Ce texte est tiré d’un échange avec Jean-Paul Vignal – que je remercie de sa réactivité – concernant la nécessité de mettre en place de nouvelles formes souples de planification. On trouvera son intervention ici.
Merci Jean-Paul de cette réflexion qui vise très juste. Il est clair en effet que l’on ne pourra revenir au monde systémique, centralisé et hiérarchisé, que nous avons connu. C’est un des points desquels il faut partir. Il est clair également qu’il nous faut trouver de nouveaux modes collectifs de décision et d’organisation, qui pourront s’opposer efficacement à la liquéfaction libérale en cours et à ses conséquences en termes d’inégalités et de concentration nouvelles de pouvoir.
De ce point de vue, ta proposition me semble très porteuse et intéressante à développer. « Il est donc essentiel, dis-tu, de réinventer de nouveaux modes de gouvernance, dont le pouvoir de proposition sera organisé du bas vers le haut, afin de pouvoir prendre en compte toutes les spécificités « locales », et les systèmes de régulation multi-étagés, comme actuellement, mais qui au lieu de répondre à une logique de décision hiérarchisée (que veut l’étage d’au dessus), répondraient à une logique d’arbitrage local (quel est l’intérêt de notre communauté en tant que telle). Le plan deviendrait dans ce cadre la « feuille de route » et la référence de chaque niveau. »
Quelques remarques toutefois. Tout d’abord, cette proposition ne dit rien de l’étage étatique, qui reste, qu’on le veuille ou non, déterminant pour les modes de coordination. Aujourd’hui, on se rend bien compte qu’une simple réorganisation par le bas, si nécessaire soit-elle, ne serait pas suffisante pour changer la donne imposée par le capitalisme mondialisé et qu’il nous faut aussi nous appuyer sur un changement de cap impulsé au niveau étatique. On peut même ajouter, sans risque de se tromper, qu’une telle transformation exigerait également une mutation radicale des étages trans- ou supra-étatiques (comme l’UE, le FMI, etc.), qui constituent, pour le moment, des supports indéfectibles du fonctionnement socio-économique libéral.
Si l’on regarde maintenant vers le bas de l’échelle, ta proposition mériterait également quelques développements supplémentaires. Tu montres bien que ce type de projets, qui s’inscrit dans une lignée ancienne cherchant des modes de coordination qui ne seraient fondés ni sur une planification centralisée, ni sur le marché, bénéficie désormais de moyens techniques susceptibles de réduire les difficultés qui s’opposaient jusque-là à son application. Quand, dans les années 1950, Georges Friedmann, puis dans les deux décennies suivantes ceux qui réfléchissaient à l’auto-gestion, proposaient des formes de planification souple, décentralisée et fonctionnant aussi bien de haut en bas que de bas en haut, ils se heurtaient non seulement aux schémas dominants mais aussi à leur faisabilité technique. Or, ce qui pouvait passer pour difficilement réalisable à l’époque devient aujourd’hui, grâce aux nouveaux moyens de collecte, de tri et de communication de l’information, plus vraisemblable. Tout cela est vrai.
Nous sommes, malgré tout, encore loin du compte. Pour le moment, et même si elles ne les interdisent pas, les nouvelles techniques de communication, de tri et de stockage de l’information ont plutôt tendance à renforcer la coordination de marché qu’à produire de nouveaux modes de décision et d’action collectives. Renverser cette tendance demanderait donc non seulement des actions pratiques, comme il s’en produit déjà tous les jours fort heureusement, mais aussi de mieux comprendre les qualités et les défauts de ces médias.
Car il ne suffit pas de s’approprier et d’utiliser ces techniques telles qu’elles sont pour en faire un usage véritablement autre, qui nous porterait, lui, vers les types de coopération / coordination auxquels tu penses. Il faut introduire dans le mode discursif qu’on y inscrit une nouvelle forme de tension interne et de puissance pragmatique. Se saisir des techniques actuelles sans prêter attention au type d’asthénie discursive qu’elles favorisent, c’est courir le risque de voir saper tous ses efforts de coordination et d’action collective par des vecteurs dont la tendance actuelle est de dissoudre et de désamorcer toutes les oppositions et toutes les concentrations de force qui pourraient se constituer et entraver la fluidification en cours.
L’une des toutes premières tâches à entreprendre serait, de ce point de vue, une critique du morcellement et de la dévitalisation du langage entraînés par les médias de communication. Dans les nouveaux réseaux, le sens est réduit à des éléments rapidement échangeables (éventuellement eux-mêmes transformables en marchandise), les data, qui perdent toute qualité pragmatique autre qu’une coordination sur le mode statistique du marché. Le langage a tendance à y devenir aussi liquide, transparent et dénué de force propre que l’argent. Le libéralisme est non seulement un fléau économique mais c’est aussi une maladie langagière.
Sans une telle critique, il me semble qu’on risque de retomber très rapidement soit dans les formes de collaboration statistiques déjà existantes, soit dans des types de critique qui fondent la collaboration sur un sens considéré comme toujours déjà là (dans les versions traditionnalistes), voire comme sacré (dans les versions religieuses). Dans les médias contemporains, l’offre langagière ne se présente pas comme l’engagement d’un singulier ou d’un collectif, mais comme une offre pure et universelle, dénuée de tout caractère spécifique, orientée vers une demande elle aussi anticipée comme indépendante de toute inscription historique et culturelle. Pour accélérer leur course et augmenter les profits qu’ils génèrent, les data exigent des formes d’individuation fondées de plus en plus sur l’indépendance et de moins en moins sur l’autonomie ou, pour le dire en termes spinozistes, sur la puissance d’agir et d’exister. Cette situation entraîne malheureusement des formes réactives, sinon réactionnaires, de critique des médias qui se réfugient dans la solution paresseuse et ruineuse d’une affirmation du caractère anhistorique du sens. Pour ceux-là, le sens et l’interaction ne sont pas à produire, mais ils sont toujours déjà là, donnés dans un don sans retour possible par la Tradition, la Révélation, le Sacré.
Il nous faut donc nous prémunir à la fois de la peste et du choléra en promouvant de nouvelles manières de faire sens dans les médias contemporains, manières qui favoriseraient – au contraire des deux camps évoqués précédemment – les forces pragmatiques du langage, l’interaction, l’engagement dans ce qu’on dit et entend, le conflit et l’alliance. C’est seulement à partir de là, qu’on pourrait alors réfléchir aux manières d’organiser la prise de décision dans chacun des pôles décentralisés que tu décris et de définir les relations de coopération et de subordination entre ces pôles.
Ces deux tâches – celle de donner une place dans notre projet aux États et aux organisations trans- et supra-étatiques et celle de trouver, à ras de terre, de nouveaux modes langagiers d’entente et de décision collectives – imposent, me semble-t-il, rien moins qu’un changement de paradigme intellectuel. Il faudrait enfin tenir compte du langage et non plus de la langue ou des signes.
Faute d’une telle prise de conscience, on n’avancera guère dans la redéfinition politique que nous souhaitons. Nous en resterons, en ce qui concerne le niveau organisationnel et décisionnel, au stade dans lequel nous en sommes encore au niveau épistémologique et théorique : à savoir au mieux aux tentatives herméneutiques ou interactionnistes de dépassement des dualismes – et à leurs limitations –, au pire à un dualisme de plus en plus assumé que ce soit chez les individualistes libéraux ou les holistes communautaristes et étatistes.
Trouver une politique qui, elle aussi, « partirait du milieu » : non plus des pôles de puissance déjà constitués, comme les États, certaines régions, les grandes entreprises, etc., ni des singuliers, des individus économiques, mais du milieu d’entre eux, là où les individus singuliers et collectifs se forment, se perpétuent, se dégradent ou disparaissent, eh bien trouver une telle formule politique ne peut se satisfaire des modèles qui considèrent les interactions de manière abstraite, sans prêter aucune attention à leurs formes spécifiques. Il nous faut donc donner aux modèles interactionnistes et herméneutiques une nouvelle vigueur en les complétant par une démarche qui commence par leurs formes et leurs qualités, plus ou moins bonnes, du point de vue de la constitution d’individus singuliers et collectifs dotés d’une forte puissance d’agir. Et c’est cette nouvelle logique que nous apprend l’attention au langage et au rythme.
Bien amicalement, etc...