Le rôle du rythme dans la constitution du psychisme : théorie et pratique chez Proust

Article publié le 10 juillet 2017
Pour citer cet article : , « Le rôle du rythme dans la constitution du psychisme : théorie et pratique chez Proust  », Rhuthmos, 10 juillet 2017 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2040

Ce texte a été présenté lors du colloque de l’Institut Universitaire de France, Le Rythme, Montpellier, 18-20 mai 2015. Nous remercions Luc Fraisse de nous avoir autorisé à le reproduire ici.


Une conférence consacrée au seul écrivain Marcel Proust (1871-1922) au sein d’un colloque intégralement interdisciplinaire pourrait paraître un sujet excessivement spécifique et donc étroit. Or, il n’en est rien. Génie universel comme par exemple Montaigne, ou encore Léonard de Vinci, Proust en nouvel Atlas porte le monde sur ses épaules, et mène une réflexion simultanément en tous les domaines.


Et précisément, les spécialistes de tous ces domaines s’en sont rendus compte. Il y a longtemps que, dans la mouvance de ce qu’on a appelé le tournant des années 1960, des représentants des diverses sciences humaines sont venus fructueusement visiter l’œuvre de Proust. Les linguistes trouvent à y comprendre certains aspects du fonctionnement du langage, interrogation que l’écrivain ne perd jamais de vue [1]. Un philosophe comme Gilles Deleuze découvre dans ce cycle romanesque tout un système sémiotique [2] ; et au-delà de ce livre phare, l’auteur de la Recherche du temps perdu ayant préparé en son temps à la Sorbonne, de 1893 à 1895, une très lourde licence de Lettres à option philosophie, tout le monde de la pensée occidentale traverse son œuvre [3], ce qui attire fréquemment l’attention. Sans seulement psychanalyser Marcel Proust, on s’avise que Proust interroge la psychanalyse : à côté de tout un rayonnage de bibliothèque déjà consacré à cette fertile question, Michel Navratil (1908-2001), auteur des Tendances constitutives de la pensée vivante [4], estimait que Proust concevait certains modes d’accès à l’inconscient ayant échappé à Freud [5]. L’écrivain ayant tout de suite adopté la doctrine du sociologue immédiatement contemporain Gabriel Tarde (1843-1904), longtemps éclipsé depuis par son rival Émile Durkheim, la théorie de l’imitation de Tarde informant le personnel romanesque et son évolution à long terme, les sociologues considèrent volontiers ce roman comme un observatoire de leur discipline.


Et, chose étonnante, on passe insensiblement des sciences humaines aux sciences exactes. Par son père, professeur de médecine à la Faculté de Paris, à qui il arrive de collaborer avec Charcot à la Salpêtrière, et par son frère, grand chirurgien, Proust a un accès privilégié, qu’il cultive, à toutes les doctrines médicales de son temps [6] : localisations cérébrales, dédoublements de la personnalité [7], neurosciences [8], il est peu de domaines dans lesquels il n’ait opéré des lectures souvent accompagnées de conseils. L’intérêt manifesté de loin par Proust (mais aux applications précises dans son œuvre) d’un côté pour la naissance du cinématographe [9], de l’autre pour les expériences de la peinture cubiste [10], rejoint les nombreuses expérimentations, liées à ce double essor, en matière d’optique. Tout récemment, André Didierjean a pu publier La Madeleine et le Savant : balade proustienne du côté de la psychologie cognitive [11], ouvrage où l’exposé des divers aspects de cette discipline s’accompagne, de bout en bout et sans artifice, d’extraits de la Recherche du temps perdu qui semblaient en attente des derniers progrès de la science. Le romancier effleure dans son œuvre la théorie du hasard d’Émile Borel et son célèbre apologue des singes dactylographes [12]. Dans quelques mois paraîtra le vaste ouvrage de Jean-Claude Dumoncel, La « Mathesis » de Proust [13], éclairant les rapports entre les modes de raisonnement chez Proust et les grandes théories mathématiques contemporaines de lui puis de nous. Parce que Proust émet des intuitions dans tous ces domaines, et parce que l’étude littéraire de son œuvre est surabondante, il est bénéfique que des scientifiques de toute formation viennent à la rencontre de sa pensée.


Le sujet le plus fédérateur de la Recherche du temps perdu, fresque de la société de la Belle Époque, théorie mise en situation de la mémoire involontaire, histoire longtemps tenue secrète d’une vocation d’écrivain, se rattache à la philosophie du sujet : l’histoire de la constitution d’un psychisme, constitution du psychisme humain incarnée dans ce héros et narrateur volontairement anonymes du cycle romanesque, propres ainsi à refléter tout être humain, et pour commencer tout lecteur de Proust. Comment une pensée se constitue puis s’élabore, depuis le moment où le sujet ouvre les yeux sur le monde, voilà la question permanente que met en jeu ce héros sans nom, qui regarde le monde sans jamais être regardé lui-même.


C’est à ce point que se rencontre la question de savoir quel rôle joue le rythme, sous toutes les formes où il peut se rencontrer, dans la constitution du psychisme. Observons quelques exemples.


Le regard se place devant une haie d’aubépines :

Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus comme certains intervalles musicaux, elles m’offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable, mais sans me le laisser approfondir davantage, comme ces mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret [14].

La réalité sensible ne se refuse pas aux yeux, mais davantage à la pensée. Proust est un théoricien de la croyance, au sens non religieux mais philosophique du terme : qu’est-ce qui fait que notre esprit adhère ou non à une chose, à une idée ? Dans cette résistance du réel à la pensée, parce que la pensée est préformée, et parce qu’elle se répète, surgit une ressource : s’unir au rythme de la chose observée, par une empathie intuitive qui contourne la pensée et conjure la répétition.


Le héros devenu adulte ne se placera plus seulement devant les choses, dans l’espoir, comme ici déjà, de descendre plus avant dans leur secret, mais devant les êtres, dont il perçoit l’altérité, d’autant plus cruellement quand il s’agit de l’être aimé, dont le secret impossible à atteindre suscite la jalousie. Si les cinquième et sixième volumes de la Recherche s’intitulent La Prisonnière et La Fugitive, c’est parce que le secret d’Albertine est impossible à enfermer pour être enfin saisi : Albertine, représentant en somme autrui, demeure un « être de fuite ». Alors, pour essayer de dérober un peu de tout ce qui échappe à la perception et à l’enquête, il reste, là encore, à s’unir à son rythme, d’où résulte ce passage de La Prisonnière, que Proust a proposé en prépublication sous le titre « La regarder dormir », où le héros mime en lui le rythme respiratoire de la jeune fille endormie : « je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine » [15]. Et de fait, durant quelques pages, alors que le romancier dans ses manuscrits ponctue très peu ses phrases, contrairement aux phrases de Proust que nous lisons, reponctuées par les éditeurs, le rythme respiratoire de la dormeuse s’installe et s’impose, à la faveur de virgules vigoureusement marquées à l’encre comme le ferait un compositeur sur sa partition. Grâce à son ami musicien Reynaldo Hahn, l’écrivain a réfléchi au rythme respiratoire de la phrase chantée, et on le voit alors remplacer la ponctuation grammaticale, que seule nous connaissons et pratiquons aujourd’hui, par une ponctuation à valeur rythmique, qui a peu à peu disparu de la prose française durant la première moitié du xixe siècle : ici une virgule peut séparer un verbe de son sujet, ou de son complément, parce qu’il ne s’agit pas d’indiquer des structures de phrases, mais d’en regrouper les segments selon leur volume et leur sonorité, reliés ensemble par un rythme. D’où résulte un unisson de l’observateur et ici de l’observée, source d’une communion momentanée au-delà de toute interrogation conceptuelle.


Le grand théoricien de cette approche spécifique du monde par le rythme, à l’époque de Proust, c’est son cousin par alliance Henri Bergson. Proust se justifie de loin en loin dans ses lettres de ses très longues phrases, qui font d’abord, encore aujourd’hui, sa célébrité. Mais nul mieux que Bergson ne les justifie, en montrant que la vie psychique se constitue elle-même comme une phrase indéfinie, dont il s’agirait de respecter le rythme :

Supposons que mon discours dure depuis des années, depuis le premier éveil de ma conscience, qu’il se poursuive en une phrase unique, et que ma conscience soit assez détachée de l’avenir, assez désintéressée de l’action, pour s’employer exclusivement à embrasser le sens de la phrase. […] Or, je crois bien que notre vie intérieure tout entière est quelque chose comme une phrase unique entamée dès le premier éveil de la conscience, phrase semée de virgules, mais nulle part coupée par des points [16].

S’unir au rythme de la chose observée reste une fructueuse méthode aussi, peut-être même surtout en présence d’une œuvre d’art. Le héros de la Recherche est maintenant dans sa chambre, et Albertine actionne à sa demande un piano mécanique appelé en ce temps pianola, permettant grâce à des rouleaux perforés de jouer des morceaux de musique :

Elle choisissait des morceaux ou tout nouveaux ou qu’elle ne m’avait encore joués qu’une fois ou deux car, commençant à me connaître, elle savait que je n’aimais proposer à mon attention que ce qui m’était encore obscur, et pouvoir, au cours de ces exécutions successives, rejoindre les unes aux autres, grâce à la lumière croissante, mais hélas ! dénaturante et étrangère de mon intelligence, les lignes fragmentaires et interrompues de la construction, d’abord presque ensevelie dans la brume. Elle savait, et je crois comprenait la joie que donnait les premières fois à mon esprit ce travail de modelage d’une nébuleuse encore informe [17].

On le voit, l’esprit, alors même qu’il aborde une œuvre musicale, est curieux d’observer son propre rythme d’assimilation, parce qu’il espère en obtenir des aperçus sur la genèse même de la pensée. S’unir au rythme de l’œuvre, c’est se rapprocher conjointement de l’origine de cette œuvre et de l’origine de sa propre pensée. Dès l’aube de la pensée grecque, ce sont les philosophes antésocratiques, et singulièrement Héraclite (fragment 27) relayé par les Stoïciens, qui associent constitution de l’univers et instauration d’un rythme, parce que l’univers est la matière animée par la force, et que rien ne se conçoit qui ne soit corps : Félix Ravaisson (1813-1900) dans son Essai sur la métaphysique d’Aristote [18] et les professeurs de Proust à la Sorbonne [19] l’enseignaient à l’écrivain en herbe.


Dès Du côté de chez Swann, Swann justement écoutant la sonate de Vinteuil donne à apercevoir cette compréhension du psychisme et de l’art par une remontée aux origines que permet cet accompagnement empathique du rythme de l’œuvre : « Swann écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il assistait à sa genèse » [20]. Quand, beaucoup plus tard, Albertine sur la côte normande reproduit sur une toile des anges sculptés dans une église aux environs de Balbec, nous surprenons, dans les gestes de ce peintre amateur, comment la création est d’abord instauration d’un mouvement rythmique : « imitant Elstir, elle donnait de grands coups de pinceau, tâchant d’obéir au noble rythme qui faisait, lui avait dit le grand maître, ces anges-là si différents de tout ce qu’il connaissait » [21]. Recréer ces anges, c’est redonner du mouvement même à une sculpture.


Elstir, ici nommé, est un peintre fictif, supposé être le maître de la peinture impressionniste – en quoi il doit beaucoup à Claude Monet, mais non seulement. Albertine retrouvant sur sa toile le mouvement créateur du sculpteur médiéval se conforme, au point de vue de Proust, à ce qui fut la réalité de toute création. Quand le héros, dans La Prisonnière, découvre l’œuvre posthume de Vinteuil, son ultime septuor (lui aussi fictif), la comparaison entre le mouvement du septuor et le gigantesque travail d’un Michel-Ange donne à percevoir ce rythme grandiose :

Ce Vinteuil que j’avais connu si timide et si triste, avait, quand il fallait choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et dans tous les sens du mot un bonheur sur lequel l’audition d’une œuvre de lui ne laissait aucun doute. La joie que lui avaient causée telles sonorités, les forces accrues qu’elle lui avait données pour en découvrir d’autres, menaient encore l’auditeur de trouvaille en trouvaille, ou plutôt c’était le créateur qui le conduisait lui-même, puisant dans les couleurs qu’il venait de trouver une joie éperdue qui lui donnait la puissance de découvrir, de se jeter sur celles qu’elles semblaient appeler, ravi, tressaillant comme au choc d’une étincelle quand le sublime naissait de lui-même de la rencontre des cuivres, haletant, grisé, affolé, vertigineux, tandis qu’il peignait sa grande fresque musicale, comme Michel-Ange attaché à son échelle et lançant, la tête en bas, de tumultueux coups de brosse au plafond de la chapelle Sixtine [22].

C’est au point que dans la constitution du psychisme, le rythme semble préexister aux images, à la faculté de se représenter, qui en découleront. Le montre par prédilection l’expérience du pastiche littéraire, à laquelle se livre Proust au seuil de son entreprise romanesque, durant les années 1908-1909, quand il fait paraître, en feuilleton dans Le Figaro, le récit d’une escroquerie financière réelle de son temps, l’affaire Lemoine, mais relatée dans un roman de Balzac ou de Flaubert, dans les Mémoires de Saint-Simon, chez divers contemporains comme Ernest Renan. S’agissant de ce dernier, mais à travers lui aussi des autres, Proust écrit dans une lettre : « j’avais réglé mon métronome intérieur à son rythme et j’aurais pu écrire dix volumes comme cela » [23]. Redevenir ici Renan ou ailleurs Balzac, ce n’est donc pas se familiariser avec les thèmes de la Vie de Jésus de l’un ni du Père Goriot de l’autre, mais bien plutôt se mettre à leur rythme, opération qui donne accès à la matrice de leur invention.


Le rythme enclos dans l’œuvre est donc encore en mouvement dans l’œuvre pourtant achevée. Cette œuvre achevée, le lecteur en nourrit (à tort) une perception statique – ce que Spinoza appelle la nature naturée  ; mais le regard intuitif du créateur, s’introduisant dans cette œuvre achevée, y réintroduit le rythme de sa création, c’est-à-dire que pour lui, cette nature demeure encore naturante [24]. Cette opération est également éclairée par un couple de concepts dans la philosophie aristotélicienne, celui de la matière et de la forme. La matière, c’est la chose en tant qu’elle était possible ; la forme, c’est la chose en tant que devenue réelle [25]. Percevoir une œuvre (au même titre qu’une haie d’aubépines) comme un rythme immobilisé mais retrouvable, c’est maintenir la force du possible au sein d’une réalité même achevée.


Le narrateur de Proust se montre toujours intéressé d’observer comment l’esprit, pour prendre connaissance du monde sensible qui l’entoure, doit se choisir un rythme, condition première qui précède toute interprétation. Tel l’enfant d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs passant une nuit sans dormir dans le train : « j’étais entouré par la calmante activité de tous ces mouvements du train, qui me tenaient compagnie, s’offraient à causer avec moi si je ne trouvais pas le sommeil, me berçaient de leurs bruits que j’accouplais comme le son des cloches à Combray tantôt sur un rythme tantôt sur un autre (entendant selon ma fantaisie d’abord quatre doubles croches égales, puis une double croche furieusement précipitée contre une noire) » [26]. Par quoi Proust accompagne, sans l’avoir connu, l’essor de la psychologie de la forme [27], de la Gestalttheorie, montrant que les éléments perçus ne se contentent pas de se juxtaposer ou même de s’additionner, mais que la pensée les groupe, un instant y suffit (l’insight) en une structure – à laquelle le rythme ajoute une dynamique unifiante.


Que l’on n’aille cependant pas croire que tout soit harmonie et relève de la musique des sphères, dans cette approche de ses objets par l’esprit au moyen privilégié du rythme. Car Proust est ici en accord avec divers courants de la psychologie à la fin du xixe siècle pour noter que si rythme il y a, celui-ci se caractérise aussi bien par les syncopes, les interruptions, les ruptures de ton. Il a lu avec intérêt Les Maladies de la personnalité de Théodule Ribot [28], qui note expressément que « la conscience a ses interruptions, ou, pour parler le langage vulgaire, qu’on ne pense pas toujours » [29], ayant déjà remarqué, dans son autre ouvrage Les Maladies de la volonté, que « la conscience […] est essentiellement discontinue » [30]. Voici à titre exemplaire, cas étudié dans Les Maladies de la personnalité, un homme habité par plusieurs personnalités parallèles séparées par des périodes de sommeil profond, qui reprend tour à tour conscience le 6 mars 1885 soldat d’infanterie, ou adolescent en 1877, employé chez un vigneron en 1882, à Bicêtre le 2 janvier 1884 [31]. Cas pathologique d’où le romancier tirera, pour servir d’ouverture à Du côté de chez Swann, la mise en scène du dormeur qui s’éveille, mais sans savoir d’abord à quelle époque de sa vie. Par quoi la vie de la conscience, théâtre de perpétuels chevauchements, suit généralement un cours chaotique.


Le romancier philosophe forge à cette fin le concept d’intermittence, qui est à ses yeux l’une des lois les plus profondes de la vie psychique. Renvoyant au processus d’accumulation et d’écoulement alternés d’une source intermittente (qui ne semble un moment se tarir que parce qu’elle se reforme), l’intermittence renvoie aussi à l’arythmie cardiaque : c’est en ce sens, plus physiologique que romantique, qu’À la recherche du temps perdu s’intitulait à l’origine Les Intermittences du cœur (titre auquel Proust renonce parce que son contemporain Binet-Valmer (1875-1940) publie Le Cœur en désordre [32]). De fait, le cycle romanesque se structure tout entier sur un vaste phénomène d’arythmie, soit la très longue éclipse de la volonté qui déserte le sujet au fond de son enfance et ne reparaîtra qu’au seuil de la vieillesse, au moment de devenir tardivement écrivain, après une vie tout entière apparemment passée dans l’apathie.


Arythmie et discontinuité semblent donc régir la vie et le fonctionnement de la conscience, en état de perpétuelle rupture, ce dont l’enfant acquiert l’intuition dans ses promenades en direction du château de Guermantes : « c’est du côté de Guermantes que j’ai appris à distinguer ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines périodes, et vont jusqu’à se partager chaque journée, l’un revenant chasser l’autre, avec la ponctualité de la fièvre ; contigus, mais si extérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens de communication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me représenter, dans l’un, ce que j’ai désiré, ou redouté, ou accompli dans l’autre » [33]. Arythmie de surface toutefois, recouvrant une continuité rythmique profonde (proche de celle qu’évoque Bergson concevant la vie comme une phrase jamais interrompue). Évoquant les sanglots retenus qui éclatèrent un soir quand l’enfant retrouve sa mère, le narrateur use de sa situation mystérieuse au-delà du récit, au-delà semble-t-il de la vie vécue, au-delà même de la maturité et du déclin (où se situe le narrateur quand il parle, nous ne le savons pas) pour rendre plus saisissante la continuité qui se découvre en lui entre les sanglots de l’enfance et sa perception actuelle :

La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir [34].

Ainsi, ce qu’apporte au xixe siècle la notion, alors essentiellement allemande, d’inconscient, avant même Freud, c’est la perception que derrière les interruptions et syncopes de la vie psychique s’étale une vaste symphonie, qui en réalité a suivi son cours. Grâce à quoi la vocation littéraire du héros peut éclore pour finir, sans aucune préparation volontaire : « Sans que j’eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif, les difficultés, insolubles tout à l’heure, avaient perdu toute importance » [35]. Quand Proust préparait sa licence de philosophie, un chargé de cours qui fut son examinateur, Victor Egger (1848-1909), avait publié La Parole intérieure : essai de psychologie descriptive [36], expliquant comment la vie psychique se constitue à l’aide d’un discours continu, qui fait pelote et par lequel s’étoffe peu à peu la personnalité.


Voilà, par-dessus toutes les arythmies, le rythme restauré ! Écoutant parler ses interlocuteurs, le narrateur proustien remarque que quand, par exemple, quelqu’un commence une réponse par un Justement qui n’entretient pourtant aucun rapport avec le contexte, c’est parce que la phrase que réplique cet interlocuteur en recouvre une autre, intérieure, que nous n’entendons pas [37]. C’est encore du jour où la candidature du duc de Guermantes au Jockey Club a été blackboulée, que la locution bel et bien apparaît dans la conversation du duc [38] : cette locution, sans nécessité dans la phrase, manifeste la présence d’une pensée sous-jacente qui ne s’exprime pas mais reste toujours latente. Un rythme souterrain commande sans se montrer en clair.


Et Proust procède ainsi lui-même dans la construction de son œuvre. L’examen des nombreux cahiers où s’élabore le cycle romanesque permet de découvrir que bien souvent, un raisonnement sous-jacent commande la succession des scènes – logique élaborée à la faveur d’ajouts, de retraits, de déplacements perpétuels de textes, l’essentiel étant que l’intention demeure pour fini implicite [39]. Retrouver ce rythme sous-jacent, enclin à se cacher sous de trompeuses interruptions, c’est pour le sujet qui pense, disciple de Descartes, se ressaisir soi-même.

Notes

[1Voir Stéphanie Fonvielle et Jean-Christophe Pellat : L’Argumentation proustienne : une approche linguistique et stylistique, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque proustienne », 2015.

[2Gilles Deleuze, Marcel Proust et les signes, Paris, PUF, 1964.

[3Voir Luc Fraisse, L’Éclectisme philosophique de Marcel Proust, Paris, PUPS, « Lettres françaises », 2013.

[4Paris, PUF, 1954.

[5Michel Navratil m’avait exposé son idée, qu’il n’eut pas le temps de développer par écrit.

[6Voir Marcel Proust et les siens, suivi des Souvenirs de Suzy Mante-Proust, par Claude Francis et Fernande Gontier, Paris, Plon, 1981 ; et parmi de nombreuses publications, Donald Wright, Du discours médical dans « À la recherche du temps perdu » : science et souffrance, Paris, Champion, « Recherches proustiennes », 2007.

[7Voir Edward Bizub, Proust et le moi divisé. La « Recherche », creuset de la psychologie expérimentale (1874-1914), Genève, Droz, 2006.

[8Voir Jonah Lehrer, Proust was a neuriscientist, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2007. Ce neuroscientifique est issu du laboratoire du prix Nobel Éric Kandel. Ouvrage traduit par Hayet Dhiffalah sous le titre Proust était un neuroscientifique : ces artistes qui ont devancé les hommes de science, Paris, Robert Laffont, 2011.

[9Voir Thomas Carrier-Lafleur, L’Œil cinématographique de Proust, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque proustienne », 2015.

[10Voir Luc Fraisse, « Il y a plusieurs manières d’être d’avant-garde : Proust et le cubisme » (Littérature et peinture au xxe siècle, Actes du colloque de Strasbourg (3-6 novembre 2004) publiés par Pascal Dethurens, préface de Michel Butor, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2007, p. 173-187).

[11Paris, Le Seuil, 2015.

[12Voir Luc Fraisse, « Les singes dactylographes et le miracle de Vinteuil (Proust et Émile Borel) » (Revue d’Histoire littéraire de la France, 1995-6, p. 989-1016).

[13Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque proustienne », 2015.

[14À la recherche du temps perdu, publié sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 4 vol., 1987-1989, t. I, p. 136 ; je souligne.

[15Recherche, ibid., t. III, p. 580.

[16Henri Bergson, « L’âme et le corps », conférence du 28 avril 1912 d’abord recueillie dans Le Matérialisme actuel (Paris, Ernest Flammarion, « Bibliothèque de philosophie scientifique », 1913) puis dans L’Énergie spirituelle (Paris, Félix Alcan, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1919 ; rééd. Paris, PUF, 1985, p. 56-57) ; Proust a consulté cet ouvrage pour la préparation de Sodome et Gomorrhe.

[17Recherche, t. III, p. 874.

[18Paris, Imprimerie royale, 2 vol., 1837-1846, t. II, p. 162.

[19Paul Janet et Gabriel Séailles, Histoire de la philosophie. Les problèmes et les écoles, Paris, Charles Delagrave, 1887, rééd. 1894, p. 715 (sur Héraclite) et 978-979 (sur les Stoïciens).

[20Recherche, t. I, p. 345.

[21Ibid., t. III, p. 401.

[22Ibid., p. 758-759.

[23Correspondance de Marcel Proust, établie, annotée et préfacée par Philip Kolb, Paris, Plon, 21 vol., 1970-1993, t. VIII, p. 67.

[24Sur cette distinction, voir, dans l’Éthique de Spinoza, les propositions 16 à 36.

[25Voir Aristote, Métaphysique, 1045 b17.

[26Recherche, t. II, p. 15.

[27Paul Guillaume (1878-1962) est le contemporain de Proust, mais il ne publiera La Psychologie de la forme qu’en 1937 (Paris, Flammarion, « Bibliothèque de philosophie scientifique »).

[28Paris, Germer Baillière, 1885, rééd. Paris, Félix Alcan, 1897.

[29Ibid., p. 8-9.

[30Paris, Germer Baillière, 1883, p. 132.

[31Les Maladies de la personnalité, op. cit., p. 91.

[32Paris, Paul Ollendorff, 1912.

[33Recherche, t. I, p. 181.

[34Ibid., p. 37.

[35Ibid., t. IV, p. 445.

[36Paris, Germer Baillière, 1881.

[37Recherche, t. III, p. 318 (dans Sodome et Gomorrhe) ; voir aussi t. II, p. 796 (dans Le Côté de Guermantes) et t. III, p. 562 (La Prisonnière). Le narrateur finira par donner la théorie de ce cas : « Tel adverbe […], jailli dans une conflagration par le rapprochement involontaire, parfois périlleux, de deux idées que l’interlocuteur n’exprimait pas, et duquel par telles méthodes d’analyse et d’électrolyse appropriées, je pouvais les extraire, m’en disait plus qu’un discours » (ibid., p. 596).

[38Ibid., t. III, p. 549.

[39Pour un regroupement d’exemples de ce phénomène, voir Marcel Proust, La Prisonnière, édition de Luc Fraisse, Paris, Classiques Garnier, « Classiques jaunes », 2014, Introduction, « La trame des raisonnements sous-jacents », p. 59-65.

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