Que penser et que faire des nouveaux rythmes de nos vies ?

Pascal Michon
Article publié le 16 octobre 2014
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Que penser et que faire des nouveaux rythmes de nos vies ?  », Rhuthmos, 16 octobre 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1327

Ce texte a été présenté au colloque de l’Association des Conseillers d’orientation-Psychologues–France, « Temporalité, rythme et contretemps de l’orientation », le 24 septembre 2014, à Strasbourg.


La littérature scientifique contemporaine concernant les nouveaux rythmes de nos vies est extrêmement diverse. Je vais donc me contenter d’y lancer quelques coups de sonde, qui, je l’espère, me permettront d’en tirer quelques conclusions pratiques.

 Vitesse et accélération

La vitesse a été l’une des obsessions majeures du XXe siècle. Vue comme un symbole de modernité et de progrès jusqu’aux années 1960, elle a été remise en question et finalement diabolisée à la suite du développement, dans le sillage de 1968, de sensibilités écologiques et politiques nouvelles. Paul Virilio s’est fait un nom dans le petit monde de l’essayisme en plaçant plus bas que terre ce que les générations précédentes avaient pour leur part porté au pinacle. Dans un esprit millénariste qui rappelle par bien des points certains prédicateurs qui annonçaient eux aussi la fin des temps – c’était autour de l’an 1000 –, Virilio répète, depuis plusieurs dizaines d’années déjà, que la vitesse infinie des transmissions et aujourd’hui l’interconnexion mondiale ne peuvent que se solder par une explosion finale ou par un effondrement systémique, qui sera comme l’Apocalypse de la Modernité [1]. Malheureusement, le héraut de « l’Accident général » ne prend pas en compte ses propres crashs conceptuels et chaque jour qui passe sans que l’Accident tant attendu ne se produise enlève un peu plus d’intérêt à cette critique sommaire de la vitesse.


Le thème de l’accélération date plutôt de la fin des années 1990 et des années 2000. Alors que la vitesse était une simple dérivée des progrès techniques réalisés depuis la fin du XIXe siècle en matière de transport (chemin de fer, automobile, avion) et de télécommunication (télégraphe, téléphone, radio, télévision), l’accélération pointe un phénomène nouveau : l’augmentation du tempo des activités productives et sociales liée à l’extension de la mondialisation dans de nombreux pays au cours des années 1990.


En 2005, ce thème a fait l’objet d’un ouvrage, qui est devenu depuis un best seller : Accélération. Une critique sociale du temps, d’Hartmut Rosa [2]. Dans son livre, Rosa distingue trois types d’accélération : l’accélération technique, l’accélération des changements des structures sociales et l’accélération du tempo de la vie. Selon lui, ces trois formes d’accélération s’entraînent les unes et les autres dans une spirale autoalimentée : l’accélération du rythme de la vie exigerait l’accélération technique, qui entraînerait à son tour l’accélération du changement des structures, qui impliquerait elle-même une accélération supérieure des rythmes de vie. Chacune d’elles serait propulsée par un « moteur » : l’accélération du rythme de vie par les promesses d’émancipation et de réalisation de soi de la modernité ; l’accélération technique par les exigences du capitalisme et la diffusion de l’économie monétaire et financière ; l’accélération du changement social, enfin, par l’accentuation de la différenciation fonctionnelle.


La principale conséquence de cette spirale serait, paradoxalement, la pétrification de la vie. Les individus ne se détermineraient plus par rapport à des projets, dont la probabilité qu’ils se réalisent ne serait plus du tout assurée. Ils seraient entièrement orientés vers le présent et adopteraient une « identité opportuniste », qui serait déconnectée aussi bien de la tradition que du futur. Rosa rejoint sur ce point les très nombreux essayistes qui ne cessent de déplorer le « sacre du présent », le « présentisme », aux dépens du Projet et surtout de la Mémoire. Du fait même de la diminution drastique des capacités de projection des individus singuliers et collectifs vers l’avenir, la modernité avancée se caractériserait ainsi par la conjugaison d’une accélération permanente des changements et d’une pétrification des systèmes, qui se seraient autonomisés et échapperaient à tout contrôle. Derrière le changement permanent, nous assisterions en fait à une immobilisation du monde qui désormais tournerait à vide dans une éternelle répétition du même.


Rosa a été le premier à tenter une synthèse des très nombreux travaux concernant l’évolution de la temporalité dans les sociétés contemporaines. Il classe et intègre dans une vision globale une foule de phénomènes qui étaient restés jusque-là sans liens. Mais la grosse machine théorique qu’il produit a les qualités et les faiblesses de tous les outils de ce type. En même temps qu’elle éclaire le réel, elle a tendance à l’écraser. Dans la mesure où elle présente l’accélération comme une donnée englobante de notre époque, elle ne permet pas de distinguer les groupes sociaux les uns des autres : l’accélération touche-t-elle ceux-ci de la même manière ? Y a-t-il des différences sociales entre les réponses apportées à ce phénomène ? Sommes-nous égaux devant l’accélération ? Rosa n’apporte pas de réponse à ces questions pourtant fondamentales. Son message final est lui-même complètement dépolitisant : du fait de l’accélération permanente et de la pétrification des systèmes, nous serions déjà dans une « post-histoire ». Il n’y aurait plus rien à faire car le « système mondial » se serait autonomisé et échapperait désormais à tout contrôle. Rosa, de ce point de vue, et bien que son information factuelle soit de bien meilleure qualité, rejoint le pessimisme et le millénarisme de Virilio.

 Néo-capitalisme

Si l’on veut comprendre de manière un peu plus précise la question des temporalités contemporaines, on aura donc intérêt à se tourner vers d’autres travaux.


Je pense, en premier lieu, au livre écrit dès la fin des années 1990 par Richard Sennett, sous le titre français Le Travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité (1998) [3]. Sensible au mouvement qui est déjà bien établi à cette époque aux États-Unis et en Grande-Bretagne, Sennett souligne les conséquences psychiques et sociales négatives de la transformation du capitalisme. La restructuration des entreprises, leur simplification hiérarchique, la généralisation du travail en équipe et de la compétition entre les salariés, l’introduction de nouveaux horaires flexibles, la diffusion de l’injonction de mobilité, l’externalisation et la formation de réseaux d’unités de production et de services, les délocalisations vers le tiers monde, toutes ces transformations des modes d’organisation et de production ont à la fois permis et entraîné une généralisation des pratiques du « juste à temps » et du « flux tendu ». Comme les précédentes, la dernière révolution du capitalisme a été une révolution du temps. Or, ces pratiques ont des conséquences humaines dévastatrices : de nouvelles formes de fatigue psychiques (l’investissement de tous les instants, le surmenage, qui peut aboutir au burn out) ; de nouveaux types d’ennui (la dégradation du travail de conception qui devient, comme l’était depuis longtemps le travail d’exécution, de plus en plus répétitif et pour lequel on n’a plus le temps de vraiment réfléchir) ; de nouvelles formes de contrôle (permises par les nouvelles techniques d’information et de communication) ; de nouvelles formes d’assujettissement (l’instauration d’une compétition entre les individus d’une même entreprise au seul bénéfice de la direction). Tout cela débouche, selon Sennett, sur un amoindrissement de l’individuation singulière et collective, ce qu’il appelle la « corrosion du caractère ». Pour le dire autrement, dans le nouveau capitalisme flexible, l’accélération s’accompagne d’une dégradation des possibilités d’action et de réalisation de soi aussi bien collectives qu’individuelles.


Rosa pointe lui aussi, on l’a vu, la responsabilité du capitalisme dans cette affaire. Mais il partage la responsabilité de ces dérives avec ce qu’il appelle les « promesses de la modernité » et la dynamique de « différenciation fonctionnelle » propre aux sociétés modernes. La recherche subjective de la réalisation de soi par les individus et la division objective des fonctions sociales porteraient, selon lui, une aussi grande responsabilité dans cette involution que les mutations récentes du capitalisme.


Cette manière de mettre les différentes causes de ce que nous vivons sur un même plan a été récemment critiquée – à mon avis à juste titre – par Christophe Bouton dans son livre Le temps de l’urgence (2013) [4]. Contre Rosa, Bouton demande qu’on hiérarchise les explications en fonction des valeurs qu’on veut défendre ; il n’est pas possible, surtout quand on se réclame de l’École de Francfort, de s’en tenir à une vision axiologiquement neutre. C’est un fantasme d’universitaire coupé du contexte social. J’ajouterai, pour ma part, qu’on ne peut considérer la volonté d’émancipation et de réalisation de soi et les injonctions utilitaristes, productivistes et consuméristes venant du capitalisme comme éthiquement et politiquement équivalentes. Une telle vision déshistoricise et dépolitise les conflits en cours et fait comme si toutes les positions y étaient également légitimes.


Sennett, qui ne participe en rien du positivisme qui est en train de se répandre jusque dans les institutions de recherche et d’enseignement supérieur autrefois les plus critiques, me semble poser le problème de la façon qui convient. Il rappelle que les transformations du capitalisme qui viennent d’avoir lieu ces trente dernières années ont été destinées à la fois à surmonter les résistances des salariés au système disciplinaire fordiste apparues dès la première moitié du XXe siècle et à contourner les aménagements qui lui ont été imposés par l’État-providence dans la seconde moitié. Ajoutons à cela que le passage d’économies nationales à des économies mondialisées a entraîné le basculement du pouvoir de la sphère productive à la sphère financière et l’augmentation spectaculaire de la pression de la seconde sur la première, qui exige désormais un retour sur investissement de 15 % là où elle se contentait jusque-là de 3 à 4 %. Sans rejeter complètement les autres types d’explication, culturel et social, on peut donc soutenir que l’évolution du système capitaliste est la principale responsable des difficultés temporelles actuelles.

 Post- et hypermodernité

Cela dit, on est encore loin de comprendre comment les choses se passent concrètement au niveau des individus et des groupes. Je voudrais tenter de le montrer en prenant l’exemple d’un troisième type d’approche des mutations de la temporalité apparu au cours des années 2000. Selon cette troisième orientation, le néo-capitalisme mondialisé et ses vecteurs techniques auraient provoqué rien moins que l’émergence d’une nouvelle forme d’individualisme. Or, cette hypothèse semble tout à fait discutable.


Les années 1980 avaient vu se constituer la figure sociologique de « l’individu post-moderne ». Selon Gilles Lipovetsky et Michel Maffesoli, qui y voyaient du reste un progrès par rapport à l’individualisme rationaliste et disciplinaire des Trente glorieuses, celui-ci s’investissait moins dans la sphère publique, il rejetait les grandes institutions collectives et se concentrait sur les rapports humains de proximité. Il avait tendance à suivre les modes et se regroupait en tribus. Très éloigné de la rationalité, il était mu simultanément par un narcissisme et un imaginaire exacerbés [5].


Les années 2000 sont marquées par l’émergence, chez les sociologues, d’une nouvelle figure qui s’oppose à la précédente : l’« individu hypermoderne ». On distingue celle-ci assez clairement dans un collectif dirigé par Nicole Aubert, L’individu hypermoderne, 2005, que je vais prendre pour exemple même s’il n’est pas indemne de tout retour à la thèse postmoderne [6]. Si l’on en croit l’introduction de ce collectif, le nouvel individualisme ne serait pas du tout le produit d’un effondrement des idéaux de la modernité mais bien au contraire celui de leur hyperbolisation. Plutôt qu’à une sortie du monde disciplinaire du XXe siècle et à l’établissement d’un nouveau modèle démocratique, nous assisterions à la mise en place d’une modernité productiviste et marchande totalement achevée et globalisée. Le nouvel individu se manifesterait donc moins par un comportement indexé sur le soi et l’imaginaire que par une généralisation des liens faibles et une rationalisation extrême du temps vécu.


La particularité de ce nouveau courant critique est de mettre l’accent sur l’impact des nouvelles technologies d’information et de communication. Comme nombre de leurs contemporains, ces auteurs rappellent l’importance des mutations des modes de production et de la financiarisation du capitalisme. Ils notent également la multiplication des cercles dans lesquels les individus interviennent, ce que Rosa appelait la « différenciation fonctionnelle ». Mais ils soulignent plus particulièrement les conséquences des TIC sur les mutations en cours. Ces techniques autorisent, en effet, des communications individualisées, rapides, non formalisées et sont donc particulièrement adaptées à ces formes de sociabilité souples imposées à la fois par les nouveaux modes d’organisation du travail en équipe et par la multiplication des cercles de vie. Elles offrent, par ailleurs, la possibilité de manipuler facilement des informations appartenant à différents registres de vie et permettent la gestion personnelle de réseaux complexes. Enfin, elles rendent possible de rationaliser l’ensemble des moments de la vie. Comme le note Francis Jauréguiberry, le temps interstitiel entre deux tâches peut désormais être pleinement utilisé : je profite d’une pause entre deux tâches professionnelles pour envoyer un texto ou un mèl ; de même, les temps un peu lâches peuvent être densifiés : j’envoie ou je lis des messages pendant une réunion ou une conférence un peu ennuyeuse...


Ainsi, alors que les individus se reposaient autrefois sur des traditions, des habitudes, des normes et des formes d’action routinières, à la fois faciles à suivre et attendues par les autres, qu’ils intervenaient dans des cercles sociaux relativement peu nombreux et stables, et qu’ils séparaient très nettement temps de travail et temps du privé, la diffusion des nouveaux moyens d’information et de communication, leur permettraient d’inventer et de gérer des programmes d’activité de plus en plus complexes, de plus en plus ouverts et flexibles, et finalement d’être de plus en plus productifs dans toutes les dimensions de leur vie, c’est-à-dire pas seulement professionnellement mais aussi sur le plan privé.


Les plus optimistes voient dans ces possibilités une chance : ces mutations annonceraient l’émergence d’un monde presque parfaitement fluide, fondé sur une mobilité optimale des biens, de l’information et des personnes, un monde qui permettrait, bien mieux que le monde ancien, la liberté et la réalisation de soi auxquelles les individus aspirent aujourd’hui.


Le plus grand nombre dénonce, au contraire, les effets pervers de ces nouvelles possibilités techniques. Plus qu’une liberté et une réalisation de soi, elles apporteraient un nouvel esclavage et un écrasement du soi. Les nouveaux régimes temporels dont elles seraient responsables se caractériseraient à la fois par un appauvrissement des relations et par une rationalisation extrême du temps individuel : la désinvolture et la superficialité dans les rapports aux autres tout autant que l’optimisation et l’intensification du temps seraient devenues l’alpha et l’oméga des rythmes de nos vies. Certes, les comportements ne seraient plus façonnés sur un mode disciplinaire imposé par les institutions, mais ils le seraient désormais par des injonctions à organiser la vie de manière à la rendre à la fois toujours plus souple et toujours plus productive.

 Diversité des nouvelles conditions temporelles

Ce troisième type d’analyses pointe à l’évidence certains aspects des mutations en cours dont nous faisons tous l’expérience. Ce qu’on peut lui reprocher, quelles que soient les conclusions pratiques qu’on en tire, c’est d’une part d’offrir, comme sa concurrente postmoderne, une vision beaucoup trop globalisée de nos sociétés ; de l’autre d’ignorer toutes les actions qui montrent que cette image n’est pas justifiée. La figure de l’individu hypermoderne est le plus souvent présentée comme si elle s’était déjà généralisée, comme si nos sociétés étaient déjà entièrement pénétrées par les exigences du néo-capitalisme et les injonctions des techniques, et comme si, pour finir, elles étaient dénuées de tout pouvoir permettant de résister à la dégradation en cours ou de créer des formes de vie plus acceptables. Or, on peut opposer plusieurs types d’objection à cette dérive de la critique.


Tout d’abord, comme l’a fait remarquer Francis Godard dont je vais utiliser maintenant les travaux [7], les enquêtes empiriques sur les modes d’organisation du travail, sur sa répartition sociale, sur les budgets-temps des individus, sur les différences liées aux catégories socioprofessionnelles, de genre ou d’âge, toutes ces enquêtes nous montrent une réalité beaucoup plus feuilletée et variée suivant les pays que celle dépeinte par les essayistes, théoriciens et sociologues de la postmodernité ou même de l’hypermodernité.


D’une manière générale, la surcharge temporelle ne concerne pas tout le monde – loin de là. Les enquêtes révèlent l’apparition au cours des années 1990 d’une bipolarisation des sociétés développées. Ces sociétés se scindent alors en deux parties à peu près égales : 51 % des personnes interrogées déclarent que le manque de temps est un problème important pour elles, mais 49 % que ce n’est « pas un problème important » ou même « pas du tout un problème » [8]. Il existe ainsi une forte opposition entre ceux qui manquent de temps par surcharge de travail et ceux qui ne savent qu’en faire (chômeurs, retraités) ou qui voudraient travailler plus (les temps partiels).


Si l’on détaille un peu plus l’analyse, on s’aperçoit que la sur-occupation concerne des populations caractérisées par une combinaison de variables comprenant : 1. la forme des ménages (célibataire, couple, famille monoparentale) ; 2. les catégories socioprofessionnelles de chacun des membres du ménage ; 3. la position dans le cycle de vie des individus qui le composent ; 4. la localisation géographique.


Prenons tout d’abord les critères 1 et 2. Les sur-occupés sont avant tout ceux qui ont un emploi, les plus diplômés, les femmes et les personnes qui ont de jeunes enfants. Les ménages diplômés biactifs ayant de jeunes enfants et les familles monoparentales trustent le haut du palmarès. Inversement, les chômeurs et les retraités sont les plus nombreux parmi les « sous-occupés ». Les ménages peu diplômés où l’un des conjoints ne travaille pas sont dans une situation intermédiaire. Cela dit, il existe d’une société à l’autre des variations considérables : aux Pays-Bas, en Suède et en France, il y a une corrélation assez nette entre haut niveau d’études des couples et importance des heures de travail ; mais c’est le contraire en Finlande et en Italie, où les couples les plus diplômés travaillent moins que les autres.


À cela il faut ajouter, critère 3, qu’il existe une très forte segmentation des formes d’utilisation du temps selon les catégories d’âge. En France, par exemple, le volume de travail effectué tend, depuis plus de 20 ans, à se concentrer sur une phase réduite du cycle de vie (25-55 ans). Ce qui veut dire que les jeunes et les personnes de plus de 55 ans sont beaucoup moins sujettes à une surcharge temporelle que les précédentes. Mais, là encore, il faut noter que la répartition du travail au cours de l’existence varie énormément suivant les pays. Pour simplifier, on peut distinguer un premier modèle, qui combine des durées de travail hebdomadaires élevées par rapport à des vies actives courtes, comme en France, et un second modèle, qui correspond à une durée de travail hebdomadaire réduite et une durée de vie active élevée, comme au Danemark et aux Pays-Bas.


Enfin, au moins en France, critère 4, l’organisation temporelle de la vie est très différente en Île-de-France de celle que l’on trouve dans les autres contextes urbains, toutes choses égales par ailleurs. Les temps de travail y sont supérieurs, les temps de travail domestique inférieurs du fait du recours plus fréquent aux services, les temps de transports supérieurs, les temps libres (hors Paris) inférieurs. Toutefois, là aussi, il est difficile de généraliser. Une étude néerlandaise qui compare les usages du temps des quatre plus grandes villes de Hollande (Amsterdam, Rotterdam, La Hague et Utrecht), à ceux des habitants des villes moyennes (au-dessus de 100 000 habitants) et des plus petites communes, montre que l’hypothèse selon laquelle les grandes villes constitueraient des avant-gardes en matière d’usage du temps et de loisirs n’est pas réellement vérifiée. Même si les habitants des quatre grandes villes profitent plus souvent des facilités en matière de culture et de loisirs offertes par ces villes, globalement, les différences entre grandes et petites villes en matière d’utilisation du temps semblent largement surestimées.


La réalité temporelle est donc beaucoup plus feuilletée et contrastée géographiquement que nous le disent les tenants de la postmodernité ou de l’hypermodernité capitaliste. Elle est aussi paradoxalement beaucoup plus injuste. Ce que ne voient pas ceux qui prônent une vision globale des changements actuels, c’est que tous les groupes sont loin de pouvoir répondre de la même façon aux défis qui leur sont aujourd’hui lancés.


D’une manière générale, les ménages possédant un bagage culturel plus élevé, donc les diplômés sur-occupés professionnellement, s’organisent mieux et arrivent à mieux utiliser leur temps que les moins diplômés. Ces ménages ne sont pas ceux qui ont le moins d’activités sociales ; bien au contraire, ce sont ceux qui pratiquent le plus les sorties chez les amis, qui participent à la vie associative ou aux diverses activités culturelles ou de loisir proposées par les villes. D’une part, ces ménages bénéficient d’emplois qui leur laissent une certaine liberté d’organisation de leurs périodes de travail et de non-travail ; de l’autre, ils ont les moyens pour développer des techniques de synchronisation de la vie familiale : le tableau blanc à la cuisine étant l’un des plus populaires, mais il faut aussi citer l’agenda familial, les post it, et surtout le téléphone portable, qui permet désormais, principalement aux femmes, de contrôler les enfants et d’organiser la vie domestique à distance.


À l’inverse, les ménages moins qualifiés qui sont soumis à une forte pression temporelle ont beaucoup plus de mal à organiser leur vie, soit parce qu’il leur manque les moyens culturels et techniques de jongler avec un agenda en perpétuelle modification, soit – surtout, dans les cas où l’un ou les deux membres du couple travaillent à temps partiel ou sur un temps morcelé dans la journée –, parce qu’ils la subissent et n’ont aucune possibilité de pouvoir s’organiser par eux-mêmes.

 Nouvelles dynamiques rythmiques

Le second type d’objection à la thèse hypermoderne concerne les dynamiques qui viennent remettre en question cette soi-disant « logique systémique ». Il faut aussi prendre en compte les résistances qui s’exercent contre elle et surtout les créations de nouvelles formes de vie qui s’élaborent, que ce soit par bricolage empirique et/ou par imagination théorique. Pour parler en philosophe, on ne peut juger du devenir-individu qu’en l’observant à la lumière du devenir-sujet.


Ces résistances et propositions s’expriment dès les niveaux les plus simples. Certains travaux microsociologiques montrent, par exemple, comment le collectif familial pose souvent des normes et des limites, qui vont à l’encontre des injonctions à la souplesse et à la rationalisation du temps qui viennent du monde économique et technique. Beaucoup de parents, conscients du danger que représentent ces injonctions, régulent les moments et les lieux d’utilisation des TIC par les enfants. Et il en est de même au niveau du couple, dont les membres sont amenés à définir ensemble un certain type de rapports entre vie professionnelle et vie domestique. Les sociologues observent à cet égard tout un éventail d’organisations du temps, qui va de l’imposition de moments de travail exclusifs de toute autre activité à une intégration négociée entre les membres du couple de l’activité professionnelle dans les rythmes domestiques.


D’autres études empiriques montrent que l’organisation du temps privé, lorsqu’il n’est pas trop contraint de l’extérieur, se fait en grande partie selon des valeurs, qui sont opposées à celles dictées par l’entreprise, la technique et plus généralement par le système capitaliste. Si certaines activités se rationalisent (comme les achats groupés, la journée continue, etc.), si certaines font l’objet de gain de temps (comme les traitements administratifs en ligne), d’autres font appel à des types de rapports au temps beaucoup moins utilitaristes. L’accompagnement et l’éducation des enfants, les loisirs, les relations amicales, les relations amoureuses, la participation à la vie civique, l’investissement associatif, la formation personnelle fonctionnent sur des modèles qui relèvent d’autres formes d’organisation de la vie. Dans toutes ces activités, on « prend son temps » et les objectifs utilitaires font place à d’autres logiques indexées sur le don, le care, l’attention et la sollicitude pour autrui.


Si l’on monte d’un cran dans l’échelle d’observation, on peut facilement repérer des dynamiques de résistance et d’organisation encore plus larges. On a vu apparaître ces dernières années dans nombre de pays développés un mouvement multiforme prônant la « décélération » : le mouvement Slow [9]. Ce mouvement lancé en Italie dans les années 1980 contre l’invasion de la « restauration rapide » a été popularisé par le manifeste de Carl Honoré, Éloge de la lenteur, paru en anglais en 2004 et traduit depuis dans une trentaine de langues [10]. On en trouve des échos jusque dans la littérature scientifique, par exemple chez Rosa, qui préconise à la fin de son livre de ménager par la loi ce qu’il appelle des « bulles de décélération » dans lesquelles nous serions protégés de l’accélération générale de la vie.


Ce mouvement n’est pas sans limites : il est aujourd’hui rattrapé par le système marchand, qui y trouve de nouveaux gisements possibles de profit, ainsi que par le système productif, qui y voit, quant à lui, une nouvelle manière de renforcer encore la productivité des salariés. Le mouvement Slow Food, après avoir inauguré une résistance à la production et à la consommation de masse, est devenu un nouvel argument de vente. Et il n’est pas sans piquant de trouver sur le site du World Institute of Slowness fondé par Geir Berthelsen des publicités pour la marque « registered » slowcoffee et des slogans comme « The art of slowcoffee brewing » ou encore mieux « The world’s slowest coffee » [11]. De même, si Google, selon les recommandations du Slow Management, offre à ses ingénieurs 20 % de leur temps de travail pour leurs recherches personnelles, il ne s’agit en rien d’une politique philanthropique. Non seulement ces ingénieurs choisissent souvent des thèmes de recherche qui pourront intéresser l’entreprise par la suite, mais ils doivent chaque semaine rendre des comptes et justifier du bon emploi de ce « temps libre ». Mieux encore, afin de dégager ces 20 % de bonus, ils doivent travailler plus rapidement pour accomplir les tâches qui leur sont confiées. Le Slow Management apparaît ainsi clairement comme un moyen d’augmenter la productivité de cette catégorie particulière de salariés que sont les travailleurs intellectuels [12].


Mais le mouvement Slow a de très nombreuses facettes et, si certaines initiatives ont déjà été récupérées, d’autres, pour n’en citer que quelques-unes, comme le Slow parenting défendu par Carl Honoré dans un autre livre [13], la Slow Science qui lutte contre le « publish or perish » qui a envahi les universités et les centres de recherche, et le mouvement Cittaslow qui développe un nouveau type d’urbanisme plus respectueux de la qualité de vie des habitants, toutes ces initiatives restent porteuses à la fois de forces critiques et de capacités d’innovation. Elles remettent en question les normes de rationalisation du temps qui se diffusent aujourd’hui et proposent de nouvelles manières d’organiser les différentes sphères de l’existence. Certaines vont jusqu’à remettre en question le fonctionnement productiviste et consumériste du néo-capitalisme lui-même et penchent vers l’écologie politique et les théories de la décroissance.


Si l’on se place maintenant au niveau des États, on s’aperçoit que les politiques publiques temporelles sont encore assez peu nombreuses et limitées, mais on peut noter là encore quelques initiatives qu’il vaut la peine de relever.


Prenons tout d’abord l’exemple du droit du travail. Pour le moment, très peu de pays européens ont pris des dispositions concrètes pour faciliter globalement les ajustements entre vie de travail et vie quotidienne selon les conjonctures de la vie. Mais la Suède et le Danemark ont mis en place, dès la fin des années 1990, des politiques de « lifetime working hours » qui facilitent, par des compensations financières, le travail à temps partiel et les sorties temporaires d’emplois selon les moments de la vie (arrivée d’un enfant, formation, loisirs, etc.). De même en Finlande, les discussions entre l’État et les syndicats ont abouti, au moins dans les services publics, à la création de banques d’heures travaillées, qui permettent de convertir les jours de vacances, les dimanches et les heures supplémentaires travaillés en temps libre choisi. De même encore, aux États-Unis dans les États de Californie et de New York, les fonctionnaires peuvent choisir des rythmes de travail variés, selon leurs besoins et leurs préférences [14]. Ces politiques constituent des outils puissants donnés aux individus pour organiser leurs rythmes de vie, à la fois dans le cours, le moyen et le très long terme.


Deuxième exemple : les politiques publiques concernant la prise en charge de la petite enfance. En dépit de la convergence des tendances démographiques les concernant – décalage des calendriers de nuptialité, de fécondité, de fin d’études –, en dépit également de l’augmentation général des taux d’activités féminins, l’inégalité des genres face au temps reste partout un problème majeur. Mais ces inégalités sont particulièrement fortes là où les politiques publiques concernant l’enfance sont limitées. Les États-Unis sont, par exemple, très en retard en matière de garde d’enfant : 5 % des enfants de moins de 3 ans bénéficient de garde en institutions publiques ou d’un financement ; 54 % seulement des enfants de 3 à 5 ans (inclus) bénéficient de programmes de garde et la plupart à temps partiel. Dans certains pays, comme en Allemagne dans la partie de l’ancienne RFA, le manque de services destinés à la petite enfance a longtemps été un frein très puissant à l’entrée des femmes sur le marché du travail. La Suède et la France, de ce point de vue, profitent à plein de l’ancienneté de leurs politiques familiales, qui donnent aux femmes mais aussi à certains hommes, à travers le réseau de crèches et de maternelles, les congés parentaux, les allocations familiales, les congés et absences pour enfants malades, plus de possibilités d’organiser leur temps, que ce soit pour eux-mêmes ou pour travailler.

 Vers une politique du rythme

J’ai commencé cet exposé en m’interrogeant sur la nature des nouveaux rythmes de nos vies. Je voudrais, pour finir, dire quelques mots de la seconde interrogation incluse dans le titre de mon intervention : que pouvons-nous espérer pour l’avenir ?


L’émergence d’un néo-capitalisme mondialisé et la diffusion des nouvelles techniques d’information et de communication apparaissent comme les deux principaux responsables des changements temporels en cours.


Certains s’en réjouissent car ils voient dans la vitesse et l’accélération des moyens d’étendre la liberté d’action des individus, qui peuvent, selon eux, plus facilement organiser et densifier leur temps, développer leurs entreprises, produire plus de richesses et donc accéder à un confort renforcé.


D’autres sont beaucoup plus pessimistes. Ils considèrent, au contraire, que la vitesse et l’accélération se sont transformées en urgence, qu’elles sont devenues de nouvelles contraintes de plus en plus épuisantes, qui entraînent un amoindrissement de l’individuation. Après le travail au XIXe siècle, puis la culture au XXe siècle, la vie privée serait à son tour colonisée par l’utilitarisme et le rationalisme capitalistes.


Il me semble que l’une et l’autre de ces deux conceptions pèchent par simplification abusive. Il n’est pas vrai que la vitesse et l’accélération n’apportent que des avantages. La fluidification des parcours et la rationalisation temporelle ne profitent qu’aux individus de groupes privilégiés, et se montrent de plus en plus violentes pour tous les autres, en particulier tous les individus qui ont perdu leurs soutiens sociaux. Du reste, même pour les soi-disant vainqueurs de la course, il arrive que la fluidification et la rationalisation se retournent dans leur contraire et deviennent des carcans épuisants.


Mais, il n’est pas vrai non plus que les transformations économiques et techniques aient produit un nouveau « système », qui aurait déjà tellement pénétré les individus, que ceux-ci ne pourraient plus s’y opposer ni inventer d’autres organisations de l’existence.


Tout d’abord, nous l’avons vu, la réalité reste extrêmement diversifiée et contradictoire, et il existe de nombreuses manières de vivre au sein de ce nouveau monde économique et technique, sur lesquelles les « diktats de l’urgence » et les injonctions à toujours mieux « utiliser son temps » pèsent de manières très variées.


Ensuite, les individus et les groupes sont loin d’être de simples victimes d’un « système » économique et technique. Très attachés aux valeurs modernes d’autonomie et de réalisation de soi, ils sont souvent demandeurs de plus de liberté d’action au niveau professionnel et ils profitent autant qu’ils le peuvent de l’efficacité des techniques d’information et de communication au niveau privé.


Enfin, si certains adoptent un comportement opportuniste et orienté exclusivement vers le présent, beaucoup d’autres sont en train d’inventer de nouvelles manières collectives d’organiser leurs temporalités, que cela soit au niveau de la journée, de la semaine, de l’année ou de l’existence. Les ressources où ils puisent sont certes diverses : elles vont des pratiques traditionnelles non-utilitaristes, fondés sur le don, la sollicitude, l’attention pour autrui, à des modèles théoriques utopiques visant à renverser le logique productiviste et consumériste actuelle. Mais, quelles que soient les raisons sur lesquelles elles s’appuient, de nombreuses initiatives naissent tous les jours, qui inaugurent de nouvelles manières d’organiser les rythmes de la vie.


Une fois que l’on a fait ce triple constat on est alors amené à se poser la question de l’action non plus dans les termes triomphalistes ou défaitistes des visions systémistes. On vise plutôt des actions différenciées de résistance mais aussi de création de nouvelles manières de vivre, et cela à tous les niveaux de la société. Le niveau de l’action publique nationale est évidemment plus que nécessaire, d’autant qu’il est aujourd’hui très en retard et obéit malheureusement de plus en plus souvent aux logiques venant de la production, de la consommation et de la finance. Mais le niveau de l’action à la fois locale et globale est tout aussi important. C’est même peut-être à ce niveau, souvent très humble mais où les ressources pratiques et intellectuelles ne sont pas totalement épuisées, que se définissent les solutions qui pourront être généralisées à l’avenir.

Notes

[1Voir, parmi beaucoup d’autres du même tabac, P. Virilio, La Bombe informatique. Essai sur les conséquences du développement de l’informatique, Paris, Galilée, 1998 ; L’accident originel, Paris, Galilée, 2005.

[2H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, 1re éd. 2005, trad. Didier Renault, Paris, La découverte, 2010. On en trouvera une recension ici.

[3R. Sennett, Le Travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité, 1re éd. 1998, Paris, Albin Michel, 2000.

[4C. Bouton, Le Temps de l’urgence, Paris, Le Bord de l’eau, 2013. On en trouvera une recension ici.

[5G. Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983 ; M. Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridien Klincksieck, 1988.

[6N. Aubert (dir.), L’individu hypermoderne, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2005.

[7F. Godard, « Vie publique et vie privée : de nouveaux régimes temporels », Réseaux, 2007/1, N° 140, p. 29-65 – également en ligne ici ; « Les temps du quotidien » in L. Vodoz & C. Jemelin (dir.), Les territoires de la mobilité : l’aire du temps, Lausanne, PPUR, 2004, p. 43-56 – également en ligne ici ; « Cessons d’opposer temps individuels et temps collectifs », Projet n° 273, mars 2003, p. 35-42 – également en ligne ici.

[8Enquête SOFRES « Les Français et le temps dans la ville », mai 2001.

[9Le philosophe norvégien, Guttorm Fløistad résume apparemment le point de vue défendu par le mouvement Slow de la manière suivante : « The only thing for certain is that everything changes. The rate of change increases. If you want to hang on you better speed up. That is the message of today. It could however be useful to remind everyone that our basic needs never change. The need to be seen and appreciated ! It is the need to belong. The need for nearness and care, and for a little love ! This is given only through slowness in human relations. In order to master changes, we have to recover slowness, reflection and togetherness. There we will find real renewal. » http://en.wikipedia.org/wiki/Slow_Movement

[10C. Honoré, In Praise of Slowness : How A Worldwide Movement Is Challenging the Cult of Speed, San Francisco, HarperSanFrancisco, 2004.

[12B. Girard, Une révolution du management. Le modèle Google, Paris, MM2 Éditions, 2006. Cité dans C. Bouton, Le temps de l’urgence, op. cit., p. 262.

[13C. Honoré, Under Pressure : Rescuing Our Children from the Culture of Hyper-Parenting, San Francisco, HarperSanFrancisco, 2008.

[14J. Pillinger, Working Time in Europe : A European Working Time Policy in the Public Services, European Trade Union Institute 2000, p. 39. http://library.fes.de/pdf-files/gurn/00327.pdf

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