Cet article présente un panorama quasi-complet des recherches passées et en cours concernant le temps et les rythmes dans les pratiques d’éducation et de formation. Il a déjà paru dans Pratiques de formation / Analyses n° 51-52 (2006) : « Les temporalités éducatives – Approches plurielles », numéro coordonné par Francis Lesourd. Nous remercions chaleureusement celui-ci de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
Introduction
La mise au travail de la notion de temporalité éducative conduit à envisager d’emblée un double rapport du temps à l’éducation. La dynamique temporelle apparaît, d’une part, comme condition des œuvres éducatives en ce que la durée, le tempo qui sous-tendent ces œuvres ou ces situations influent radicalement sur les effets de sens qu’elles visent ou improvisent, qu’un surcroît de lenteur ou de précipitation peut ruiner. D’autre part, cette dynamique temporelle constitue, en retour, un objet de praxis éducatives, pour autant que celles-ci s’efforcent directement de la moduler, portées par un projet réflexif de « formation de temps formateurs » (Pineau G., 1987, p. 152). Nous nous trouvons donc fondés à rassembler les temps de construction de l’éducatif et l’éducation à la construction du temps dans un même questionnement.
Mais si les praxis visant frontalement l’éducation à la construction du temps sont relativement rares, les apports heuristiques portant de manière plus ou moins directe sur les temps par quoi les situations éducatives prennent forme parsèment les contributions de tant d’auteurs qu’on en viendrait presque à se demander qui n’a pas abordé la question. L’investigation tendant à l’exhaustivité est, certes, souhaitable dans son principe : elle permettrait de retracer l’histoire de l’inter-questionnement du temps et de l’éducation à travers un grand nombre de situations et en dégagerait les enjeux actuels en les resituant sur le vaste fond des recherches en sciences humaines et sociales. Peu d’auteurs se sont risqués à contribuer à un tel défrichage (Ardoino J., 2000 ; Pineau G., 1987, 2000) qui, de notre point de vue, suppose un travail collectif, un réseau de recherche à mettre en place [1]. Partant de ce constat, nous souhaitons esquisser de nouvelles voies de problématisation. Celles-ci restent bien évidemment centrées sur des apports qui s’inscrivent dans le champ des Sciences de l’éducation mais, à l’image des ondes qui s’élargissent à partir des points d’impact, ouvrent à des interrogations des temps issues de champs disciplinaires variés, qui débordent et nourrissent les intelligibilités éducatives. Concrètement, nous avons proposé un cadre notionnel arbitraire mais commode, sur lequel les travaux mentionnés sont autrement situés les uns par rapport aux autres en vue de dégager des lignes de force et de sens propres à favoriser, nous l’espérons, de futurs débats sur le temps et l’éducation dans la communauté des chercheurs.
Tout d’abord, l’expression « temporalités éducatives » suggère, en fonction du pluriel utilisé, un premier parti pris : en l’occurrence, un choix théorique de relativiser la représentation encore prégnante d’un temps chronologique, unique, transcendantal, dans quoi viendraient s’inscrire les phénomènes, au profit d’un temps pensé comme produit au contraire par nos actions, nos œuvres, notre vie. De ce point de vue, il existe « non pas un mais plusieurs temps, différant les uns des autres, caractérisés par des qualités propres à chacun d’eux. Loin de se fondre et de disparaître dans un grand temps unique, ils coexistent ou se succèdent. Ils naissent durent et meurent comme les êtres qui les portent, comme les activités qui les rythment. Ils se composent ou s’opposent selon leur provenance et la fonction qu’ils assument » (Grossin W., 2000) [2]. Dans cette perspective où les temps sont à la fois multiples et construits, le temps chronologique n’apparaît que comme une figure du temps parmi d’autres.
Notre second parti pris nous vient de G. Bachelard pour qui « la vie […] est faite, verticalement, d’instant superposés richement orchestrés ; elle se relie à elle-même, horizontalement par la juste cadence des instants successifs » (1963, p. 139), de sorte que le temps humain devient pensable comme une superposition « verticale », ou synchronique, d’instants, de temps ou de rythmes pluriels, perpendiculairement conjugués à une diachronie « horizontale » rythmée ; en d’autres termes, les temps successifs sont à la mélodie ce que les temps co-présents sont à l’harmonie.
En référence à cette toile de fond bachelardienne, notre première partie est majoritairement centrée sur l’exploration « verticale » ou synchronique des temps co-présents. Si toute situation éducative se déroule « dans le temps », on peut commencer par se demander dans lequel. Suivant le niveau d’observation choisi (sociétal, institutionnel, interpersonnel, intrapsychique, biologique), les formes apparaissantes du temps sont en effet fort hétérogènes. De la mesure mondialisée du temps atomique universel, aux alternances des temps de travail, de loisirs, de transport…, en passant par les rythmes des groupes et la capacité du sujet de différer la décharge pulsionnelle, ces formes du temps, distinctes et reliées, entrent en résonance les unes avec les autres. Elles constituent un vaste système de temporalités en désorganisation / réorganisation permanente qui sous-tend les situations éducatives, lesquelles contribuent récursivement à le produire. C’est – voici notre troisième parti pris – à travers une approche complexe (Morin E., 1977, 1980, 1986, 1991) que nous interrogerons le tissage et les résonances des temporalités plurielles associées aux situations éducatives, autrement dit leur complexité synchronique – que plusieurs chercheurs ont, chacun avec leur terminologie, commencé à mettre au travail en Sciences de l’éducation.
La deuxième partie opère une reprise de cette complexité à travers la thématique du rythme en éducation. L’utilisation, en particulier, de la notion de synchroniseur en formation d’adultes (Pineau G., 2000) permet notamment de poser la question des temps en relation à celle du pouvoir. Qui donne la mesure à qui ? Cette partie permet également de souligner que les temporalités éducatives se constituent pour une part à travers la pluralité des actions du sujet, c’est-à-dire la complexité pragmatique qu’il met en œuvre, de manière semi-délibérée, pour moduler en lui-même et dans son monde la prégnance de l’un ou l’autre temps. Ni tout-puissant, ni tout-impuissant, le sujet, de notre point de vue, participe en effet au processus d’« orchestration » des temps et des rythmes sous-jacents à son propre cheminement ; il est co-auteur des temps qui le portent – ce que les recherches portant sur les alternances en formation d’adultes suggèrent fortement. Loin d’être une catégorie de l’entendement (Aristote) ou une forme a priori de la sensibilité (Kant), le temps est une matière première.
La troisième partie est consacrée, en termes bachelardiens, à l’« horizontalité » des instants successifs, c’est-à-dire à la complexité diachronique. Celle-ci est abordée à travers le questionnement croisé des travaux portant sur les processus, d’une part, de formation et, d’autre part, de développement de l’adulte. Essentiellement mise au travail par des recherches anglo-saxonnes, la notion de développement de l’adulte renvoie à des représentations plurielles des longues durées personnelles, représentations qui se distribuent entre un pôle normatif et linéaire et un pôle émancipateur associé à des retours en arrière créateurs, dont nous interrogeons le potentiel heuristique en éducation à travers, notamment, la contribution de J. Mezirow (2001).
La quatrième partie, également centrée sur les longues durées, interroge, en partant des histoires de vie en formation, le processus de construction par le sujet d’une histoire personnelle. Plus spécifiquement, elle met en débat les rôles respectifs des registres verbal et non verbal dans ce processus, en visibilisant quelques chantiers de recherche innovants, francophones ou anglo-saxons. Cette partie permet également de revenir sur la complexité pragmatique que le sujet met en œuvre non seulement pour orchestrer les temps co-présents mais aussi pour relier, délier, tisser les temps successifs.
L’idée d’une co-présence « verticale » des temps et des rythmes est bien antérieure au travail déjà mentionné de G. Bachelard (1963). Dans les études de M. Mauss consacrées en 1903 aux danses (1969) et en 1909 aux grandes cérémonies de sociétés traditionnelles (1968), le rythme comme phénomène total coordonne des rythmes sociaux (les grandes cérémonies scandent l’année), langagiers (essentiels à l’efficacité des incantations) et corporels (à travers les mouvements des participants). Aujourd’hui, de nombreuses recherches permettent de distinguer une multiplicité de rythmes et de temps co-présents relevant de niveaux d’observation différents. Au niveau sociétal, apparaissent notamment des horizons temporels collectifs qui correspondent à la manière des sociétés de se représenter l’avenir et de s’y projeter (Mercure D., 1995 ; Sue R., 1995 ; Boutinet J.-P., 2004a). A l’échelle des institutions, en particulier celle du travail, les effets de certains rythmes sont aujourd’hui relativement bien connus (Reinberg A., 1986, 1997 ; Rohmer O. et al., 2004). Les rites d’interaction sont également pensés comme des rythmes (Goffman E., 1974 ; Hall E.T., 1984), y compris ceux de la famille (Hantrais L., 1988 ; Courtois A., 2002). Et, de l’interpersonnel à l’intrapsychique, la multiplicité des conduites des sujets expriment, en toute singularité, la prégnance et le retour de temporalités archaïques à travers, par exemple, le projet (Ridel L., 2004) ou l’addiction professionnelle à l’urgence (Aubert N., 2003).
Comment penser cette complexité temporelle au-delà de la caractérisation, certes nécessaire, de tel ou tel temps spécifique ? En l’occurrence, la sociologie est sans doute en position privilégiée : c’est en se dégageant des conceptions philosophiques unifiantes du temps (Elias N., 1984) qu’elle a permis l’émergence d’une tradition de recherche portant sur les temporalités sociales (Pronovost G., 1996) dont le pluriel, posé d’emblée, favorise le questionnement des résonances entre différents temps. Ainsi, lorsqu’un sociologue comme R. Sue se penche sur les temps de l’école, ses travaux tiennent compte de leurs dimensions politiques, sociales, institutionnelles, interpersonnelles, voire chronobiologiques et chronopsychologiques (Sue R., Caccia M.-F., 2005). D’autres approches disciplinaires permettent cependant de penser les temps : en Sciences de l’éducation, J. Ardoino (1977, 2000) a souligné, dans une perspective dialectique, le caractère conflictuel des temps ainsi que la nécessité de leur questionnement : « dans les situations éducatives, c’est le temps qui est la structure même de la rencontre » (1977, p. 152). Adoptant une perspective dialectique et systémique, G. Pineau a proposé le terme de « chrono-formation » pour mettre au travail les différentes temporalités qui peuvent constituer à la fois des occasions et des objets de formation. En d’autres termes, pour se former « dans » des temps, il faut former ces temps. Ce qui suppose de « faire l’apprentissage de rythmes très opposés, allant du biologique au cosmique en passant par le social » (1987, p. 103) ou, encore, de conjuguer « ces différents temps qui fonctionnent souvent par couples d’opposés : temps de solitude et temps de contact social ; de travail ou de désœuvrement ; d’activités physiques ou intellectuelles ; contraint ou choisi. Entre ces temps, doit exister un optimum de répartition, une combinaison spécifique de temps équilibrés, variable d’un individu à l’autre, selon ce que l’on conviendra d’appeler « l’équation temporelle personnelle » (W. Grossin, 1985) » (Pineau G., 1987, p. 96-97). Les pionniers de l’étude des temporalités éducatives ont ainsi souligné d’emblée leur caractère crucial, leur dynamique conflictuelle et leur multiplicité. Suivant une approche systémique, ces temporalités sont également pensées comme susceptibles d’être réparties ou combinées, c’est-à-dire rassemblées en tant que sous-processus de totalités dynamiques englobantes. La question du rapport entre parties et tout temporels a été clairement posée par W. Grossin. Celui-ci souligne, par exemple, que le temps ludique d’une personne qui joue aux échecs sur son ordinateur pendant son temps de travail, c’est-à-dire en fraudant, ou qui joue chez lui pendant le week-end, n’est pas doté des mêmes qualités, indiquant par là qu’un temps englobant (en l’occurrence de travail ou de loisir) exerce une contrainte sur les temps qu’il est susceptible de « contenir » (1996a, p. 139). Ce constat d’une action du tout temporel sur la partie temporelle peut encore s’arrimer à la proposition de G. Gurvitch (1963) reprise par G. Pronovost (1996) d’analyser les temps sociaux suivant des « niveaux de temporalités » ou des « paliers de profondeur » où sont notamment distingués, entre temps macro et micro-sociaux, des temps institutionnels et groupaux. Cependant le modèle sous-jacent peut aussi renvoyer à un fonctionnalisme statique et hiérarchisé où la « commande » viendrait toujours du niveau « supérieur ». F. Lesourd (2004b) a proposé une relecture de la notion de niveaux de temporalités à travers les notions de « hiérarchies enchevêtrées » et de « boucle étrange » proposées par D. Hofstadter. Une boucle étrange constitue une « interaction entre des niveaux dans laquelle le niveau supérieur redescend vers le niveau inférieur et l’influence tout en étant lui-même en même temps déterminé par le niveau inférieur. Il y aurait donc, autrement dit, une « résonance » auto-renforçante entre différents niveaux » (2000, p. 799). De ce point de vue, le modèle des niveaux de temporalités peut s’inscrire dans le questionnement des théories de la complexité (E. Morin). Mais combien de « niveaux de temporalité » doit-on alors distinguer ? Et selon quels critères ? Entre les temps macro-sociaux et les temps du corps, une multiplicité d’intermédiaires apparaissent – dont rien ne dit qu’il se distribuent dans un continuum - tels que les temps des groupes, des familles ou des conversations. Ne pouvant être exhaustif, nous porterons notre attention vers les niveaux d’observation dont la prise en compte nous paraît, ici, cruciale.
1. Chronos : fin de règne ?
La plupart des auteurs s’étant situé à l’échelle du temps sociétal, et penché sur l’histoire de ce temps spécifique (Mercure D., 1989, 1995 ; Sue R., 1995 ; Grossin W., 1996a) considèrent que le temps du travail s’y est progressivement établi comme temps dominant, entraînant notamment une condamnation du temps perdu, le contrôle des horaires et des durées à travers l’usage généralisé d’un autre temps, celui de l’horloge. De sorte que « la représentation actuelle du temps dans les pays occidentaux industrialisés apparaît comme un écoulement linéaire abstrait, continu, homogène, orienté, irrésistible, extérieur aux êtres, infini dans son passé comme dans son à-venir, divisible, mesurable, construisant de lui-même une chronologie exacte où les événements inscrivent leur impact. » (Grossin W., 1996a, p. 202). R. Sue distingue cependant le caractère dominant « objectif » et le caractère de « représentation » d’un temps social dominant. « Ainsi, écrit-il, le temps libéré qui est sans conteste le temps social le plus long n’est-il pas toujours perçu comme tel et encore plus rarement représenté comme plus important que le temps de travail [...] D’une certaine manière, le temps de travail n’est plus dominant que dans la mesure où l’on s’efforce de faire croire (de plus en plus mal) qu’il l’est encore » (1995, p. 250). Il n’en reste pas moins que, si le temps de travail ne peut plus, en effet, être considéré comme dominant, le temps chronologique avec lequel il avait, pour ainsi dire, fait alliance semble bien l’être resté de par la mondialisation du temps, commencée au 19e siècle avec le temps-GMT (du méridien de Greenwich) qui normalise les décalages horaires et, depuis 1972, avec le temps atomique universel (TAI) par quoi se sont généralisées des procédures de mesure extrêmement rigoureuses. Comme le note J. Chesneaux, « le temps universel fondé sur les mouvements respectifs de la terre et du soleil est comme descendu des hauteurs abstraites de l’astrophysique ; il vient s’imposer aux temps locaux, dont la diversité faisait notre richesse politique » (1996, p. 199). Le temps libre, des soirées, du week-end ou des vacances, reste ainsi majoritairement scandé par l’horloge ou, si l’on veut, par les horloges - pluriel qui ne renvoie pas moins, au niveau où nous nous situons, à un temps chronologique profondément intériorisé. Il en est de même du temps de la famille et du temps de l’éducation. L’agenda (Boutinet J.-P., 2004a) s’utilise sur fond de succession chronologique des heures, des jours et des mois ; et si sa forme électronique permet d’effacer toute trace d’un rendez-vous annulé, c’est alors l’engagement que l’on a pu y faire disparaître, non la date.
A partir de ce niveau de temporalité sociétal, notre démarche adoptera une allure « descendante » pour interroger de quelles manières, à d’autres niveaux d’observation, les groupes et les sujets subissent, comme agents, ou subvertissent, comme auteurs, le temps chronologique. Nous envisagerons également le cas de figure où l’accès au temps semble leur être barré. Nous parlerons dans le premier cas d’objectivation, dans le second cas de subjectivation et dans le troisième cas d’exil temporels.
2. Objectivation des temps
Le niveau d’observation des institutions peut être questionné à partir notamment de la sociologie du travail. Dans ce contexte, W. Grossin (1996a) a proposé la notion de « cadre temporel » pour désigner, d’une part, des temps « enfermants », ou extérieurs, caractérisés par la rigidité (celle des horaires), la coercition (sanctions en cas de retard) et la régularité (à la fois de la présence du travailleur et de l’existence d’un travail à fournir) et, d’autre part, des temps « enfermés », ceux des actions mêmes des sujets, coordonnées par les temps « enfermants ». La notion de cadre temporel reste pertinente dans un contexte post-taylorien : si les opérateurs industriels subissant aujourd’hui le temps des cadences n’en deviennent pas pour autant totalement dénués de pouvoir d’action et de formation (Olry P., 2004), leurs capacités de construire leurs temps n’en sont pas moins considérablement entravées. Chez les cadres, Grossin notait en 1996 que la gestion du temps pourchassait les lenteurs dans une atmosphère de challenge où divers stimulants associés à des repos sommaires laissaient les participants en difficulté de récupérer rapidement. Aujourd’hui, les « cadres fusibles » (Jauréguiberry F., 2003), gérant les décisions de la direction vers les équipes internes à l’entreprise et vers les marchés extérieurs, doivent être joignables à tout moment. Si la rigidité de leur cadre temporel s’est diluée (les horaires de travail recouvrent quasiment l’ensemble du temps vigile), celui-ci n’en reste pas moins régulier et coercitif (la disponibilité permanente est une obligation profondément intériorisée) et commande à tout moment le temps des actions propres du sujet enfermé dans l’urgence chronique. Par ailleurs, les effets des nombreux cadres temporels institués sur un certain nombre de difficultés graves de la vie personnelle, familiale et sociale ont été régulièrement questionnés. P. Sivadon et A. Fernandez-Zoïla (1983) ont pointé, en psychopathologie du travail, l’existence de désynchronisations pathogènes entre temps personnel et temps de travail. Certaines études portant sur les rythmes biologiques se situent dans la même perspective (Reinberg A., 1979, 1997 ; Quéinnec Y. et al., 1992 ; Rohmer O. et al, 2004) et complémentent les travaux consacrés au stress au travail (Ettighoffer D., Blanc G., 1998 ; Aubert N., Pagès M., 1989 ; Aubert N., 2003).
L’école elle-même peut être, à maints égards, considérée comme un cadre temporel. Comme le note Husti, « le type de structure temporelle utilisée, l’organisation de la journée et de l’année scolaire, le rythme de la progression des matières enseignées sont les reflets fidèles et exacts des principes pédagogiques, psychologiques, biologiques, sociologiques d’un enseignement [...] La séquence de base est « l’heure de cours », uniformément admise pour les élèves de 6e ou de terminale. Les changements essentiels intervenus aux plans physiologique, psychologique et intellectuel pendant une étape aussi singulière que l’adolescence ne sont nullement pris en compte pour déterminer la durée de la séquence d’enseignement. Entre 10 et 18 ans l’élève ne connaît qu’une seule et unique structure temporelle pour son apprentissage » (Husti A, 1986, p. 8 ; cf. également Compère M.-M., 1997 ; Sue R., Caccia M.-F., 2005 ; Sue R., 2006). Chez l’adulte, les formations à la gestion du temps cautionnent, quant à elles, la mise en place d’un vécu temporel personnel qui, englobé dans des cadres temporels collectifs, s’inféode à une temporalité réduite au temps mesurable. En l’occurrence, il s’agit bien, pour reprendre les notions-clés de la gestion du temps, de planifier, de s’organiser, d’éviter l’imprévu, de faire ou de faire faire ce qui est important en terme de rendement. Ainsi réservera-t-on, dans son planning, un « temps pour être » (Cruellas P., Benayoun R., 1993, p. 26) [3]. Comme le souligne également V. de Gaulejac, tout au long de la vie, « la gestion de la carrière scolaire et professionnelle [s’associe à] l’introduction de l’idéologie du management dans la famille » (1998, p. 50) où « le moi de chaque individu est devenu un capital qu’il faut faire fructifier » (p. 49).
Si les pratiques de gestion du temps ne semblent réservées qu’à certaines catégories socioprofessionnelles, la tradition philosophique sur laquelle elles s’appuient apparaît dominante aussi bien dans le monde du travail que dans le champ de la formation. Sans doute cette tradition peut-elle être rapprochée, avec M. Fabre, du pragmatisme anglo-saxon, lequel s’exprime d’abord dans la poursuite du contrôle technique. En formation, à travers l’interprétation pragmatique, l’expérience du sujet est rationalisée, instrumentalisée, et jugée à l’aune du succès. Dans cette perspective, « la formation est pensée sur le modèle technologique du modelage d’un formé ou comme « ajustage » à un poste de travail. On cherche alors l’identification à un modèle et la production de copies conformes » (Fabre M., 1994, p. 29). En somme, « l’interprétation pragmatique de l’expérience épure la vie pour n’en retenir que des invariants objectivables et testables. Elle laisse de côté tout le pathos de la subjectivité (les sentiments, les valeurs), tout ce qui précisément donne à la vie son prix. [...] Par là est définitivement perdu le trait historique de l’expérience, ce qui en elle relève de l’instant singulier, non répétable, son caractère indépassable d’épreuve dans une quête » (p. 162). Dans une perspective voisine, J. Ardoino note, dans l’ensemble des situations éducatives, une réduction des processus aux procédures, un déni du temps vécu comme altération (Castoriadis C., 1975) et, partant, comme histoire. La notion-clé est ici celle de réification, reprise de G. Lukacs (1960) et de J. Gabel (1962), qui désigne « le procès par lequel une idée, ou un ensemble d’idées s’autonomisent, se substantialisent (res, la chose), en quelque sorte, en figeant toute démarche dialectique, pour fonctionner désormais indépendamment de la praxis, c’est-à-dire au mépris de toute forme de réalité extérieure » (Ardoino J., 2000, p. 166). Comme le pragmatisme au sens que lui donne M. Fabre, la réification permet de subsumer « les formes contemporaines de déchéance de la temporalité, décelables à la fois dans nos conduites et dans nos modes collectifs de perceptions et de représentations » (p. 166).
3. Temporalités et subjectivation
Une seconde orientation du rapport collectif et individuel aux temps, fort différente de la précédente, peut cependant être dégagée. Aux « cadres temporels » s’opposent ce que Grossin nomme des « milieux temporels », définis comme un assemblage fluide de plusieurs temps qui « se mêlent, s’entremêlent, se conditionnent, se répercutent les uns sur les autres ». Associés sans être rigoureusement synchronisés, en interaction souple, « ils ne s’ajustent pas forcément dans l’instant, mais selon des décalages variables. Certains se trouvent en étroite dépendance, d’autres non […] Réguliers ou non ces temps sont susceptibles de changer de rythme ou de fréquence, sans cesser de relever d’une même fonction. Nous les dirons modifiables, ou modulables […] ils ne s’enferment pas dans des limites chronologiques comme les temps du cadre temporel. Ils s’avèrent perméables à d’autres temps » (Grossin W., 1996b, p. 21-22). A titre d’exemple de milieux temporels, Grossin mentionne le système d’horaires variables, où « la labilité de l’horaire permet au salarié de régler son horaire sur des choix personnels qui relèvent de souhaits ou d’états qui n’étaient jamais pris en considération auparavant : sa condition physique, ses dispositions psychologiques, son humeur, ses goûts changeants ou non, ses obligations familiales », etc. (Grossin W., 1996a, p. 75-76 ; cf. également Colle R., 2005). En l’occurrence, le milieu temporel inhérent aux horaires variables donne au sujet l’occasion d’apprendre à orchestrer des temporalités hétérogènes.
Dans le contexte scolaire, l’expérimentation d’un « emploi du temps mobile » a été conduite par l’INRP, « au collège et au lycée, dans toutes les disciplines, en respectant rigoureusement les conditions réglementaires, programme, horaire des disciplines, des professeurs et des élèves. Elle s’est déroulée de 1980 a 1985 dans quinze collèges et cinq lycées et de 1985 à 1988 dans dix collèges et cinq lycées » (Husti A., 1992, p. 12). Les résultats comportent chez les élèves : l’intégration du travail personnel dans l’apprentissage scolaire ; la pratique du travail en petits groupes ; une disponibilité de temps pour réfléchir, approfondir, s’impliquer ; une dispersion réduite, une concentration plus poussée ; la possibilité d’achever la tâche ; l’adaptation de la durée d’apprentissage selon le rythme individuel ; la capacité d’autonomie, d’utilisation et d’organisation du temps (Husti A., 1985). Plus récemment, des expériences d’aménagement des rythmes scolaires, menées sur trois sites pilotes, aboutissent à des résultats analogues mais, en outre, suggèrent l’intérêt d’une prise en compte des temps intermédiaires entre école et famille (activités de plein air, ateliers bricolage, sensibilisation à des activités artistiques, etc.) afin de favoriser une « reliance éducative » qui cesse de réduire les temps éducatifs aux temps de l’école (Sue R., Caccia M.-F., 2005 ; Sue R., 2006 ; cf. également Zaffran J., 2001 ; Rondel Y., 2002). En formation des adultes, il existe également des prises de position débouchant sur des pratiques, qui visent l’instauration de milieux temporels, telles que la « chrono-formation » développée par G. Pineau, qui se démarque radicalement des pratiques de gestion du temps. Définie comme « formation de temps formateurs » (Pineau G., 1987, p. 152), la chrono-formation tourne en effet son attention vers des temps pouvant difficilement être pragmatiquement « gérés » mais sur lesquels le sujet a tout de même plus ou moins prise : temps de sa propre vie à quoi il peut donner forme ; temps formateurs du jour et de la nuit, porteurs chacun de son mode de connaissance spécifique (Pineau G., Marie-Michèle, 1983) ; temps des alternances complexes à s’approprier entre travail, formation continue et vie privée ; instant formateur dont l’advenue ne peut être contrôlée mais dont on peut créer les conditions (Pineau G. 1987, 2000).
Alors que les pratiques de la gestion du temps s’appuient sur la tradition philosophique du pragmatisme anglo-saxon, repérée comme dominante dans le champ de la formation, la chrono-formation renvoie à la tradition opposée, l’approche herméneutique. Il convient, selon M. Fabre, de distinguer « l’expérience au sens du pragmatisme anglo-saxon, qui fonctionne sur le paradigme de l’expérimentation scientifique, et l’expérience du point de vue herméneutique, qui relève d’une quête du sens » (1994, p. 153). Pour l’essentiel, l’approche herméneutique révèle le temps humain comme déployé à travers un cheminement existentiel par lequel le sujet cherche à se comprendre en comprenant le monde. Ce processus historique complexe tire sa consistance de pouvoir être raconté ; on cherchera alors non point à l’expliquer mais à le comprendre intersubjectivement, dans l’interprétation de buts, de valeurs, de raisons. Le temps formatif n’est plus abordé à travers une posture technique et distante ni reçu à travers les valeurs pragmatiques de l’échec ou du succès, de la productivité ; il relève plutôt d’un ordre esthétique ou éthique, d’une cohérence dans le contraste des épisodes existentiels qui participent du processus de subjectivation. Le véridique, notion qui accueille sentiments et valeurs, prime ici l’efficace. De même, pour J. Ardoino, la temporalité apparaît « tout à fait impensable hors d’une référence explicite au vivant, donc à la mort. En ce sens, et tout à la fois, elle nous implique, elle nous affecte, elle nous altère. Nous nous situons, de ce seul fait, dans un ordre, si ordre il y a, où ce sont les processus qui vont jouer un rôle essentiel. » (2000, p. 159). Processus, donc, et non procédures ; dialectique et non réification.
4. De l’exil temporel
Sans doute devons-nous, ici, questionner l’existence d’un troisième cas de figure, manifestement de plus en plus présent aujourd’hui. « L’homme, écrit Grossin, se plaint d’excès de temps structurés. Plus insidieusement les temps déstructurés l’affectent » (1996a, p. 134). Dominique Schnapper décrit l’expérience du chômage comme une « désorganisation du temps quotidien : c’était le temps de travail qui définissait a contrario le temps libre et lui donnait son sens véritable. Depuis le chômage le temps dit libre n’est plus libre pour aucune organisation rationnelle » (1991, p. 83 ; cf. également Ambrosino V., 2003). S. Aquatias mentionne une expérience analogue chez les jeunes des cités. De leur situation d’exclusion « naît un sentiment d’urgence, l’envie d’avoir tout de suite ce qui fait défaut, ce qui fait envie, ce qui peut changer le cours de la vie. [Ainsi], la délinquance juvénile prend deux sens, l’un où elle constitue un moyen, celui d’obtenir des ressources financières, l’autre où elle est une fin et sert alors à créer des discontinuités temporelles » (1999, p. 30). Il s’agit là d’une « expérience collective du “temps mort” » (p. 33) qui suggère que les sujets se voient en partie privés d’un accès au temps du reste de la société. Plus généralement, D. Ettighoffer et G. Blanc décrivent un « homme stochastique », soumis au hasard, dont « on ne sait pas s’il rentrera chez lui ce soir et à quelle heure (…) Branché sur les réseaux électroniques, l’homme stochastique est vidé de son sens, soumis aux pures sensations de l’immédiateté qui lui sert désormais de stimulus artificiel dont il a du mal à se passer… Ses sens sont surstimulés, son esprit survolté, son langage haché, comme ses phrases qu’il ne finit jamais : il surfe » (1998, p. 131-132).
Au plan des temporalités psychiques, ces différentes situations de « temps déstructuré » pèsent fortement sur le devenir-sujet des personnes (Furtos J., 1999), lequel pourrait être compris comme se construisant alors autour d’un « exil temporel ». Cette notion, que nous proposons à titre heuristique, nous semble différer des addictions à l’urgence décrites par Nicole Aubert (2003) : celles-ci renvoient en effet à la jouissance de pousser des « compétences » temporelles particulièrement opérationnelles jusqu’à leur extrême limite alors que l’exil temporel associé à diverses formes d’exclusion ou de précarité semble plutôt relever d’une non-appropriation ou d’une désappropriation des repères temporels de la société dans laquelle le sujet s’inscrit.
Dans le champ de la formation-insertion, on constate que les personnes « temporellement exilées » éprouvent de grandes difficultés à prendre rendez-vous, à différer les actions et les prises de parole, à se donner une représentation de leur propre histoire. « Les personnes en situation d’exclusion vivent dans une temporalité différente de celle du reste de la population. Pour elles, qui sont aux prises avec les exigences de la survie au jour le jour, le long terme n’a plus de sens. On pourrait dire qu’à l’échelle individuelle, il faut autant de temps pour sortir de l’exclusion qu’il en a fallu pour en arriver là. Et lorsque l’exclusion est collective, le poids du temps est encore plus important » (Estivill J., 2004, p. 107). Quand on sait que, en matière d’insertion, les financements sont attribués en réponse à des appels d’offre n’autorisant pas de durée d’action de formation supérieure à un an, il devient clair que l’accueil de ces publics constitue une véritable gageure et repose sans doute sur l’élaboration de temporalités formatrices spécifiques (Lesourd F., 2001a) qui, dans de nombreux cas, doivent adopter une perspective interculturelle pour accompagner chez les personnes un processus de « métissage temporel » (Barbier R., 1993).
Le temps vécu des sujets n’étant pas séparable des figures sociales du temps qui participent à sa formation, il n’est pas étonnant qu’aucune orientation philosophique prévalente ne semble sous-tendre l’exil temporel, à la manière dont les traditions pragmatique et herméneutique consolidaient, respectivement, l’objectivation et la subjectivation des temps. Temps sociaux déstructurés et exils temporels individuels ne semblent se soutenir que d’éclats de sagesses instantanées et de bribes de sitcom animés d’un mouvement brownien.
5. Résonances psychanalytiques
Questionner les résonances entre niveaux de temporalités à travers l’approche psychanalytique suppose, dans un premier temps, d’aller au-delà de l’affirmation freudienne selon quoi « les processus du système Ics sont intemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés dans le temps, ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, n’ont absolument aucune relation avec le temps » (Freud S., 1940, p. 96). Cette remise en question ne va pas sans débats (cf. Le Guen C., 1997). Cependant A. Green propose le terme « hétérochronie » (2000, chap. 3) qui semble particulièrement approprié pour décrire une pluralité de temporalités intrapsychiques ; M. Neyraut (1998) repère des « vitesses psychiques » appariées aux différentes instances de la métapsychologie freudienne ; J.P. Valabrega souligne, entre autres arguments, que l’inconscient, de par ses relations mêmes au conscient en proie au temps ne peut totalement ignorer celui-ci (2006, p. 129-130). Mais c’est peut-être l’avancée de F. Duparc (1997) qui doit être soulignée dans la mesure où l’auteur associe un fonctionnement temporel spécifique à chacune des strates de l’appareil psychique, ce qui, de proche en proche, permet de penser différentes voies de passage entre l’intemporalité de l’inconscient et le temps linéaire prévalent dans le conscient. Ainsi peut-on aussi envisager les articulations des différents niveaux de fonctionnement de l’appareil psychique comme mises en résonance des différentes temporalités qui leurs sont associées.
Partant, dans une perspective, cette fois, psychosociologique clinique, il devient possible d’interroger les modalités de rencontre des modes d’investissement temporels subjectifs et des modes de sollicitation temporels sociaux. Ces rencontres s’opèrent transductivement, de proche en proche, entre les pulsions, les fantasmes du sujet, les projets qu’il construit plus ou moins sciemment, ses pratiques, ses activités quotidiennes dans les cadres ou les milieux temporels eux-mêmes englobés par le temps dominant de sa société. De même que « les individus épousent les systèmes auxquels leurs scénarios s’accommodent le mieux. » (Barus-Michel J. et coll., 1996, p. 289), ils choisissent - autant que faire se peut - les situations sociales, y compris éducatives, qui s’accordent à leur propre style temporel. Comme l’écrivait Norbert Elias, « l’autorégulation en matière de temps […] [est] une donnée sociale de la structure de la personnalité » (1984, p. 166). De même, les analyses de Nicole Aubert (2003) sur la construction culturelle de l’urgence proposent une ébauche d’articulation entre le versant social de cette construction et son versant intrapsychique, entre désir de maîtrise du temps, jouissance de l’exploit et imaginaire héroïque.
Les processus d’objectivation, de subjectivation et d’exil des temps se prolongent ainsi, aux niveaux d’observation intrapsychiques. M. Sami-Ali (1998) note que le « temps social […] ne devient une exigence que dans la mesure où il est intériorisé, la pression qu’il est susceptible d’exercer passant par l’entremise d’une relation. Externe, celle-ci finit par devenir interne […] C’est là, dès l’abord, que peut s’insinuer, au nom d’une norme adaptative qu’on cherche à appliquer, une discorde si caractéristique du temps appartenant au surmoi, parce qu’il s’impose et impose l’exigence liée au travail » (p. 87). Dans les cas où il s’avère par trop dominateur, « le Surmoi fait sentir la présence du refoulement, un refoulement qui s’abat simultanément sur la subjectivité en tant qu’imaginaire et sur la temporalité en tant que possibilité de créer [Il s’ensuit que] en lieu et place d’une création, maintenant son lien avec le rêve et les équivalents du rêve dans la vie vigile, c’est une organisation toute faite empruntée à la réalité sociale qui vient investir le vide laissé par une subjectivité qui se retire » (p. 76).
La clinique de l’exclusion permet également d’envisager les effets, notamment temporels, de la perte des « objets sociaux » (travail, argent, logement, formation, etc., qui donnent au sujet un statut, une valeur et qui légitiment ses relations interpersonnelles). La perte de ces objets remet en cause le « contrat narcissique » passé dès l’enfance via la famille (« Si tu rentres dans notre culture, tu y auras ta place » c’est-à-dire les objets sociaux promis). Dans de telles situations de perte, la question est « de savoir s’il y a ou non possibilité de deuil, désillusion possible » (Furtos J., 1999, p. 11). En cas de désaffiliation (Castel R., 1995), la personne peut être terrorisée et, en conséquence, utiliser des mécanismes de défense extrêmement coûteux (clivage, déni, projection) : « l’exclusion sociale se double d’une auto-exclusion psychique » (Furtos J., 1999, p. 13). Par voie de conséquences, le travail de deuil devient alors compromis, par l’impossibilité de penser l’objet manquant, d’où une immobilisation des temps personnels. A celle-ci s’ajoute une désynchronisation des temps intrapsychiques et des temps sociaux : comme le deuil, la demande devient impossible (puisque demander suppose de reconnaître l’objet manquant) - une situation qui « entame la temporalité, ce dont témoigne l’impossibilité de prendre un rendez-vous » (p. 13). Parallèlement, « le sentiment croissant de l’urgence pour des situations qui durent quelquefois depuis longtemps met en rapport une impuissance dans la réalité conjuguée avec la toute puissance imaginaire du narcissisme primaire : perte d’objet, perte de limite, perte de temporalité, retournées en Tout, tout de suite, tout le temps » (p. 13). Ainsi peut-on constater, un « court-circuit » dans le rapport au temps (Rivoyre F., 2001).
6. Position temporelle et éducation
Nous proposons de considérer que ces différents éléments (du temps sociétal dominant aux temporalités intrapsychiques), qui relèvent de niveaux d’observation hétérogènes, font système. Chacun d’eux est pris dans un ensemble de processus difficilement séparables, qui peut être pensé suivant la notion déjà mentionnée de « boucle étrange » suivant D. Hofstadter (2000), c’est-à-dire d’interaction entre niveaux se co-déterminant. L’expression de « hiérarchies enchevêtrées » également utilisée par l’auteur souligne bien la distance épistémologique entre la présente acception du « système » et le paradigme de l’ancienne systémique où les processus, réduits aux procédures, étaient commandés par le « niveau supérieur » [4].
Dans la perspective ici défendue, c’est donc une causalité circulaire multi-niveaux qui s’établit entre les cadres temporels, un surmoi exerçant une forte pression temporelle, les pratiques de gestion du temps, le pragmatisme en formation, la réification du temps vécu, sa réduction aux procédures – autant d’éléments qui se structurent, s’étayent et se cautionnent mutuellement comme objectivation des temps. De même, les milieux temporels, un surmoi plus souple, la chronoformation, la sensibilité herméneutique et l’approche dialectique et impliquée des processus apparaissent en relation de facilitation réciproque dans un mouvement de subjectivation des temps. Quant à l’exil temporel, il relève d’une déstructuration ou d’une dissolution – dont il est difficile d’évaluer l’extension – du tissu temporel collectif par quoi les rythmes organisateurs du quotidien sont pulvérisés et les horizons temporels délégitimés, situation favorisant une régression massive qui conduit les sujets à s’auto-exclure via l’impossibilité d’accomplir le deuil et de formuler des demandes, ces sujets ne pouvant, à leur tour, que laisser à ceux qui les accompagnent le soin de leur donner un temps qui s’avère institutionnellement introuvable.
Une telle approche nous semble favoriser une approche multiréférentielle des temps, les reconnaissant dans leurs irréductibilités et leurs interdépendances. Elle suggère également que, à l’instar de toutes les formes d’organisation du vivant, les modalités de l’expérience temporelle se distribuent « entre le cristal et la fumée » (Atlan H, 1979). En l’occurrence, la cristallisation correspond à l’objectivation des temps, évoquant la figure mythologique du destin, lorsque les différentes étapes de la vie semblent soudées les unes aux autres, sans jeu permettant l’improvisation ; la fumée renvoie à l’exil, à l’évanescence des temps personnels lorsque les étapes ne parviennent pas s’articuler ni entre elles ni aux temps sociaux ; la subjectivation consiste, quant à elle, à se maintenir sur la ligne de crête entre ces deux pôles extrêmes.
Ce modèle temporel à tiers inclus n’est pas sans analogie forte avec les trois « modalités d’identité » dégagées par P. Ricœur dans son enquête sur le récit et le temps humain. La première modalité d’identité, le premier pôle, correspond à la « mêmeté » par quoi il est « possible de penser le changement comme arrivant à quelque chose qui ne change pas » (1990, p. 142), le personnage devenant « un caractère identifiable et réidentifiable comme même » (p. 176). L’« ipséité » constitue le second « pôle extrême de variation, où le personnage a cessé d’être un caractère » (p. 176), où il apparaît comme « un soi privé du secours de la mêmeté » (p. 196), pris dans « l’errance à laquelle peut conduire la confrontation de soi-même avec une multitude de modèles d’action et de vie, dont certains vont jusqu’à paralyser la capacité d’engagement ferme » (p. 197). Entre fatum et errance, entre mêmeté et ipséité, le troisième terme, l’« identité narrative » est conçu comme moyen terme instable qui ne cesse de se faire et de se défaire.
Ces trois constellations d’éléments relevant de différents niveaux d’observation peuvent être nommées « positions temporelles ». La notion, d’emblée psycho-socio-anthropologique, renvoie à des « prises de position », individuelles et collectives, qui concernent en premier lieu l’éducation. Celle-ci, en effet, ne peut être simplement située dans la complexité des temps, comme si cette complexité lui préexistait alors que, au contraire, elle contribue à la générer. Si, donc, « à partir de l’idée de liberté dans la finitude […] l’éducation peut être comprise comme un accomplissement temporel qui rend lui-même le temps « habitable » » (Dupuis P.-A., 2002, p. 55), la mise au travail des positions qui s’expriment respectivement comme objectivation, comme subjectivation et comme exil temporels s’inscrit dans ses priorités.
Dans son livre « Introduction à l’éducation permanente » (1970), P. Lengrand écrit : « l’éducation doit viser à faire de chaque homme un autodidacte dans le sens plein du terme, non pas, comme on l’entend trop souvent avec une teinte de condescendance, celui qui a été privé d’une instruction primaire mais celui qui prend en main ses destinées intellectuelles, morales et spirituelles » (cité par Dumazedier J., 1994). D’emblée, l’éducation permanente traverse les champs du travail, des loisirs, de la famille et de la formation – dont elle constitue le pôle émancipateur. Si la loi du 12 Juillet 1971 organise la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente, « les zones d’ombres quant à l’initiative du départ en formation – l’employeur ou le salarié –, l’introduction du terme éducation permanente dans l’intitulé, et une définition très large des buts possibles de la formation, incluant le non-professionnel, ouvrent toutes les interprétations quant aux finalités. L’accélération de la concurrence dans une économie de marché s’internationalisant confirme la formation dans sa dimension professionnelle, mais jamais l’idée d’éducation permanente, comme référent d’un usage de la formation à des fins de développement culturel et de transformation sociale, n’a été autant médiatisée [...] Un débat s’installe : la formation est-elle au service de l’entreprise ou de l’individu ? » (Palazzeschi Y., 1999, p. 36), débat que la loi du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie est loin de rendre obsolète.
Ce débat, ce questionnement peut, dans une approche qui souligne ses dimensions temporelles, être étendu à toutes les situations éducatives que nous sommes amenés à construire. Pour chacune de ces situations, on peut se demander dans quelle mesure elle vise le modelage des formés ou veut favoriser leurs accomplissements dans et hors du travail. Cette situation éducative-là est-elle sous-tendue par une approche pragmatique ou par une approche herméneutique ? S’organise-t-elle comme cadre ou comme milieu temporel ? Les procédures l’emportent-elles sur les processus ou est-ce l’inverse ? Tient-elle compte, en outre, de l’éventuel exil temporel des sujets rencontrés, tant au plan personnel qu’au plan socioculturel ? Quels sont, dans la situation interrogée, les temps que celle-ci permet de prendre en compte ou qui, au contraire, se trouvent, en elle, déniés ou renvoyés dans l’insignifiance ?
De notre point de vue, les différentes positions temporelles dégagées apportent une intelligibilité nouvelle à un grand nombre de situations concrète, quoiqu’on ne les y trouve bien entendu jamais pures. Elles constituent ainsi une ressource critique qui se situe dans la filiation épistémologique d’approches complexes telles que l’« écologie temporelle » de W. Grossin (1996a) ou la chronoformation de G. Pineau (2000).
Vers une modélisation quaternaire – Addendum (janvier 2011)
Il y a aujourd’hui, pour moi, quelque ambivalence à adopter un modèle à tiers inclus. Celui-ci s’accompagne, certes, d’une ouverture considérable par rapport aux modèles unaires ou binaires, mais il apparaît en même temps quasi-indépassable. Ne pourrait-on pas considérer un modèle quaternaire ?
Si j’ai commencé à dégager deux positions temporelles extrêmes (objectivation et exil) et leurs tiers inclus (subjectivation), je n’ai pas envisagé le cas de figure du développement parallèle, clivé, de ces deux positions extrêmes sans tiers inclus, le cas où elles voisineraient sans se rencontrer [5]. Cette quatrième position temporelle impliquerait alors la coprésence des deux pôles et l’effacement de leur articulation, c’est-à-dire dans le termes de Ricœur la présence de mêmeté et d’ipséité sans identité narrative, et donc sans quête de sens ni autonomie temporelle.
Il semble que les sujets vivant ainsi, de manière à la fois temporellement structurée et temporellement désorientée, sont ceux qui, faute d’une autonomie temporelle suffisante, étayent leur emploi du temps, leurs rythmes, leurs projets et leur vie sur le temps d’un autre (personne, groupe ou institution), lequel, sans nécessairement le savoir, décide régulièrement pour eux de ce qui va être fait aujourd’hui, cette semaine, cette année, et dans quel ordre cela doit être fait, et qui leur indique éventuellement la « bonne version » de leur histoire de vie.
On trouve en psychanalyse quelques éléments pour commencer à caractériser cette position. Selon Sami-Ali, certains sujets présentent de grandes difficultés en termes d’autonomie et de créativité temporelle. « Ils compensent, et camouflent, en général, cette incapacité en adoptant des cadres extérieurs – sociaux – rigides, principalement et d’abord les cadres scolaires. Mme P., allergique, s’appuie sur un autre, son mari, qui porte pour elle le temps, ses cadres et ses déterminations » (1998, p. 116). Plus généralement, souligne A. Laget, « les difficultés portant sur le temps peuvent, dans certains cas, être accompagnées d’un étayage sur autrui qui les pallie »(1995, p. 92).
Ce cas de figure renvoie à ce qu’on appelle en psychanalyse la relation d’objet anaclitique (Bergeret J., 2003), caractérisée notamment par la reconnaissance de la différence de l’autre, l’angoisse de perdre l’autre et la nécessite de s’appuyer sur lui. Mais, outre cette entrée par l’intrapsychique et l’interpersonnel, cette quatrième position, cette quatrième « boucle étrange » incite, à d’autres niveaux d’observation, à une relecture temporelle des situations sociales et éducatives de dépendance qui, pour certains sujets, entreraient dans une relation de facilitation réciproque avec un impératif personnel de prendre appui sur l’autre.
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Bibliographie
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