La vie des hommes infâmes, aujourd’hui

Pascal Michon
Article publié le 16 juillet 2010
Pour citer cet article : Pascal Michon , « La vie des hommes infâmes, aujourd’hui  », Rhuthmos, 16 juillet 2010 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article87

« La vie des hommes infâmes » a été écrit par Michel Foucault pour servir de préface ou d’introduction à ce qu’il appelait une « anthologie d’existences » [1]. Le livre, premier d’une série d’ouvrages du même genre, devait rassembler des documents tirés des archives de l’Hôpital général ou de la Bastille, racontant « des vies de quelques lignes ou de quelques pages, des malheurs et des aventures sans nombre, ramassés en une poignée de mots ». Le projet éditorial ayant été abandonné, Foucault en publia finalement la déclaration d’intention en 1977.


On a souvent reproché au philosophe d’avoir privilégié, dans Surveiller et Punir, le point de vue des institutions, sous-estimant ainsi la vie, les discours et la résistance des individus qui y étaient soumis. Publié deux ans plus tard, mais, il faut le noter, écrit probablement durant la même période, « La vie des hommes infâmes » montre que Foucault, s’il mettait l’accent avant tout sur les techniques rythmiques institutionnelles, était loin d’être indifférent aux rythmes provenant des corps-parlants et aux mélanges d’invention, de résistance, d’assujettissement et de servitude volontaire qui les caractérisent. Malgré sa taille modeste, l’essai constitue ainsi un complément important à Surveiller et Punir et révèle une prise en compte précoce par Foucault des deux aspects de la question des techniques rythmiques : l’individuation mais aussi la subjectivation. Il forme une passerelle entre les recherches des années 1970 et celles qui déboucheront sur les cours et les ouvrages des années 1980, où le langage et la question du sujet réapparaîtront ouvertement. Je me propose dans ce texte de montrer en quoi « La vie des hommes infâmes », par les pistes nouvelles qu’il suggère et que Foucault n’a pas lui-même eu le temps de toutes explorer, intéresse encore aujourd’hui la théorie du rythme. [2]

 Vers une poétique générale des discours

À première vue, le statut d’un tel projet semble quelque peu ambigu. D’un côté, le livre ne peut, ni ne veut combler les attentes des historiens, dont le discours scientifique est incapable de restituer ces vies dans leur intensité et leur liberté originelles : « Faute du talent nécessaire, j’ai longtemps remâché la seule analyse ; pris les textes dans leur sécheresse ; cherché quelle avait été leur raison d’être […] Mais les intensités premières qui m’avaient motivé restaient au-dehors. » Mais, de l’autre, Foucault reste obstinément attaché à l’utilisation de documents d’archive et exclut par principe toute source littéraire : « J’ai voulu qu’il s’agisse toujours d’existences réelles ; qu’on puisse leur donner un lieu et une date ; que derrière ces noms qui ne disent plus rien, derrière ces mots rapides et qui peuvent bien la plupart du temps avoir été faux, mensongers, injustes, outranciers, il y ait eu des hommes qui ont vécu et qui sont morts, des souffrances, des méchancetés, des jalousies, des vociférations. J’ai donc banni tout ce qui pouvait être imagination ou littérature. »


En réalité, cette double exclusion liminaire – ni discours historique, ni fiction littéraire – ne doit pas être prise à la lettre. À y regarder de plus près, on s’aperçoit vite, en effet, que la littérature reste pour Foucault une préoccupation centrale. Non seulement elle est créditée dans les dernières pages du texte d’être la seule forme de discours qui, prenant sur elle « la charge du scandale, de la transgression ou de la révolte », permette de transmettre les énergies de ces vies infimes, mais Foucault insiste aussi sur un fait d’expérience : si ces existences abolies n’ont pas totalement disparu, si leur « petit vacarme » est encore susceptible de se faire entendre à nos oreilles, c’est bien parce qu’elles ont été inscrites dans quelques « poèmes vies » propres à produire sur nous « un certain effet mêlé de beauté et d’effroi ». Et c’est bien parce que ces textes possèdent en eux-mêmes une certaine qualité littéraire qu’ils méritent d’être réunis dans un livre : « Je me suis résolu à rassembler tout simplement un certain nombre de textes, pour l’intensité qu’ils me paraissaient avoir […] Mon insuffisance m’a voué au lyrisme frugal de la citation. »


Certes, toutes les formes de mise en discours de l’infime dont Foucault établit la liste – la confession, la dénonciation, le rapport de police, la lettre de cachet, le dossier administratif, psychologique ou criminel – sont loin de présenter les mêmes qualités. Pendant des siècles, les discours tenus en confession sont retombés dans le silence auquel est tenu celui qui recueille cette parole, le confesseur. De même, dans le monde administré moderne, les discours de l’infime se caractérisent avant tout par une neutralité grise dépourvue de toute qualité esthétique. En définitive, seule la période comprise entre la fin du XVIIe siècle et la fin du suivant semble avoir donner lieu à une production abondante de véritables « poèmes » dont le style allie les fulgurances de la colère et de la plainte aux formes somptueuses de la rhétorique cérémonielle baroque.


Il n’en reste pas moins que c’est bien à une poétique générale des discours que Foucault appelle indirectement en plaçant apparemment en bordure, et en réalité au centre de sa réflexion, la question de la qualité littéraire de ces textes. [3]


Je voudrais explorer le sens de cette interrogation foucaldienne, proposer quelques interprétations et pistes de réflexion, avant d’en venir à ce que cette entreprise étrange peut aujourd’hui signifier pour nous.

 Des existences sans substrat intérieur

À première vue, on peut repérer une parenté assez forte entre le projet qui s’exprime dans La vie des hommes infâmes et la conception que Foucault exposait au cours des années 1960 dans ses textes sur Roussel, Brisset, Sade ou Blanchot.


Prenons, par exemple, le texte « La pensée du dehors », paru dans la revue Critique en juin 1966 (Dits et Écrits, I, 518-39). Dans son roman Le Très-Haut, achevé en 1947, Blanchot met en scène un personnage, Henri Sorge, au cours d’une épidémie et de l’insurrection qui s’en suit dans la ville où elle vient d’éclater. Foucault précise qu’il faut entendre dans le nom de ce personnage l’allemand Sorge, c’est-à-dire « souci », et plus particulièrement le « souci de la loi : celui qu’on éprouve à l’égard de la loi et celui de la loi à l’égard de ceux auxquels elle s’applique, même et surtout s’ils veulent lui échapper ».


Henri Sorge est en effet très attaché à la loi, qui constitue le sujet principal de ses conversations. Mais ce n’est pas la seule raison qui lie ce personnage à la loi. « Henri Sorge, rappelle Foucault, est fonctionnaire : on l’emploie à l’hôtel de ville, dans les bureaux de l’état civil ; il n’est qu’un rouage, infime, sans doute, dans cet organisme étrange qui fait des existences individuelles une institution ; il est la forme première de la loi, puisqu’il transforme toute naissance en archive. » Nous voilà donc très près des considérations de « La vie des hommes infâmes » : le personnage central du roman est l’un de ces fonctionnaires qui transforment les existences en fiches, en lignes d’archives, en écriture produite par et pour l’État, afin de lui permettre d’identifier, de contrôler et éventuellement d’enfermer les individus.


Mais cela n’est pas tout. L’objectif même de l’essai de Foucault est de montrer que Blanchot se trouve être le dernier d’une lignée d’auteurs qui ont tous fait ce qu’il appelle « l’expérience du dehors » : Sade, Hölderlin, Nietzsche, Mallarmé, Artaud, Bataille, Klossowski.


Tous ces écrivains, au dire de Foucault, ont travaillé, dans les mêmes marges de l’expérience ; tous ont cherché à mettre au jour la « pensée du dehors ». En ne laissant parler, chez le premier, « comme loi sans loi du monde, que la nudité du désir », et en découvrant, chez le second, dans l’absence scintillante des dieux la « loi nouvelle », « Sade et Hölderlin ont déposé dans notre pensée, pour le siècle à venir, mais en quelque sorte chiffrée, l’expérience du dehors. » De même Nietzsche a découvert « que toute métaphysique de l’Occident est liée non seulement à sa grammaire, mais à ceux qui, tenant le discours, détiennent le droit à la parole ». De même encore, Mallarmé, chez qui « le langage apparaît comme congé à ce qu’il nomme », voire dans Igitur et le projet du Livre, comme « le mouvement dans lequel disparaît celui qui parle ». A ceux-là, Foucault ajoute encore Artaud chez qui « la pensée, quittant l’intériorité bavarde de la conscience, devient énergie matérielle, souffrance de la chair, persécution et déchirement du sujet lui-même ». Bataille, pour qui « la pensée, au lieu d’être discours de la contradiction ou de l’inconscient, devient celui de la limite, de la subjectivité rompue de la transgression ». Enfin, Klossowski, et son « expérience du double, de l’extériorité des simulacres, de la multiplication théâtrale et démente du moi ».


Aux yeux de Foucault, Blanchot s’inscrit donc dans cette lignée ou cette généalogie littéraire. Il en est l’efflorescence la plus pure : « De cette pensée, Blanchot n’est peut-être pas seulement l’un des témoins […] il est plutôt pour nous cette pensée même – la présence réelle, absolument lointaine, scintillante, invisible, le sort nécessaire, la loi inévitable, la vigueur calme, infinie, mesurée de cette pensée même. »


Tout cela pourrait sembler nous éloigner des préoccupations de « La vie des hommes infâmes ». Mais en réalité, ces considérations nous en rapprochent de manière assez étonnante. Il ne semble pas abusif d’affirmer que Foucault, dans son texte de 1977, poursuit une réflexion engagée plus de dix ans auparavant et reprend un thème sur lequel il s’était déjà beaucoup interrogé dans les années 1960.


Que vise à produire Foucault, en effet, dans le projet formalisé dans « La vie des hommes infâmes » ? De même que la lignée Sade-Blanchot pointait vers l’existence d’un être du langage, « ruisselant » et « dispersif », c’est-à-dire vers « un dehors où disparaît le sujet qui parle », une condition évanouissante de tout « je parle », de même les archives de l’enfermement offrent à Foucault des discours qui, tout en relatant des existences et des expériences vécues, nous parlent sans s’autoriser d’aucun substrat ou garant subjectifs. Et cela est encore plus vrai pour les points d’intersection remarquables où ces deux séries se croisent : Sade, Hölderlin et Artaud. Du fait même qu’elles dérivent d’une entreprise de la loi, les archives de la Bastille, de l’Hôpital ou du Châtelet regorgent de discours qui n’ont pas été tenus au nom d’une intériorité. Comme chez Blanchot, la loi qui est à l’origine de l’archive est en même temps ce qui permet au discours de se développer et, dans son recul incessant, ce qui lui retire toute intériorité.


Tout se passe donc comme si Foucault avait trouvé, à l’état natif, dans les archives, ce qu’un certain nombre d’écrivains depuis deux siècles avaient cherché à atteindre avec tant de peine par le travail de l’écriture. Ou bien, à l’inverse et peut-être simultanément, comme si le travail littéraire de ces écrivains avait permis à Foucault de lire autrement les archives de l’enfermement. Il y a certainement une continuité et une communauté de préoccupation entre les textes consacrés à la littérature des années 1960 et le projet de « La vie des hommes infâmes ».


Je ne continue pas la démonstration. Il suffit de relire l’essai sur Blanchot en pensant en même temps à « La vie des hommes infâmes » pour voir apparaître des croisements et des chevauchements évidents entre les deux projets.

 Approche d’une poétique néo-humboldtienne

Pourtant cette interprétation ne rend pas compte de l’ensemble de ce qui se joue dans le texte de 1977. Les thèmes mystiques blanchotiens de l’évidement et de la disparition du sujet, d’une tentative toujours déjouée de communication avec un en-deçà langagier originaire de la pensée et du sujet, commencent nettement à s’estomper dans les années 1970 au profit d’un intérêt pour les existences et bientôt pour le sujet.


J’en veux pour preuve le terme, assez rare et nouveau chez Foucault, de « poème » qui court tout au long de sa préface. Il est frappant de constater que ce qui motive Foucault dans l’entreprise de collection de vies anonymes qu’il envisage de mener à l’avenir, c’est en premier lieu la qualité poétique des traces qu’elles ont laissées dans les archives de l’enfermement. Il le dit et le répète en permanence : les vies des hommes infâmes constituent de véritables « poèmes », dont la qualité poétique leur permet de faire vibrer jusqu’à nous l’ébranlement dont ils sont nés. Et Arlette Farge nous a dit que le critère de choix principal des histoires rassemblées était explicitement d’ordre poétique. Non sans humour parfois, Foucault disait ou annotait : « joli » ou « jolie histoire ».


Or, l’introduction de la question poétique révèle une mutation très importante mais peu remarquée dans la pensée de Foucault. Il passe de réflexions sur la fiction et le roman visant « l’être du langage », à des considérations concernant le poème orientées désormais vers la question des « existences » ou des « vies » propres aux hommes broyés par le pouvoir. Ce qui se dit dans les archives, ce n’est plus l’être brut du langage mais une collection d’expériences vécues et disparues. La mort qui participait intimement à l’effet dispersif du langage et à l’oubli est désormais convoquée comme ce qui, au contraire, permet la mise en mémoire et la lutte contre l’oubli. On observe un changement de signe très net de cette thématique qui montre que Foucault est alors complètement sorti des questionnements qu’il avait hérités, en dépit qu’il en ait, de l’existentialisme. Il passe d’une vie dominée par la mort – omniprésente dans la réflexion des années 1960 sur la littérature et la pensée du dehors – à une mort désormais surmontée par la vie : précisément, la vie des hommes infâmes qui est le drapeau qu’il choisit de faire claquer en guise d’incipit de cette nouvelle collection.


Ainsi Foucault glisse-t-il d’une conception du « style » ou, de manière plus exacte, de la « valeur littéraire » comme fondée sur la tension avec un « dehors » dont il s’agit en quelque sorte de « piéger le retrait » dans les mots, à une autre conception assez différente où la littérature – la littérature sans auteur des archives mais aussi la littérature écrite par des écrivains – est considérée comme capable de « prendre en charge des existences disparues ». Dans cette nouvelle conception, le poétique ne vise plus la dissémination du sujet, l’évanouissement constant du fondement du « je parle » ; il est à la fois porteur et amplificateur d’une énergie venant de la « vie » ou des vies les plus infimes. Il rend partageable quelque chose qui, au départ, pouvait être minuscule ou totalement replié sur soi. Il transforme l’aspect désolé et étroit d’une biographie en une fable qui va mettre en circulation une certaine capacité d’ébranlement et qui reste ouverte à l’infini sur de nouvelles réactualisations. Je dirai qu’il passe d’une poétique d’orientation mystique et existentialiste à une poétique immanentiste de style nietzschéen ou, mieux encore, humboldtien : l’activité éthiquement et politiquement productive du langage, la Thätigkeit, l’emporte désormais sur son retrait et son évanouissement permanent.

 Des rythmes des corps aux rythmes du langage

Il y a là, me semble-t-il, un aspect très mal connu et quasiment inexploité de l’œuvre de Foucault qui ouvre sur une mise en continuité du politique, de l’éthique et du poétique. Or, c’est à mon avis l’un des aspects qui donnent à ce texte son actualité, toujours vivante aujourd’hui. En même temps, cette actualité est complexe même si elle n’est pas indémêlable. Et il faut progresser prudemment.


Replaçons, tout d’abord, rapidement le texte dans l’évolution de la pensée politique foucaldienne. « La vie des hommes infâmes » est un texte-bascule qui ouvre le travail de Foucault sur de nouveaux horizons : là où Surveiller et punir (en 1975) mettait encore l’accent sur les institutions, les rythmes qu’elles imposaient aux corps, et laissait peu de place aux réactions et aux mots des individus, ce texte part de la vie elle-même, des actes et des discours des individus qui ont eu affaire aux institutions répressives.


Le projet qui se profile dans ce texte est donc plus proche de la philosophie politique de l’interaction qui domine La Volonté de savoir (1976). Le pouvoir n’y est pas totalement surplombant : il doit être compris à la fois comme un milieu et un enjeu des relations sociales. Le pouvoir des institutions est toujours en prise avec le pouvoir de résistance des individus. Il n’est pas une force mécanique qui s’appliquerait à des objets passifs.


Cette conception n’est pas sans limites, mais elle est quand même plus adaptée au monde à la fois fluide, inégalitaire et lieu de nouvelles formes de pouvoir dans lequel nous vivons désormais, que les conceptions systémistes ou individualistes, qui font semblant de s’opposer sur le marché des idées contemporaines. Il ouvre vers ce que j’ai appelé dans Les Rythmes du politique une conception rythmique.


En même temps, cet interactionnisme signifie que les individus participent aussi à leur asservissement. Il faut en effet se rappeler que les lettres de cachets – et c’est quelque chose qui frappe énormément Foucault – étaient le plus souvent demandées au Roi par la population. De même aujourd’hui, on observe une participation des individus aux jeux du fichage et de la pénétration des vies par le pouvoir. Si les dénonciations anonymes ou pas continuent à grande échelle, les individus s’exposent et se fichent désormais eux-mêmes sur l’Internet, sans que quiconque ne les y oblige.


Première raison donc qui rend ce texte actuel : « La vie des hommes infâmes » constitue un texte charnière dans la réflexion politique et éthique de Foucault, qui ouvre sur une conception encore utile aujourd’hui. Il approche le politique non plus à travers les catégories institutionnelles mais au niveau de la relation concrète entre les vies individuelles et les institutions. Le politique n’est plus renvoyé à un futur indéterminé. Il n’est plus lié non plus à un simple changement de nature ou à une destruction de l’État. Le politique se joue au ras des pratiques et des actions. C’est là que l’on peut le mieux le saisir et c’est peut-être aussi là que l’on peut agir.


À mon avis, ce que « La vie des hommes infâmes » ajoute à ce programme développé l’année précédente dans La Volonté de savoir, c’est l’attention au poétique. Or, cette attention, nous avons commencé à le comprendre, inclut des éléments qui proviennent de la réflexion des années 1960 : les archives sont considérées comme cet auteur anonyme à l’intériorité inexistante qui était le modèle de Blanchot et de Foucault à cette époque ; il n’y a pas plus de subjectivité autonome dans ce texte qu’auparavant. Mais elle manifeste également un point de vue nouveau, notamment parce qu’elle se déplace d’une prise en compte de la seule matérialité des énoncés vers la question de leur qualité poétique, qui réintroduit nécessairement les questions de l’énonciation/réénonciation.


Foucault parle le plus souvent en terme d’esthétique : au cours de ses dernières années, il recherche une « esthétique de l’existence ». Il est bloqué par des catégories anciennes qui biaisent constamment son questionnement et le rend difficile à suivre : on connaît les reproches de dandysme et précisément d’esthétisme qui lui sont constamment faits. Mais, précisément, « La vie des hommes infâmes » est l’un des rares endroits où il change la donne – ce qui jette, du coup, une lumière nouvelle sur l’entreprise esthético-éthique de la fin de sa vie. Au moins dans ce texte, la « valeur éthique » n’est pas associée à la valeur « esthétique » mais relève d’une définition « poétique ». Il y a une continuité entre le problème éthique et politique et le problème poétique. Certes, cette continuité n’est ni explicitée ni thématisée par Foucault, mais elle est présupposée par son projet lui-même. À nous de la déplier et de nous l’approprier en fonction de nos besoins.


Cette question, on le voit, est très vaste et tout reste à faire pour en prendre vraiment la mesure. Une analyse approfondie demanderait de reparcourir chez Foucault la ligne qui relie sa théorie du langage, sa théorie de la littérature, sa théorie du sujet, et finalement son éthique et sa politique. Il faudrait montrer ses avancées très importantes concernant la critique du concept traditionnel de langage et en même temps ses impasses sur Humboldt, Saussure, Benveniste. Il faudrait montrer ses trouvailles poétiques, comme dans « La vie des hommes infâmes », et simultanément sa longue dépendance à l’égard des problématiques de Tel Quel et de Blanchot, sa relative ignorance des poétiques contemporaines et son retour final à un usage informatif de la littérature (comme dans L’Histoire de la sexualité), ainsi qu’aux catégories malheureuses de l’esthétique et de la rhétorique. On pourrait alors mieux comprendre le glissement qui s’est produit entre la période où il critiquait le sujet (en réalité le sujet traditionnel) et la dernière période où le sujet réapparaît, complètement transformé, comme fondement d’une éthique et d’une politique de la subjectivation. On pourrait aussi mieux en distinguer à la fois les qualités et les impasses dont nous devons sortir si nous ne voulons pas répéter Foucault comme des perroquets plus ou moins ventriloqués.

 Deux sondages dans les rythmes du langage contemporains

Un tel programme est évidemment impossible à réaliser ici. Je voudrais donc proposer deux coups de sonde rapides et probablement encore très superficiels dans les eaux obscures des rapports entre poétique et politique, laissant ouvertes toutes les problématiques que je viens d’évoquer succinctement.


Première entrée : celle des effets des nouveaux médias – l’Internet en particulier, mais aussi les nouvelles formes de la télévision – sur la présentation de soi et les jeux avec le pouvoir. Ces nouveaux moyens techniques donnent la possibilité aux hommes infâmes de se produire, de se mettre en scène, de se raconter. Il y a là une transformation importante dans l’accès au discours et à la mise en récit de soi. On assiste à une espèce de démocratisation de la mise en discours public des existences qui n’est plus réservée seulement aux institutions.


Ici, une précision liminaire est nécessaire. Il faut noter que la plupart des types de discours anciens visant ou prenant en charge les existences des « sans gloire » ont certes connu des transformations importantes mais ils n’en ont pas disparu pour autant. L’aveu, sous sa forme religieuse, psychiatrique ou psychanalytique, perdure, parallèlement à la plainte et à la dénonciation, qui, elles, ont pris le faciès grisâtre des discours adressés à la bureaucratie. De même, les technologies administratives, pénales ou scolaires d’enregistrement se sont un peu allégées en même temps qu’elles se diffusaient universellement.


Une fois ce constat établi, il nous faut prendre toute la mesure de la pénétration des technologies numériques et des nouvelles formes de la télévision. D’une part, pour parler d’eux-mêmes, les anonymes et les sans gloires disposent aujourd’hui, grâce à ces technologies, de capacités de production, d’échange, de stockage et de tri quasiment infinies. On peut ainsi observer une prolifération de nouveaux types de discours qui débordent largement les types anciens : blogs personnels, présentations de soi sur des sites d’échange ou des réseaux sociaux, vie quotidienne retransmise en direct sur le net, émissions de « télé-réalité », programmes de télévision ou de radio fondés sur le témoignage des spectateurs ou des auditeurs, papiers de migrants mis en ligne.


De l’autre, la généralisation du numérique a entraîné une association toujours plus étroite entre discursif et non-discursif. Depuis le XIXe siècle, les archives où se déposaient les discours de l’infime contenaient déjà nombre de documents non-écrits : photos, films, enregistrements sonores, mais elle restaient largement dominées par des textes manuscrits ou imprimés. Aujourd’hui, les discours ne sont plus séparables des images vidéos ou des enregistrements sonores qui les accompagnent. Du coup, l’écrit a perdu sa centralité et cette nouvelle donne implique que leur étude ne doive plus seulement prendre en considération les dispositifs étatiques et institutionnels avec leurs appendices archivistiques, mais aussi les dispositifs médiatiques et les cyber-archives qui commencent à se constituer sur la toile.


Ces nouvelles conditions expliquent en partie pourquoi la fonction de ces discours a changé. La facilité avec laquelle il est aujourd’hui possible de rendre publics son intimité et les détails les plus insignifiants de sa vie a permis une réappropriation à la fois moléculaire et massive des formes anciennes de pénétration des existences. Alors qu’ils visaient autrefois à permettre la punition des pécheurs, le châtiment des rebelles ou encore l’enfermement et la correction des indisciplinés, les discours de l’infime sont devenus des matières d’expression et d’exhibition de soi indépendantes de tout partage religieux, légal ou normatif. Le côté proliférant et protéiforme du spectacle volontaire de l’intime a eu ainsi tendance à désamorcer les dispositifs de pouvoirs traditionnels qui étaient fondés sur un contrôle réglé de ce qui était à dire ou à ne pas dire, de ce qui devait être montré ou bien caché. Le torrent des discours volontaires de l’infime a rendu obsolète une bonne part des techniques traditionnelles de production de la vérité des êtres.


Mais, il n’y a pas d’exhibitionnisme sans voyeurisme ni non plus sans surveillance possible. Et l’on peut se demander si cette émancipation du discours de soi ne s’est pas déjà retournée en son contraire. Grâce aux médias et à l’Internet, non seulement tout le monde peut jouir du spectacle que dispensent de leur plein gré les nouveaux hommes infâmes mais chacun a aussi désormais accès à une connaissance détaillée des moindres particularités intimes de toute personne qui pourrait l’intéresser. Désormais, nous sommes tous exposés – sans recours aucun – et susceptibles de contrôle. Et, de même que l’« arbitraire » des lettres de cachets constituait une sorte de « service public » que les familles et l’entourage sollicitaient de la part du Souverain, de même le pouvoir médiatique et informatique est probablement aujourd’hui l’une des choses du monde les mieux partagées. Après avoir été aveux murmurés aux oreilles des prêtres, plaintes et vociférations adressées au Souverain, enregistrements et analyses produits par des institutions, les discours de l’infime sont devenus aujourd’hui des objets d’exhibition, de voyeurisme et de surveillance. Ce n’est plus la souveraineté politique qui vient « s’insérer au niveau le plus élémentaire du corps social » mais le pouvoir de contrôle médiatique qui s’est en quelque sorte privatisé.


On dira peut-être : où se trouve le et la poétique là-dedans ? Je répondrai : ils se trouvent dans les critères dont nous avons besoin pour faire le tri dans ces productions discursives. Nombre des questions que posait « La vie des hommes infâmes » à l’égard d’époques depuis longtemps révolues restent ainsi d’actualité : que montre de nos sociétés le déferlement des discours de soi à très faible teneur littéraire à laquelle nous assistons ? Quelle signification éthique et politique accorder à cette nouvelle réalité ? À l’inverse, y a-t-il aujourd’hui, dans la masse protéiforme des discours de l’infime, des voix qui se démarquent par leur intensité ? Comment les repérer et comment en rendre compte ? Que met en branle leur qualité poétique ? D’une manière générale, quelles relations établir entre les variations de la qualité poétique des discours et celles de la qualité de l’individuation et de la subjectivation qui s’y jouent ?


En nous penchant sur les manières poétiques de notre époque (et ici j’entends « poétiques » au sens de « la poétique », c’est-à-dire au sens de la question des manières d’avancer dans le discours et de leurs diverses qualités), nous pouvons mettre au jour les nouvelles formes de pouvoir qui investissent l’infime et le minuscule du quotidien ; nous pouvons aussi commencer à voir en quoi la définition de la singularité en ressort changée.


Pour rendre ces propositions plus concrètes, prenons deux exemples.


Le premier vient d’un site de rencontre et se compose des énoncés suivants : « Age : 19 ans, Sexe : Féminin, Situation : Célibataire, Région/Pays : PACA, Taille : 171 cm, Corpulence : L, Yeux : Bleus, Cheveux : Bruns, Héritage : Blanc, Occupation : pompier, Études : Collège, Nombre d’enfants : 0, Religion : Athée, Signe astrologique : Balance, Loisirs : Soirées, Sports : Boxes en sale ».


Le second est une lettre de demande d’asile de 2008 : « Je suis veuve d’un français, mort en Algérie et m’a laissé trois enfants scolarisé à Lyon 9e provisoirement et vivant chez une dame – par grâce – pour une durée déterminée. Nous nous sommes enfouis de la misère en Algérie vers la France qui nous accueille actuellement. Ne laissez pas s’il vous plaît que la rue nous avale. […] Accueillez-nous dans votre centre et sauvegardez-nous de la misère de la rue ».


L’opposition est peut-être caricaturale mais il me semble qu’elle rend assez bien ce qui est en jeu. Comment interpréter en effet de telles différences ? Quel sens pouvons-nous donner à ces dénivelés poétiques ? Que nous indiquent-ils sur la nouvelle répartition des forces et des dispositifs de contrôle ? Que nous disent-ils sur les formes d’individuation et de subjectivation contemporaines ? Il y a là un chantier à ouvrir qui pourrait être très utile, philosophique, éthiquement et politiquement parlant.


La deuxième entrée dans la question du rapport entre poétique et politique ouverte par « La vie des hommes infâmes » concerne les événements qui se sont produits au début de l’année 2009 en Guadeloupe et en Martinique. Il me semble que la recherche de Foucault consonne avec une entreprise récente de croisement du poétique et du politique : « le manifeste pour les produits de haute nécessité » lancé par Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant et 7 autres intellectuels antillais et guyanais en soutien à la Guadeloupe.


Dans ce manifeste, ces intellectuels soulignaient la nécessité d’aller au-delà des revendications pratiques en terme de niveau de vie et d’introduire le poétique dans le politique ou, ce qui serait encore plus juste, le politique dans le poétique. Car si un revenu décent est absolument nécessaire pour vivre, si un renversement des rapports de domination est aussi un besoin urgent, l’épanouissement de la vie demande encore plus. Et ce plus relève du poétique : c’est-à-dire de l’histoire, de la mémoire et de l’imaginaire. C’est-à-dire aussi de la langue et de l’accès au discours pour ceux qui en sont privés ou empêchés.


Ce qui manque aux hommes infâmes, c’est souvent la possibilité de faire valoir leur histoire, leur mémoire et leur imaginaire. Et ce qui les empêche de le faire, c’est la nécessité de passer par le discours des dominants, avec ses codes et ses normes. C’est pourquoi, une bonne part des problèmes du politique relève du poétique. Sur ce plan aussi, Foucault a ouvert la voie à quelque chose de très nouveau dans la réflexion politique, qui est en train d’émerger sous nos yeux.

Notes

[1M. Foucault, « La vie des hommes infâmes », Les Cahiers du chemin, N° 29, 15 janvier 1977. Aujourd’hui dans M. Foucault, Dits et Écrits III, Paris, Gallimard, 1994, p. 237-253. Ce texte a également été réédité récemment par le Collectif Maurice Florence, Archives de l’infamie, Paris, Les Prairies ordinaires, Paris, 2009, p. 7-30

[2Ce texte complète ainsi l’analyse de Surveiller et Punir présentée ici.

[3Cet essai apporte ainsi une contribution inattendue à ce que l’on pourrait appeler une « poétique du social ». Sur ce thème, voir P. Michon, Fragments d’inconnu. Pour une histoire du sujet, Paris, Le Cerf, 2010, chap. XI.

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