Le rythme sémantique dans un poème de Verlaine. Étude de cas et propositions

Article publié le 5 février 2019
Pour citer cet article : , « Le rythme sémantique dans un poème de Verlaine. Étude de cas et propositions  », Rhuthmos, 5 février 2019 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1538

Première publication de cet article dans http://www.revue-texto.net, juin 2005 (vol. X, n° 2), revue électronique sous la direction de François Rastier, publiée par l’Institut Ferdinand de Saussure. Programme Sémantique des textes. ISSN 1773-0120.


« L’étude des rythmes sémantiques mériterait une monographie. »

François Rastier, Sens et Textualité, p. 100

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A grands plis sombres une ample tapisserie

De haute lice, avec emphase descendrait

Le long des quatre murs immenses d’un retrait

Mystérieux où l’ombre au luxe se marie.


Les meubles vieux, d’étoffe éclatante flétrie,

Le lit entr’aperçu vague comme un regret,

Tout aurait l’attitude et l’âge du secret,

Et l’esprit se perdrait en quelque allégorie.


Ni livres, ni tableaux, ni fleurs, ni clavecins ;

Seule, à travers les fonds obscurs, sur des coussins,

Une apparition bleue et blanche de femme


Tristement sourirait - inquiétant témoin -

Au lent écho d’un chant lointain d’épithalame,

Dans une obsession de musc et de benjoin.


P. VERLAINE, Jadis et Naguère, in Œuvres poétiques,

Paris, Classiques Garnier, édition de J. Robichez,1969-1986.


Il s’agirait d’un sonnet de jeunesse (cf. note 1 p. 633 « ce poème a paru dans Le Hanneton, le 3 octobre 1867, et dans Lutèce, 25 janvier, 1er février 1885 »). Robichez parle, sans justification, à la note 2 de « la désinvolture d’une mise en scène enfantine » et « de poésie jeu » pour ce poème comparé au précédent Kaléidoscope. Nous reprendrons d’autres notes de l’éditeur dans le développement.

 1. Préambule

Les réflexions et analyses qui suivent concernent essentiellement, d’une façon originale pensons-nous, le plan du contenu, dans une quête de la musique du sens (lato sensu) ; elles sont formulées dans un esprit heuristique et programmatique et ne sont que des hypothèses à confronter notamment aux développements bien avancés de la sémiotique du discours sur ce sujet (C. Zilberberg et J. Fontanille) ; ces propositions doivent être mises en relation avec les études du plan de l’expressionque l’on n’abordera pas vraiment.


Comme le concept d’isotopie a été emprunté à la chimie, certaines notions centrales sont empruntées à la musique. Il conviendra de voir lesquelles retenir, d’évaluer leur pertinence en régime textuel et leur efficacité relativement au texte (lato sensu) du point de vue de la problématique du sens, liée à celle des genres conçus comme des modes de structuration de cours d’action sémiotique.


Parmi diverses notions – rythme, mélodie, harmonie, tempo… - certaines semblent fondamentales : le rythme et le tempo (ce sont sur celles-ci que portent notamment les études de sémiotique du discours et de sémantique des textes). On notera le caractère primordial du rythme (présupposé) par rapport à la mélodie et à l’harmonie (présupposantes) : « Dans la musique, le Rythme est l’élément primordial que sont venus compléter par la suite, nés de lui, deux autres éléments : la mélodie, puis l’harmonie. Ces deux derniers éléments ne peuvent se passer du Rythme alors que celui-ci peut se suffire à lui-même. » [1] D’un autre côté, le rythme est lié au tempo (avec la pulsation comme élément de base) dans la mesure où celui-là s’exprime dans le cadre de celui-ci : « Le rythme est l’ordre plus ou moins symétrique et caractéristique dans lequel se présentent les différentes durées. » [2] ; « le mouvement est le degré de lenteur ou de vitesse dans lequel doit être exécuté un morceau de musique. Il est d’usage d’appeler cela le « tempo ».


Les signes qui expriment des durées (notes ou silences) ont entre eux une valeur relative […]


C’est le mouvement qui détermine la durée absolue de ces différents signes » (ibid. p. 44 où sont donnés des exemples de tempo : largo, andante, adagio…).


Le rythme, qui organise des durées sous la dépendance du tempo (cf. Claude Zilberberg disant que la durée est sous la dépendance du tempo), est sous la coupe du tempo, qui est une sorte de rythme uniforme présupposant.


Pour ce qui est de l’intensité et de la hauteur (degrés), on pourrait considérer que la première renvoie à la notion de nuance (piano, forte…) et la seconde à une scalarité (les degrés) donnant lieu à une combinaison plus ou moins remarquable de degrés, constitutive de la mélodie ; il y a peut-être rythme là aussi : le rythme serait aussi bien dans l’organisation des durées que dans celle des degrés, les deux interagissant.

 2. Quelques considérations sur le rythme et le tempo sur le plan de l’expression

Si l’on s’en tient à la définition musicale du tempo, celui-ci est le degré de vitesse/lenteur d’exécution d’un morceau. Il est noté sur la partition et/ou indiqué par la battue du chef d’orchestre.


Aucune indication précise de ce genre [3] n’existe pour les textes en termes de notation externe.


Toutefois, de façon intrinsèque, il semble que l’accentuation ait partie liée avec le tempo et ce dans un rapport de raison inverse : vitesse du débit se conjugue avec rareté accentuelle et lenteur avec fréquence accentuelle (ex. de certains serveurs vocaux de mobiles où presque toutes les syllabes sont accentuées, dans une espèce de recto tono où l’autonomie du mot fait disparaître les groupes accentuels). Une hyper-accentuation (par rapport à une norme physiologique ou générique, ex. du sonnet) peut donner une impression de saccadé ou de vivacité (ex. de ce vers de Jodelle « Ornant, questant, gênant, nos dieux, nous et nos ombres » ou de « Va, cours, vole et nous venge ») ; mais si l’abondance d’accents est nécessaire à cette impression, elle n’est pas suffisante (ex. du recto tono monastique ou électronique où il n’y a pas de saillance relative) : il semble que jouent un rôle important l’intensité de l’accent et le rapport de proximité entre accent et inaccent, deux choses liées : accent perçu comme saillance, intense, par rapport à l’inaccent ; dans le vers de Jodelle, il y a autant de syllabes accentuées que de syllabes inaccentuées.


Mais dès que l’on envisage le rapport de l’accent et de l’inaccent (et, dans une certaine mesure, du long et du bref, bien que les deux ne se recouvrent pas, semble-t-il) on est dans une perspective rythmique. Donc, le nombre d’accents serait définitoire du tempo (condition nécessaire mais pas suffisante ; quels autres paramètres ?) et le rapport accent/inaccent serait définitoire du rythme (à fouiller avec les notions d’extense et d’intense et il y aurait diverses corrélations complexes possibles pour tempo et rythme). En musique, le tempo se donne dans le cadre de la mesure. Par rapport à quelle unité d’accueil va-t-on définir le nombre d’accents ?


En poésie (versifiée, par commodité), le mètre pourrait correspondre à la mesure  : le sonnet comporterait 14 mesures (un morceau musical comporte x mesures toutes identiques). Cette mesure comporte un certain nombre de temps (temps forts et temps faibles), soit 12 pour le sonnet (variété des mètres : mesure à 12, à 8…). Une distinction est à faire entre métrique (invariable, reconnaissance du mètre) et rythmique (variable). Dans un genre normé comme le sonnet, la répartition accentuelle est (relativement) codifiée.


Le tempo étant lié à la présence codifiée (variable) d’accents (à la différence de la musique où le tempo est le même à chaque mesure, sauf changements indiqués), le nombre d’accents pourrait définir le tempo : ex. accentuation binaire 6/6 (les deux accents obligatoires, selon Cornulier) et ses variantes 3/3/3/3 et autres, ternaire 4/4/4 et ses variantes binaires 8/4 ou 4/8. A priori, le tétramètre aurait un tempo plus lent que le trimètre, le vers étant l’unité, comme la mesure en musique, quel que soit le débit, à condition de respecter les mêmes répartitions accentuelles (variations relatives où l’on retrouverait les mêmes différences). Des pondérations sont probablement nécessaires : il n’y a pas que le nombre d’accents pour définir le tempo (condition nécessaire mais non suffisante), l’accent peut porter sur des syllabes brèves… : à formule rythmique identique, la vitesse/lenteur n’est pas la même ; on peut noter des effets de rallentando/accelerando dus notamment à des efforts phonatoires plus ou moins grands sur certains segments (ex. des v. 7-8 du poème de Verlaine).


Le point de vue rythmique prendrait en compte la façon dont sont répartis les accents (rapport accent/inaccent) permettant de définir/comparer des rythmes : 4/2/2/4, 4/2/4/2 etc.


En prose, les choses sont plus complexes dans la mesure où les normes de genre ne sont pas précisées (mais il y a des normes morphosyntaxiques, graphiques etc. pour la répartition accentuelle qui a davantage de jeu) : la règle rareté accentuelle/rapidité, fréquence accentuelle/lenteur semble s’appliquer (en tenant compte des pondérations dues aux prononciations). L’unité qui est fédérée par l’accent porte le nom de groupe rythmique [4] ; de même en poésie on parle des groupes rythmiques (porteurs de l’accent) constituant le vers (qui a telle ou telle formule rythmique). En fait, il semble qu’il vaille mieux pour cette unité sous l’accent parler de groupe accentuel. Parler de rythme implique récurrence et donc comparaison (cf. supra définition du rythme par Danhauser, qui présente toujours deux occurrences rythmiques, ou celle du Petit Robert : « distribution d’une durée en une suite d’intervalles réguliers, rendue sensible par le retour d’un repère et douée d’une fonction et d’un caractère esthétique »). Plus haut, on a dit que le rythme résidait dans le rapport accent/inaccent ; en fait, c’est l’apparition de l’accent qui, clôturant le groupe, détermine le nombre de syllabes du groupe (syllabes inaccentuées et syllabes accentuées), sa longueur et sa durée (durée en musique renvoie à durée de note et à durée de tempo, celle-ci conditionnant celle-là, les valeurs relatives des notes étant respectées en changeant de tempo) ; dans un texte, la question de la durée des syllabes (sauf sous l’accent) est assez épineuse ; par contre, la longueur d’un groupe peut s’évaluer au nombre de syllabes du groupe (la durée peut être de l’ordre du continu – quantité syllabique – ou du discontinu – nombre de syllabes). Une façon de parler du rythme alors (hors sémantique) consiste à comparer des groupes accentuels successifs [5] de façon à dégager un ensemble rythmique à configuration remarquable (au-delà, à comparer plusieurs ensembles rythmiques). De même, dans le sonnet, on peut considérer comme unité de base le vers composé de x groupes accentuels dont l’ensemble constitue une unité (groupe) rythmique (on peut ainsi comparer différents groupes rythmiques) : deux vers aux formules 4/2/2/4 et 2/4/2/4 auraient le même tempo mais pas le même rythme (embrassé/croisé). Ou plus exactement, la qualité du rythme s’appréciera aux mesures des distances qui séparent les accents (équidistance dans le tétramètre et le trimètre équilibré où on peut trouver des tempos différents mais des effets rythmiques, de régularité et d’harmonie par exemple, assez semblables (cf. différence entre C et C barré en musique) :


« D’innocence et d’amour pour jamais défleurie » (J. Laforgue)


« Au lent écho d’un chant lointain d’épithalame » (notre texte)


Des tempos et rythmes contrastés peuvent s’observer d’hémistiche à hémistiche : ex. du vers 9 ici avec succession tempo rapide/lent/rapide/lent ; des différences organisées de tempos pouvant provoquer des effets rythmiques si on prend comme unité l’hémistiche qui comporte en principe deux groupes rythmiques.

 3. Rythme et tempo sur le plan du contenu

Comment ces notions – celles de tempo et de rythme surtout (et notions connexes) et d’autres comme la mélodie (effets de gradation) et les nuances – sont-elles transposables au plan sémantique ? Quel est le gain descriptif et théorique ? Ce second point ne peut être évalué tout de suite, mais il est clair que l’on se situe dans une perspective dynamisante et sensibilisante du sens et non seulement structurale.


Comme la sémiotique du discours, la sémantique des textes s’est penchée sur les notions de rythme et de tempo. Chez F. Rastier le tempo est évoqué, notamment dans Sens et Textualité (p. 101) et distingué du rythme (cf. remarque plus bas). Les rythmes sont mis en relation avec les fonds génériques, alors que les contours caractérisent les formes et l’évolution des molécules sémiques [6]. Dans Sens et Textualité (les p. 97-102 lancent le débat), F. Rastier effectue une analyse du rythme dans un poème de Jodelle notamment et de la figure du chiasme (p. 99 [7]). Le rythme sémantique est défini comme « correspondance réglée entre une forme tactique et une structure thématique, dialectique ou dialogique » (glossaire de Sens et textualité) : il y aura ainsi des rythmes thématiques, dialectiques, dialogiques ainsi que d’éventuelles interactions entre eux. A noter que si l’on parle de rythme thématique (correspondance réglée entre forme tactique et structure thématique) et si les thèmes sont autant génériques que spécifiques, on ne voit pas pourquoi on réserverait la notion de rythme aux seuls fonds génériques.


Dans une première approche, dans la perspective des isotopies, nous parlerons du tempo pour ce qui est du générique, du cadre en quelque sorte qui manifeste une certaine continuité (cf. musique) et de rythme pour le spécifique, mais c’est probablement plus complexe - cf. les analyses de chiasmes sémantiques de J. Gracq et Baudelaire dans l’article de M. Ballabriga cité plus haut..


Il est peut-être bon de partir de cette opposition générique/spécifique pour essayer de situer les problèmes et peut-être d’envisager les structures d’accueil que constituent les paliers (de façon interne à chaque palier, de palier inférieur à palier supérieur, entre paliers de même niveau).

 4. Éléments d’analyse

On a ici apparemment un texte de type descriptif (on n’entrera pas ici dans le débat opposant, dans la définition de la textualité, la conception de J. M. Adam sur les types de textualité – descriptif, narratif, argumentatif… - et celle de F. Rastier sur les composantes (thématique, dialectique, dialogique, tactique, pour ce qui est du contenu) définitoires de la textualité. Si l’on envisage les thèmes (isotopies) génériques (au sens de topic, sujet, fond, impression référentielle plutôt que de domaines) qui surgissent à partir du titre (Intérieur) inducteur d’une certaine interprétation (confirmée, mais ce n’est pas la seule, cf. les conditionnels à valeur dialogique qui invitent à une autre lecture du titre, d’où l’importance des morphèmes grammaticaux pour l’isotopie contrefactuelle), on a le sentiment de repérer deux thèmes (isotopies) génériques : le retrait (2 quatrains) et l’apparition féminine (2 tercets). En fait, il y a une isotopie mésogénérique qui couvre tout le sonnet (description, comme pratique sémiotique, d’un intérieur imaginaire de type « boudoir », cf. genre et tradition littéraire « je suis un vieux boudoir… », Spleen LX de Baudelaire) et deux isotopies microgénériques incluses (le retrait et l’apparition), la première constituant une sorte de taxème d’éléments divers (cf. « tout ») et la seconde présentant des aspects différents de la même entité [8] ; les deux sont en distribution complémentaire suivant la norme du genre.


Plus précisément :

  • tout ce qui relève de l’intérieur (concret, inanimé, avec exception du v. 8 à mettre en correspondance avec le v. 11) s’étend strictement jusqu’au v. 9 compris.

  • Le thème de l’apparition va du v. 10 au v. 14.

  • A priori, le premier thème (le retrait) occupe une place textuelle (cf. aussi le nombre d’unités) plus importante que le second.

  • Mais le thème de l’apparition constitue une unité non décomposée en divers aspects (parties) ; il y a donc une certaine continuité, l’ensemble des déterminations/qualifications se rapportant plus ou moins directement au vers 11 ; il n’en va pas de même du thème du retrait plus éclaté en éléments constituants (cf. dans cette perspective la progression thématique chez Combettes et alii), soit l’ensemble et les éléments constituants suivants (en ne retenant que les termes-têtes des qualifications/prédications) : retrait (tapisserie (plis), murs, , meubles (étoffe), lit, tout – ce dernier terme clôture et somme la description) : reste le problème du v. 9, sorte de taxème qui énumère négativement les éléments que l’on s’attendrait à trouver – cf. plus bas sur le rôle de la négation – dans ce genre de retrait-boudoir) ; il y a donc une certaine discontinuité (cf. thème constant/éclaté chez Combettes).

  • N. B. Se pose aussi la question du type de rapport entre isotopies génériques et isotopies spécifiques ; si le rythme présuppose le tempo , y a-t-il le même rapport de l’isotopie spécifique à l’isotopie générique ? Le tempo est une sorte de fond sur lequel se perçoit (et qui module) le rythme – mais les notions de fond/figures sont récursives : doit-on prévoir tempo et rythme au niveau du générique et tempo et rythme au niveau du spécifique ? A voir…


4.1. Tempo et isotopies génériques


En s’en tenant au seul point de vue sémantique (en pratiquant une époché sur le plan de l’expression, par manque de compétence et de temps, mais il faudra bien le retrouver pour réunifier le signe contre le dualisme épistémo-idéologique), en restant pour le moment au générique et en interprétant le tempo en terme de vif/lent (accélération/ralentissement en termes de processus dynamiques comparés), car parler d’accent sur ce plan n’est pas évident a priori (en sémantique et du point de vue générique surtout), et, pour l’instant, en affectant le tempo au générique, on pourrait peut-être émettre l’hypothèse que la vitesse et la lenteur du tempo sont fonction du nombre des constituants d’un thème générique dans une certaine étendue textuelle – catégorie extense dans les deux cas (les notions de générique/spécifiques sont relatives à un texte, à l’interprétation située d’un texte), sur base comparative bien entendu des endroits textuels où apparaît ce thème. Par exemple, si une certaine étendue x comporte un élément thématique, elle aura un tempo plus lent que la même étendue qui comportera deux ou plusieurs éléments thématiques et qui aura un tempo plus rapide [9]. Cela sensibilise et dynamise la perception de l’impression référentielle.


Ainsi, le thème du retrait (en mettant à part, pour l’instant et par commodité les v. 7-8) est présent du vers 1 au vers 9. En fonction des critères hypothétiques adoptés, on peut constater que les vers 1 et 2 sont consacrés à la « tapisserie » et les vers 3 et 4 au « retrait » proprement dit (« plis » appartient à « tapisserie » et « murs » à « retrait »), soit un élément thématique sur deux vers chaque fois ce qui produirait un effet de tempo équilibré (même tempo sur 1-2 et 3-4, sans savoir encore quelle est la vitesse de ce tempo, puisque cela est relatif) ; les vers 5 et 6 contiennent chacun un élément thématique (« les meubles » et « le lit » qui est un meuble – quelque problème taxémique ! cf. « tout » - l’élément thématique secondaire est présent au vers 5, « étoffe » appartient à « meubles », absent au vers 6) ; cela semble aller dans le sens d’une accélération (relative) du tempo ; pour plus de finesse, on perçoit une accélération du vers 5 – où est présent le même rapport élément thématique principal/élément thématique secondaire que dans les vers 1-4 mais sur une étendue moindre – par rapport aux vers 1-4, mais peut-être un ralentissement dans le vers 6 – en l’absence de cet élément thématique secondaire – par rapport au vers 5 ; ce ralentissement se poursuit probablement dans les vers 7-8.


Le vers 9 semble offrir de ce point de vue le tempo le plus rapide, accumulant, dans une scansion de l’absence (par rapport à l’attendu du genre de la description) quatre éléments thématiques dans un seul vers qui exténue la présence. Ceci semble aller à l’encontre du plan de l’expression où il y a un tempo lent (nous ne parlons pas du rythme 2/4/2/4) ; pour un phénomène analogue, on se reportera au dernier tercet du poème de Jodelle dont les vers sur-accentués (6 accents par vers), ont un tempo de l’expression ralenti (même si rythme vif et saccadé) mais où, au point de vue sémantique, la saturation thématique (ABC X 2) produit, semble-t-il, un effet de tempo sémantique vif dans ce changement ultra-rapide de classes sémantiques (nous ne parlons pas de la modulation qui appartiendrait au rythme et au spécifique).


On retrouverait quelque chose d’analogue et allant, en partie, dans le même sens dans Sens et Textualité de F. Rastier (p. 101) : « relativement aux normes d’un genre, une narration est rapide si elle ménage beaucoup d’intervalles dialectiques dans peu d’unités tactiques » mais il est question dans ce cas de « rythmes dialectiques » et juste après il est dit que « cette vitesse relative peut être distinguée du « tempo » qui est déterminé par la quantification temporelle des intervalles » et l’auteur d’évoquer « la soudaine accélération du tempo au début de la 6e partie de l’Éducation Sentimentale : 19 ans passent en 12 lignes » ; il est précisé en note : « sans pour autant que le rythme dialectique proprement dit se précipite : trois intervalles dialectiques se succèdent dans ce passage ». Tempo et rythme sont en fait évalués par la même catégorie graduée vitesse/lenteur, vitesse et lenteur étant chaque fois établies en terme de rapport et ici est évoquée la dimension temporelle liée au récit, alors que, de notre côté, nous parlons du thématique générique dans une textualité descriptive.


Les vers 10-14 comportent un unique thème (cf. « seule » qui s’oppose à « tout »). Sans préjuger des effets dus à la disposition syntaxique (rythme), on a un effet de ralentissement.


N.B. Pour le tempo comme pour le rythme, des catégories primordiales semblent à retenir : identité/altérité (et la question de la récurrence, de l’isotopie notamment, est au cœur du problème), discret/continu, intensité/extensité (cf. sémiotique du discours), espace, temps (tout ce qui est du spatio-temporel : objet, être, faire) ; à examiner aussi le jeu des composantes, de l’ordre (tactique), de l’inhérence et de l’afférence (dans le générique et le spécifique), les relations au niveau des paliers, les degrés de complexité en relation avec les genres, les modes d’existence…


Les notions d’identité/altérité sont à l’œuvre dans ce que nous venons d’examiner : au vers 10 on passe à autre chose (on passe de l’inanimé – nous laissons de côté les problèmes de personnification – à l’animé), le tout étant bien entendu subsumé par l’unité du « retrait » présent d’un bout à l’autre du sonnet. Ce « même » renvoie soit à de l’identique (vers 1-2//3-4//5//6//10-14) soit à de l’équivalent (même appartenance générique d’éléments distincts, cf. l’énumération du vers 9).


4.2. Rythme et isotopies spécifiques


Le spécifique viendrait investir sémantiquement et rythmiquement le thématique générique (il faudrait examiner le jeu des sèmes inhérents et des sèmes afférents). Nous en restons toujours au niveau du contenu.


Aux vers 1-2, on remarque une isotopie spécifique /évaluation/, fort redondante, qualifiant le thème « tapisserie » : le seul vers 1 comporte trois termes relevant de cette isotopie (« grands », « sombres », « ample ») et le vers 2 deux syntagmes (« de haute lice », figé, et « avec emphase »). Mais, d’un côté, cette isotopie se distribue en éléments comportant degré haut (quelle que soit la catégorie identifiante d’appartenance : « grands », « ample », « haute lice », « avec emphase ») et degré bas (« sombres ») ; d’un autre côté, le degré haut ne va pas forcément avec du /mélioratif/ (ex. de « emphase » dont le caractère péjoratif est attesté dès 1588, mais il y a un problème d’interprétation), ni peut-être le degré bas avec du /péjoratif/. Quoi qu’il en soit, ce sont les effets rythmiques (à bien mieux décrire certes) perceptibles dans une dynamique (protension/rétention) qui retiendront, soit des mouvements dus à la nature et à la succession des valeurs sémantiques spécifiques. Quand nous parlons de degré haut ou bas, c’est relativement à des catégories dont les pôles sont ainsi perceptibles : grand (+) [vs petit (-)], [clair (+) vs] sombre (-), ample (+) [vs étroit (-)], de haute lice (+) [vs de basse lice (-)], emphase (+) [vs simplicité (-)].


Ensuite, on peut remarquer que si le thème « tapisserie » est encadré directement par des déterminations de degré haut (« ample » et « de haute lice ») – l’ensemble , avec afférence droite et gauche sur « tapisserie », se situant sur le degré haut – les segments aux extrémités (premier hémistiche du premier vers et second hémistiche du deuxième vers) sont plus complexes associant chacun degré haut et degré bas (certes, il faudrait justifier la « traduction » de + en degré haut et de – en degré bas – quelque part extensité et intensité sont confondues – mais ces notions sont peut-être à revoir) : mais ce sont des degrés haut et bas de catégories différentes (« grands » et « sombres »), il n’y a donc nulle contradiction mais une forme de complexité (cf. les « plis » au centre du syntagme) exprimant au plan sémantique une modulation, une sorte de dénivellement (cf. notre analyse de chiasmes dans l’article cité plus haut) que nous exprimons un peu métaphoriquement par l’opposition dynamisée degré haut/degré bas. On retrouverait le même effet avec le second hémistiche du vers 2 « avec emphase (+) descendrait (-) » de façon moins évidente ; certes, on peut descendre (un escalier notamment) avec emphase (c’est là un point de cohérence), mais il faut tenir compte des relations textuelles (cohésion) : « haute » vs « descendrait » (tactique, début/fin de vers) et « à grands plis sombres » ≈ « avec emphase descendrait » (tactique, début premier vers/fin deuxième vers ; caractère ascendant de l’emphase) ; on aurait avec ces syntagmes une même figure rythmique (probablement sur des tempos spécifiques différents puisque, dans un cas, nous avons deux unités spécifiques sur 5 syllabes et, de l’autre, deux unités spécifiques sur 8 syllabes ; il y a ralentissement d’une figure à l’autre et « emphase » est le mot le plus fort en terme de degré haut, celui qui manifeste la plus grande amplitude sémantique). La question du tempo serait donc peut-être à examiner aussi (récursivement) au niveau spécifique en repérant le nombre d’occurrences spécifiques par rapport à la place occupée, le tempo générique étant en relation avec les classes (et isotopies génériques) et le tempo spécifique avec les catégories et isotopies spécifiques ( dans des jeux homocatégoriques, hétérocatégoriques). Cela serait à reprendre avec les concepts de la sémiotique du discours, les valences notamment (valeur de la valeur : intensité sensible et extensité intelligible, qui a à voir avec le couple plus désuet de qualitatif/quantitatif, les deux ressortissant à une forme de gradualité même s’il paraît difficile de parler de degrés pour l’extensité de la même façon que pour l’intensité (cf. l’épitaphe de Hugo pour Gavroche : « cette petite (concret : - extensité) grande (abstrait : + intensité ) âme venait de s’envoler », forme d’oxymore hétérocatégorique avec des effets rythmiques perceptibles).


Soit, pour visualiser :



A titre hypothétique (avec utilisation personnelle des concepts d’extensité et d’intensité de la sémiotique du discours !) : « plis » (+E « grands », -I « sombres », - mais « grands » ne comporte-t-il pas aussi +I ?), « tapisserie » (+E « ample », +I « de haute lice » - mais « ample » ne comporte-t-il pas aussi +I ? - +I « avec emphase », -E « descendrait ») ; cette présentation, si elle est juste, précise la précédente : la distribution des + et des – est identique, mais avec le jeu I/E, le rythme devient plus complexe : (+E, -I), (+E, +I), (+I, -E) ; de façon croisée, accroissement de l’intensité, affaiblissement de l’extensité avec opposition valencielle des groupes initial et final (en tenant compte du passage par le groupe médian et effet de chiasme en considérant les valences). On aurait là une façon plus fine de percevoir/décrire des modulations rythmiques et mélodiques (le rythme supporte la mélodie, mais peut-être peut-on parler aussi, en considérant ce jeu nuancé de degrés ressortissant à l’extensité et à l’intensité, d’un rythme interne à la mélodie)


Aux vers 3-4, en lecture linéaire, la locution « le long de » ne semble guère pouvoir être lue selon du quantitatif + (ou de l’extense +) étant donné sa dépendance avec le verbe précédent (lisible selon -E) et surtout son association avec l’expression « des quatre murs » (importance du numéral ici – cf. l’expression figée « entre quatre murs », ce qui n’est pas le sens ici, mais la précision numérique concourt à cet effet) : l’ensemble de l’hémistiche semble aller dans le sens de la restriction (soit –E) ; mais « immenses » se lit bien sûr selon +E et du coup active (rétroactivement) cette valence sur le contexte gauche, mais fait contraste avec le contexte droit, le « retrait » comportant de façon inhérente, notamment, le trait –E.


Remarque : « immenses » comporte indubitablement le trait +E – et c’est même le terme qui dans le quatrain possède le trait d’extensité au plus haut degré, de même que « emphase » est le terme qui possède le trait +I au plus haut degré – cette correspondance se fortifie si l’on remarque leurs places respectives : premier terme accentué du second hémistiche chaque fois ; plus largement, pratiquement à la même place et de toute façon sous le premier accent d’hémistiche, on a dans le quatrain : ample, emphase, immense, luxe. En outre, « immenses » en association avec « mur » comporte le trait /verticalité/ propagé par l’isotopie générique, et même l’orientation /vers le haut/ en contraste avec le mouvement de descente du v. 2.


Globalement, ce vers 3 jouerait sur des variations (rythmiques) d’extensité provoquant, dans l’ordre du spatial, un effet d’expansion-contraction ( à distinguer des modulations vues plus haut où entrent en jeu I et E, leurs graduations et leurs associations). (Dans la note 3 de l’édition utilisée, à propos du mot « retrait », Robichez observe : « [ce mot] s’accorde fort mal avec les différentes expressions qui tendent à donner dans ces trois premiers vers l’impression d’une haute salle grandiose » - à cette optique référentielle de la cohérence, on opposera notre approche qui, dans l’examen de ces dénivelés et de leur dynamique, trouve sa cohésion au « retrait »).


Le vers 4 (de « chute ») est sans doute fort complexe, mais on y repère des jeux semblables aux précédents, notamment dans la relative « où l’ombre au luxe se marie ». Le verbe (outre sa valeur d’interprétant phonique pour l’apparition mariale « bleue et blanche » !) évoque l’accord, quelque chose de l’ordre de l’harmonie entre les valeurs [– (« ombre ») et + (« luxe »)] ; à première vue, il semble que ce soit une association de - I pour « ombre » (cf. le traitement de « sombres » supra) et de + I pour « luxe » (la valence +E que l’on peut parfois accorder à ce terme – cf. « un luxe de » - s’accorderait mal avec le vers 9) ; quant à « mystérieux » (le « secret » du vers 7 serait la version profane du mystère), il semblerait que ce terme combine +I (haute valeur du mystère) et –E (accessibilité restreinte ou impossible). Apparaît ici le premier élément d’une isotopie spécifique de type cognitif (mystérieux, entr’aperçu, esprit, se perdrait, allégorie, secret).


Globalement (mais c’est à affiner), le quatrain est porté dynamiquement (avec les effets de protension/retension), avec des variations (variation sur une valence)/modulations (dans jeu des valences corrélées) – rythmiques et mélodiques – vers une réduction de l’extensité [+E, +E, -E, +/-E, +E, -E] et un accroissement de l’intensité [-I, +I, +I, +I, -I, +I], avec, au final, une association (-I et +I) qui se double probablement d’associations assez complexes, thymique (euphorie/dysphorie) et axiologique (-/+) ; mais est-il sûr que le luxe soit positif/euphorique contextuellement et qu’est ce luxe qui n’est pas représenté par grand chose (cf. vers 5-6 et surtout 9) ?. Réduction, accroissement, association (de degrés opposés d’une même valence, mais il n’y a pas opposition catégorielle entre « ombre » et « luxe ») produisent un effet de concentration/contraction inducteur d’énergie mais d’une énergie peu intense (cf. « mystérieux » et « se marie »). (A noter aussi l’espèce de chiasme : « à grands plis (+I, +E) sombres (-I) »/ »l’ombre (-I) au luxe (+I, +E) »].


Ensuite, ce sont surtout les vers 5-6 et 9-14 qui nous solliciteront.


Le vers 5 retient l’attention à deux titres (outre le passage à un tempo plus rapide, cf. supra) ; il contient trois caractérisations : « vieux », « éclatante », « flétrie ».

  • « vieux » comporte la valence +E (dans l’ordre temporel  ; nous étions jusqu’ici plutôt dans le spatial). Nous ne nous prononçons pas sur la valence d’intensité.

  • les deux autres caractérisations sont unies au sein d’un oxymore. Il faudrait certes typologiser (par des analyses textuelles) les variétés de l’oxymore (en relation avec les genres, en distinguant notamment l’oxymore hétéro-catégorique – cf. citation de Hugo sur la mort de Gavroche – de l’oxymore homo-catégorique « obscure clarté » ou, ici, « ombre au luxe (? lux) » ou, mieux, « éclatante flétrie »). Le point de vue logique évoquera la prédication simultanée des contraires (s1 et s2) sur N, en se situant sur la dimension intelligible (pour en tirer certaines conséquences ayant trait à la logique, au cognitif) ; le point de vue rythmique, se situant dans la dimension sensible, permet peut-être d’évoquer d’autres effets. L’oxymore apparaît comme négation d’une « distance » spatiale (phénomène d’accord cf. « obscure clarté ») ou temporelle comme c’est le cas ici : dans « éclatante flétrie », l’oxymore, simultanéisant les extrémités d’un parcours, rabat le terme ad quem sur le terme a quo (phénomène de syncope narrative, ressortissant à la dialectique) : on a un effet de raccourci par contraction instantanée des phases d’un parcours, une négation de la durée et un effet de vitesse absolue notamment (la dimension du temps –temporalité et tempo – intéresse cette figure, ici, au premier chef). Le point de vue sensible, rythmique et dynamique se différencie du point de vue logique, statique. Les positions extrêmes de cet oxymoron sont des positions discrètes (même si la catégorie est gradable) et polaires (vs « tristement sourirait » plus bas). Oxymore et métaphore jouent sur l’écart (sémantique et non prioritairement stylistique), mais comme figures suggérant la négation/réduction de cet écart dans des espaces sémantiques (notre conception qui voit dans ces figures elles-mêmes une réduction de l’écart (admis doxalement) s’oppose à l’interprétation réductionniste, largement répandue, qui voit dans la figure un écart qu’il s’agit de réduire)  : cette réduction est ici entre termes homo-catégoriques opposés dans leur sémantisme inhérent spécifique (« éclatante » +I, « flétrie » -I : sur l’axe de l’éclat). Dans l’oxymore, on « réduit » la différence inhérente/spécifique par contraction de l’axe (dans la métaphore, on « réduit » la différence générique par mise en contiguïté de domaines, via une équivalence spécifique donnée ou construite et évaluée selon les modes de présence). Oxymore et antithèse (mais cf. vers 13-14 pour cette dernière) créent un effet de contraction (et probablement d’accélération, dans le tempo, d’abrègement, dans la temporalité – avec des degrés différents – on laisse de côté le problème, crucial en sémiotique, de la reconnaissance discursive de ces figures qui est lié au fait de savoir si on a un ou deux objets, d’un point de vue discursif s’entend). L’oxymore relève de plein droit de l’isotopie lato sensu : il y a bien récurrence (catégorielle). Plutôt que d’une accélération, dans l’oxymore examiné, si rapide soit-elle, il s’agit d’une négation de la temporalité qui propose un objet complexe du point de vue de ses déterminations et présentant simultanément deux états opposés et réalisés entre lesquels rien n’a été parcouru (on pourrait presque lire « éclatante-flétrie » comme, dans l’Amour fou, Breton a écrit, « explosante-fixe »à propos de la « beauté convulsive »). Toutefois, ce contraste se fait sur fond d’intégration (cf. plus bas). L’oxymore examiné ne fait pas intervenir que la catégorie temporelle qui sous-tend le passage (censé graduel) de l’éclat à la flétrissure ; si le temps (comme l’espace) peut s’apprécier en termes d’extensité (plus ou moins grande quantité de temps, d’objets, de parties d’objets), les mots eux-mêmes renvoient à une perspective de l’intensité, sur le registre visuel , qui a à voir avec les qualités du fragment spatial (« étoffe ») considéré : de ce point de vue, la prédication oxymorique produit un effet d’expansion-contraction (cf. « l’explosante-fixe » de Breton, ibidem, et les phénomènes de nuances, musicales, forte/piano relatives l’une à l’autre, à relier aux termes supératif/infératif) qui tient à la perception spatialisante de ces qualités (l’espace serait doublement concerné : au niveau de l’objet/des objets support(s) des prédications et au niveau des prédications, lesquelles assureraient le lien avec la catégorie temporelle et son traitement) qui se différencie de la juxtaposition de deux « objets » l’un +I et l’autre –I (ex. de « l’ombre au luxe »). Il s’agit là d’effets rythmiques (et affectifs, l’affect étant sous la dépendance du rythme) hypothétiques de l’oxymore.


Pour l’oxymore, l’altérité est au premier plan (comme forme saillante) et l’identité à l’arrière-plan (comme fond) (ce serait l’inverse pour la métaphore ; ce sont des figures de la superposition, mais on a, d’un côté, altérité sémique/identité catégorielle et, de l’autre, identité sémique/altérité catégorielle/classématique). L’écart que réduit l’oxymore est faible du point de vue de l’extensité (appartenance des termes à une même catégorie) et fort du point de vue de l’intensité (associant des termes dénotant des qualités polaires, radicalement autres soit, pour les valences de la figure : -E, +I) : c’est l’association, dans ces conditions d’accueil et eu égard à la nature de la catégorie sémantique concernée, de +I et –I sur les termes qui mène à la perception globale de la figure comme –E et +I., avec des effets d’accélération, d’abrègement, de fermeture dans un objet plein d’énergie et vibratoire, cf. « obscure clarté »- cela serait à nuancer pour l’exemple vu ici de même qu’il faudrait envisager l’orientation, et son effet, dans la disposition des termes de – I à + I ou de + I à - I. L’oxymore apparaît comme une figure de l’autre dans le même (fond sémantique isotope, forme sémantique allotope) - et la métaphore comme une figure du même dans l’autre (forme isotope et fond allotope) ; il créée dans les conditions examinées, des effets de fermeture, de raccourci, d’accélération, voire d’implosion catégorielle dans certains cas (cf. le « soleil noir » de la poésie ou de l’astrophysique, comme figure de la densité, du point de singularité énergétique). Tout cela doit bien sûr être vérifié par des analyses étendues.


Semblent pouvoir s’observer : des effets de tempo (accelerando, en en restant au plan générique) et des effets de rythme assez complexes (et à analyser plus précisément) qui mettent en jeu les valences I/E, leur succession, leurs associations (et leur mode d’association), le jeu des degrés +/- de ces associations, des modulations et variations et, globalement, un effet de réduction (concentration) concernant l’espace (premier quatrain) et le temps (début du second quatrain).


L’imprécision, le flou qui caractérisent la suite de ce quatrain (entr’aperçu, vague, se perdrait, quelque allégorie) – ici l’analyse est très insuffisante – nous semblent renvoyer à une valence d’intensité faible probablement liée à une valence d’extensité faible également qui contraste avec la précision de l’oxymore précédent ; après la réduction, il y a une forme d’éloignement (sensoriel ou cognitif) qui renvoie plutôt cette fois-ci à la catégorie de l’existence (présence/absence - ou modalités de la présence), corrélée aux valences, qui nous semble rythmer toute la fin du sonnet.


Des contrastes se perçoivent entre le vers 9 et le reste :

  • contraste thématique : le vers 9 poursuit et clôt d’une certaine manière l’isotopie générique du « retrait », alors que la suite est consacrée au thème de l’apparition.

  • Contraste de tempo (selon nos critères) : quatre éléments sur un vers (vers 9), d’où un tempo sémantique rapide (vs tempo lent de l’expression dans le cadre du vers) ; un élément (diversement qualifié, présenté) du vers 10 au vers 14, d’où un tempo sémantique lent.

  • Contraste selon absence (vers 9)/présence (vers 10-14).

  • Contraste selon pluralité/unicité (catégorie extensité)


L’absence est corrélée à la pluralité (+E) et la présence à l’unicité (- E). Le « spirituel » va en s’amplifiant alors que le matériel se réduit puis disparaît .


Le vers 9 est une énumération négative d’éléments présupposés (pour le statut non originaire de la négation cf. pragmatique linguistique, et pour le rôle de la stéréotypie, cf. intertexte) d’une certaine classe dont on pouvait s’attendre à ce qu’ils soient là (compétence linguistique et encyclopédique de l’énonciataire) ; l’énumération négative (bornée à l’essentiel, au représentatif du « boudoir » - avec le problème du pluriel pour « clavecins » entraîné, curieusement pour un lieu singulier et restreint, dans l’isotopie de la pluralité !) potentialise ces éléments en scandant la textualisation de leur absence.


Parallèlement à une accélération du tempo (à nuancer, ce n’est pas uniforme, cf. vers 7-8) se sont produites, sur un plan rythmique (avec les modulations/variations I/E), une réduction spatiale et une syncope temporelle : cet affaiblissement de l’extensité culmine dans la disparition d’objets attendus, dans l’absence, soit l’extensité nulle. Le rythme sémantique nous semble dans cette progression, dans cette dynamique et, au final (vers 9), sont curieusement associés tempo rapide et absence.


On fera plusieurs remarques sur le traitement de « l’apparition » au statut complexe :

  • retour à la présence, mais unique.

  • un certain nombre de contrastes, à valeur rythmique selon nous, s’observent (il conviendrait aussi d’étudier les effets de tempo/rythme dus à la présentation syntaxique, aux jeux phoniques et métriques, au plan de l’expression).


  • vers 10-11 : passage de la verticalité à une horizontalité/perspective (profondeur) ; on peut certes être surpris du statut équivoque de cette apparition aux couleurs mariales (cf. « se marie », seul verbe au présent et jeu phonique avec Marie) mais dans une pose d’odalisque (« sur des coussins » : c’est peu commun pour une apparition sacrée ! - cf. « l’Odalisque couchée » d’Ingres - mais on a déjà noté certaines alliances de termes aux vers 4 et 5 et la présence du terme « allégorie ». Il y a probablement là quelque chose de complexe et qui fait partie, en tant que complexité, de l’interprétation, surtout s’agissant d’un texte verlainien) ; on sera surtout sensible à la modulation (disjonction) clair/obscur d’un même espace – l’obscur étant au premier plan, au niveau de l’espace représenté, et le clair/lumineux au second plan (l’apparition est derrière les « fonds ») – qui semble curieusement, du fait de l’utilisation du terme « apparition » et de son sens obvie (Petit Robert : « devenir manifeste… manifestation d’un être invisible qui se montre tout à coup sous une forme visible », cf. épiphanie), inverser les plans (cette apparition faisant pendant à la « disparition » du vers 9, et à voir peut-être en termes de potentialisation/actualisation des plans). Modulation et variation qui participent du rythme (ici concernant l’espace interne)  ; ce qui est clair, c’est que l’espace du « retrait » s’agrandit et se complexifie aussi bien topologiquement que rythmiquement : clair/obscur et proche/lointain, soit obscur (-I) + proche (-E ou + E) et clair (+I) + lointain (+E ou –E) ET obscur (-I) + lointain (+E ou –E) et clair (+I) + proche (-E ou + E)– en tenant compte des effets d’inversion (peut-être en relation avec l’espèce d’hypallage remarquée par un étudiant : immatériel pour « femme », via « apparition » et matériel/couleur pour « apparition », via « bleue et blanche »). On a là des effets paradoxaux et vibratoires.


  • vers 12  : avec « tristement sourirait », on a une association d’euphorie et de dysphorie sur un même acteur, ce qui vient rendre encore plus complexe le statut de cette apparition, mais il semble difficile ici de parler d’oxymore : on est plutôt en régime continu et participatif (modulation, affaiblissement conjoint plutôt que tension ; l’intensité de toute façon est concernée). Pour « inquiétant témoin », cf. plus bas.


  • vers 13-14  : (Remarque : se pose le problème de la fonction syntaxique du vers 13 notamment : complément de phrase ou complément de verbe comme lorsqu’on dit « sourire à quelqu’un » ? Cette dernière fonction motiverait l’association de « tristement sourirait », cf. plus bas). Des contrastes (et des effets rythmiques) s’observent avec des jeux intensité/extensité qui seraient à détailler :

    • vers 13  : auditif, ténuité (faible intensité), perception indirecte, éloignement (valeurs de « lointain » : dans le temps – avant, ou dans l’espace – là-bas, problème d’extensité), quasi-absence, forme de sacré et d’intensité (cf. l’épithalame), euphorie/valorisation, lenteur ( ?), virtuel (ou potentialisé) (cf. la forme de clôture que représente le chiasme « au lent écho d’un chant lointain ).

    • vers 14 : olfactif, perception directe (forte intensité), proximité (ici et maintenant), présence massive (problème d’extensité), valeur trouble et probablement profane de ce luxe olfactif (avec un retour aux thèmes et valeurs du premier quatrain), une certaine dévalorisation, rapidité ( ?), réalisé.


A propos de la valeur « trouble » (voire négative), on se référera au sémantisme négatif de « obsession » complété par « musc » et benjoin » qui en acquièrent la valeur. En outre, l’intertexte baudelairien (Correspondances) est un interprétant justifié ici (Il est vrai aussi que ce texte peut « faire penser » pour les vers 4-5 , comme le note Robichez, à L’invitation au voyage  : « Des meubles luisants/Polis par les ans/Décoreraient notre chambre… », mais cette référence demanderait à être validée dans l’interprétation de ce texte de Verlaine)


« Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants […]

Et d’autres corrompus, riches et triomphants


Ayant l’expansion des choses infinies

Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens

Qui chantent les transports de l’esprit et des sens »


On note la co-occurrence de « corrompus » et « riches » (comme ici celle de « éclatante » et « flétrie »). Il est possible, à partir de ces considérations, de rattacher l’euphorie de « sourirait » au vers 13 et la dysphorie de « tristement » au vers 14 (avec effet de chiasme concernant des paliers différents mot/vers). De là peut-être la mention de « l’inquiétant témoin » de deux types d’amour dont l’un, idéalisé, est éloigné, et l’autre, sensuel et plus trouble, est présent et complexe lui-même (cf. « l’allégorie »). On notera que les quatre diérèses du texte se distribuent sur deux termes euphoriques et/ou valorisés (« mystérieux » et apparition ») et deux termes dysphoriques et/ou dévalorisés (« inquiétant » et « obsession »).


D’un point de vue sémantique, on sera surtout sensible aux effets rythmiques qui peuvent se percevoir dans la succession des vers 13-14 :

  • après les réductions décrites (jusqu’à l’absence), ces deux vers, apparemment, déploient et distribuent, en les situant énonciativement (aspects dialogiques dans « lointain » et « obsession »), deux espaces-temps disjoints (« lointain » peut référer aussi bien à l’espace qu’au temps, cf. Jadis et Naguère) mais le dernier mot, dans cette dynamique (vers de chute ou finale), est à un hic et nunc massif représenté (présence) avec ses valeurs (qui n’oblitèrent pas celles du vers 13).

  • L’effet de vitesse et/ou de brusquerie est perceptible dans le passage du vers 13 au vers 14 (autant pour l’expression que pour le contenu dans ce passage du potentialisé/virtualisé idéalisé au réalisé trouble, avec le jeu des valences).

  • Peut-être aussi une variation dans les nuances (au sens musical) : du pianissimo du vers 13 au fortissimo du vers 14.


Le tout sous régime contrefactuel (cf. le conditionnel comme indicateur de tonalité et qui a peut-être des effets au niveau du rythme et du tempo), ce qui relativise l’opposition virtualisé/réalisé.

 5. ? Conclusion

On ne peut conclure sur une question si complexe et largement ouverte et qui nécessite des échanges avec les spécialistes de l’art/langage musical en même temps qu’une élaboration de concepts sémantiques précis (nous n’avons fait que des conjectures) mis à l’épreuve par l’analyse qui doit s’étendre aussi aux textes non littéraires et rejoindre la problématique des genres ; il y a notamment cette question de la récursivité : si les fonds (génériques) peuvent valoir comme tempo pour les formes (spécifiques) qui pourraient renvoyer à des articulations rythmiques, ces formes sont peut-être susceptibles aussi, à un autre niveau, de s’analyser en tempo et rythme. Cette élaboration doit être mise en relation avec la question épistémologique : quelle place accorder au rythme dans la théorie sémantique ? D’une façon plus qu’intuitive, le rapport du sens et du rythme – sémantique, par restriction méthodologique et parce que cet aspect-là n’avait pas été vraiment abordé avant les réflexions de F. Rastier, mais il faudra bien entendu revenir aux problèmes de sémiose expression/contenu – nous paraît fondamental : le rythme mène-t-il au sens ou est-ce l’inverse ? On plaidera pour l’instant pour l’interaction dynamique (qu’on a essayé de montrer) dans l’interprétation, mais en voyant bien que la question cesse de se poser (du moins en ces termes) si, par syllepse d’homonymes, on ne limite pas le sens du mot « sens » à désigner une grandeur intelligible (statique) et qu’on lui donne aussi (surtout ?) la signification de mouvement orienté, de parcours, régi donc par le temps, le rythme…

Notes

[1G. Dandelot, Étude du rythme en cinq cahiers, chez Alphonse Leduc, Éditions musicales – note de l’éditeur.

[2A. Danhauser, Théorie de la musique, éd. Henri Lemoine, éd. rev. et aug. 1996, p. 41 ; sont donnés quelques exemples de rythme : sarabande, galop, boléro, mazurka…

[3Sauf exception : cf. certains poèmes avec didascalies, chez J. Tardieu par exemple in Le fleuve caché, poésie/Gallimard, p. 120 sqq.

[4Cf. le travail de C. Rouayrenc sur le rythme de l’écriture chez Céline, à paraître dans le numéro thématique « Le rythme en sémantique et en sémiotique », Champs du Signe, automne 2005.

[5Cf. le travail de C. Rouayrenc qui se donne comme unité de base le « segment rythmique » clôturé par les trois points chez L. F. Céline.

[6Cf. le second sens de rythme chez Benveniste, « La notion de “rythme” dans son expression linguistique » in Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966.

[7Cf. aussi M. Ballabriga, « Rythmes sémantiques et interprétation : étude de chiasmes », Champs du Signe n°13/14, Éditions Universitaires du Sud, 2002.

[8Cf. M. Ballabriga, « Analyse sémiotique du Dormeur du Val », C.A.L.S., Poésie et modernité, Toulouse, 1991.

[9Par ex. dans le poème de Jodelle Lune, Diane, Hécate – se reporter à l’analyse de F. Rastier dans Sens et Textualité – chaque vers du second tercet – par ex. « Ornant, questant, genant, nos Dieux, nous, et nos ombres » – comporte deux fois la série ABC alors que les vers précédents ne la comportaient qu’une fois, ce que j’interprèterai comme une accélération (un doublement) du tempo sémantique dans ce finale.

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