu spirituel et éventuellement en faisant retour sur lui, Benjamin met en évidence, à travers la photographie, l’enregistrement et le cinéma, la création, au gré de la multiplication infinie des copies des images et des sons, d’une sphère d’où tout objet authentique a disparu et où tout n’est plus que reproduction.
Le deuxième point qui différencie l’approche de Benjamin de celles de ses prédécesseurs tient à son intérêt pour les transformations des formes de l’expérience. Celles-ci restaient relativement hors-champ pour Tarde qui, partant d’une tradition épistémologique plus leibnizienne que kantienne, prenait les transformations des sociétés modernes en quelque sorte de l’extérieur. Benjamin poursuit, pour sa part, le travail de Simmel et Kracauer sur les transformations des catégories. Comme ceux-ci, il cherche à comprendre les effets des rythmes propres aux nouvelles machines de reproduction de l’image et de la voix sur la perception : « Sur de longues périodes de l’histoire, avec tout le mode d’existence des communautés humaines, on voit également se transformer leur façon de percevoir. La manière dont opère la perception – le médium dans lequel elle s’effectue – ne dépend pas seulement de la nature humaine, mais aussi de l’histoire. À l’époque des grandes Invasions, dans l’industrie artistique du Bas-Empire et chez les auteurs de la Genèse de Vienne, on ne trouve pas seulement un art différent de celui des époques classiques, mais une autre façon de percevoir » (p. 74).
Benjamin indique, au fur et à mesure de son analyse, les principaux aspects de cette transformation de l’expérience sensible. Les appareils de reproduction ont en premier lieu – et sur ce point Benjamin reprend l’analyse classique des conséquences des inventions comme la lunette astronomique et le microscope – un effet de prothèse. Ils permettent d’améliorer les performances naturelles des sens : « Dans le cas de la photographie, par exemple, elle peut faire ressortir des aspects de l’original qui échappent à l’œil et ne sont saisissables que par un objectif librement déplaçable ; grâce à des procédés comme l’agrandissement ou le ralenti, on peut atteindre des réalités qu’ignore toute vision naturelle » (p. 72). D’une façon générale, les appareils de reproduction permettent de pénétrer le réel d’une manière beaucoup plus analytique qu’auparavant et donc de le connaître à la fois plus précisément et profondément. La comparaison entre le peintre et le cameraman le montre : « L’un observe, en peignant, une distance naturelle entre la réalité donnée et lui-même, le cameraman pénètre en profondeur dans la trame même du donné. Les images qu’ils obtiennent l’un et l’autre diffèrent à un point extraordinaire. Celle du peintre est globale, celle du cameraman se morcelle en un grand nombre de parties, qui se recomposent selon une loi nouvelle. Pour l’homme d’aujourd’hui l’image du réel que fournit le cinéma est incomparablement plus significative » (p. 100).
À ces effets sur la connaissance s’ajoute un phénomène de compression voire d’annulation du sentiment de l’espace et du temps, qui correspond à une mutation déjà notée par Tarde et Simmel à propos de la presse et de l’argent : « En second lieu, la reproduction technique peut transporter la reproduction dans des situations où l’original lui-même ne saurait jamais se trouver. Sous forme de photographie ou de disque, elle permet surtout de rapprocher l’œuvre du récepteur. La cathédrale quitte son emplacement réel pour venir prendre place dans le studio d’un amateur ; le mélomane peut écouter à domicile le chœur exécuté dans une salle de concert ou en plein air » (p. 72).
Les appareils de reproduction ont ainsi des caractères communs avec tous les appareils techniques et en particulier avec les appareils médiatiques – qui possèdent d’ailleurs toujours eux-mêmes un aspect reproductif. Là où ils diffèrent des médias, c’est qu’ils entraînent bien plus qu’une amélioration du pouvoir des sens ou qu’une transformation quantitative des catégories de temps ou d’espace. Leur effet est aussi qualitatif.
La pénétration de la technique dans la vie la plus quotidienne transforme à la fois notre rapport au monde et notre rapport à nous-mêmes ; elle modifie nos sens et bouleverse notre ethos corporel. La nouvelle profondeur de la vue permise par les appareils optiques, par exemple, ne consiste pas seulement en une amélioration de ses performances. Certes, les appareils produisent une précision scientifique, une connaissance analytique et objective plus développées, mais simultanément, ils ouvrent aussi vers une profondeur de type psychanalytique, qui implique la précision et l’objectivité très particulières de la connaissance des rêves. Ainsi les appareils font-ils apparaître à la fois le « grain » le plus ténu du réel et son « inconscient visuel » : « En même temps qu’elle les isolait, la méthode de Freud a permis l’analyse de réalités qui jusqu’alors se perdaient, sans qu’on y prît garde, dans le vaste flot des choses perçues. En élargissant le monde des objets auxquels nous prenons garde, dans l’ordre visuel et désormais également dans l’ordre auditif, le cinéma a eu pour conséquence un semblable approfondissement de l’aperception […] Grâce au gros plan, c’est l’espace qui s’élargit ; grâce au ralenti, c’est le mouvement qui prend de nouvelles dimensions. Le rôle de l’agrandissement n’est pas simplement de rendre plus clair ce que l’on voit de toute façon, seulement de façon moins nette, mais il fait apparaître des structures complètement nouvelles de la matière ; de même, le ralenti ne met pas simplement en relief des formes de mouvement que nous connaissions déjà, mais il découvre en elles d’autres formes parfaitement inconnues […] Il est bien clair, par conséquent, que la nature qui parle à la caméra n’est pas la même que celle qui parle aux yeux. Elle est autre surtout parce que, à l’espace où domine la conscience de l’homme, elle substitue un espace où règne l’inconscient […] Pour la première fois, la caméra nous ouvre l’accès à l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel » (version 1939, p. 304-306).
D’une manière générale, la technique a tendance à « appareiller » les sens et ce changement est moins quantitatif que qualitatif. Benjamin donne une description plus précise de ces mutations dans son dernier texte sur Baudelaire, écrit parallèlement à la dernière version de l’essai sur l’œuvre d’art [4]. Toutes les inventions techniques – depuis les allumettes vers le milieu du XIXe siècle, jusqu’au téléphone et à l’appareil photographique – qui permettent « de déclencher un mécanisme complexe à partir d’un seul mouvement de la main » (p. 179) [5], ont modifié et continuent à modifier notre expérience tactile. Par la multiplication des stimuli, la publicité et la circulation automobile, quant à elles, ont renouvelé tout aussi radicalement notre expérience optique. Le cinéma, de ce point de vue, n’a fait qu’exploiter une transformation de l’ethos imposée par la technique : « La technique a soumis le sensorium humain à un complexe entraînement. L’heure était mûre pour le cinéma, qui correspond à un besoin nouveau et pressant de stimuli. Avec lui la perception traumatisante a pris valeur de principe formel » (p. 180). Pour se défendre contre les agressions constamment répétées qu’il subit, l’homme moderne a ainsi intégré en lui certaines qualités des appareils – rapidité, régularité, fiabilité, inconscience – et il est devenu, d’une certaine manière, une partie du grand mécanisme techno-industriel : « Le confort isole. Il rend, d’autre part, ceux qui en bénéficient plus proches du mécanisme » (p. 179).
En ce qui concerne le temps et l’espace, ceux-ci ne sont pas seulement transformés en tant que catégories générales et quantitatives de l’intuition sensible ; ils subissent également une mutation qualitative, car les appareils provoquent une métamorphose des catégories conjointes d’unicité et de pluralité des objets, qui sont deux marqueurs très importants de l’espace et du temps. La mécanisation de la reproduction des œuvres, mais aussi de la fabrication des objets dans la nouvelle production massive standardisée, tend en effet à émousser la sensibilité pour leur unicité et leur authenticité, et à aiguiser, à l’inverse, le « sens de l’identique ». Elle produit « une perception dont “Le sens de l’identique dans le monde” (John. V. Jensen) s’est aiguisé au point que, moyennant la reproduction, elle parvient à standardiser l’unique. Ainsi se manifeste, dans le domaine de l’intuition [6], quelque chose d’analogue à ce qu’on observe dans le domaine théorique avec l’importance croissante de la statistique. L’alignement de la réalité sur les masses et des masses sur la réalité est un processus d’immense portée, tant pour la pensée que pour l’intuition » [7]. Cette mutation qualitative des catégories de temps et d’espace sous le coup de la multiplication des objets est encore renforcée par le développement du goût des individus pour la reproduction de leur propre image : « L’idée d’être reproduit par un appareil exerce sur l’homme de notre époque une immense attraction […] L’idée de voir diffuser en masse sa propre apparence, sa propre voix, fait pâlir l’éclat du grand comédien » (p. 93).
L’ensemble de ces mutations qualitatives de la sensibilité provoquées par la reproduction technique explique le changement de l’attitude classique à l’égard de l’art, qui impliquait, au moins depuis son autonomisation par rapport à la religion à la Renaissance, une contemplation et un recueillement destinés à percevoir le mélange de sens et de forme qu’apportait l’œuvre, mais aussi à jouir d’un contact avec ce que l’œuvre avait d’unique et d’authentique. Elle remplace cette attitude encore religieuse et cultuelle, qui s’appuyait sur l’identité recueillie d’un sujet méditant, par un comportement fondé sur une totale distraction, où le sujet individuel tend à se divertir, mais aussi à se renforcer sous les coups des associations de plus en plus rapides auxquelles il est soumis : « Au recueillement, qui est devenu pour une bourgeoisie dégénérée l’école du comportement asocial, s’oppose ici la distraction en tant que modalité de comportement social » (p. 106). Plus loin : « Que l’on compare l’écran sur lequel se déroule le film à la toile sur laquelle se trouve le tableau. Sur le premier, l’image est changeante, non sur la seconde. Cette dernière invite le spectateur à la contemplation ; devant elle, il peut s’abandonner à ses associations d’idées. Rien de tel devant les prises de vues du film. À peine son œil les a-t-il saisies qu’elles se sont déjà métamorphosées. Impossible de les fixer, ni comme une peinture ni comme une chose réelle. Le processus d’association du spectateur qui regarde ces images est aussitôt interrompu par leur métamorphose. C’est de là que vient l’effet de choc exercé par le film et qui, comme tout choc, ne peut être amorti que par une attention renforcée. Le cinéma est la forme d’art qui correspond au lourd danger de mort auquel doit faire face l’homme d’aujourd’hui » (p. 107).