Titre original : « Die Bedeutung des Geldes für das Tempo des Lebens » [1897/1900] in G. Simmel, Gesamtausgabe, vol. 5 : Aufsätze und Abhandlungen 1894 bis 1900, édité par H.-J. Dahme et D. P. Frisby, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1992, p. 215-234. Traduction fr. A. Berlan. Ce texte a été originellement traduit et mis en ligne par la revue Trivium N° 9-2011. [1]
On entend souvent parler du « rythme de vie » et dire qu’il permet de distinguer les différentes périodes historiques, les diverses régions du monde ou même d’un pays, les individus d’un même groupe. Pour expliquer ce que cet élément de différence essentielle signifie vraiment pour tout ce qui se rapporte à l’être humain, on ne peut se contenter de l’évidence selon laquelle le rythme de vie dépend du nombre de représentations qui nous traversent l’esprit à un moment donné. Il faudrait au moins préciser que ce qui importe ici, c’est le nombre de représentations différentes. Or, on suggère ainsi que notre monde intérieur (Vorstellungswelt) se déploie dans deux dimensions et que le rythme de vie est fonction de leurs grandeurs respectives. Plus les différences de contenu entre les représentations qui nous traversent l’esprit au cours d’une unité de temps sont importantes (même si le nombre de ces représentations ne varie pas), plus on vit, plus long est pour ainsi dire le chemin parcouru. Le rythme de vie, tel que nous le ressentons, est le produit du nombre et de l’importance des changements qui affectent l’existence. On peut saisir le rôle que joue l’argent dans la détermination du rythme de vie d’une époque donnée à la lumière, justement, des effets que les fluctuations de la monnaie entraînent sur les fluctuations de ce rythme.
On a affirmé que l’accroissement de la masse monétaire en circulation (que ce soit par l’importation de métal ou la dévaluation de la monnaie, en raison d’une balance commerciale excédentaire ou d’une émission de papier-monnaie) ne devrait modifier en rien la situation intérieure du pays. Lorsque la masse monétaire augmente, les marchandises et les services coûtent certes plus cher qu’avant, mais (abstraction faite des quelques personnes dont les revenus consistent en des rentrées fixes qui ne peuvent être augmentés) comme chacun est aussi bien consommateur que producteur, ce que l’on gagne en plus en tant que producteur, on le dépense en tant que consommateur, et tout reste comme avant. Mais quand bien même l’accroissement de la masse monétaire aurait objectivement pour effet de faire monter tous les prix de façon proportionnelle, il n’en entraînerait pas moins, sur le plan psychologique, de profonds bouleversements. Car malgré la relativité absolue de l’argent, le prix de certains articles et les montants des salaires acquièrent, à force de rester les mêmes pendant un certain temps, un côté immuable, en ce sens qu’on finit par se dire que ces prix sont dans l’absolu, en soi et pour soi, adéquats, ou qu’il faut bien se contenter de ces salaires. Il en résulte que leurs augmentations ou leurs baisses conjointes ne se neutralisent absolument pas : on ne se résout pas facilement à payer une marchandise plus chère qu’on était habitué à le faire auparavant, même si l’on a vu son propre revenu augmenter entre-temps. Par ailleurs, on se laisse facilement entraîner, par des revenus accrus, à toutes sortes de dépenses, sans réfléchir au fait que le surplus gagné est en fait compensé par la montée des prix des biens de consommation courante. Le simple accroissement de la quantité d’argent que l’on se trouve soudainement avoir en poche renforce, quelle que soit la conscience qu’on ait de son caractère purement relatif, la tentation de le dépenser et provoque un accroissement des ventes de marchandises, et par là même une augmentation, une accélération et une multiplication des représentations économiques. Ce trait fondamental de notre constitution psychologique, qui consiste à laisser le relatif se muer en absolu, ôte son caractère fluctuant à la relation entre un objet et une somme d’argent, pour en faire une adéquation objective et durable. Il en résulte que, dès qu’un terme de l’équation change, on est ébranlé et désorienté. Du point de vue de leurs effets psychologiques, les changements dans les actifs et les passifs ne se compensent pas immédiatement, bien au contraire : de chaque côté du bilan, ils apparaissent en eux-mêmes surprenants ou inadéquats ; d’un côté comme de l’autre, la conscience des processus économiques est interrompue dans la régularité habituelle de son cours ; et de chaque côté, le contraste avec le montant précédent est différemment ressenti. Même si l’on sait pertinemment, grâce à l’intellect et au calcul, que si les revenus et les prix montent, cela revient au même, le sentiment (plus conservateur et plus difficile à raisonner) reste encore longtemps attaché aux rapports figés et absolutisés, ce qui se manifeste dans les protestations contre l’augmentation des prix ou dans les excès soudains de dépense, avant que les répercussions psychologiques du changement ne finissent par s’équilibrer des deux côtés. Tant que cette adaptation n’est pas totalement achevée, l’accroissement régulier de la masse monétaire ne cesse de provoquer des impressions de décalage (Differenzgefühle) et des chocs psychologiques. Cela creuse les contrastes et les démarcations réciproques (Sich-Gegeneinander-Absetzen) entre les représentations qui traversent notre esprit, et accélère donc le rythme de vie. Car si la vie ne peut pas s’écouler plus ou moins vite, une même unité de temps peut en revanche, comme nous l’avons vu, être remplie de contenus plus ou moins accentués et clairement distincts, qui attirent ou non l’attention, ce qui déterminera un rythme de vie plus ou moins rapide.
Les effets d’accélération que provoque l’accroissement de la masse monétaire dans le déroulement des processus économiques et psychiques sont merveilleusement bien illustrés par les conséquences de l’émission des mauvaises monnaies-papier. Un afflux d’argent artificiel, sans fondement, entraîne d’abord une montée de tous les prix par embardées et sans aucune régulation interne. Mais le premier excédent d’argent suffit à peine à satisfaire les demandes de certaines catégories de marchandises. Voilà pourquoi chaque émission de papier-monnaie peu fiable en appelle une deuxième, et cette deuxième d’autres encore. C’est le tragique de ce genre d’opérations : la deuxième émission est nécessaire pour satisfaire les demandes qui découlent de la première. Et plus l’argent lui-même devient le centre des mouvements, plus largement cela se fera sentir : les révolutions dans les prix provoquées par les déluges de papier monnaie entraînent des spéculations qui, pour réussir, exigent des réserves d’argent toujours plus grandes. On peut dire que l’accélération du rythme de la vie sociale par l’accroissement de la masse monétaire se manifestera le plus clairement là où l’argent n’a plus qu’une pure signification fonctionnelle, sans la moindre valeur substantielle [2]. Dans ce cas, l’accélération du rythme économique global se fait, pour ainsi dire, à un rythme encore supérieur car désormais, elle se développe même de manière purement immanente, puisqu’elle se manifeste en premier lieu par l’accélération de la fabrication d’argent elle-même. L’existence de cette corrélation est confirmée lorsque, dans les pays dont le rythme économique est rapide, le papier-monnaie succombe particulièrement vite à sa croissance quantitative. Un grand connaisseur de l’Amérique du Nord raconte à ce propos : « On ne peut pas attendre d’un peuple si impatient du moindre profit, si pénétré de l’idée que l’on peut devenir riche en partant de rien, ou du moins de très peu, qu’il s’impose les limitations qui, en Angleterre ou en Allemagne, réduisent au minimum les dangers des émissions de papier-monnaie ». Au demeurant, l’accélération du rythme de vie par l’afflux de papier-monnaie tient surtout aux bouleversements de la propriété qui en résultent. C’est notamment ce qui s’est passé en Amérique du Nord, dont l’économie était basée sur le papier-monnaie jusqu’à la guerre d’Indépendance. L’argent fabriqué en masse, dont les cours étaient encore assez élevés à l’origine, subissait de terribles pertes. Ainsi, celui qui hier encore était riche pouvait se retrouver pauvre le lendemain ; et inversement, celui qui avait acquis des valeurs durables en empruntant de l’argent, remboursait sa dette avec une monnaie entre-temps dévaluée et devenait ainsi riche. Ainsi, non seulement chacun avait sérieusement intérêt à faire aboutir au plus vite ses opérations économiques, à éviter les engagements à long terme et à apprendre à sauter sur les occasions ; mais en outre, les basculements de propriété engendraient des impressions continuelles de contraste, des déchirures et des ébranlements soudains de l’image économique du monde, qui se propageaient naturellement aux autres aspects de la vie et la faisaient apparaître plus intense ou plus rapide. Une monnaie qui perd de sa valeur agit nécessairement sur les stimulations psychologiques de deux manières contradictoires : d’un côté, chacun va essayer de se débarrasser de cette monnaie et la différence apparue entre sa valeur et les valeurs stables va nourrir l’impatience de transformer cet argent en richesse durable ; d’un autre côté, celui qui détient de la monnaie qui n’a de valeur que dans certaines circonstances sera vivement intéressé au maintien de la situation dans laquelle cette monnaie a de la valeur. Lors de l’introduction des assignats, Mirabeau soulignait que partout où il s’en trouverait devrait également persister le désir que se maintienne leur crédit : « Vous compterez un défenseur nécessaire à vos mesures, un créancier intéressé à vos succès ». Défenseur d’un ordre politique qui ne serait sinon peut-être défendu par personne, une monnaie de ce type crée ainsi un clivage spécifique et donne un nouveau souffle aux antagonismes.
Mais en réalité, de tels succès dans l’accroissement des moyens d’échange ne semblent être aussi nombreux que si l’on part, comme nous l’avons fait précédemment, d’un présupposé simpliste : celui selon lequel la diminution du prix de l’argent nous touche autant en tant que consommateurs qu’en tant que producteurs. En réalité, les phénomènes sont bien plus complexes et variables. Objectivement d’abord : l’accroissement de la masse monétaire ne provoque dans un premier temps que la montée du prix de quelques marchandises, laissant dans un premier temps les autres à leur ancien niveau. On a cru pouvoir constater que depuis le XVIe siècle, les prix des marchandises européennes s’étaient accrus lentement et dans un ordre déterminé, à la suite de l’afflux de métal américain. L’accroissement des liquidités dans un pays ne touche d’abord que certains groupes, ceux qui en captent le flux. Les prix qui commencent à monter sont donc ceux des marchandises pour lesquelles seuls les membres de ces groupes sont en concurrence, tandis que les autres marchandises, celles dont le prix dépend de la majorité de la population, restent aussi peu onéreuses qu’auparavant. La pénétration progressive de l’afflux monétaire dans d’autres cercles entraîne des efforts d’équilibrage ; le rapport habituel des prix entre les marchandises se trouve déstabilisé ; puisque les sommes allouées aux différents postes n’évoluent pas de la même manière, le budget ménager connaît forcément des perturbations et des glissements. En bref, le fait qu’un accroissement de la masse monétaire dans un espace économique fermé n’influence pas de manière égale le prix de toutes les marchandises, a nécessairement pour effet de stimuler le cours des représentations des acteurs économiques, et a forcément pour conséquence récurrente des impressions de décalage, des ruptures dans les proportions habituelles, ainsi que l’exigence de tentatives d’équilibrage.
À ces phénomènes d’inégalité dans le prix des marchandises correspond le fait que certaines personnes et certaines professions profitent tout particulièrement d’un nouvel afflux d’argent. On a remarqué depuis longtemps qu’une élévation générale des prix ne se répercute qu’en dernier lieu sur la rémunération du travail salarié. Moins une couche économique est capable de résistance, plus l’accroissement de la masse monétaire met de temps à parvenir, au compte-gouttes, jusqu’à elle ; bien souvent même, cet accroissement ne lui parvient (sous la forme de l’augmentation des revenus), que longtemps après s’être déjà fait ressentir sous la forme de l’augmentation des prix des articles qu’elle consomme couramment. Il en résulte des chocs et des irritations de toutes sortes, l’esprit est constamment maintenu en tension par les décalages qui se font jour entre les couches sociales. Dans le nouveau contexte engendré par l’accroissement des moyens d’échange en effet, le maintien du statu quo (aussi bien en ce qui concerne le rapport des couches sociales entre elles que le train de vie des particuliers) n’exige plus seulement de persévérer comme avant, de manière conservatrice ou défensive, mais d’engager un combat positif, de passer à l’attaque. C’est essentiellement pour cette raison que les accroissements de la quantité d’argent disponible stimulent autant le rythme de la vie sociale : par-delà les distinctions déjà présentes, ils en créent de nouvelles, ils provoquent des césures jusque dans le budget des ménages, ce qui fait que le cours des représentations ne peut que s’accélérer et s’amplifier continuellement. Au reste, on comprendra aisément qu’un important reflux de la masse monétaire doive nécessairement provoquer des phénomènes similaires, mais pour ainsi dire inverses. L’étroite corrélation entre l’argent et le rythme de la vie se manifeste justement ici dans le fait que l’accroissement de la masse monétaire comme sa diminution, parce qu’ils ne touchent pas tout le monde de manière égale, entraînent des phénomènes de décalage qui se reflètent sur le plan psychique sous forme de ruptures, de stimulations ou de concentrations du cours des représentations.
En dehors des effets qu’ont les évolutions de la masse monétaire (effets qui montrent que le rythme de vie est pour ainsi dire fonction de ces évolutions), la concentration des contenus de la vie apparaît aussi dans un autre effet de la circulation monétaire. De manière caractéristique, cette dernière tend à se concentrer en un nombre relativement restreint de places financières. Du point de vue de leur diffusion dans l’espace, on peut ranger les objets économiques sur une échelle dont je n’indiquerai ici, de manière très grossière, que quelques-uns des degrés les plus caractéristiques. Le premier est celui de l’agriculture, dont les éléments (les domaines agricoles) ne peuvent par nature être réunis dans un même lieu ; inévitablement, l’agriculture se rattache au principe d’extériorité qui à l’origine caractérise l’espace. La production industrielle se laisse déjà davantage concentrer : comparée à l’artisanat ou à l’industrie domestique, l’activité en usine représente une certaine condensation spatiale, et le centre industriel moderne est un microcosme où affluent tous les types de matières premières disponibles sur terre, pour y prendre des formes qui proviennent des quatre coins du monde. La finance constitue le degré le plus extrême de concentration. En raison de sa forme abstraite, l’argent se situe au-delà de toute relation déterminée avec l’espace : il peut étendre ses effets jusqu’aux confins les plus reculés du monde, il est même à tout instant, en quelque sorte, le centre d’un cercle d’actions potentielles. À l’inverse, il permet aussi de concentrer les plus grandes sommes dans la plus petite forme qui soit, jusqu’à ce chèque de cinq millions de dollars établi un jour par Jay Gould. Or, de même que l’argent permet de comprimer les valeurs et que ses formes toujours plus abstraites permettent de le comprimer lui-même, la finance tend aussi à se concentrer. À mesure que l’économie d’un pays repose de plus en plus sur l’argent, on voit progresser la concentration des opérations financières en de gros nœuds de circulation monétaire. La ville a toujours été, à la différence de la campagne, le siège de l’économie monétaire ; on retrouve le même rapport entre les petites et les grandes villes, à tel enseigne qu’un historien anglais a pu affirmer que Londres, tout au long de son histoire, ne s’est jamais comporté comme le cœur de l’Angleterre, mais parfois comme son cerveau et toujours comme son porte-monnaie. Et dès la fin de la République romaine, on dit que le moindre sou dépensé en Gaule était comptabilisé dans les registres des financiers à Rome. Cette force centripète de la finance fait le jeu de deux partis : celui des débiteurs, puisqu’ils empruntent à bon marché grâce à la concurrence des capitaux qui confluent en un même centre (à Rome, le taux d’intérêt était moitié moindre que la moyenne habituelle dans l’Antiquité), et celui des bailleurs de fonds puisque, s’ils ne prêtent pas l’argent à des taux aussi élevés qu’ils ne pourraient le faire en des lieux isolés, ils restent néanmoins à tout moment assurés de lui trouver un usage, ce qui est plus important. Mais la raison plus profonde de la formation de centres financiers réside manifestement dans le caractère relatif de l’argent : car d’un côté, il n’exprime que les rapports de valeur entre les marchandises ; et de l’autre, toute quantité d’argent donnée possède une valeur qu’il est moins possible de déterminer directement que celle de n’importe quelle autre marchandise, mais plus que toute autre : cette quantité ne tire son sens que de la comparaison avec la quantité totale offerte. C’est ainsi que la concentration de l’argent maximale en un point donné, la comparaison permanente des plus grandes sommes possibles et simplement l’équilibrage d’une grande partie de l’offre et de la demande aboutissent à une détermination optimale de la valeur de l’argent, ainsi qu’à son utilisation maximale. Un boisseau de céréales a toujours une certaine signification en tout lieu, même le plus isolé, quelles que soient les fluctuations de son prix en argent. Mais une quantité d’argent n’a de sens que dans la rencontre avec d’autres valeurs ; et plus il en rencontre, plus il parvient à acquérir un sens de manière sûre et juste. Voilà ce qui explique non seulement que « tout se rue vers l’or » (les personnes comme les choses), mais aussi que l’argent, de son côté, se rue vers « tout », cherche à entrer en relation avec d’autres monnaies, avec toutes les valeurs possibles, ainsi qu’avec leurs propriétaires. Et l’on retrouve la même corrélation en sens inverse : la confluence d’un grand nombre de personnes engendre un besoin d’argent particulièrement important. En Allemagne, l’une des principales demandes d’argent a été générée par les foires annuelles instituées par les seigneurs locaux pour tirer profit de l’échange des monnaies et des taxes douanières. Cette concentration artificielle, en un lieu donné, du trafic commercial d’une région plus vaste a fortement accru et le désir d’acheter et le volume des transactions, et c’est alors que l’usage de l’argent est devenu une nécessité générale. Il suffit qu’il y ait, quelque part, un grand nombre de personnes ayant une activité économique, et même un grand nombre de personnes tout court, pour que la demande d’argent y soit relativement plus forte qu’ailleurs. Parce qu’il est par nature indifférent, l’argent constitue en effet le meilleur pont [3], le moyen d’entente le plus approprié entre un grand nombre de personnes différentes ; et plus ces personnes sont nombreuses, moins il y a de chances que des intérêts autres que monétaires puissent former la base de leurs relations.
Tout cela suggère bien à quel point l’argent entraîne cette intense densification du processus de représentation que l’on appelle l’accélération du rythme de vie, et qui se mesure au nombre et à la diversité des impressions et des excitations qui affluent et se succèdent. La tendance de l’argent à confluer et à s’accumuler, sinon dans les mains d’un seul individu, du moins dans des centres étroitement circonscrits, à faire converger dans ces lieux les intérêts individuels et donc les individus eux-mêmes, à mettre ces derniers en contact sur un terrain commun et ainsi à concentrer la plus grande diversité dans l’espace le plus réduit (faculté qui est aussi liée à la forme de valeur qu’il représente) – cette tendance et cette capacité de l’argent ont pour effet, sur le plan psychique, de rehausser la bigarrure et la plénitude de la vie, c’est-à-dire son rythme. Le meilleur symbole en est la Bourse. Les valeurs et les intérêts économiques, réduits à leur seule expression monétaire, parviennent à s’y réunir, ainsi que leurs porteurs, dans l’espace le plus restreint qui soit, ce qui leur permet de s’équilibrer, de se répartir et de s’évaluer avec le moins de médiations possibles. Cette double condensation, des valeurs dans la forme physique de l’argent, et de la circulation monétaire dans celle de la Bourse, permet aux valeurs de passer par le plus grand nombre de mains en un temps record : à la Bourse de New York, chaque année, c’est cinq fois le montant de la récolte de coton qui circule sous forme de spéculations sur cette matière première et, dès 1887, cette même Bourse vendait cinquante fois la production de pétrole de l’année. En même temps, la Bourse est peut-être le lieu où l’excitation inhérente à la vie économique atteint son paroxysme : ses fluctuations sanguines et cholériques entre optimisme et pessimisme, ses réactions nerveuses aux pondérables et aux impondérables, la rapidité avec laquelle on s’empare de chaque changement de conjoncture avant de l’oublier au profit du suivant – tout cela implique une accélération extrême du rythme de vie : ses modifications se concentrent et s’enchainent fébrilement les unes après les autres et l’influence spécifique de l’argent sur le cours de la vie psychique apparaît alors de la manière la plus éclatante.
En tant que niveleur des valeurs (Werth-Ausgleicher) et moyen d’échange dont l’universalité est absolue, l’argent a la capacité de tout mettre en relation : s’il jette un pont entre les personnes ayant une activité économique, il en jette aussi un entre les choses. Sur le plan des objets, il remplit la fonction qui, du côté des sujets, est celle du commerçant. Si le marchand est l’incarnation par excellence de l’intérêt pour l’argent, l’analogie qu’il y a entre lui et l’argent s’exprime parfaitement dans le fait que l’argent joue exactement le même rôle entre les marchandises que celui que joue le marchand entre les humains. Il dépouille les choses (et, dans une certaine mesure, les humains aussi) de leur inaccessibilité mutuelle, il les sort de leur isolement originel et les met en relation, en équivalence, en interaction. Il en résulte une diversification et une vivacité extraordinaire des flux de représentations. Sur un point essentiel, il faut donc compléter notre définition de l’accélération du rythme de vie par la profusion et la diversité des représentations : ces dernières ne doivent pas traverser la l’esprit en restant isolées les unes des autres et centrées sur elles-mêmes, mais être reliées entre elles par des liens d’association. Plus une représentation, nouvelle par son contenu, est reliée aux précédentes, plus elle joue un rôle vivifiant dans notre esprit. Pour que l’on puisse parler de profusion ou de diversité de la vie intérieure (Vorstellungsleben), il faut que cette dernière ait une certaine unité, qu’il y ait un point de recoupement et un arrière-plan commun entre les représentations, sans quoi l’on ne peut percevoir l’ajout d’un élément, ni mesurer la distance qui le sépare des autres. Mais ce n’est pas un Moi dont l’unité est métaphysique qui confère au cours des représentations cette unité sans laquelle on ne pourrait parler de rythme de vie au sens où nous l’avons fait jusqu’ici. Au contraire, cette unité consiste dans la simple fonction qui fait que les représentations, suivant des lois psychologiques, entrent en relation les unes avec les autres : ce qui les relie n’est donc pas un lien substantiel, mais un lien dynamique.
Penser que l’« unité » que nous attribuons à une entité ne renvoie pas nécessairement à un point d’indivisibilité substantielle et métaphysique, qu’un tel point n’est en fait que l’hypostase de l’interaction entre les éléments de cette entité, interaction qui seule constitue le contenu réel de son « unité » : voilà sûrement l’une des idées les plus lumineuses de la critique moderne. Nous pouvons désormais parler de l’unité du monde sans avoir à lui chercher un substrat dans les spéculations théistes ou spiritualistes, mais seulement dans le fait, réel, que chaque élément du monde est déterminé par tous les autres. Nous pouvons désormais parler de l’unité de l’organisme sans présupposer une force vitale indivisible, mais seulement la dépendance fonctionnelle de chaque organe à l’égard des autres. L’unité de l’État ne repose plus à nos yeux sur l’« âme du peuple », la « conscience collective » ou tout autre substrat mystique : ce concept se contente des vives interactions qui font que, quelle que soit l’action exercée ou subie par un élément au sein de l’État, elle influence aussi les autres d’une manière ou d’une autre. Dans tous les cas, l’unité n’a donc, pour ainsi dire, rien de solipsiste : c’est une fonction de la multiplicité, sans laquelle elle ne pourrait avoir de réalité immédiate ; elle n’existe qu’en tant que forme dans laquelle la multiplicité des parties d’un objet déploie sa vie. Les concepts d’unité et de multiplicité ne se complètent pas seulement sur le plan de la logique, mais aussi sur le plan de la réalité concrète. C’est la multiplicité des éléments qui produit (en vertu des relations réciproques qu’ils entretiennent les uns avec les autres) ce que nous appelons l’unité de l’ensemble, mais il serait impossible de se représenter cette multiplicité sans cette unité. Le cercle qui semble ici se produire ne peut être évité, dès lors qu’on veut exposer logiquement la dépendance mutuelle de deux concepts qui s’impliquent l’un l’autre (Wechselbegriffe). C’est ainsi que l’« âme » humaine est précisément une, parce que tous ses éléments constitutifs, les représentations, sont en relation et en lien étroits ; mais c’est justement pour cela que ces éléments peuvent alors se mesurer les uns aux autres, s’ajouter les uns aux autres, et que la conscience individuelle apparaît comme telle, elle qui pour nous représente justement la multiplicité.
En établissant des liens idéels et réels entre les choses, en constituant un nouveau point de comparaison entre elles et en les transformant en éléments d’un univers économique englobant, l’argent contribue donc à cette unité fonctionnelle de la vie intérieure (Vorstellungsleben), au regard de laquelle l’addition de ses contenus particuliers, ainsi que leur différence, devient manifeste. Ainsi, l’argent n’a pas seulement pour effet objectif que les contenus de représentation se multiplient et s’engagent dans un mouvement fait d’oscillations et d’oppositions vivantes ; par les relations qu’il établit entre les choses, l’argent les rend comparables et commensurables, les met au même niveau, ce qui fait que les représentations se présentent effectivement comme les contenus d’un organisme psychique. Ce sont pour ainsi dire les deux versants de sa fonction : multiplier les représentations et, en même temps, tisser entre elles des liens vivants qui, en contribuant à l’unité de l’âme, rendent la pluralité sensible et constituent ainsi la condition interne pour que les contenus de la vie suivent un cours et un rythme déterminés.
L’argent contribue encore à un degré supérieur, supra-individuel, à ce contraste et à cet arrière-plan dont la vie a besoin pour déterminer son rythme. Aux premiers stades de l’évolution sociale, il y avait sans doute une harmonie essentielle entre, d’un côté, les besoins, les forces et les qualités des individus, et de l’autre, l’ordre objectif, la technique, la forme extérieure et la productivité de la vie. En effet, il est impossible que les normes juridiques, éthiques, techniques et économiques n’aient pas émané directement d’abord des qualités propres aux individus et de leurs relations. Plus encore, ces conditions subjectives et individuelles, tout comme ces conditions objectives, formaient à l’origine une unité indivise de la vie, et c’est sur cette toile de fond qu’a pu ensuite se constituer l’opposition entre la norme impersonnelle et l’individualité. Cette différenciation se fait à mesure qu’augmente la taille et la durée de vie des groupes sociaux : plus il y a d’êtres humains qui se règlent sur une norme, entrent dans une relation ou emploient une technique, plus vite ces choses acquièrent une existence séparée et se constituent, au-dessus des individus, en formes autonomes qui attendent de se voir attribuer un contenu, en puissances qui veulent être obéies, en exigences techniques qui veulent être satisfaites. Domination et subordination sont ainsi, à l’origine, l’expression adéquate de la force, de l’influence (Suggestion) et de la piété des individus eux-mêmes. Jusqu’au jour où, finalement, la forme de cette relation se libère de ceux qui la portaient et se fige en « positions » de domination ou de subordination – formes vides, existant pour ainsi dire par elles-mêmes, qui attendent que des individus leur « donnent chair ». Ce que nous appelons le droit est ainsi, à l’origine, la forme sous laquelle les énergies économiques et éthiques des individus ou des classes s’expriment, jusqu’à ce qu’elle devienne une structure (Gebilde) autonome et une fin en soi, qui fait face à ces forces réelles avec, tout du moins, une relative indépendance. Ainsi, la production matérielle, sa technique, son organisation et leurs conséquences sur les manières d’être et de faire des individus, sont d’abord en corrélation directe avec les capacités et les souhaits des individus. Mais la production matérielle évolue, en particulier depuis que, d’un côté, la technique a pris la forme de sciences spécifiques et que, de l’autre, un nombre croissant d’éléments extérieurs interviennent dans la formation des individus. La production matérielle acquiert alors une puissance et une progression qui lui sont propres et qui, assez souvent, ne suivent plus celles des individus, avec lesquels elle entretient des rapports très variables. Pour une bonne part de ces objectivations par lesquelles les contenus de vie prennent leur autonomie en s’extériorisant hors des sujets qui les ont portés, l’argent est de la plus grande importance. Car il est le grand intermédiaire entre les humains et les choses et prépare ainsi la dissociation de leurs évolutions respectives. D’un point de vue technique, la production tend à se refermer sur elle-même à partir du moment où elle se fait contre argent, pour un cercle anonyme de clients, et qu’elle devient – ce qui n’est, là encore, possible que par l’argent – production de masse. Le droit gagne la possibilité de se constituer en édifice purement immanent, complètement logique, lorsque l’argent, la substance qui est toujours homogène, constitue le but ultime de ses dispositions. Lorsque ce n’est pas le cas, comme par exemple dans le pénal, le droit ne peut pas autant, face au cas individuel, présenter une telle consistance intérieure et ne reposer, objectivement, que sur lui-même. Le rapport des classes sociales entre elles, les droits et les devoirs de chacune, la participation de chacune aux sphères et aux biens culturels, si difficiles à établir durablement lorsque le caractère incommensurable des personnalités se fait sentir directement dans ces catégories, le sont bien moins lorsque leur contenu est -ou peut être- finalement réduit à de l’argent, à différentes sommes d’argent. Dans tous ces domaines de la vie, nous observons donc une persistance et un développement de structures objectives qui prennent leur autonomie face aux individus qui s’y trouvent impliqués, structures que leur propre logique (Gesetzmäßigkeit) rend souvent indifférentes, et souvent hostiles, aux intérêts et aux aspirations des individus.
L’existence historique, à n’importe quel stade supérieur, se présente donc selon deux axes : les structures impersonnelles, l’ordre objectif et le travail, d’un côté, les personnes avec leurs qualités et leurs besoins subjectifs, de l’autre. Il en résulte des différences souvent considérables de rythme d’évolution entre les deux. Les institutions dans lesquelles les forces et les relations des individus s’étaient autrefois exprimées de manière adéquate, à force de prendre leurs distances et leur autonomie à l’égard du développement vivant des personnes, peuvent finir par se raidir et se pétrifier. Mais elles peuvent aussi, pour la même raison, aller trop vite et trop loin dans leur évolution pour laisser aux personnes le temps de s’y adapter. Dans les deux cas, on est confronté à de grandes difficultés. Le droit, élaboré logiquement à partir de certaines données fondamentales, formalisé dans un codex de lois en principe immuables, porté par un ordre (Stand) particulier, acquiert face aux autres relations, aux autres besoins de la vie ressentis par les personnes, cette raideur qui fait qu’il se transmet finalement comme une maladie incurable, que la raison devient non-sens et le bienfait calamité. Dès que les impulsions religieuses se cristallisent en un trésor de dogmes déterminés et que ces derniers se trouvent pris en charge, dans le cadre de la division du travail, par un corps distinct de la communauté des croyants, la religion est soumise au même processus. On retrouve quelque chose de formellement identique dans la contradiction, mise en avant par Marx, entre les rapports de production et les forces productives au sein de la société : la répartition de la propriété, l’ordre du travail, les rapports de domination entre les classes correspondent à un moment donné presque exactement aux forces et aux besoins des individus ; mais aussitôt qu’ils se transforment en puissances impersonnelles ou en normes rigides qui s’imposent à la vie au lieu d’en émaner en permanence, ils entrent en conflit avec les énergies et les aspirations que les personnes ont continué à développer par ailleurs. Ici, le côté personnel peut prendre le pas sur le côté objectif aussi bien que l’inverse. Les progrès de la technique industrielle moderne ont par exemple transféré hors du foyer, en des lieux où les objets peuvent être fabriqués moins cher et de manière plus appropriée, un nombre extraordinaire d’activités domestiques qui autrefois revenaient aux femmes. Un très grand nombre de femmes des classes bourgeoises se sont ainsi vues privées du contenu actif de leur vie, sans que la place laissée vide n’ait été aussi rapidement réinvestie par d’autres activités et d’autres objectifs. L’« insatisfaction » polymorphe des femmes modernes et l’inemploi de leurs forces, qui ont en retour toutes sortes de répercussions perturbatrices, voire destructrices, leur tentatives tantôt saines, tantôt maladives, de prouver leurs capacités hors du foyer : voilà ce qui résulte du fait que la technique a pris, dans son développement objectif, une autre voie, plus rapide, que celle prise par les personnes qu’elle domine. Ce processus de différenciation dissocie donc les contenus de vie, d’une part en structures autonomes qui se développent avec leurs propres forces, en suivant des lois qui leurs sont immanentes et, d’autre part, en destins personnels qui sont coupés de ces structures tout en étant dominés par elles. Il entraîne ainsi un dédoublement de l’ordre temporel en ce qui concerne les affaires humaines, ou plutôt il crée, au-dessus de l’axe du développement personnel, un second axe de développement, à l’aune duquel se mesure le rythme du premier. Il arrive même fréquemment que ce soit seulement par la différence entre ces deux rythmes que l’on prenne conscience du fait que l’une ou l’autre de ces deux dimensions de l’existence va trop rapidement de l’avant : soit que le développement des humains, en tant que personnes complètes, s’accélère au point de dépasser celui des structures, soit qu’à l’inverse ce soient les intérêts ou les relations objectivés, transformés en organismes spécifiques, qui progressent trop vite pour que l’adaptation individuelle puisse tenir le rythme. Puisque l’argent est l’un des principaux facteurs de cette dissociation, il contribue à provoquer les effets précédemment décrits sur l’ordre temporel de la vie, et même à lui communiquer pour la première fois, dans des directions déterminées, un rythme véritable et conscient.
Enfin, la vitesse propre à la circulation de l’argent, par rapport à celle de tout autre objet, accélère directement le rythme général de vie, à mesure que l’argent devient le centre vers lequel tous les intérêts convergent. La rondeur des pièces de monnaie, raison pour laquelle on dit « que les affaires roulent », symbolise le rythme du mouvement que l’argent communique aux transactions. Même si les pièces présentaient autrefois des angles, leur utilisation a dû rapidement les user et les arrondir ; des nécessités physiques ont ainsi offert à l’intensité du trafic la forme de l’outil qui lui servirait le mieux. En comparant la capacité de circulation du foncier avec celle de l’argent, on met en lumière la différence de rythme de vie entre les époques où c’est l’argent qui constitue le pivot des mouvements économiques, et celles où c’est le foncier. Pensons par exemple au caractère que prennent les prestations fiscales dans leurs fluctuations extérieures et intérieures, selon qu’elles sont prélevées sur tel ou tel objet. Dans l’Angleterre anglo-saxonne et normande, les impositions pesaient exclusivement sur la propriété terrienne ; au XIIe siècle, on en vint à imposer les intérêts du fermage et la possession de bétail ; peu après, on commença à prélever l’impôt sur certaines portions de la propriété mobilière (le quart, le septième et le treizième). Ainsi, les objets soumis à l’impôt devinrent de plus en plus mobiles, jusqu’à ce que le revenu monétaire apparaisse finalement comme le fondement véritable de l’imposition. Celle-ci atteint ainsi un degré encore inconnu de flexibilité et de nuance, ce qui permit une variabilité bien plus grande dans la prestation du particulier, fluctuant chaque année, tout en assurant une plus grande régularité de la recette globale. D’un côté, l’importance directe de la terre ou de l’argent pour le rythme de vie explique la grande valeur que des peuples conservateurs accordent à l’agriculture. Les Chinois sont convaincus qu’elle seule garantit la tranquillité et la pérennité des États et, sur la base de cette corrélation, ils ont lourdement imposé la vente de terres agricoles ; à telle enseigne que la plupart des achats de terre s’y font seulement de manière privée, en renonçant à l’inscription au cadastre. Mais d’un autre côté, là où l’argent a provoqué l’accélération de la vie économique, celle-ci cherche à imposer son propre rythme à la forme de la propriété foncière, qui lui oppose des résistances. Du côté conservateur, on a ainsi souligné que la législation sur les hypothèques développée ces dernières décennies tendait à liquéfier la propriété foncière et à la transformer en une sorte de papier-monnaie dont on peut se défaire sous la forme d’autant de parts que l’on veut ; au point que, comme le disait Waldeck, la propriété foncière semble ne plus exister que pour être mise en vente judiciaire.
Pour caractériser la contribution de l’argent à la détermination du rythme de vie, celle qu’il fournit en vertu de son propre caractère, et indépendamment des conséquences techniques qu’il entraîne, dont nous avons parlé au début, on pourrait partir de la réflexion suivante. Une analyse plus précise des concepts de permanence et de changement fait apparaître une double opposition dans la manière dont ils se réalisent. Si nous considérons le monde sous l’angle de la substance, nous en arrivons aisément à l’idée d’un Ἑν καì πᾶν [4], d’un être immuable qui, excluant toute augmentation et toute diminution, confère aux choses un caractère de permanence absolue. Mais si l’on considère la mise en forme de cette substance, toute permanence en est retirée : une forme passe sans cesse dans une autre et le monde offre le spectacle d’un perpetuum mobile. Tel est le double aspect cosmologique de l’étant, assez souvent poussé, par l’interprétation, jusqu’à la métaphysique. Mais dans le cadre d’une empirie plus profonde, l’opposition entre permanence et mouvement se répartit autrement. En effet, si nous considérons l’image du monde telle qu’elle s’offre immédiatement à nous, on constate que ce sont justement certaines formes qui subsistent pendant un temps, tandis que les éléments réels qu’elles relient se trouvent continuellement en mouvement. Ainsi, l’arc-en-ciel perdure malgré le déplacement continuel des particules d’eau, la forme organique malgré l’échange constant des matières qui la constituent. Et il en va ainsi de chaque chose inorganique qui subsiste un moment comme telle : ce qui persiste en elle, c’est seulement le rapport et l’interaction entre ses plus petits éléments, lancés de leur côté dans des mouvements moléculaires incessants qui échappent à notre perception. La réalité est donc elle-même prise dans un flux perpétuel, et même si nous ne pouvons pas le constater directement, par manque d’acuité visuelle, les formes et les constellations de mouvements se figent pour donner lieu au phénomène de l’objet qui dure.
À côté de ces deux manières opposées d’appliquer les concepts de permanence et de mouvement au monde représenté, on en trouve une troisième. La permanence peut en effet avoir un sens qui la situe au-delà de toute durée, si longue soit-elle. Prenons le cas le plus simple, mais suffisant pour notre propos, des lois de la nature. Leur validité tient au fait qu’à partir d’une certaine constellation d’éléments, il résultera un effet déterminé, objectivement nécessaire. Cette nécessité est donc totalement indépendante de la question de savoir quand les conditions sont réunies dans la réalité : une fois ou des millions de fois, maintenant ou dans cent mille ans. Rien de cela n’affecte la validité de la loi, dont la permanence est éternelle, au sens d’intemporelle, et ne signifie rien de plus que sa simple existence. Par nature et par définition, la loi exclut tout changement et tout mouvement en son sein. Cette forme spécifique et absolue de permanence doit avoir son pendant dans une forme correspondante de mouvement. De même que la permanence peut s’accroître au-delà de toute durée, si longue soit-elle, jusqu’à ce que, dans la validité éternelle des lois de la nature ou des formules mathématiques, toute référence temporelle déterminée soit purement et simplement effacée ; de même, changement et mouvement peuvent être conçus de manière si absolue qu’il n’en existe plus aucune mesure temporelle déterminée. Si tout mouvement se meut entre un ici et un là-bas, l’ici a complètement disparu dans ce changement absolu (qui représente l’inverse de la species aeternitatis [5]), et l’on pourrait dire, dans l’esprit des paradoxes hégéliens, qu’un tel objet se trouve à l’endroit où il n’est pas. Alors que les premiers objets intemporels que nous avons évoqués ont leur validité sous la forme de la permanence, ces derniers trouvent leur validité dans la forme du passager, de la non-durée. Selon moi, il ne fait aucun doute que cette opposition est, elle aussi, bien assez vaste pour accueillir une vision du monde. D’un côté, si l’on connaissait toutes les lois qui régissent la réalité, cette dernière serait effectivement ramenée, par le complexe de ces lois, à son contenu absolu, à sa signification éternelle au sens d’intemporelle (pour autant, cela ne suffirait pas à construire la réalité elle-même, parce que la loi comme telle, en vertu de son contenu idéel, est complètement indifférente aux cas particuliers dans lesquels elle se réalise). Mais d’un autre côté, c’est justement parce que le contenu de la réalité passe intégralement dans les lois qui font sans cesse sortir les effets des causes, et aussitôt agir comme cause ce qui à l’instant même était encore effet, que l’on peut désormais voir la réalité (le phénomène concret, historique et saisissable du monde) prise dans ce fleuve absolu qu’évoquaient les expressions symboliques d’Héraclite. Si l’on ramène l’image du monde à cette opposition, tout ce qui dure et dépasse l’instant est arraché à la réalité et rassemblé dans ce royaume idéel des lois pures ; dans la réalité elle-même, les choses n’ont aucune durée ; à peine apparue, chaque forme est aussitôt dissoute par la force des lois qui travaillent sans relâche en arrière-plan ; en quelque sorte, les formes ne trouvent vie que dans le fait d’être détruites, et leur fixation en choses qui durent – si peu que ce soit – est une conception imparfaite, qui ne parvient pas à suivre le rythme des mouvements de la réalité. Le monde se partage ainsi entre ce qui dure purement et simplement d’un côté, et ce qui ne dure absolument pas de l’autre.
Pour le mouvement absolu de l’univers, il n’est certainement pas de meilleur symbole que l’argent. Le sens de l’argent est d’être dépensé ; dès qu’il repose, ce n’est plus de l’argent selon sa valeur et son sens spécifiques. L’action qu’il exerce parfois, lorsqu’il dort, consiste en une anticipation de son mouvement à venir. Il n’est rien que le porteur d’un mouvement dans lequel, justement, tout ce qui n’est pas mouvement est entièrement supprimé. Pour ainsi dire, il est actus purus : il ne vit qu’en s’extériorisant continuellement de tout point donné, et constitue ainsi le pôle opposé et la négation directe de tout être-pour-soi. C’est donc à l’aide d’un symbole tiré de l’univers historique que l’on peut comprendre la spécificité de la nature, en tant qu’elle est soumise à la catégorie du mouvement absolu et de l’extériorisation continuelle de soi, plus clairement qu’à l’aide d’un exemple tiré de la nature elle-même, puisque nul cas empirique que l’on puisse voir n’incarne cette catégorie dans toute sa pureté. Mais d’un autre côté, la possibilité d’employer l’argent pour une présentation absolue de cette catégorie jette en retour une lumière crue sur l’argent lui-même, comme réalisation la plus pure du principe de mouvement. Nous avons ainsi trouvé l’expression abstraite et absolue de tous les effets concrets et relatifs qu’il exerce sur la détermination du rythme de vie, en vertu de son rôle dans la vie pratique.