La ponctuation égale d’une goutte d’eau qui tombe ; les battements du cœur, avec l’alternance continue d’un temps fort et d’un temps faible, systole et diastole ; la respiration où se succèdent identiques à elles-mêmes une durée brève, l’inspiration, et une durée longue, l’expiration ; le martèlement régulier d’un train, avec sa monotonie hypnotique, et les heurts qui en rompent parfois la régularité ; les chocs irréguliers, espacés, accélérés, puis de nouveau ralentis d’une chute de pierres qui rompt le silence de la montagne. Il est possible de représenter schématiquement ces événements sonores par une notation musicale classique ; ce parallèle, en soulignant les correspondances physiologiques et naturelles du rythme musical, permettra peut-être d’en discerner mieux l’essence exacte, si controversée. Quand, comment apparaît le rythme ? Existet-il, indépendamment de toute question d’isochronie ou d’accentuation, dès que se produit une succession d’événements sonores discontinus ?
Le premier exemple choisi (fig. 1) est rigoureusement égal ; il n’y a pas ici rythme, mais battement isochrone qui est forme élémentaire et universelle de jalonnement du temps musical ; explicite ou implicite, selon qu’elle est ou n’est pas marquée par un son, cette division constitue une unité de base régulière de durée, correspondant au « temps » dont les groupements variés ont donné les diverses mesures de la musique occidentale. C’est à l’intérieur d’un tel cadre et par rapport à lui que se développe le rythme dans toutes les musiques qui reposent sur une unité de durée constante, dont toutefois la valeur effective est fonction du tempo et soumise à ses éventuelles variations.
Dans le deuxième exemple (fig. 2), les durées égales présentent la même succession que précédemment, mais un élément sur deux est accentué par rapport à l’autre. À cette différence qualitative est liée la perception d’un rythme, ce qui met en évidence d’une façon élémentaire mais précise le rôle de l’accentuation dans la formation du rythme, qui apparaît malgré l’égalité des durées.
Le troisième exemple (fig. 3) est formé par la succession régulière de deux durées inégales, une brève et une longue. Ici, la différenciation est quantitative : elle repose sur l’alternance de deux valeurs de longueurs différentes, sans accentuation particulière ; cette ordonnance de durées, si simple et régulière soit-elle, constitue un rythme.
Dans le quatrième exemple (fig. 4), la cellule rythmique constante du roulement du train vient souligner régulièrement la division égale du temps, mais les heurts sporadiques qui se produisent forment des figures rythmiques indépendantes dont l’irrégularité se perçoit par rapport au battement isochrone de base.
Les chocs des pierres qui roulent, mis à part l’accumulation qui caractérise la partie centrale de la séquence, semblent advenir « au hasard », sans qu’il y ait référence à une unité de durée explicite ou implicite, ni à une distribution régulière des accents. La notation traditionnelle (fig. 5) tente d’indiquer des rapports d’espacement entre les événements sonores et ne rend pas exactement compte de leur grande irrégularité. Une notation sans espacements fixés (fig. 6) est moins précise mais plus fidèle au déroulement rythmiquement aléatoire de ce phénomène.
1. Aspects du rythme
Symétrie et dissymétrie
Les exemples précédents ont été choisis pour illustrer une progression, qui part de l’isochronie pour aboutir à l’irrégularité complète, sans référence à une division égale du temps. L’oscillation entre symétrie et dissymétrie est caractéristique du rythme et de sa dialectique vivante avec le temps métrique. Il est organisation des durées, dont il règle la proportion, l’espacement, les groupements ; il est distribution des accents ; il gouverne le rapport respectif du son et du silence. Selon qu’il se constitue en accord ou en plus ou moins grande opposition avec un cadre temporel divisé en unités égales, il tend vers la régularité ou une plus ou moins grande irrégularité, et il transforme le temps homogène, lisse, que crée le battement isochrone, en un temps plus ou moins strié. Il faut noter que les facteurs de dissymétrie peuvent exister déjà dans la division du temps : mesures bichrones, reposant sur deux unités de durées inégales, l’une binaire, l’autre ternaire, changements fréquents de mesures, variations brusques ou progressives du tempo. La carrure de la mesure établit traditionnellement une distinction entre temps fort (le premier) et temps faible, de même qu’entre partie forte et partie faible d’un même temps. Une aussi rigide disposition des accents entraînerait vite la monotonie, mais le rythme y échappe aisément et peut briser la carrure régulière de la mesure, au point que celle-ci devient peu ou pas perceptible, avec des moyens divers : syncopes, contretemps, emploi de valeurs impaires ou irrationnelles par rapport à l’unité, polyrythmie avec superpositions de valeurs différentes, de phrasés différents, de périodes rythmiques de longueurs inégales (fig. 7, 8 et 9).
Rythme du son, rythme du verbe
Toute l’histoire de la musique chantée met en évidence l’interférence du rythme musical et du rythme de la langue parlée. Selon les lieux et selon les époques, la musique suit le rythme de la parole ou, au contraire, impose son propre rythme sans tenir beaucoup compte de celui du texte. Ces deux éventualités coexistent dans l’opéra, où l’air avec ses ornements subordonne le texte à la ligne mélodique et au rythme musical, tandis que le récitatif, généralement non mesuré, laisse à l’interprète une grande liberté pour suivre le débit naturel de la parole.
Dans la musique polyphonique du XIVe siècle, le principe de l’isorythmie (répétition de cellules rythmiquement identiques) soumet le vers au schème qui entraîne souvent des déplacements d’accents, des élisions, des décalages entre les longues et les brèves du texte et celles de la musique. L’emploi de mélismes (vocalises conjointes ou disjointes sur une syllabe) apporte au texte non seulement une configuration mélodique particulière, mais aussi une configuration rythmique ; on les rencontre aussi bien dans la musique des troubadours, les airs d’opéras, les chants populaires que dans la musique sérielle où ils sont intégrés aux structures de hauteurs et de durées. Dans les œuvres de Pierre Boulez, en particulier dans Le Marteau sans maître , le rythme musical viole hardiment celui de la prosodie. « Le chant, écrit Pierre Boulez, n’est pas pouvoir de diction agrandi, il est transmutation [...] écartèlement du poème. »
Trois versions différentes du premier fragment d’un même chant populaire hongrois (fig. 10, 11 et 12) montrent par comparaison la transformation que la surcharge en mélismes apporte à la structure rythmique. Le premier exemple (fig. 10) est très chargé et n’est pas noté dans le cadre d’une mesure régulière. Dans le deuxième exemple (fig. 11), noté en 2/4, les mélismes sont très allégés ; il n’en demeure plus que deux petites notes dans le troisième exemple. Parallèlement à l’allégement des mélismes, le rythme de la ligne principale se modifie, évoluant dans la seconde partie de la phrase de l’égalité à l’opposition croissante brève longue, à mesure que diminue l’importance des vocalises. Dans la notation des chants populaires, particulièrement ceux d’Europe centrale, les transcripteurs se sont heurtés à la difficulté d’écrire en rapports de durées précis des mélodies qui suivent librement, et souvent avec des ornements complexes, le rythme irrégulier de la prose ; il semble fréquemment plus exact de noter des groupements irréguliers de valeurs et de se fonder sur les multiples d’une valeur brève que d’adopter une division régulière du temps en mesures.
Dans certains cas, la fusion du son et du verbe est telle que texte et musique semblent n’avoir qu’un seul et même rythme. Si éloignés soient-ils dans l’esprit, dans la technique et dans le temps, le plain-chant et la musique de Pelléas et Mélisande représentent des moments de cette rencontre rare et parfaite.
La parole, brisée en syllabes et en onomatopées, privée ainsi de signification précise, peut devenir un simple matériel musical ; si, dans les chants populaires européens comme dans la musique africaine, les interjections qui interrompent ou ponctuent la mélodie gardent souvent un caractère nettement expressif, les syllabes et les onomatopées sont prétextes à des jeux rythmiques purement musicaux ; ce procédé est fréquemment employé par les compositeurs contemporains. Messiaen précise, à propos du texte qu’il a écrit pour les Cinq Rechants : « La langue inventée doit peu aux sonorités du sanscrit, et rien du tout au lettrisme. Ce sont des syllabes choisies pour leur douceur ou leur violence d’attaque, pour leur aptitude à mettre en vedette les rythmes musicaux. »
Un autre emploi des syllabes est celui qu’en font les musiciens indiens et turcs pour l’apprentissage des figures rythmiques mémorisées par une récitation syllabique avant d’être exécutées sur un instrument. En Turquie, le kâr comporte un passage entièrement syllabique, dépourvu de signification, qui est une sorte de poème didactique permettant aux élèves d’apprendre certains types de mélodies et de rythmes.
Un rapport très particulier du langage et du rythme s’est développé en Afrique : la transmission de messages par les tambours (tambours d’aisselle, à languettes), qui imitent les inflexions de la voix par des hauteurs différentes, mais plus encore le rythme de la langue parlée. Il existe des ensembles de percussions dans lesquels cette méthode est appliquée. Gilbert Rouget décrit un ensemble de tambours yoruba (orchestre de griots) : « Pour être complet, un ensemble de tambours du type de celui qu’on entend ici devrait comporter six instruments. Il en faut deux au minimum. Le plus petit fournit une pulsation rythmique continue sur laquelle prend appui l’autre (iya ilou : mère tambour) pour enchaîner en les variant et les combinant à l’infini des phrases rythmiques plus ou moins longues reproduisant des phrases parlées, suivant la technique si répandue en Afrique du langage tambouriné. » Ici, ce n’est pas la voix chantée, mais la percussion qui adopte le rythme du langage, et sa signification, au moyen d’une imitation plus ou moins codifiée.
De la forme fixe à la liberté
Dans la musique européenne ont souvent coexisté, à une même époque et parfois à l’intérieur d’une même œuvre, la plus grande précision avec une plus ou moins grande liberté dans les rythmes fixés par le compositeur ; des notations rythmiques précises, jointes à celle d’un tempo, donnent à l’interprète toutes les indications pour l’exécution, ne lui laissant que la marge d’appréciation inhérente aux variations de tempo, aux points d’orgue ou à l’éventuel rubato qui reste toujours très limité. En revanche, dans beaucoup d’œuvres contemporaines, les figures rythmiques sont notées plus ou moins précisément et placées librement, ou synchronisées dans les polyrythmies, à l’intérieur de battues d’une durée mesurée en secondes. Une liberté très grande, parfois même complète, est laissée à l’interprète pour déterminer les configurations rythmiques d’une œuvre lorsque les partitions ne fixent pas les durées des sons et ne donnent que des indications servant de cadre ou de support à l’improvisation.
La liberté rythmique laissée à l’interprète ne date pas d’aujourd’hui. La figure 13 reproduit un fragment du prélude 68 (suite XII) pour clavecin de Louis Couperin (1626-1661). Il existait au XVIIe siècle une tradition de préludes non mesurés destinés au luth, au clavecin ou à la viole de gambe. Couperin note l’unité non mesurée avec la ronde ; des liaisons indiquent le phrasé et les notes qui doivent être prolongées en accord ; une barre verticale fixe parfois les synchronismes ; périodes non mesurées et périodes mesurées peuvent alterner dans une même pièce ; le rythme choisi par l’interprète était certainement largement fonction des structures tonales et des figures rythmiques traditionnelles, mais une telle indétermination donne à l’improvisation un rôle véritablement créateur.
Un exemple de grande liberté rythmique laissée à l’interprète se trouve dans les Archipels (1967-1971) d’André Boucourechliev ; tempi et durées sont de trois degrés, chaque degré contenant trois possibilités entre lesquelles le choix reste libre ; les silences et les tenues de durée libre sont très fréquents. Le signe 秊 indique que l’on peut continuer ou répéter à loisir une séquence, le signe 03 1 signifie, pour Boucourechliev, tous tempi à tout moment, de façon brusque ou continue. On voit la liberté laissée à l’interprète dans la séquence reproduite en figure 14. Les groupements de durées spécifiés sont d’un effet extrêmement variable puisque le tempo est à choisir parmi neuf possibilités allant de très lent à très rapide ; ces groupements peuvent même être modifiés dans leur proportion par le changement brusque du mouvement. De plus, la séquence peut être recommencée, identique ou différente, autant de fois que l’interprète le désire.
Dans les musiques africaines et orientales, l’improvisation rythmique prend souvent la forme de variations sur une cellule de base, à l’intérieur d’un cadre temporel qui est ou n’est pas régulièrement divisé. En Iran, le joueur de zarb improvise à l’intérieur de groupements réguliers de temps (de deux à sept, rarement neuf ou onze) ; il part d’une figure rythmique de base, qui comporte durées et frappes précises, ces figures étant transmises par tradition orale ; le rythme principal étant exposé, le deuxième rythme en sera une modification par changement d’une des parties, le troisième rythme modifiera le second, et ainsi de suite. La variation se fait donc de façon continue et progressive, sans changement brutal ; le musicien effectue au cours de l’improvisation plusieurs retours au rythme initial, d’où il repart à chaque fois d’une façon différente.
La rythmique dans les musiques nouvelles
Pour comprendre le changement qui s’est opéré dans le travail du rythme au XXe siècle chez les compositeurs européens, il est nécessaire de jeter un regard en arrière. Au XIVe siècle, dans les motets isorythmiques de Machaut et de Dufay, le rythme était traité comme un paramètre indépendant, avec une organisation préétablie. Cette conception va disparaître complètement, le rythme étant entièrement lié par la suite à la mélodie, à la polyphonie, à la structure tonale. Dans une fugue de Jean-Sébastien Bach, on trouve des procédés de composition, augmentation, diminution, mouvement rétrograde, fragmentation, développement par ajout, suppression et modification d’éléments, canons, imitations, qu’emploient aussi les compositeurs du XXe siècle ; mais il faut souligner une différence essentielle : chez Bach, ce travail de construction abstraite porte sur des thèmes dont l’organisation rythmique, mélodique et tonale forme un tout indissoluble. Au XIXe siècle, le rythme est toujours aussi dépendant des autres paramètres musicaux et employé souvent comme eux à des fins expressives ; on peut citer en exemple, dans les opéras de Wagner, les modifications rythmiques qui, appliquées aux leitmotive, en transforment la signification expressive.
Les Viennois Schönberg, Berg et Webern ont changé l’organisation des hauteurs, mais non celle des durées. Chez Webern toutefois, la carrure régulière de la mesure est brisée, par les syncopes et les contretemps. C’est à Stravinski que revient le rôle d’avoir rendu au rythme son existence indépendante en lui donnant une organisation autonome : le rythme en soi réapparaît dans la musique occidentale. L’impact rythmique si puissant du Sacre du printemps repose sur une construction rigoureuse, diverse et complexe ; l’analyse publiée par Boulez met en évidence les rapports arithmétiques dans la rythmique du Sacre , éclairant ainsi l’équilibre des structures. Une des caractéristiques les plus importantes est l’existence de « thèmes rythmiques » dotés d’une évolution individuelle, sur des blocs de hauteurs verticaux et immobiles ; l’un des thèmes rythmiques repose sur l’accentuation (dispositions différentes d’une série d’accents sur une succession régulière de croches), un autre sur des durées différentes sans accentuation particulière (organisation en périodes, chacune d’entre elles bâtie sur un ou trois accords étant une présentation différente du thème rythmique). Dans la construction de ces périodes est inclus l’emploi systématique de cellules rythmiques rétrogradables ou non rétrogradables, c’est-à-dire symétriques par rapport à leur centre (fig. 15).
Ces deux sortes de thème illustrent bien la nature double du rythme, le premier reposant sur une différenciation qualitative par l’accentuation, le second sur la différenciation quantitative des durées (fig. 2 et 3). L’organisation rythmique du Sacre est fondée sur la division ou la multiplication, rationnelles (paires) ou irrationnelles (impaires), d’une unité de durée dont la valeur et les groupements varient, ce qui explique la fréquence des changements de mesure. Le développement rythmique se fait souvent par opposition : entre monorythmie et polyrythmie, organisation horizontale et verticale, entre un rythme simple et une structure rythmique, entre deux rythmes simples, entre deux structures rythmiques. Certaines périodes présentent un équilibre très subtil entre symétrie et dissymétrie. L’existence de motifs secondaires et leur indépendance assouplissent les plans précis délimités par les motifs principaux et déterminent une construction sur deux niveaux dite « tuilage ».
Le souci de la construction rythmique se rencontre aussi chez Bartók, qui pratique des rythmes impairs et des déplacements d’accents souvent tirés des musiques populaires d’Europe centrale.
Messiaen poursuit systématiquement et développe le travail rythmique inauguré par Stravinski, et amorce la synthèse entre la structuration des hauteurs inaugurée par les Viennois et celle du rythme. Cette synthèse sera pleinement réalisée dans l’emploi de la série généralisée par Boulez et ses disciples. L’organisation rationnelle de l’univers sonore porte sur chacun des paramètres musicaux (durées, hauteurs, intensités, timbres, voire spatialisation), pris indépendamment, et sur leurs interférences.
Boulez affirme le principe de la variation constante appliquée à la « registration » des rythmes, l’interférence de leur statisme ou de leur dynamisme avec la mobilité ou la permanence du tempo, la nécessité pour le compositeur de suivre sa propre métrique, et l’importance des silences comme parties intégrantes des cellules rythmiques. Le renouvellement continu aboutit parfois, en particulier dans les polyrythmies complexes, à un effet global de monotonie, comme si un minimum de répétition était nécessaire à la perception de l’irrégularité. Ce danger inhérent à la première période du sérialisme intégral est généralement évité par le dosage de la symétrie et de la dissymétrie dans le travail des cellules rythmiques (un exemple simple étant la transformation par agrandissement symétrique ou dissymétrique d’une cellule, fig. 16), puis par l’alternance des sons tenus et ponctuels, qui établit une dialectique du continu et du discontinu. Un exemple d’intégration du silence à la construction rythmique est fourni par les versions négative et positive d’une cellule, obtenues au moyen de l’interversion des sons et des silences (fig. 17). Une correspondance peut être établie entre série rythmique (tirée du total chromatique des durées établi par multiples de la plus petite unité) et série de hauteurs, toutes deux étant chiffrées de un à douze, la durée un étant affectée à la hauteur un, et ainsi de suite. L’organisation des durées est alors synchronisée à celle des hauteurs.
Certains compositeurs contemporains, tel Iannis Xenakis, soumettent l’apparition des événements sonores et de leurs caractéristiques à des lois mathématiques, en particulier aux lois du calcul des probabilités. Le hasard est ici élevé au rang de principe d’organisation.
Conlon Nancarrow a réalisé des pièces pour piano mécanique en perforant à la main des rouleaux. Il a ainsi obtenu des polyrythmies en forme de canon qui seraient impossibles à jouer par un pianiste, et présentent des dissonances temporelles dues au choc entre les divers tempi que l’on entend simultanément.
2. Rythme généralisé
Données de la perception
En constatant que la perception d’un rythme peut être liée non à une différenciation des durées et de leur espacement, mais à une accentuation de certains éléments par rapport à d’autres, on situe un point de rencontre entre rythme et intensité. En réalité, les différents paramètres musicaux sont profondément interdépendants les uns des autres, et leur perception résulte d’un phénomène complexe : l’écoute, avec toutes ses implications physiologiques et psychologiques. Les événements sonores s’inscrivent dans le temps ; quelques données, réunies par des acousticiens (Haas, Winckel), sur le fonctionnement de l’oreille illustrent la relation des durées avec les autres paramètres. Si la durée d’un son isolé est inférieure à cinq millisecondes, l’oreille ne distingue aucun caractère de hauteur. Si deux sons, pas trop dissemblables, se succèdent à moins de cinquante millisecondes, l’oreille n’en perçoit qu’un (limite du pouvoir séparateur). D’autres corrélations apparaissent dans les expériences citées par Pierre Schaeffer ; si l’on prend un phénomène sonore discontinu tel que la succession régulière de percussions sèches, sans résonance, on retrouve le battement isochrone qui a été décrit comme un jalonnement élémentaire du temps musical ; si cette séquence est accélérée, son déroulement resserré dans le temps va donner non plus une succession d’événements sonores, mais un son continu présentant une forte granulation ; en continuant l’accélération, on obtient la perception d’une hauteur. Ainsi, selon la rapidité de succession de ses composantes, une même séquence changera de caractéristique dominante, cette dernière se déplaçant du domaine de l’espacement des durées à celui du timbre, pour atteindre enfin celui des hauteurs définies. Une autre expérience porte sur l’écoute de fragments de son de trompette ; à trois millisecondes, on entend un « top » sans hauteur, timbre ou durée définis ; si le niveau d’écoute est bas, le top devient inaudible, alors qu’à niveau égal le son complet reste audible : l’intensité perçue d’un son augmente en même temps que sa durée, pour se stabiliser lorsque la durée dépasse cent à cent cinquante millisecondes. Un autre exemple illustre particulièrement bien l’interdépendance qui existe entre la durée perçue d’un événement sonore, sa forme et sa densité d’information ; un son a été constitué avec un grincement entretenu (un quart de seconde), suivi d’une résonance (trois secondes) ; les durées de la phase d’entretien et de la phase de résonance ont été généralement jugées équivalentes à l’écoute, ce qui montre que l’oreille les a appréciées non en fonction d’un temps métrique, objectif, mais bien par rapport à l’importance de l’événement sonore, la phase entretenue étant plus riche en information que la résonance dont l’extinction est régulière et prévisible.
Des exemples de ce décalage entre temps effectif et temps perçu sont faciles à constituer avec les instruments classiques de l’orchestre, et prouvent que la perception des durées est liée à celle des timbres et des hauteurs ; une ronde durant dix secondes sera évaluée différemment selon qu’elle est réalisée par une tenue fixe des cordes, donc par un son entretenu qui se continue à peu près identique à lui-même, ou par un cluster au piano, qui comporte à l’intérieur des dix secondes attaque percussive et résonance, deux types de son différents. Ce dernier cas varie selon que le cluster est grave ou aigu, la résonance étant forte et prolongée dans le grave (jusqu’à trente secondes environ, le temps variant beaucoup selon les instruments), et faible et courte dans l’aigu (guère plus de dix secondes). Dans le cas des percussions sèches, la durée du son ne compte pas, et le rythme s’établit en fonction de l’espacement plus ou moins grand des événements sonores, qui constituent des groupements, et en fonction de leur accentuation ; donc, en dernière analyse, il dépend de la durée des silences (qui peut être extrêmement brève, mais pas inférieure à cinquante millisecondes à cause de la limite du pouvoir séparateur de l’oreille) et des intensités.
Les expériences précédentes avaient pour objet l’observation des corrélations entre paramètres et leur influence sur le temps musical subjectif, mais portaient sur des événements sonores isolés ou de courtes séquences. On peut tenter, dans une optique analogue, de réfléchir sur le déroulement temporel d’œuvres entières et sur la perception des constructions polyphoniques.
Le rythme, un ordre dans le temps
On a vu, dans les premiers exemples de cette étude, le rythme apparaître par la différenciation plus ou moins subtile des durées, et de leur distribution, et par l’accentuation. Ce sont là, en effet, ses domaines spécifiques, mais il est si essentiellement lié aux autres composantes de la musique qu’on peut généraliser la notion de rythme et l’appliquer à un mode d’occupation du temps auquel participent tous les paramètres musicaux.
L’organisation des intensités est, elle aussi, soumise au déroulement temporel : durée d’action d’une nuance donnée ou de la variation progressive de l’intensité, simultanéité d’un crescendo à un instrument ou groupe d’instruments et d’un decrescendo à un autre instrument ou groupe d’instruments, ce qui fait émerger l’un des timbres et disparaître l’autre (Klangfarbenmelodie inaugurée par Schönberg, orchestration de Varèse).
Les musiques classique et romantique reposent sur des formes connues, tels une fugue ou un mouvement de sonate, comportant l’exposé, le développement et le retour de thèmes que l’auditeur mémorise, reconnaît, attend. Dans certains passages d’œuvres de Webern et de Bussotti, les événements sonores sont isolés, raréfiés, entrecoupés de silences ; chacun d’entre eux est un tout en soi mais en rapport avec les autres, et le silence se tend du souvenir de l’événement précédent et de l’attente de celui qui va suivre. Dans les masses orchestrales, de perception globale, épaisses, l’oreille suit une évolution brusque ou progressive, importante ou ténue (œuvres de Xenakis, de Ligeti). Le pointillisme, les nuages de sons brefs peuvent aussi produire une évolution globale de la matière sonore. Ces caractéristiques, choisies parmi beaucoup d’autres, peuvent être constantes ou alterner à l’intérieur d’une même œuvre, et elles contribuent au rythme propre à une musique, le rythme pris, au-delà de la combinaison des durées et des accentuations, comme l’ordonnance dans le temps des événements sonores dans la totalité de leurs aspects.
Une telle conception amène un rapprochement avec le rythme particulier à chaque individu, c’est-à-dire la manière spécifique à chacun d’organiser et de distribuer dans le temps les différentes opérations nécessaires à l’accomplissement de l’action ; Goldstein nomme « comportement privilégié » l’action accomplie dans le rythme et la forme les mieux adaptés à un être, et considère que, pour qu’un homme se connaisse, il lui faut découvrir la forme et le rythme propres des différents types de « comportement privilégié » dont il est capable. Un compositeur doit-il, pour se connaître, redécouvrir à chaque œuvre nouvelle le rythme spécifique de sa musique ?
Hypnose, expression et abstraction
La compréhension et le rôle du rythme musical ont varié selon les époques et selon les civilisations. Dans de nombreuses mythologies, le phénomène sonore est un élément essentiel de la genèse de l’univers ; le son, la parole, le souffle, le rythme sont actes du Dieu engendrant le monde, comme dans le mythe indien de Çiva battant sur le tambour damaru le rythme créateur de sa danse. Ainsi, dans les rites religieux et magiques, le rythme est symbole d’action et de contemplation ; il permet l’identification aux dieux, appelle les bons esprits et chasse les mauvais ; les pouvoirs hypnotiques de la répétition rythmique, avec ou sans variation, sont employés aussi bien pour amener et soutenir la transe du chaman finno-ougrien ou de l’adepte du culte vaudou que pour galvaniser les participants d’une danse rituelle africaine, ou encore pour supporter et soutenir le tournoiement mystique des derviches figurant le mouvement des astres.
À l’époque actuelle, le jazz, la pop music, les développements rythmiques d’un Steve Reich, organisés par variation progressive et superpositions de cellules de longueurs différentes, et fondés sur l’identité dans la diversité, correspondent, hors de tout contexte symbolique ou religieux, à une recherche de l’état second provoqué par la périodicité du rythme. L’action du rythme n’est pas seulement psychique, mais aussi directement corporelle, comme le confirment les expériences de Mac Dougall et de Bolton ; ce dernier écrit : « La plupart des sujets sentent qu’une force insurmontable les pousse à accomplir des mouvements musculaires accompagnant les rythmes. S’ils arrivent à réprimer ces mouvements dans un muscle, ils reparaissent dans un autre. »
Le rythme est aussi expression. Chez les Grecs, où il était l’élément mâle de la musique, selon qu’il comporte des parties égales ou inégales, que les longues ou les brèves y dominent, ou qu’il commence par arsis ou thésis, il est pris comme imitation d’un mouvement réel et relié d’abord aux actes que ce mouvement accompagne, puis aux émotions, aux sentiments, au caractère moral rattachés à ces actes. Le dactyle, par exemple (une longue, deux brèves), est lié à une idée d’ordre, de solidité, « énergique comme les héros eux-mêmes », écrit Aristote. L’emploi expressif du rythme, comme de la couleur orchestrale et des agrégats harmoniques, est caractéristique du Sacre du printemps et y coexiste avec la rigueur de la construction rythmique.
Enfin, la liaison privilégiée du rythme avec le nombre, que celui-ci soit tenu pour sacré, ainsi que le faisaient les Anciens, ou pris comme domaine d’élection de l’intelligence et de la logique, apparaît spécialement dans l’Antiquité et dans la période contemporaine.
Pris, dans son sens le plus large, comme ordonnance des sons dans le temps, le rythme musical peut être le lieu où la construction et l’organisation logiques rejoignent et canalisent la violence incontrôlable de l’expression vitale et du mouvement insurgé contre l’immobilité de la mort, le lieu où se réconcilient l’intellect et l’instinct trop souvent opposés, le creuset où s’unissent le rationnel et l’irrationnel, un mode d’expression privilégié de l’être humain dans sa totalité psychique et corporelle.